XLIV. ETAT DE LA VILLE ET DU TEMPLE
- QUATRIÈME PAROLE DE JÉSUS SUR LA CROIX.

Il était à peu près une heure et demie : je fus transportée dans la ville pour voir ce qui s'y passait. Je la trouvai pleine de trouble et d'inquiétude : les rues étaient dans le brouillard et les ténèbres, les hommes erraient çà et là à tâtons : plusieurs restaient étendus par terre, la tête couverte et se frappant la poitrine ; d'autres montaient sur les toits de leurs maisons, regardaient le ciel et se lamentaient. Les animaux hurlaient et se cachaient ; les oiseaux volaient bas et tombaient. Je vis Pilate visiter Hérode : ils étaient très troublés l'un et l'autre et regardaient le ciel du haut de la terrasse même d'où Hérode, le matin, avait vu Jésus livré aux outrages du peuple. “ Cela n'est pas naturel, disaient-ils ; on a certainement été trop loin contre Jésus ”. Je les vis ensuite aller au palais en traversant la place publique : ils étaient très épouvantés l'un et l'autre ; ils marchaient vite et entourés de gardes. Pilate ne tourna pas les yeux du côté de Gabbatha où il avait condamné Jésus La place était vide : quelques personnes rentraient à la hâte dans leurs maisons, d'autres couraient en sanglotant. On voyait aussi ça et là se former des groupes sur les places publiques. Pilate fit appeler dans son palais les plus vieux d'entre les Juifs, et il leur demanda ce que signifiaient ces ténèbres : il leur dit qu'il les regardait comme un signe effrayant, que leur Dieu paraissait courroucé contre eux de ce qu'ils avaient poursuivi la mort du Galiléen qui était certainement leur prophète et leur roi ; que pour lui, il s'était lavé les mains, qu'il était innocent de ce meurtre, etc., etc. ; mais ils persistèrent dans leur endurcissement, attribuèrent tout ce qui se passait à des causes qui n'avaient rien de surnaturel et ne se convertirent pas. Toutefois, bien des gens se convertirent et notamment tous les soldats qui, lors de l'arrestation de Jésus sur le mont des Oliviers, avaient été renversés et s'étaient relevés.

La foule se rassemblait devant la demeure de Pilate et là où elle avait crié le matin : “  Faites-le mourir ! crucifiez-le ” ! , elle criait maintenant : “ à bas le juge inique ! que son sang retombe sur ses meurtriers ” ! Pilate fut obligé de se faire garder par des soldats : ce même Sadoch qui. le matin, lorsque Jésus entrait au prétoire, avait proclamé hautement son innocence, s'agita et parla si violemment devant le palais, que Pilate fut au moment de le faire arrêter. Ce misérable sans âme rejetait tout sur les Juifs : il n'était pour rien là-dedans, disait-il : Jésus était “ leur prophète et non le sien : c'étaient eux qui avaient voulu sa mort ”. La terreur et l'angoisse étaient au comble dans le Temple : on s'occupait de l'immolation de l'agneau pascal, lorsque la nuit survint tout à coup : le trouble se mit partout et la peur éclatait ça et là par des cris douloureux. Les Princes des Prêtres s'efforcèrent de maintenir l'ordre et la tranquillité : on alluma toutes les lampes, quoique en plein jour, mais le désordre augmentait de plus en plus. Je vis Anne frappé de terreur : il courait d'un coin à un autre pour se cacher. Lorsque je m'acheminais pour sortir de la ville, les grilles des fenêtres tremblaient, et cependant il n'y avait pas d'orage. Les ténèbres allaient toujours croissant. Je vis aussi, à l'extrémité de la ville, du côté du nord-ouest, dans un endroit voisin du mur d'enceinte où il y avait beaucoup de jardins et des sépultures, quelques entrées de tombeaux s'effondrer comme si la terre eût trembl6.

Sur le Golgotha, les ténèbres produisirent une terrible impression. Au commencement, les cris, les imprécations, l'activité des hommes occupés à dresser les croix ! les hurlements des deux larrons lorsqu'on les attacha, les insultes des Pharisiens à cheval, les allées et venues des soldats, le départ tumultueux des bourreaux ivres en avaient affaibli l'effet : puis vinrent les reproches du bon larron aux Pharisiens et leur rage contre lui. Mais à mesure que les ténèbres augmentaient, les assistants devenaient plus pensifs et s'éloignaient de la croix. Ce fut alors que Jésus recommanda sa mère à Jean, et que Marie fut emportée évanouie à quelque distance. Il y eut un moment de silence solennel : le peuple s'effrayait de l'obscurité ; la plupart regardaient le ciel ; la conscience se réveillait dans plusieurs qui tournaient vers la crois des yeux pleins de repentir et se frappaient la poitrine ; ceux qui étaient dans ces sentiments se groupaient ensemble ; les Pharisiens, frappés d'une terreur secrète, cherchaient encore à expliquer tout par des raisons naturelles, mais ils baissaient le ton de plus en plus et finirent à peu près par se taire ; s'ils hasardaient encore par moments quelque parole insolente, c'était avec un effort visible. La disque du soleil était d'un jaune sombre comme les montagnes vues au clair de la lune : un cercle rougeâtre l'entourait ; les étoiles paraissaient et jetaient une lumière sanglante ; les oiseaux tombaient sur le Calvaire et dans les vignes voisines, et on pouvait les prendre avec la main. Les animaux hurlaient et tremblaient ; les chevaux et les ânes des Pharisiens se serraient les uns contre les autres et baissaient la tête entre leurs jambes. Le brouillard enveloppait tout.

Le calme régnait autour de la croix d'où tout le monde s'était éloigné Le Sauveur était absorbé dans le sentiment de son profond délaissement : se tournant vers son Père céleste, il priait avec amour pour ses ennemis. Il priait, comme pendant toute sa Passion, en répétant des passages de psaumes qui trouvaient maintenant en lui leur accomplissement. Je vis des anges autour de lui. Lorsque l'obscurité s'accrut et que l'inquiétude, remuant toutes les consciences, répandit sur le peuple un sombre silence, je vis Jésus seul et sans consolateur. Il souffrait tout ce que souffre un homme affligé, plein d'angoisses, délaissé de toute consolation divine et humaine, quand la foi, l'espérance et la charité toutes seules, privées de toute lumière et de toute assistance sensible, se tiennent vides et dépouillées dans le désert de la tentation, et vivent d'elles-mêmes au sein d'une souffrance infinie. Cette douleur ne saurait s'exprimer. Ce fut alors que Jésus nous obtint la force de résister aux plus extrêmes terreurs du délaissement, quand tous les liens se brisent, quand tous nos rapports avec ce monde, avec cette terre, avec l'existence d'ici-bas vont cesser, et qu'en même temps les perspectives que cette vie nous ouvre sur une autre vie se dérobent à nos regards : nous ne pouvons sortir victorieux de cette épreuve qu'en unissant notre délaissement aux mérites de son délaissement sur la croix. Il conquit pour nous les mérites de la persévérance dans la lutte suprême du délaissement absolu. Il offrit pour nous sa misère, sa pauvreté, sa souffrance, son abandon : aussi l'homme uni à Jésus dans le sein de l'Eglise, ne doit-il jamais désespérer à l'heure suprême, quand tout s'obscurcit, que toute lumière et toute consolation disparaissent. Nous n'avons plus à descendre seuls et sans protection dans ce désert de la nuit intérieure. Jésus a jeté dans cet abîme du délaissement son propre délaissement intérieur et extérieur sur la croix. et ainsi il n'a pas laissé les chrétiens isolés dans le délaissement de la mort, dans l'obscurcissement de toute consolation. Il n'y a plus pour les chrétiens de solitude, d'abandon, de désespoir dans les approches de la mort, car Jésus, qui est la lumière, la voie et la vérité, a descendu ça sombre chemin, y répandant les bénédictions, et il a planté sa croix dans ce désert pour en surmonter les terreurs.

Jésus laissé sans secours, réduit au dernier degré de l'abandon et de la pauvreté, s'offrit lui-même comme fait l'amour : il fit de son délaissement même un riche trésor ; car il s'offrit lui et toute sa vie, avec ses travaux, son amour ses souffrances et le douloureux sentiment de notre ingratitude. Il fit son testament devant Dieu, et donna tous ses mérites à l'Eglise et aux pécheurs. Il n'en oublia aucun ; il fut avec tous dans son abandon : il pria aussi pour ces hérétiques qui prétendent que, comme Dieu, il n'a pas ressenti les douleurs de sa Passion, et qu'il n'a pas souffert ce qu'eût souffert un homme dans la même position. En m'unissant à sa prière, en prenant ma part de ses angoisses, il me sembla l'entendre dire qu'il fallait enseigner le contraire, c'est-à-dire qu'il avait ressenti cette souffrance du délaissement plus cruellement que n'aurait pu le faire un homme ordinaire, parce qu'il était intimement uni à la divinité, parce qu'il était vrai Dieu et vrai homme, et que dans le sentiment de l'humanité abandonnée de Dieu, il vida, comme homme Dieu, dans toute sa plénitude, ce calice amer du délaissement. Dans sa douleur, il témoigna son délaissement par un cri, et permit ainsi à tous les affligés qui reconnaissent Dieu pour leur père une plainte confiante et filiale. Vers trois heures, il s'écria à haute voix : “ Eli, Eli, lamma sabachtani ! ” ce qui veut dire : “ Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? ”.

Lorsque le cri de Notre Seigneur interrompit le sombre silence qui régnait autour de la croix, les insulteurs se tournèrent de nouveau vers lui et l'un d'eux dit : “ il appelle Elie. ” Un autre : “ voyons si Elie viendra le secourir. ” Mais lorsque Marie entendit la voix de son fils, rien ne put la retenir : elle revint au pied de la croix, suivie de Jean, de Marie, fille de Cléophas, de Madeleine et de Salomé. Pendant que le peuple tremblait et gémissait, une troupe d'environ trente hommes considérables de la Judée et des environs de Joppé, étaient passés par là à cheval, se rendant à la fête : lorsqu'ils virent Jésus en croix si horriblement maltraité et les signes menaçants qui se montraient dans la nature, ils exprimèrent vivement leur horreur et s'écrièrent : “ Malheur à cette ville ! si le temple de Dieu ne s'y trouvait pas, on devrait la brûler pour avoir pris sur soi une telle iniquité. ” Les discours de ces hommes furent comme un point d'appui pour le peuple : il y eut une explosion de murmures et de gémissements, et ceux qui étaient affectés de même se groupèrent ensemble. Tous les assistants se divisèrent en deux partis : les uns pleuraient et murmuraient ; les autres faisaient entendre des injures et des imprécations ; toutefois les Pharisiens devinrent moins arrogants ; comme ils craignaient une insurrection populaire et qu'un grand trouble régnait à Jérusalem, ils s'abouchèrent avec le centurion Abénadar : des ordres furent envoyés à la porte la plus voisine de la ville pour qu'on la fermât et qu'on interrompit toute communication. En même temps un messager fut expédié vers Pilate et Hérode pour demander au premier cinq cents hommes, au second ses gardes, à l'effet de prévenir une émeute. Pendant ce temps le centurion Abénadar maintenait l'ordre et empêchait les insultes à Jésus pour ne pas irriter le peuple.

Peu après trois heures la lumière revint un peu, la lune commença à s'éloigner du soleil dans une direction opposée. Le soleil parut dépouillé de ses rayons, entouré de vapeurs rougeâtres et la lune s'abaissa rapidement du côté opposé : on eut dit qu'elle tombait. Peu à peu le soleil recommença a rayonner et l'on ne vit plus les étoiles : cependant le ciel était encore sombre. Les ennemis de Jésus reprirent tour arrogance à mesure que la lumière revenait, c'est alors qu'us dirent : “  il appelle Elie ”. Mais Abénadar enjoignit a tous de se tenir tranquilles.