Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

X

ANNE CATHERINE ESSAIE, EN APPRENANT A JOUER DE L'ORGUE,
DE SE FAIRE ADMETTRE DANS UN COUVENT.
SON SÉJOUR DE TROIS ANS CHEZ LE CHANTRE SOENTGEN, A COESFELD.

 

1. Lorsqu'Anne Catherine eut recouvré dans la maison paternelle les forces suffisantes pour pouvoir se livrer à un travail suivi, elle ne recula devant aucun effort, afin de gagner, comme couturière, de quoi faire les premiers frais qu'exigerait son projet d'apprendre à jouer de l'orgue. Ses doigts ne quittaient pas un moment l'aiguille durant le jour ; puis, à l'entrée de la nuit, elle prenait la quenouille, afin de pouvoir apporter, comme dot, dans un couvent, au moins quelques pièces de toile. Son travail fut tellement béni de Dieu que, dans le cours d'une année ; elle put mettre de côté plus de vingt écus, comme salaire de ses travaux à l'aiguille, et une provision assez notable de belle toile. Ces vingt écus lui paraissaient une si forte somme qu'elle n'aurait jamais osé les garder pour elle, si une autre voie lui était été ouverte pour entrer en religion.

Pendant tout le temps qu'elle passa avec ses parents, ceux-ci renouvelèrent leurs tentatives pour la détourner de la pensée du couvent et sa mère lui représenta très souvent avec émotion qu'étant aussi faible qu'elle l'était et presque toujours maladive, elle ne pouvait espérer de s'acquitter des nombreux et pénibles travaux qu'on lui imposerait dans un couvent à cause de sa pauvreté !

« Ma chère mère, répondait-elle alors, quand même les choses iraient aussi mal que possible et quand je devrais faire les travaux les plus pénibles et les plus répugnants, je n'en aurais pas moins l'avantage d'échapper aux dangers et aux inquiétudes du monde.»

Mais sa bonne mère ne comprenait pas cette raison car elle avait toujours vu son enfant tellement étrangère au monde qu'elle ne croyait pas possible une séparation, plus grande encore. Elle ne cessait donc pas de lui adresser des prières et des représentations toujours plus pressantes ; mais Anne Catherine savait répondre avec tant da douceur et de tendresse que sa mère ne pouvait se fâcher, et que celle-ci ne fit aucune opposition sérieuse lors que sa fille alla s'établir dans la maison de l'organiste Soentgen, à Coesfeld, pour y apprendre de lui à jouer de l'orgue.

 

2. Un témoin très important, que nous retrouveront souvent plus tard, le docteur Wesener, de Dulmen, rapporte à ce sujet :

« J'ai traité la vieille mère d'Anne Catherine dans sa dernière maladie. Elle m'a souvent raconté en versant des larmes qu'elle avait aperçu dans sa fille, dès son plus jeune âge, quelque chose d'extraordinaire et qu'elle l'avait beaucoup aimée. Mais il lui avait été très pénible qu'Anne Catherine qui, comme l'aînée de ses filles, aurait dû être son unique appui dans sa vieillesse, voulût absolument entrer au couvent.» C'est, assurait la mère, le seul chagrin qu'elle m'ait jamais donné. Je n'ai pas été aussi heureuse avec mes autres enfants. Dès sa dix-huitième année elle fut demandée en mariage par un jeune homme, fils de parents aisés, et ceux-ci désiraient beaucoup qu'Anne Catherine y consentît, parce qu'ils savaient combien elle était bonne et que, malgré sa faiblesse elle faisait promptement et à merveille toute espèce de travaux. Mais je ne pouvais pas encore me séparer d'elle, à cause de la mauvaise santé de son père, et parce que deux autres de mes enfants me donnaient beaucoup de soucis ; je ne l'engageai point alors à accueillir cette demande en mariage. Lorsque quelques années plus tard, il s'offrit un autre parti encore plus avantageux, son père et moi nous la pressâmes fort d'accepter, parce que ce mariage nous semblait devoir être très profitable. Mais elle nous pria si instamment de l'en dispenser, qu'il nous, fallut céder et lui laisser sa liberté : seulement nous lui dîmes que, si elle entrait au couvent, nous ne voulions pas en faire la dépense. Elle avait mis de côté quelques pièces de toile et croyait pouvoir avec cela couvrir les frais de son entrée dans un pauvre couvent qui vivait d'aumônes ; mais elle fut refusée partout, parce qu'on la regardait comme trop faible de santé. Là dessus elle se mit en condition chez l'organiste Soentgen, de Coesfeld, pour apprendre de lui à jouer de l'orgue, ce qui devait, pensait-elle, lui ouvrir la porte d'un couvent. Mais elle s'aperçut bientôt qu'elle était bien mal tombée, car, dans la maison de l'organiste, il y avait une telle pauvreté et une telle détresse qu'il lui fallût sacrifier tout ce qu'elle possédait pour les aider. Elle donna ainsi toute sa toile. Il y avait sept à huit pièces qui pouvaient bien valoir quatre-vingts écus. Quand elle eut passé un certain temps dans cette maison, la fille de l'organiste, Clara, prit aussi du goût pour la vie de couvent.

Mais écoutons Anne Catherine elle-même :

 « Quant à jouer de l'orgue, déposa-t-elle devant Overberg, il n'en fut pas question ; je fus la servante du logis. Je n'appris pas l'orgue, car, à peine entrée dans la maison, je n'y vis que misère et détresse et je cherchai à y venir en aide. Je fis alors l'office de servante, je m'occupai du ménage, je fis toute la besogne et je dépensai tout ce que j'avais. Je n'en vins jamais à jouer de l'orgue.»

Et pourtant elle y serait parvenue avec la plus grande facilité, elle chez qui le sens de l'ouïe était si délicat, qui, dès son enfance, avait un si profond sentiment de l'harmonie musicale et qui avait dans les doigts une adresse pour laquelle il semblait qu'il n'y eût pas de difficultés. Il lui arrivait parfois de dire :

« Quand j'entendais l'orgue ou le chant, rien ne me touchait autant que l'accord des différents tons. Quelle belle chose, me disais-je alors, lorsqu'il y a harmonie parfaite ! Quand des choses inanimées forment ensemble de si charmants accords, pourquoi nos cœurs n'en font-ils point autant ? ah ! combien ce serait beau et aimable !»

 

3. Mais Dieu voulait amener sa fidèle servante à une harmonie d'un ordre plus élevé que celle qui règne dans la sphère musicale, c'est-à-dire à la plus parfaite conformité avec sa très sainte volonté ; c'est pourquoi elle avait maintenant à marcher par de tout autres voies que celles qui auraient semblé répondre à l'ardent désir de son cœur. Sa tentative si bien et si soigneusement préparée d'arriver au but par l'étude de l'orgue échoua avant même d'avoir reçu un commencement d'exécution, car il régnait une si affreuse pauvreté dans la maison de l'organiste qu'Anne Catherine, sans hésiter, donna toutes ses épargnes à la famille et n'employa son temps et ses forces qu'à l'aider dans la douloureuse tâche de se procurer le pain de chaque jour.

« Comme j'appris là ce que c'est que la faim ! raconta-t-elle une fois. On restait souvent huit jours sans voir un morceau de pain ! Les pauvres gens ne trouvaient pas crédit pour six deniers. Je n'appris rien du tout. J'étais la servante. Tout ce que j'avais gagné par mes travaux de couture s'en alla et j'en étais presque à mourir de faim. Je donnai ma dernière chemise. Ma bonne mère fut touchée de compassion : elle m'apporta des oeufs, du beurre, du pain et du lait, et cela les fit vivre. Un jour, elle me dit :

« Tu m'as donné un grand chagrin, mais, tu es toujours mon enfant. Quand je vois la place où tu t'asseyais, mon cœur se brise ! mais tu es toujours mon enfant.» Je lui répondis : « Dieu vous le rende, chère mère ! Pour moi, je n'ai plus rien, mais ç'a été la volonté de Dieu de soutenir par moi ces pauvres gens. Maintenant Dieu pourvoira. Je lui ai tout donné et il saura bien comment nous assister tous.» Et la bonne mère aussi ne se plaignit plus.

Même dans l'ordre le plus sévère, Anne Catherine n'aurait pas pu pratiquer la pauvreté d'une manière aussi pénible que dans la maison de Soentgen : car, plus elle se dépouillait pour soulager les besoins d'autrui, plus elle s'éloignait de son but et plus son désir d'y arriver allait croissant et la faisait souffrir. Elle dépensait ses épargnes, elle servait sans gages, elle était dans le dénuement le plus complet et cela ne la menait à rien, car il n'était pas question de jouer de l'orgue : cependant sa confiance restait inébranlable.

« Je me disais souvent : « Comment ferai-je maintenant pour entrer dans un couvent ? Je ne possède plus rien, et tout est contre moi.» Je disais souvent à Dieu : « Je ne sais que faire pour m'aider. C'est vous qui avez arrangé tout cela. C'est donc vous qui devez me tirer de là.»

Alors il lui fut montré en vision quel riche accroissement ; avait reçu sa parure de fiancée par suite de toutes ces peines et de tous ces efforts qui semblaient avoir échoué. Elle vit les fruits de ses victoires sur elle-même, de sa patience et de son dévouement, comme des vêtements dont la beauté était infiniment variée : elle vit comment chaque jour le trésor nuptial s'enrichissait de précieux ornements par le renoncement et les oeuvres de charité qu'elle pratiquait : et il lui fallut reconnaître que ses larmes et ses prières, ses luttes et ses privations rendaient des sons plus agréables à Dieu que les accords les plus savants de l'orgue. Puis, convenait-il à la dignité de son fiancé qu'elle arrivât à l'union nuptiale à l'aide de moyens qui, par eux-mêmes, n'étaient pas faits pour conduire à lui ! Dans les couvents de cette époque, on ne faisait plus attention aux signes de vocation surnaturelle ; c'étaient les avantages selon le monde, les qualités extérieures, les considérations personnelles qui décidaient de tout, d'où il résultait qu'on rencontrait rarement de véritables religieuses. Mais Anne Catherine, qui avait à expier ce mépris pour le fiancé céleste, devait se frayer de la manière la plus pénible et la plus humble l'accès d'une communauté religieuse, parce que Dieu voulait recevoir par là une réparation pour l'injurieux dédain avec lequel étaient traitées ses grâces de vocation.

 

3. Le chantre Soentgen fut profondément touché de la charité désintéressée et du dévouement d'Anne Catherine et, par reconnaissance, il lui promit de faire tout son possible pour l'aider à entrer dans un couvent. Il avait une fille du même âge qui, étant organiste habile, ne pouvait manquer d'être bien accueillie partout ; il résolut donc de ne l'accorder à un couvent qu'à condition qu'on prendrait Anne Catherine avec elle. Il fut aussi poussé à cette résolution par sa sollicitude pour sa fille : car il avait coutume de s'exprimer ainsi devant Anne Catherine :

« Ma Clara ne doit pas entrer au couvent sans toi. Les couvents n'ont plus aujourd'hui leur stricte discipline d'autrefois : mais si tu es avec Clara, tu la maintiendras dans la bonne voie.» Les deux jeunes filles frappèrent donc à la porte de plusieurs maisons religieuses, demandant, à y être admises, mais presque toujours inutilement. Les unes trouvaient que la dot se réduisait à trop peu de chose, les autres ne voulaient prendre que Clara. Ainsi firent les Augustines de Dulmen qui avaient besoin d'une organiste. Mais le chantre Soentgen tint bon, et, comme il ne voulait pas laisser entrer sa fille sans Anne Catherine, elles se résignèrent, bien à contre-cœur, à accepter aussi celle-ci.

 

4. Le 7 avril 1813, Clara Soentgen fit la déposition suivante, à la requête du vicaire général Clément Auguste de Droste :

« Anne Catherine a demeuré avec nous près de trois ans. Je remarquais qu'aux repas elle prenait toujours ce qu'il y avait de plus mauvais. Nous couchions dans une chambre où deux petits enfants couchaient aussi dans un autre compartiment. Je remarquai qu'au lieu de chemise elle portait une robe de laine grossière et, là-dessous, une rude ceinture, fortement tordue et garnie de plusieurs noeuds ; elle la serrait tellement autour de son corps que la peau se gonflait souvent jusqu'à passer par dessus. Son confesseur le sut et lui défendit de la porter. Elle dit plus tard qu'après qu'elle eut quitté cette ceinture par obéissance, il lui était resté autour du corps quelque chose comme un ruban rouge qui s'était imprimé de lui-même sur la peau. Souvent elle sortait seule le soir et, à son retour, je m'apercevais qu'elle avait toute la peau du corps déchirée comme avec des clous.

« Avant de se mettre au lit, elle allait prier seule, le plus ordinairement dans le jardin. Quand elle revenait je remarquais que sa peau était gonflée et couverte d'ampoules, et elle était obligée de m'avouer qu'elle s'était frottée avec des orties. Elle disait que souvent une grosse bête noire était venue à elle, faisant mine de vouloir la chasser ; mais, comme elle ne se laissait effrayer par cet animal, il passait sa tête par-dessus ses épaules et la regardait en face avec des yeux terribles ; après quoi il disparaissait. Un animal semblable s'est mis aussi une fois devant elle comme elle allait chez ses parents de grand matin, après avoir reçu la sainte communion.»

A propos de cet incident et de quelques autres du même genre, voici ce que raconta un jour Anne Catherine elle-même :

« Suivant l'habitude que j'avais prise dès mon enfance, je continuai chez Soentgen à aller prier la nuit en plein air. Il m'y arriva, comme du reste bien d'autres fois dans ma vie, que Satan chercha à me chasser par des bruits effrayants. Mais, comme je ne m'appliquai qu'avec plus d'ardeur à prier, il vint derrière moi sous la forme d'une affreuse bête, semblable à un énorme chien, et mit sa tête sur mon épaule. Je tins bon, avec la grâce de Dieu ; je ne quittai pas ma place et je lui dis : « Dieu est plus puissant que toi. Je suis à lui ; je suis ici pour lui. Tu ne peux rien me faire.» Alors je n'eus plus aucune peur et l'ennemi fut obligé de me laisser. Souvent aussi le malin esprit me saisissait par le bras et me tirait comme s'il eût voulu m'arracher de mon lit. Je lui tenais tête alors avec la sainte croix et avec la prière. Dans une maladie, il m'attaqua d'une manière terrible, et il fallut me défendre contre lui. Il était furieux et semblait vouloir m'étrangler et me mettre en pièces. Il ouvrit contre moi sa gueule enflammée : je fis le saint signe de la croix et lui présentai hardiment la main en lui disant :»  : Mords-la !» mais il disparut.

« Un soir que je priais avec Clara pour les âmes souffrantes, je lui dis : « Récitons encore quelques Pater pour ta mère défunte, dans le cas où elle en aurait encore besoin.»

Je priais de tout mon cœur avec elle et, après chaque Pater, je répétais : « Encore un, encore un !» Comme nous étions ainsi à prier, la porte de la chambre s'ouvrit et je vis entrer une grande lumière. Plusieurs, coups furent frappés sur la table qui était devant nous ; nous eûmes peur toutes deux, surtout Clara. Plus tard, lorsque son père revint à la maison, nous lui racontâmes la chose : il fut très ému et pleura beaucoup.»

« Souvent ; continue Clara dans sa relation, quand nous avions fini nos prières jamais avant l'oreiller était pressé sur notre visage comme si on eût voulu nous étouffer et il semblait que quelqu'un donnât de violents coups de poing sur l'oreiller d'Anne Catherine. Parfois impatientée de ce que nous ne pouvions pas avoir de repos, elle portait la main à l'oreiller, mais elle ne sentait rien : à peine se tenait-elle de nouveau tranquille que la chose recommençait de la même manière. Cela durait souvent jusqu'à minuit. Anne Catherine se levait aussi quelquefois et courait jusque dans le jardin pour voir d'où cela pouvait venir, mais elle ne voyait rien. Cela ne lui est pas arrivé seulement dans notre maison, mais aussi avant qu'elle y fût, et plus tard encore dans le couvent où il me fallut, dans les commencements, habiter avec elle dans une même cellule.

« Souvent, le soir, quand nous étions au lit, nous priions ensemble pour les âmes du purgatoire. Il arriva une fois, comme nous venions de finir notre prière, qu'une gloire lumineuse plana devant notre lit. Anne Catherine me dit avec une joie extrême : « Vois ! quelle brillante lumière !» Je fus effrayée et je ne regardai pas.»

 

5. Le révérend père Jacques Reckers, professeur à l'école latine de Coesfeld, déposa aussi, comme confesseur d'Anne Catherine :

« J'ai été, dit-il, pendant environ neuf mois, le confesseur d'Anne Catherine Emmerich, immédiatement avant son entrée au couvent. Hors du tribunal de la pénitence, elle venait quelquefois me demander conseil et assistance pour arriver à entrer dans un couvent. Ce qui me semblait la caractériser plus particulièrement était la simplicité, la bonté de cœur et la droiture. Je ne trouve rien à dire d'elle qui puisse lui être défavorable, si ce n'est que, pour satisfaire à ses penchants charitables, il lui est arrivé quelquefois d'acheter ce qu'elle ne pouvait pas payer tout de suite. Je dois dire à sa louange qu'elle assistait tous les matins à la sainte messe autant que cela lui était possible, qu'elle se confessait et communiait ordinairement tous les dimanches et jours de fête, que, dans la ville, on la considérait généralement comme une très bonne et très pieuse personne, enfin que, dans plusieurs occasions où son espérance et son désir d'être admise dans un couvent parurent déçus, elle a toujours montré une résignation édifiante à la volonté du Seigneur.