Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XII

 

NOVICIAT D'ANNE CATHERINE

 

1. Anne Catherine eut à passer les premiers mois de son séjour au couvent en qualité de postulante et en habit séculier. Elle habitait une même cellule avec Clara Soentgen, et ne pouvait jamais avoir l'assurance qu'elle ne serait pas renvoyée : mais Dieu lui donna pendant ce temps assez de force pour qu'elle pût se rendre utile au couvent par le travail manuel et gagner, en outre, au moyen de la couture, de quoi subvenir à ses besoins, d'ailleurs peu nombreux, et aux frais de la vêture. Elle échappa par là au danger d'être congédiée sous prétexte d'inutilité, et, le 13 novembre 1802, elle prit l'habit de l'ordre et fut admise formellement comme novice.

On lui assigna la plus mauvaise cellule du couvent, avec une chaise sans dossier et une autre sans siège : à défaut de table, elle avait, pour y suppléer, l'appui de la fenêtre.» Mais, déclarait-elle plus tard, ma pauvre cellule était pour moi si bien remplie et si magnifique que le ciel tout entier me semblait y être.»

On peut aisément se figurer ce que pouvait être l'éducation spirituelle des novices dans une communauté où étaient tombés en désuétude tous les exercices au moyen desquels, à une meilleure époque, on éprouvait et on affermissait les vocations. Anne Catherine aspirait aux mortifications sévères, aux humiliations, aux épreuves touchant l'obéissance que prescrivait, l'ancienne règle du couvent, mais il n'y avait personne pour les lui imposer. Il lui paraissait infiniment plus fructueux et plus méritoire d'être humiliée en vertu de l'obéissance que de s'imposer des pénitences volontaires : mais personne ne lui aurait fourni l'occasion de mériter ainsi, si le divin fiancé lui-même n'était intervenu comme maître et instituteur pour conduire la docile écolière au plus haut degré de perfection, précisément à l'aide des circonstances au milieu desquelles elle vivait et de sa situation si peu favorable au progrès spirituel. Tout devait lui servir de moyen, les choses comme les personnes, pour atteindre ce but et procurer par là la gloire de Dieu et le bien de toute l'Eglise. Une maîtresse des novices clairvoyante et expérimentée dans la vie spirituelle aurait bientôt découvert dans Anne Catherine sa tendance aux choses les plus hautes, y aurait accommodé sa direction et n'aurait rien toléré en elle qui ressemblât à une imperfection ou à un défaut. Elle était par nature d'un caractère très vif et pouvait facilement s'emporter à la vue d'une injustice. La mortification de cette vivacité était une chose à laquelle Anne Catherine ne pouvait atteindre sans direction : c'est pourquoi Dieu permit que, dès les premiers temps de son noviciat, elle fût injustement soupçonnée, accusée et, quoiqu'innocente, réprimandée publiquement, ce qu'il lui fallut endurer sans murmurer, sans s'excuser, ni se défendre.

 

2. Voici, entre autres, une épreuve de ce genre. Le couvent, ne tirant qu'un mince revenu du produit de quelques champs, donnait à manger, moyennant une modique rétribution, à quelques pensionnaires qui étaient de pauvres religieuses françaises émigrées et un homme âgé, frère de la supérieure. On demandait à ce dernier moins qu'aux autres ; et les pauvres nonnes françaises, qui l'apprirent par hasard, en ressentirent tant de chagrin qu'elles s'en plaignirent à la supérieure comme d'une grande injustice. On voulut alors savoir qui avait révélé ce secret aux étrangères. Aucune des sœurs ne s'avoua coupable, et la faute tomba sur Anne Catherine, parce qu'on savait qu'elle portait un tendre intérêt aux Françaises, en leur qualité de religieuses bannies à cause de leur profession et réduites au plus grand dénuement. Elle pouvait bien affirmer en toute vérité qu'elle ne s'était jamais inquiétée ni de ce que payait pour sa pension le frère de la supérieure, ni de ce qu'on exigeait des nonnes étrangères, et qu'ignorant tout cela, elle n'avait pu par conséquent en rien révéler. Mais l'inculpation de trahison ne cessa pourtant de peser sur elle. Il lui fallut subir une sévère réprimande de la supérieure et du chapitre et se soumettre à la pénitence qui lui fut imposée, et plus que jamais l'on entendit dans le couvent tout le monde se plaindre hautement de ce que cette pauvre paysanne, admise sans dot, répondait à ce bienfait par la plus blessante ingratitude. Anne Catherine non-seulement souffrit en cette occasion l'amère douleur de se voir, malgré son innocence, si durement soupçonnée et punie, mais ce fut encore pour elle une peine indicible d'avoir été, quoique sans le vouloir, l'occasion d'une si grande injustice. Comme il n'y avait dans le couvent personne à qui elle pût s'ouvrir, il lui fallut renfermer en elle-même tout ce qu'elle ressentit dans cette circonstance d'émotions douloureuses. Elle sut promptement prendre assez sur elle pour conserver dans son cœur une affection sincère envers toutes ses compagnes, pour leur pardonner sans rancune, et même pour rendre grâces à Dieu de l'injure qui lui avait été faite comme d'un châtiment mérité : mais peu de temps après, elle tomba dans une grave maladie dont elle ne guérit que lentement.

 

3. Ce fut à Noël de l'an 1802 qu'elle ressentit autour du cœur et particulièrement au creux de l'estomac des douleurs assez violentes pour l'empêcher de se livrer à ses travaux accoutumés. Vainement rassembla-t-elle toutes ses forces pour résister à ce mal qui n'avait que l'apparence d'une maladie ordinaire et pour ne pas tomber à la charge du couvent : les douleurs ne firent qu'augmenter. Il lui semblait qu'elle était percée de traits qui se succédaient sans relâche ; à la fin elle ne put plus quitter son lit. Anne Catherine, dans sa profonde humilité, n'osait pas s'avouer à elle-même et encore bien moins aux autres religieuses la vraie cause de cette maladie : elle la connaissait pourtant par la vision qui, lors de sa prise d'habit, lui avait montré la signification intérieure de cette cérémonie et celle de tous les vêtements religieux qu'elle reçut alors avec infiniment de respect et de reconnaissance. Saint Augustin, comme patron de l'ordre, l'avait revêtue de l'habit, l'avait acceptée pour sa fille et lui avait promis sa protection spéciale : il lui avait fait voir son cœur enflammé d'amour et avait allumé par là un tel feu dans celui d'Anne Catherine qu'elle se sentit alors plus intimement unie à sa famille religieuse qu'à ses parents et à ses frères selon la chair. Depuis lors elle vit la signification spirituelle de l'habit religieux et en eut le sentiment aussi intime et aussi vif que celui que peut faire éprouver à une personne ordinaire l'effet d'un vêtement qui la protège : elle sentit et s'assimila en quelque sorte la nature de l'union spirituelle que l'habit établissait entre elle et les autres religieuses. C'étaient comme des courants spirituels ou comme des fils tressés ensemble qui, passant à travers toutes, revenaient à elle comme au foyer on au centre. Son cœur était maintenant devenu le centre spirituel de cette communauté : car elle avait la terrible mission de ressentir dans son corps toutes les blessures que les fautes et les péchés de la famille couventuelle faisaient au cœur du fiancé céleste. Or Anne Catherine ne pouvait avancer que par degrés dans cette voie, car l'ardeur de la charité ne la soulevait pas, pauvre mortelle, qu'elle était, jusqu'à la rendre insensible aux peines et, aux douleurs qui maintenant sous toutes les formes pressuraient son cœur sans relâche. Ce qui se faisait dans la maison contre la règle et les voeux, toutes les paroles et tous les actes, toutes les omissions et toutes les négligences, frappaient son cœur comme avec un dard, en sorte qu'elle pouvait à peine résister à l'excès de cette douleur.

 

4. Elle n'avait personne de qui elle se pût faire comprendre ou à qui elle pût dire seulement qu'elle avait le cœur torturé par un mal cruel. On fit venir le médecin du couvent qui la traita comme pour des spasmes. C'était la première fois de sa vie qu'elle avait à subir un traitement médical et des remèdes empruntés à la médecine : car, dans la maison paternelle, l'emploi de certaines herbes salutaires qu'elle savait trouver elle-même et le repos extérieur amenaient promptement sa guérison, en sorte que personne ne pensait à faire venir un homme de l'art. Maintenant il en était tout autrement : les règlements du couvent lui faisaient un devoir de se déclarer malade et de recevoir les soins du médecin appointé. Comme novice obéissante, elle ne doit rejeter aucun remède, quand même elle a la certitude que la cause de sa maladie est une cause spirituelle et que ses souffrances ne peuvent être soulagées que par des moyens spirituels. Elle se laisse docilement traiter comme une malade ordinaire et elle est heureuse, au milieu de ses souffrances, de trouver l'occasion de pratiquer l'obéissance.

 

5. Pour rendre cette soumission encore plus complète Dieu permet que l'esprit malin la dresse et lui dresse toute espèce d'embûches. Il vient à elle comme un ange de lumière, l'exhortant à retourner dans le monde, parce qu'elle doit bien voir qu'on lui demande l'impossible. Ce serait donc un péché, lui dit-il, que de vouloir plus longtemps se courber sous un fardeau qui est au-dessus de ses forces, qui est même au-dessus de ce que Dieu veut qu'elle ait à supporter. Il lui décrit aussi les souffrances futures qui doivent lui venir de la part de ses sœurs ; mais Anne Catherine chasse le tentateur par le signe de la croix avant qu'il ait fini son astucieux discours.

D'autres fois il cherchait à l'exciter au ressentiment et aux murmures contre les supérieures ou à lui inspirer une grande crainte de celles-ci, afin de la pousser à quitter le couvent. Une fois, pendant la nuit, il la jeta ainsi dans une grande angoisse. Il lui semblait que la supérieure et la maîtresse des novices s'approchaient tout à coup de son lit, l'accablaient de très vifs reproches et finissaient par lui déclarer qu'étant absolument indigne d'être appelée à la vie religieuse, elle devait être expulsée de la communauté. Anne Catherine reçut en silence toutes ces réprimandes, disant seulement qu'elle-même se sentait indigne d'être admise dans un couvent et priant qu'on voulût bien user à son égard d'indulgence et de patience. Là-dessus, ces femmes irritées quittèrent la cellule en l'injuriant : pour elle, elle pleura et pria jusqu'au matin. Alors elle fit venir son confesseur pour lui raconter ce qui s'était passé pendant la nuit et lui demander conseil sur ce qu'elle avait à faire pour apaiser le courroux de la supérieure. Mais, lorsque celui-ci alla aux informations, il fut constaté que ni la supérieure ni aucune autre religieuse n'était entrée dans la cellule d'Anne Catherine. Il reconnut dans ce qui était arrivé une attaque de l'esprit malin et Anne Catherine remercia Dieu de ce qu'il lui avait donné la force de se sentir en toute sincérité indigne d'être religieuse et de vaincre par là le tentateur.

 

6. Lorsqu'au bout de quelques semaines, on cessa le traitement médical, la communauté put se convaincre aisément qu'à proprement parler, il n'y avait pas eu de guérison. Elle paraissait si faible et si languissante qu'il s'éleva un murmure général contre la charge que le couvent allait s'imposer en admettant à la profession une personne aussi maladive et aussi incapable de travail : il valait mieux, disait-on, la renvoyer tout de suite que se mettre, en attendant plus longtemps, dans la nécessité de la conserver. Quand de semblables propos se tenaient, même à voix basse et à l'extrémité de la maison, ils arrivaient à Anne Catherine aussi clairement et aussi distinctement que si on les avait tenus en face d'elle dans sa cellule : bien plus, tous les desseins et tous les complots, tous les sentiments qui animaient intérieurement contre elle telle ou telle d'entre les religieuses, pénétraient comme des étincelles de feu où des lames de fer brillant et faisaient incessamment à son cœur de douloureuses blessures. Le don, de lire dans les cœurs qu'Anne Catherine avait possédé dès son enfance, mais qui n'avait pas été pour elle une occasion particulière de chagrins, vivant, comme elle faisait, au milieu de gens de la campagne, simples, droits ; et la plupart du temps bien disposés en sa faveur, ce don, disons-nous, devint maintenant pour elle une source de peines infinies, parce qu'aucune des pensées ou des sentiments des sœurs à son égard ne lui restait caché. Tout cela lui : était manifesté d'après les desseins de Dieu, parce qu'il voulait que, par la perfection de ses vertus, elle surmontât tous les obstacles et toutes les difficultés que lui préparaient sur sa voie d'expiation les circonstances défavorables ou le mauvais vouloir des personnes. Elle voyait les passions de son entourage parce qu'elle devait lutter contre elles, comme contre des puissances ennemies à l'aide de la mortification et de la prière, et désarmer par l'humilité, la douceur, la charité et la patience tous ceux qui s'opposaient à ses efforts pour arriver aux saints voeux de religion. Lui échappait-il un soupir, un mot de plainte, un signe de mécontentement, se trouvait-elle impuissante à prévenir un premier mouvement d'irritation provoqué par un mauvais traitement immérité ou par une injustice, elle demandait pardon à chaque sœur en pleurant et avec l'expression d'un si profond repentir que toutes se radoucissaient et redevenaient bienveillantes pour elle. Elle courait alors à l'église devant le Saint sacrement, afin d'obtenir la force nécessaire pour travailler ; elle redoublait ses efforts pour se rendre utile au couvent de toutes manières et apaisait l'angoisse de son cœur avec ces paroles : « Je persiste à rester ici, quand même je devrais être martyrisée.»

 

7. Un vendredi du mois de février de l'an 1813, comme elle était ainsi à genoux devant le Saint-Sacrement, priant seule dans l'église du couvent, elle vit tout à coup devant elle une croix haute de deux palmes à laquelle était suspendu le Sauveur tout couvert de sang.

« Je fus, raconta-t-elle plus tard, toute bouleversée par cette apparition : j'avais tour à tour chaud et froid, car, je distinguais tout ce qui était dans l'église autour de moi, et je voyais la croix ensanglantée devant moi, non par une intuition intérieure, mais des yeux du corps. Alors la pensée que Dieu, par cette apparition, voulait m'annoncer de grandes souffrances se présenta à moi d'une manière très vive. Je tremblai et frissonnai ; mais l'aspect lamentable de mon Sauveur surmonta toute ma répugnance à souffrir et je me sentis fermement résolue à tout accepter, même les plus cruelles douleurs, pourvu que le Seigneur voulût bien me donner la patience.»

 Son pressentiment ne l'avait pas trompée : car le don des larmes venait de lui être accordé, afin que, livrée à la douleur la plus amère, elle versât des torrents de pleurs sur les outrages prodigués à son divin fiancé, et ce don devait être pour elle une source d'humiliations sans fin. A dater de ce moment il lui fut impossible de retenir ses pleurs qui éclataient violemment toutes les fois qu'à ses sens extérieurs ou intérieurs se présentait une chose qui pouvait motiver la douleur surnaturelle de la pénitence. Si elle voyait les souffrances et les tribulations de l'Eglise, s'il lui était montré qu'un sacrement fût conféré ou reçu indignement, son cœur était saisi d'une telle douleur qu'un torrent de larmes amères coulait de ses yeux : si elle voyait dans un cœur l'aveuglement spirituel, la fausse piété voilant des fautes non expiées et des dispositions perverses, si elle voyait la grâce de Dieu méprisée ou repoussée obstinément, les saintes vérités de la foi orgueilleusement dédaignées, et en général tous ces péchés de l'esprit qui sont si rarement reconnus et expiés par ceux qui s'en rendent coupables, elle était d'une telle compassion, priait si ardemment pour le salut de ces malheureux que ses larmes brûlantes ne pouvaient s'arrêter. Elles coulaient sur son cou et sur sa poitrine, et elle en était baignée avant s'en apercevoir. Dans l'église, à la sainte table, pendant le repas, pendant le travail, dans ses rapports avec communauté, elle était surprise par ces larmes et elle éprouvait chaque fois combien cela la rendait à charge de la communauté. Elles lui venaient aux yeux très fréquemment pendant la sainte messe, au choeur, et lorsque la communauté faisait la sainte communion : toutefois, au commencement, les autres n'en étaient pas frappée mais, comme ces pleurs devenaient de plus en plus abondants, Anne Catherine fut prise à partie et on lui reprocha cela comme une marque de mécontentement et d'humeur bizarre. Elle promit à genoux de se corriger et de s’abstenir de pleurer : mais, bientôt, le lendemain peut-être, les nonnes, devenues de plus en plus soupçonneuses, remarquèrent que, pendant la sainte messe, le banc même où elle s'agenouillait était trempé de larmes et elles crurent trouver là une nouvelle preuve que les pensées de la novice ne se portaient que sur des choses dont son amour-propre se sentait blessé. Cependant Anne Catherine accepte sans s'excuser la réprimande et la punition qui lui sont infligées, et cela avec tant d'humilité et de résignation que la supérieure est forcée de reconnaître que les pleurs de la pauvre novice sont pour elle un plus grand ennui que pour les autres : donc, c'est peut-être une faiblesse de nerfs ou une disposition particulière, mais non une marque de mécontentement ou un caprice. Quant à Anne Catherine, elle est si loin de considérer ses larmes comme quelque chose d'extraordinaire qu'elle examine avec beaucoup d'inquiétude et de scrupule si quelque aversion secrète ou si une haine profondément cachée contre les sœurs n'a pas pris racine dans son cœur et n'est pas la vraie cause de ces pleurs. Elle-même n'osa rien décider sur ce point, mais elle exposa ses inquiétudes à son confesseur pour qu'il jugeât ce qu'il fallait en penser. Celui-ci la tranquillisa en lui expliquant que c'était la compassion et non la haine qui la faisait pleurer.

 

8. Anne Catherine pouvait croire qu'avec le temps la vivacité de cette compassion s'affaiblirait et que les larmes tariraient peu à peu : mais il n'en fut pas ainsi. Il y eut dans l'un et l'autre cas plutôt accroissement que diminution. Dans sa détresse, elle cherchait assistance auprès de tous les confesseurs qui, pendant le temps qu'elle vécut au couvent, furent chargés de la diriger. Mais tous lui répétèrent la même chose. Overberg, de son côté s'est ainsi exprimé à ce sujet

« Anne Catherine aimait tellement ses sœurs en religion qu'elle aurait volontiers versé son sang pour chacune d'elles. Quoiqu'elle sût que plusieurs d'entre elles n'étaient pas bien disposées à son égard, elle faisait pourtant tout ce qu'elle pouvait pour leur être agréable. Elle éprouvait une très grande joie lorsque quelqu'une lui demandait un service charitable, parce qu'elle espérait alors que ses compagnes deviendraient plus indulgentes à son égard.

« Dieu permit qu'elle fût méconnue de la supérieure et des sœurs ; car elles voyaient dans tout ce qu'elle faisait, soit de l'hypocrisie, soit de la flatterie ou de l'orgueil, et elles ne manquaient pas de le lui reprocher. Au commencement, elle cherchait à s'excuser : mais, comme cela ne servait à rien, elle se borna par la suite à répondre qu'elle tâcherait de se corriger. Quand elle voyait les sœurs hors de l'église et surtout dans l'église, elle ne pouvait s'empêcher de pleurer tout le temps ; on la réprimanda souvent à cause de ces pleurs, parce qu'on les considérait comme une marque de mécontentement et comme l'effet du caprice. On la blâmait surtout quand elle pleurait pendant la sainte messe. Les souffrances qui lui venaient de la part des sœurs lui étaient d'autant plus sensibles qu'elle voyait et entendait en esprit ce qu'elles avaient dans le cœur, ce qu'elles se disaient d'elle en secret les unes aux autres, leurs délibérations sur ce qu'il y avait à faire pour l'humilier et la guérir de ses caprices et de sa paresse.

« Elle m'assura qu'elle avait su tout ce que les sœurs disaient d'elle ou projetaient à son égard.» Je voyais, me dit-elle, et je connaissais, alors mieux qu'à présent (le 22 avril 1813) ce qui se passait dans les âmes. Je leur laissais voir parfois que je savais tout ce qu'elles disaient ou complotaient secrètement contre moi. On voulait alors me faire dire d'où je le savais, mais je n'osais pas le leur avouer. Elles s'imaginèrent alors que quelqu'une d'elles me révélait tout. Je demandai à mon confesseur ce que j'avais à faire. Il me dit de leur répondre seulement que j'avais parlé de cela en confession ; que, par conséquent, je devais en rester là et m'abstenir de leur donner d'autres explications à ce sujet.»

Dans une occasion postérieure Anne Catherine s'exprima ainsi sur les larmes qu'elle versait, étant au couvent

« Je ne pouvais m'empêcher de pleurer quand je voyais si irritées contre moi ces compagnes pour lesquelles j'aurais volontiers donné ma vie. Comment ne pas pleurer quand dans la maison de la paix, parmi des personnes consacrées à Dieu et entièrement séparées du monde, on sent qu'on est une pierre d'achoppement pour tous, sans avoir aucun moyen d'y remédier ? Je ne pouvais m'empêcher de pleurer sur la pauvreté, la misère, l'aveuglement de cette vie où on languit, le cœur fermé, dans le voisinage de la grâce surabondante du saint Rédempteur.

 

9. Lorsqu'en 1813, l'autorité ecclésiastique voulut avoir le témoignage de la communauté touchant Anne Catherine, la supérieure, la maîtresse des novices et cinq autres religieuses déposèrent unanimement :

« Anne Catherine était toujours très-facile à vivre et très pacifique. Dans ses relations avec les autres, elle était humble, condescendante, jamais querelleuse et excessivement serviable. Pendant ses maladies elle était extraordinairement douce et affable, résignée à la volonté de Dieu et patiente. Quand elle avait eu à souffrir quelque mauvais procédé, elle se réconciliait promptement et de bon cœur, et demandait pardon si elle avait montré un peu de vivacité ; elle ne haïssait personne et elle cédait toujours.»

Clara Soentgen dit à Overberg :

« Elle n'était jamais plus contente que quand elle pouvait rendre quelque service charitable à ses compagnes. On pouvait lui demander ce qu'on voulait, elle donnait toujours avec joie, même ce qui lui eût été le plus nécessaire. Elle faisait du bien de préférence aux personnes qu'elle savait lui être contraires.»

 

10. Le doyen Rensing de Dulmen déposa ainsi le 24 avril 1813 :

« J'avais appris qu'Anne Catherine avait rendu de grands services à l'une des sœurs pendant une maladie et je lui demandai de m'en donner la raison. Elle répondit : « Cette sœur avait des plaies aux pieds, et les servantes ne la soignaient pas volontiers à cause de son humeur bizarre. Je pensai que c'était pourtant là une oeuvre de miséricorde et je demandai qu'on me chargeât de laver les linges pleins de sang et de pus qui lui avaient servi de bandages. Elle avait aussi la gale et je fis son lit, parce que les servantes craignaient de gagner la maladie. Comme il pouvait arriver que j'en fusse atteinte, je m'encourageai moi-même en me disant que c'était, après tout, une oeuvre de miséricorde et que Dieu me préserverait. Il me vint aussi la pensée que cette sœur, qui était bizarre, ne me remercierait guère de mes services quand elle serait guérie et qu'elle ne cesserait pas de me traiter d'hypocrite, comme elle le faisait souvent : mais je me dis que j'en aurais d'autant plus de mérite devant Dieu et je continuai à laver son linge, à faire son lit et à la soigner du mieux que je pus.»

 

11. Anne Catherine avait reçu de Dieu une si parfaite connaissance de la signification et de l'effet des voeux de religion que son âme énergique aspirait ardemment à pratiquer en tout l'obéissance et ressentait une douleur toute particulière de ce que, par suite du relâchement de la discipline conventuelle, les supérieures s'attachaient si peu à l'éprouver à cet égard par des ordres sévères et des prescriptions pénibles à remplir. Dans son désir, elle s'adressait souvent à la révérende mère et la suppliait de lui commander quelque chose en vertu de l'obéissance, afin qu'elle pût, en l'exécutant ponctuellement, se montrer fidèle au saint voeu. Mais ses prières n'aboutissaient à rien, et on n'y voyait que des singularités ou des scrupules : elle recevait pour toute réponse de la faible et débonnaire supérieure : « Tu as assez d'intelligence pour savoir toi-même ce que tu as à faire.» Et tout restait comme auparavant livré à sa seule appréciation. La privation de ces exercices affligeait la fervente novice jusqu'aux larmes car il lui semblait que, par là, la bénédiction attachée au saint état religieux lui était retirée et elle ne croyait pas pouvoir servir parfaitement son fiancé céleste en dehors d'une obéissance aveugle envers les autorités instituées par l'Église qui tenaient sa place. La supérieure dit dans sa déposition, en 1813

« Anne Catherine a toujours rempli avec beaucoup de bonne volonté, d'exactitude et d'empressement les devoirs de l'obéissance, spécialement dans toutes les choses que je lui enjoignais particulièrement.»

La maîtresse des novices dit de son côté :

« Elle a très bien pratiqué l'obéissance : seulement quelquefois elle était peinée de ce que la révérende mère, en beaucoup d'occasions, ne lui disait pas ce qu'elle avait à faire.»

 

12. Mais si les occasions extérieures de pratiquer l'obéissance lui manquaient la plupart du temps, elle cherchait à y suppléer par la soumission intérieure et par l'application incessante à diriger ses sentiments, ses vues et même tous les mouvements de son âme selon l'esprit et la lettre de la sainte règle de son ordre. Elle ne voulait pas vivre dans la communauté religieuse comme un membre qui s'obligeât seulement à la pratique matérielle de l'observance en tant qu'elle subsistait encore : mais il fallait que tout son intérieur et toute sa vie spirituelle, de même que ses actions extérieures, fussent ordonnées d'après la sainte règle. Aussi s'appliquait-elle à en acquérir la connaissance bien exacte, et ne la lisait-elle qu'à genoux par respect. Il arriva plusieurs fois, pendant cette lecture, que la lumière s'éteignit et que le livre fut fermé par une puissance invisible. Elle savait quel était celui qui cherchait à la troubler ainsi dès sa jeunesse : aussi rallumait-elle tranquillement sa chandelle et se remettait-elle à lire plus longtemps et avec un redoublement de ferveur. En outre les attaques plus violentes et plus sensibles de l'ennemi étaient pour son zèle la compensation au manque d'autres exercices. S'il la maltraitait et la frappait à cause de l'étude attentive qu'elle faisait du livre de la règle, elle s'y livrait d'autant plus assidûment : s'il parvenait à exciter contre elle un orage dans la communauté, cela servait à prouver combien était profond et sincère son désir de pratiquer une humble et aveugle obéissance. Il en fut ainsi dans l'incident qui suit.

 

13. Une riche famille de négociants d'Amsterdam avait mis sa fille en pension dans le couvent. Celle-ci, devant retourner chez ses parents pour un temps assez long, fit présent à chaque religieuse d'un florin de Hollande : or, Anne Catherine, pour qui elle avait une prédilection marquée, en reçut deux qu'elle remit aussitôt à la supérieure. Peu de jours après, il s'éleva des murmures à ce sujet dans le couvent tout entier, et Anne Catherine fut appelée devant le chapitre, où la supérieure lui fit savoir qu'elle était accusée par toute la communauté d'avoir reçu cinq écus de la jeune Hollandaise et de n'en avoir remis que deux à la révérende mère, ayant donné le reste au chantre Soentgen qui s'était trouvé là à l'occasion d'une visite qu'il faisait à sa fille. Comme on faisait appel à sa conscience pour qu'elle s'avouât coupable, Anne Catherine affirma la vérité des faits tels qu'ils s'étaient passés et, quoique toutes les religieuses redoublassent alors de violence, elle refusa constamment d'avouer qu'elle eût reçu les prétendus cinq écus. Là-dessus elle fut condamnée à demander pardon à genoux à chacune des religieuses. Elle accepta de tout son cœur cette punition non méritée, priant Dieu de vouloir bien faire en sorte que les sœurs lui pardonnassent sincèrement tout ce qui pouvait leur déplaire en elle. Quelques mois après, la fille du négociant revint et Anne Catherine demanda à la supérieure de s'enquérir auprès d'elle de ce qui s'était passé en réalité ; mais elle reçut pour réponse l'ordre de ne plus s'occuper de nette vieille histoire tout à fait oubliée. Et ainsi le grand sacrifice de l'humiliation subie lui resta tout entier.

 

14. On voit, par ce fait, avec quelle promptitude s'élevaient chez ces faibles femmes l'aversion et le soupçon contre leur innocente compagne, mais aussi combien l'orage s'apaisait vite avant qu'on en vint aux extrémités. L'impression que faisait éprouver à ces religieuses sans expérience et ne connaissant que leur vie quotidienne toute la manière d'être et la conduite de leur novice était tellement mélangée que nous ne pouvons nous étonner de ce qui a été raconté. La douceur et la patience admirables que montrait Anne Catherine lorsqu'elle était soumise à des pénitences publiques, la gravité touchante et cordiale avec laquelle elle demandait pardon ne pouvaient manquer d'adoucir les plus irritées ; mais plus tard bien d'autres choses se produisaient chez elle qui faisaient naître aisément de nouveaux soupçons dans ces âmes portées à la défiance. Il y avait dans la richesse de sa vie intérieure, dans la variété infinie des dons extraordinaires qui lui étaient départis, en un mot dans l'ensemble de toute sa personne quelque chose de trop singulier pour qu'elle pût tenir tout cela caché et rester elle-même renfermée dans les limites de la vie habituelle. Quelque simplicité et quelque modestie qu'il y eût dans tout son extérieur, cependant on y voyait briller un caractère si sacré et même si sublime que toutes se sentaient infiniment surpassées par elle, quoiqu'elles ne voulussent pas l'avouer et aimassent mieux représenter Anne Catherine comme une personne étrange, gênante et embarrassante. Elle était souvent attirée vers le Saint-Sacrement avec une force à laquelle elle essayait vainement de résister. Lorsqu'elle avait à traverser l'église, elle s'agenouillait ou se prosternait tout à coup, comme frappée de paralysie, sur les marches de l'autel ou dans le choeur, et cela, avant qu'elle eût pu y penser. Elle était continuellement en contemplation et dans des états de souffrance intérieure qui, malgré tous ses efforts, ne pouvaient entièrement rester secrets. Cela faisait d'elle pour son entourage comme une énigme pénible et produisait même chez quelques-unes une impression qu'elles ne pouvaient supporter. Clara Soentgen déposa à ce sujet

« Anne Catherine cherchait toujours à cacher l'élan qui la portait à une piété et à une dévotion au-dessus de l'ordinaire ; mais, comme je la connaissais à fond, bien des choses ne m'échappaient pas. Je la trouvais souvent dans l'église à genoux et prosternée sur son visage devant le Saint Sacrement. Elle était surtout adonnée à la contemplation à tel point que je remarquais parfois qu'étant dans la compagnie d'autres personnes, son esprit s'occupait de choses plus hautes. Elle était très portée à la mortification corporelle, et j'ai souvent remarqué qu'à table elle prenait ce qu'il y avait de plus mauvais, laissait passer les bons plats sans y toucher ou donnait sa part aux autres, surtout quand celles-ci n'étaient pas bien avec elle. Et cela se faisait toujours avec un air de contentement et de joie qui m'émerveillait.» La maîtresse des novices dit à son tour

« Lorsqu'Anne Catherine était au noviciat, j'ai plusieurs fois retiré de son lit des morceaux de bois. J'ai remarqué en général qu'elle avait beaucoup de penchant pour la mortification. Quelquefois, à dix heures du soir, pendant l'hiver, je l'ai fait sortir de l'église, où elle était prosternée devant l'autel et où elle serait restée trop longtemps si on l'avait laissée faire.»

 

15. A une époque postérieure, Anne Catherine, dans diverses occasions, avait parlé des premiers temps de son séjour au couvent. Clément Brentano, qui recueillait avec grand soin toutes ses communications, nous a conservé aussi celles-là et les a ainsi rédigées :

« Dès le commencement de mon noviciat, je me trouvai dans d'incroyables états de souffrance intérieure. Un jour, mon cœur était entouré de roses et tout à coup il n'y avait plus que des épines qui le transperçaient : en outre, je sentais dans le cœur et dans la poitrine une quantité de pointes et de traits qui les traversaient. Cela venait de ce que dans mon état de clairvoyance et de perception sensible qui était alors bien plus marqué qu'à présent, je connaissais et ressentais toutes les choses blessantes qu'on faisait, disait ou pensait contre moi, quand même cela se faisait derrière mon dos. Aucune des personnes qui vivaient avec moi, pas une des religieuses, pas un ecclésiastique, n'avaient la moindre idée de l'état de mon âme et de la conduite particulière à laquelle ma vie était soumise ; moi-même je vivais tout entière dans un autre monde dont je ne pouvais rien faire connaître. Mais comme pourtant, dans beaucoup de cas et d'occasions extérieures il se produisait des choses qui, provenant de ma direction intérieure, se mêlaient d'une façon étrange et faite pour surprendre à la vie que je menais en commun avec d'autres, je devais nécessairement par là être pour les personnes qui vivaient avec moi une cause fréquente de tentations qui les poussaient aux soupçons haineux, aux médisances et aux paroles malveillantes. Tous ces discours blessants et même les pensées qui n'arrivaient pas à exécution, je les voyais, je les entendais, je les connaissais, je les sentais entrer dans mon cœur comme des flèches aiguës, et il n'y avait pas en moi un petit coin qui ne fût atteint : souvent je sentais mon cœur percé de milliers de coups. Au dehors, je paraissais sereine et amicale comme si je n'eusse rien su de tout cela ; et, à proprement parler, je n'en savais pas grand'chose extérieurement ; car tout était dans mon intérieur et ne m'était manifesté que pour m'exercer à l'obéissance, à la charité et à l'humilité. Et quand j'y manquais, j'en étais sévèrement punie à l'intérieur. Mon âme m'apparaissait comme transparente, et quand une nouvelle souffrance venait l'assaillir, j'y voyais comme des points rayonnants et des places rouges et enflammées où il fallait éteindre le feu à force de patience.

« Mon état dans le couvent était si étrange et si complètement en dehors des choses de ce monde qu'on ne pouvait pas savoir mauvais gré à mes compagnes de ce qu'elles ne me comprenaient pas et ne me voyaient qu'avec méfiance et soupçon. Cependant Dieu leur a caché beaucoup de choses qui eussent pu les inquiéter encore davantage à mon endroit. Du reste, je n'ai jamais été si riche intérieurement ni si parfaitement heureuse quelles que fussent mes souffrances et mes peines. Je vivais en paix avec Dieu et avec toutes ses créatures et, quand je travaillais dans le jardin, les oiseaux venaient à moi ; ils se posaient sur ma tête et sur mes épaules et nous louions Dieu ensemble.

« Mon ange gardien marchait toujours à mes côtés et, quoique le mauvais esprit rodât partout autour de moi et excitât les passions contre moi, quoique même, dans ma cellule, il m'accablât de mauvais traitements et de coups et cherchât à m'effrayer par un tapage affreux, il ne pouvait cependant me nuire sérieusement et le secours m'arrivait toujours.

Je croyais souvent, pendant des heures entières, avoir l'enfant Jésus dans mes bras ; ou bien, quand j'étais avec les sœurs, je le sentais marcher à côté de moi et j'étais tout heureuse. Voyant tant de choses qui m'apportaient soit de la joie, soit de grandes souffrances, et n'ayant personne à qui je pusse m'ouvrir là-dessus, il me fallait comprimer en moi, avec de grands efforts, même les impressions les plus soudaines et les plus violentes, et souvent dans ces moments je changeais de couleur et de visage. On disait parfois alors que j'avais l'air d'être amoureuse. Ils avaient raison, je ne pouvais jamais aimer assez mon fiancé, et quand ses amis parlent bien de lui ou de ceux qu'il aime, mon cœur palpite de joie.»