Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -
XXXI
SITUATION EXTERIEURE ET MANIERE DE VIVRE D'ANNE CATHERINE APRÈS L'ENQUETE.
- SON ENTOURAGE : L’ABBÉ LAMBERT, LE PÈRE LIMBERG ET SA SŒUR GERTRUDE.
1. Pour apprécier plus complètement. les dernières années de la vie d'Anne Catherine, il faut, avant tout, se bien rendre compte de ses relations avec le dehors telles qu'elles s'établirent après la clôture de l'enquête ecclésiastique. Sans cette connaissance, nous ne pourrions pas comprendre une vie dans laquelle les incidents qui semblent le plus insignifiants sont évidemment disposés par Dieu même pour des fins d'une haute importance. De même que dans la conduite de l'Eglise tout entière par la divine Providence, il n'y a rien de fortuit, quoique beaucoup d'événements paraissent petits et sans importance à l'oeil débile de l'homme parce qu'il n'est pas en état de voir l'effet dans la cause et réciproquement ; de même la signification des diverses circonstances de la vie d'Anne Catherine et de toutes les personnes gratifiées de privilèges semblables se trouve dans leur rapport avec la tâche assignée par Dieu à ces personnes. Les plus petites choses y sont donc d'une importance réelle, quoique notre regard qui se laisse prendre à l'apparence extérieure n'y voie rien que d'insignifiant. C'était parmi les incidents vulgaires de la vie de tous les jours qu'Anne Catherine devait atteindre à la sainteté et s'acquitter de sa tâche. Elle était appelée à travailler pour l'Eglise ou pour les chrétiens de son temps plongés dans la détresse et les tribulations, c'est pourquoi sa vie extérieure devait être ordonnée de la manière qui était, devant Dieu, la plus appropriée à l'accomplissement de cette mission. Sa position ne fut donc jamais pour elle une affaire de libre choix, mais un acte de soumission fidèle à la direction divine et par là même une source intarissable de vertus et de mérites. Les personnes avec lesquelles elle se trouvait en contact direct ou qui exerçaient une influence sur sa vie n'avaient pas été choisies par elle, mais avaient été amenées près d'elle par des causes étrangères à toute prévision et à tout calcul humain.
Ce qui doit attirer d'abord notre attention, c'est l'effet produit sur toute l'économie de sa vie par ses stigmates dont l’enquête ecclésiastique avait établi le caractère surnaturel et divin. Tant qu'elle avait vécu dans le cloître, elle avait eu le bonheur de cacher les effusions de sang produites par la couronne d'épines à la curiosité soupçonneuse de ses compagnes, parce qu'il n'était pas dans les vues de Dieu de rendre dès lors le monde témoin de ses voies mystérieuses. C'est pourquoi, dans les années précédentes, il avait mis sur elle les douleurs, mais non les signes extérieurs et visibles des plaies du Sauveur, et il fallait toute son humilité pour les endurer comme d'autres souffrances corporelles, sans y soupçonner des rapports avec quelque chose de plus élevé, bien que ces douleurs fussent si terribles et si continues que personne n'eut pu les supporter un instant sans une assistance extraordinaire et directe de la toute puissance divine. Mais, grâce à cette assistance, son corps avait si bien pris la nature de la vigne que, comme le cep autour de l'échalas, il commença à s'adapter de lui-même à la forme de la croix. Etait-elle assise ou couchée dans son lit, ses pieds se croisaient involontairement l'un sur l'autre aussi fortement que les pieds d'un crucifix. C'est pourquoi, à une époque postérieure, lorsqu'elle était rappelée subitement par son confesseur de l'état d'extase à l'état de veille naturel, elle s'écriait naïvement et d'une voix suppliante :
« Ah ! je ne puis pas ! je ne puis pas ! Déliez-moi ! je suis clouée, « parce qu'elle ne pouvait pas reprendre aussi vite qu'elle l'eut voulu pour obéir à l'appel, la position d'une personne qui se relève. Elle avait aussi senti les paumes de ses deux mains percées de part en part pendant que les deux doigts du milieu, comme paralysés et morts, se montraient au-dessus des autres dans une position qui ne leur était pas naturelle, si bien qu'il lui avait fallu avec des douleurs incroyables rapprendre à se servir de ses mains. Mais à peine est-elle sortie de l'obscurité de sa cellule et jetée dans un monde si étranger pour elle que les signes extérieurs se manifestent. La pauvre religieuse malade n'avait-elle pas dit espérer, à juste titre, que son expulsion du couvent et sa rentrée dans ce monde auquel elle avait eu tant de peine à se soustraire, seraient enfin le point culminant de sa voie de souffrance ? Qui pouvait désormais se soucier d'elle, la troubler au sein de sa misère et de son abandon, elle dont le seul désir était de souffrir pour les autres dans le silence et l'obscurité ? N'était-ce pas un assez lourd fardeau à supporter pour elle que d'être obligée de renoncer à son habitation dans la maison de Dieu, d’être privée de l'unique consolation que la terre pût encore lui donner ? Et pourtant elle n'est qu'au début d'une vie dont l'austérité et la sublimité laisseront bien loin derrière elles tout ce qu'elle a enduré jusque là.
2. Le seul désir terrestre qui eût persisté dans son cœur depuis son expulsion du couvent était de pouvoir rendre les offices d'une fidèle servante, tant qu'il vivrait, au vénérable prêtre qui avait été son plus grand bienfaiteur et l'unique appui humain qu'elle eût jamais rencontré, et qui était resté avec elle à Agnetenberg jusqu'à ce que l'un et l'autre eussent pu trouver un misérable logement dans la maison de la veuve Roters. Elle honorait dans ce vieillard infirme non-seulement l'ami et le protecteur sacerdotal, mais encore plus le pieux confesseur de la foi que sa fidélité à l'Eglise avait condamné à la pauvreté et à l'exil. Lorsqu'étant devenue l'objet de l'animadversion générale, elle avait à recevoir tous les jours de nouvelles blessures dans ce couvent qu'elle aimait d'ailleurs si tendrement, l'abbé Lambert avait été la seule personne près de laquelle elle pût trouver un refuge, à laquelle elle put révéler ses souffrances. Quand il venait de grand matin à la sacristie pour sa préparation à la sainte messe, elle lui communiquait les avertissements reçus en vision pendant la nuit sur les souffrances qui l'attendaient durant la journée ; elle s'était recommandée à ses prières et avait reçu de lui des paroles d'encouragement et de consolation pour lesquelles elle conservait une reconnaissance infinie. C'était, après tout, ce qu'elle avait jamais reçu de plus précieux de la part d'une créature humaine ; bien plus, une consolation que son ange lui-même ne pouvait lui donner : car elle avait un cœur qui battait et sentait à la manière humaine, pour lequel, comme pour celui du reste des mortels, des paroles parties d'un autre cœur qui la comprenait et partageait ses sentiments étaient un soulagement et un besoin. Elle n'était pas un pur esprit ; elle portait le poids des souffrances qui faisaient de sa vie un martyre continuel dans un cœur singulièrement énergique, mais tendre et sensible comme celui d'un enfant. La pauvre nonne avait reçu jusqu'à des aumônes du pauvre prêtre ; car il n'ignorait pas qu'elle remettait ordinairement à la supérieure l'argent gagné par son travail manuel sans que pour cela il fût pourvu à ses besoins si peu nombreux. Tant qu'elle fut encore en état de prendre quelque nourriture, cet homme charitable lui portait de temps en temps un peu de pain meilleur que celui qu'elle pouvait trouver au couvent. Elle avait la permission de l'accepter et se trouvait heureuse de ce que la main de ce même prêtre, auquel elle était redevable de la réception plus fréquente de la sainte eucharistie, lui dispensait aussi le pain ordinaire pour l'entretien de sa vie terrestre.
Or l'espoir qu'elle avait eu de reconnaître ces bienfaits par des soins fidèles et assidus ne s'était pas réalisé ; car elle s'était bientôt trouvée hors d'état de se tenir sur ses jambes et elle était si souvent ravie en extase sans pouvoir s'en empêcher qu'il lui fallait avoir recours à l'assistance d'autrui pour ses arrangements domestiques. L'abbé Lambert l'avait souvent trouvée agenouillée dans sa chambre, raide et immobile comme une statue et en apparence sans vie. Cet état lui était connu dès le temps du couvent, mais il n'osait pas l'en retirer par un commandement sacerdotal, et ainsi les extases étaient devenues tous les jours plus longues et plus fréquentes. Son unique souci était qu'elles n'arrivassent pas à la connaissance du public, et pour maintenir Anne Catherine dans l'humilité et ne pas attirer son attention sur une chose extraordinaire qui ne se présente que dans la vie des saints, il n'en avait jamais parlé avec elle et se refusait à toute communication de sa part sur ce sujet, lui disant : « Ma soeur ! ce n'est rien ! ce n'est rien ! ce ne sont que des rêves.» Son plus vif désir était de la maintenir dans une heureuse ignorance sur ce que signifiait cet état et de le cacher au monde entier : car avec les infirmités corporelles dont il était atteint, il aspirait au repos et souhaitait que ses derniers jours sur la terre étrangère ne fussent pas troublés par de nouveaux ennuis. Quoiqu'il eût été atterré à la première vue des stigmates saignants, il s'était consolé par la ferme confiance qu'ils disparaîtraient peut-être du matin au soir ou qu'au moins ils resteraient cachés. Mais combien promptement, combien tristement le pauvre vieillard fut désabusé ! et quelle douleur pour Anne Catherine d'avoir à soutenir le courage de son vieil ami, tandis qu’elle-même avait tant à lutter pour rester maîtresse d’elle-même et ne pas se laisser complètement abattre.
3. Aucun des événements de sa vie n'avait été plus mal accueilli et ne s'était imposé plus violemment à elle que l'apparition des signes merveilleux par lesquels Dieu voulait montrer, en face d'une époque sans foi, avec quelle jalousie poussée à l’extrême il se réservait ses droits sur Anne Catherine comme sur son oeuvre et sa propriété. De même que le corps de Lidwine détruit par les vers et la pourriture lui avait servi, plus de trente ans, comme instrument destiné à expier vis-à-vis de lui les attentats des contemporains contre l'Église et à montrer, par là, à ceux-ci combien ils étaient coupables, de même maintenant la vierge de Dulmen doit porter sur elle avec leurs douleurs les blessures par lesquelles le Sauveur a voulu verser le sang dont il nous a rachetés. Lidwine aussi en avait reçu l'empreinte ; mais l'impression terrifiante que faisaient ses autres souffrances expiatoires sur ceux qui en étaient les témoins effaçait jusqu'à un certain point celle des stigmates. Chez Anne Catherine, ce sont eux qui font qu'elle est arrachée à l'obscurité pour être livrée aux regards du public : car son époque, si pleine de mollesse, si facile au dégoût, n'aurait pu supporter le spectacle d'un martyre semblable à celui de Lidwine.
Les plaies agirent de l'extérieur à l'intérieur et elles eurent pour effet que toute la circulation naturelle du sang parut changée. Chaque plaie devint comme le centre d'une sphère à part dans laquelle les courants, semblables à des rayons, allaient vers ce centre et en revenaient.
Même les pulsations semblaient changées de place ou doublées, car elles étaient aussi sensibles au bout des doigts qu'aux poignets. Les mains étaient percées de part en part en allant des surfaces intérieures aux supérieures, pendant qu'aux pieds les blessures, partant des cou de pieds, traversaient la plante. La plaie du coté allait en montant comme si elle eût été faite par un coup porté de bas en haut. Ces directions des plaies étaient pour Anne Catherine une cause de douleurs indicibles, lorsqu'elles s'ouvraient assez largement pour que l'air passât au travers, et le cas n'était pas rare. Après avoir persisté pendant des années, elles étaient encore aussi nettes, aussi fraîches et aussi cuisantes que le premier jour, en sorte que le plus léger souffle d'air agissait sur elles comme une flamme ou comme un fer acéré et que la patiente était obligée d'envelopper ses mains de bandages moelleux pour se procurer un peu de soulagement en les garantissant du contact de l'air. Mais jamais on n'y pouvait découvrir l'ombre de suppuration, tandis que la plus petite lésion naturelle avait immédiatement ce résultat pour la malade.
Wesener rapporte ce qui suit, à la date du vendredi 8 septembre 1815 :
« J'ai trouvé la malade très-affaiblie, mais pourtant de bonne humeur. Les stigmates des mains et des pieds saignaient : sur le dos des mains, les bords des plaies, lesquelles étaient de forme circulaire et avaient la largeur d'une pièce de deux gros, étaient un peu relevés, mais sans inflammation. Une chose qui me sembla bien remarquable, quoique peut-être ayant peu d'importance aux yeux de ceux qui ne sont pas du métier, ce fut une petite écorchure de la peau à l'articulation inférieure de l'index de la main droite. Cette écorchure s'était enflammée et un liquide purulent s'était déjà amassé sous l'épiderme en trois endroits.
Je demandai à la malade si elle s'était égratignée avec une aiguille, sur quoi elle me raconta qu'hier, en essuyant son verre à boire, elle en avait brisé le bord et s'était fait ainsi cette écorchure au doigt. Elle m'assura aussi qu'elle avait toujours eu la peau facilement inflammable et portée à la suppuration. Que ceux qui ont des connaissances médicales rapprochent ce fait de l'état où se maintiennent les stigmates.
Wesener trouvait là avec raison une preuve très-claire du caractère surnaturel des plaies. Il y en avait une autre dans cette règle sans exception que les effusions de sang étaient liées des jours déterminés et à des fêtes de l'année ecclésiastique, puisqu'elles se produisaient non-seulement les vendredis, par conséquent à des intervalles fixes et revenant périodiquement, mais aussi les jours des fêtes de la Passion qui changent chaque année ; et cela était si indépendant de la disposition personnelle de la patiente que souvent elle n'avait connaissance de l'approche ou du commencement d'une de ces fêtes de l’Eglise que par un redoublement de douleur dans ses plaies. Ainsi le jour du marché annuel de Dulmen étant tombé un vendredi, cela fut cause qu'Anne Catherine fut importunée ce jour-là par des visites sans fin ; elle en fut très-fatiguée et, voyant un grand nombre de paysans vêtus de leurs habits du dimanche, elle crut que c'était un jour de fête. Vers trois heures de l'après midi, elle pâlit tout à coup et le sang coula en quatre endroits de dessous son bonnet sur son visage, ce qui lui parut à elle-même tout à fait inexplicable jusqu'à ce qu'on lui eût fait remarquer que ce n'était pas un dimanche, mais un vendredi.
4. Le sang coulait toujours de la tête et des mains dans la direction de celui qui avait coulé des saintes plaies du fils de Dieu attaché à la croix pour nous. Ainsi, de la paume des mains, il revenait vers l'intérieur de l’avant-bras, du dos des pieds vers les orteils, du front et des tempes en avant et en arrière, et ensuite sur le visage et l'os du nez, même quand il lui était impossible de relever la tète. Nous avons vu combien le professeur de chimie de Munster s'était récrié sur ce sang qui coulait contrairement aux lois de l'équilibre et en avait conclu qu'il n'y avait là que de la peinture. Clément Brentano qui, des années après, put observer à diverses reprises l'effusion de sang produite par la couronne d'épines a rendu à ce sujet le témoignage suivant :
« L'écoulement du sang, comme on peut le penser, n'était visible qu'à la partie supérieure de son front très-élevé, là où il était dégarni de cheveux. On voyait là le sang sortir de plusieurs points comme des gouttes de sueur, sans qu'on pût apercevoir de plaies ou d'autres lésions, mais, quand le sang s'était desséché aux endroits où avait eu lieu cette espèce de transpiration et les avait colorés, l'observateur distinguait de petits points rouges comme des piqûres d'aiguille auxquels Wesener et Druffel donnaient un nom particulier. La quantité de sang qui coulait de sa tête était tantôt plus forte, tantôt plus faible, et il en était de même pour les autres effusions de sang ; il semblait aussi quelquefois que certaines plaies saignassent plus abondamment alors que cela arrivait pour d'autres dans une plus faible proportion.»
Ce dernier détail est confirmé par Wesener dans son rapport à la date du vendredi 3 juin 1814 :
« L'effusion de sang avait commencé aujourd'hui à midi et elle a duré jusque vers quatre heures. Il avait coulé du front et des tempes en telle quantité que cela avait produit chez la malade une pâleur effrayante et une grande prostration. Les personnes de son entourage en furent si inquiètes qu'elles cherchèrent à arrêter le sang avec des compresses de vinaigre.»
Et le vendredi, 29 septembre 1815 :
« La malade a reçu cette après-midi la visite de la princesse Galitzin, venue de Munster, laquelle s'est entretenue assez longtemps avec elle. L'abbé Lambert et Clara Soentgen se trouvaient aussi dans la chambre. Quand la princesse se fut retirée, la malade poussa un soupir arraché par la souffrance, et aussitôt Clara Soentgen, s'étant approchée pour l'assister, vit un sang clair et limpide jaillir de trois petites ouvertures sur l'os du front en sorte qu'elle fut obligée de le recueillir dans un linge plié. Les autres plaies commencèrent aussi à saigner, mais non aussi abondamment que la tête et le front. Il y a une circonstance que je ne dois pas omettre : c'est l'exclamation de M. Lambert. Quand il vit la malade saigner si fort, il se mit à pleurer et dit à Clara Soentgen : Ma soeur ! Vous voyez lien que ce n'est pas moi qui fais cela !»
Le vendredi, 9 février 1821, à neuf heures du matin, pendant l'enterrement de l'abbé Lambert, Clément Brentano remarqua également une abondante effusion de sang et l'ayant notée dans son journal, il ajouta la description suivante :
« Anne Catherine a le front très-élevé et une chevelure abondante d'un brun foncé. Ses tempes sont très découvertes. Ses cheveux, quoiqu'en réalité fins et délicats, paraissent épais parce qu'on les coupe souvent très-court et qu'ils sont constamment pressés par une coiffe très juste. Des maux de tête continuels les ont rendus d'une sensibilité incroyable au point qu'on ne peut les peigner sans qu'il en résulte une très-vive douleur. Aussi ce n'est qu'en cas de nécessité absolue qu'elle les laisse couper court : mais, sur ce point aussi, la pauvre patiente avait perdu sa liberté à certains égards pendant les premières années, lorsque ses stigmates furent devenus de notoriété publique. Toujours épiée et soupçonnée, elle ne pouvait, que difficilement tenir sa porte fermée pendant le temps nécessaire pour couper ses cheveux ou simplement pour les mettre en ordre, car autrement une personne qu'on aurait fait attendre et aurait facilement prolongé le soupçon qu'il s'agissait de faciliter ou de cacher une fraude. Ces circonstances impérieuses rendaient difficile de lui donner même les soins les plus nécessaires ; quiconque lui rendait un petit service charitable s'en acquittait avec une inquiétude et une précipitation qui en faisaient parfois quelque chose de plus nuisible qu'utile. Elle-même éprouvait une certaine crainte révérencielle en présence de son corps marqué de signes si merveilleux. Mais Dieu qui, dans ses premières années, lui avait rendu faciles des travaux manuels de toute espèce, lui a de même donné maintenant une aptitude surprenante à faire avec une promptitude extrême, même dans l'état de contemplation, sur sa personne comme autour d'elle, tout ce qu'exigent la propreté et la décence, en sorte que, sur son pauvre et misérable lit de douleur, on l'a toujours vue aussi propre et aussi bien arrangée que peut l'être dans son couvent la religieuse la plus soigneuse et la plus entendue. Mais tout cela présentait de grandes difficultés pour une personne qui, pendant plusieurs années, avait eu une telle faiblesse dans la colonne vertébrale qu'elle ne pouvait rester dans son lit sur son séant, au point que sa tête tombait sur ses genoux ; qui souvent pouvait à peine remuer ses mains blessées et ses doigts du milieu paralysés, et qui cependant, à cause de ses sueurs continuelles, incroyablement abondantes et souvent froides comme la glace, était obligée de changer de linge plusieurs fois le jour. Pourtant jamais personne, à quelque heure que ce fût, n'est entré chez elle sans la trouver habillée avec un soin et une propreté qui faisaient plaisir à voir. Je l'ai vue pendant quatre ans à toutes les heures du jour, et j'ai toujours observé dans tout ce qui se rapportait à son intérieur et à son extérieur une propreté qui faisait penser involontairement à ce dont elle était l’image, l’innocence, la chasteté et la pureté de coeur.»
Un seul fait suffira pour montrer avec quelle parcimonie lui était mesurée l’assistance de son entourage. Pendant les jours chauds de l'été, quand elle était en prière et à l’état d'extase, des essaims de mouches venaient quelquefois se poser sur ses plaies et les piquer jusqu'à les faire saigner. Nous ne saurions rien de cet abandon si Wesener ne l'avait trouvée une fois dans cet état sans que personne vint à son secours. Nous sommes redevables au même Wesener de la connaissance de ce phénomène remarquable que, lorsqu'elle avait à endurer des souffrances expiatoires, notamment pendant les jours de l'octave de la Fête-Dieu, on voyait sur elle les plaies de la flagellation. Elles étaient toujours accompagnées de violents frissons de fièvre et avaient exactement la forme des marques que peuvent laisser sur la peau de forts coups de fouet.
5. Mais ce qui réclame notre attention à un degré incomparablement plus grand que tous ces phénomènes merveilleux et les souffrances physiques qui y étaient liées, c'est la manière dont Anne Catherine les supportait. Tout cela était pour elle un fardeau d'une pesanteur inconcevable, la cause de tortures continuelles de toute espèce, un objet de craintes et d'inquiétudes constantes et, jusqu'à la fin de sa vie, une occasion sans cesse renaissante des plus profondes et des plus pénibles humiliations. Mais la grâce de Dieu lui donnait la faculté de les porter, non comme une chose, qui lui appartint en propre ou comme une distinction particulière, mais comme l’oeuvre pure du Fils de Dieu, son fiancé céleste qui, personnellement et immédiatement, avait ainsi marqué son corps de cette empreinte afin qu'elle continuât à accomplir sa tâche, si grandement aggravée par là, au milieu de circonstances qui. devaient la faire arriver à la plus parfaite conformité avec la vie de pauvreté de ce même Sauveur. Le mystère de la rédemption, le prix de notre salut, le sang infiniment précieux de l'agneau de Dieu dont l'effusion a expié nos péchés et nous a conquis la qualité d'enfants de Dieu avaient disparu, pour ainsi dire, de la mémoire et de l'esprit des hommes de cette époque et on en tenait peut-être moins de compte qu'on ne l’avait jamais fait à aucune époque antérieure. Ce n'était pas seulement pour les incrédules et les ennemis de Dieu qui combattaient la sainte Église avec toutes les armes de la violence et de la ruse que la croix était une folie et un scandale, mais, même à ne considérer que les hommes qui ne voulaient pas renier la foi en Jésus-Christ, on était effrayé du petit nombre de ceux qui comprenaient encore le témoignage du prince des apôtres :
« Scientes quod non corruptibilibus auro vel argento redempti estis, sed pretioso, sanguine quasi agni immaculati Christi» .
« Sachant que vous n’avez pas été rachetés par l'or et l'argent, choses périssables, mais par le sang précieux du Christ, comme par celui d'un Agneau sans tache.»
(I Petr. I. 18, 19. )
C'était le temps où dans les chaires des professeurs comme dans celles des prédicateurs, on gardait le silence sur la croix, sur le sacrifice et la satisfaction, sur le mérite et le péché, où les faits, les miracles et les mystères de l'histoire de notre rédemption devaient céder la place à de creuses» théories de la révélation, « où l'homme-Dieu, pour être supporté, ne devait plus être présenté que comme» l’ami des hommes, des enfants des pécheurs, « où sa vie n'avait de valeur que comme» enseignement, « sa Passion comme» exemple de vertu, « sa mort comme» charité» sans objet ; où l'on enlevait au peuple croyant l'ancien catéchisme qu'on remplaçait par des» histoires bibliques» où le manque total de doctrine devait être voilé sous» un langage naïf et à la portée de toutes les intelligences ; « où les fidèles étaient forcés d'échanger leurs livres de piété, leurs vieilles formules de prière et leurs anciens cantiques contre des productions de fabrique moderne aussi mauvaises et aussi impies que celles par lesquelles on cherchait à remplacer le missel, le bréviaire et le rituel.
6. Nous sommes trop facilement portés à ne voir dans cet aplatissement intellectuel qu'une aberration passagère ou une fausse direction de l'esprit de l'époque ; mais, devant Dieu, il y avait plus que cela. C'était une atteinte portée à la foi, mettant en péril le salut éternel d'un nombre infini d’âmes, un mépris tellement coupable de son amour et de sa justice qu'il voulait le faire expier par les tortures de l'innocente pénitente, et c'est pourquoi il disposait les choses pour qu'elle ne fût pas autrement traitée par les hommes de cette époque que lui-même et l'oeuvre sainte de la rédemption. L'effrayante majesté du sacrifice sanglant de Jésus-Christ et la rigueur avec laquelle il a satisfait pour nos péchés sont pour tous une pierre d'achoppement ; il en est ainsi pour elle à cause des signes dont elle est marquée ; elle est même, pour ses plus fidèles amis, un fardeau dont le poids retombe doublement sur elle. L'abbé Lambert et son confesseur désirent ardemment voir disparaître ces signes dont la présence malencontreuse leur ôte le repos et la paix ; le pasteur de la paroisse dans laquelle elle vit se retire d'elle avec un sentiment d'irritation dès qu'il croit sa réputation compromise à cause d'elle : la première autorité ecclésiastique du diocèse la soumet comme une trompeuse à l'enquête la plus sévère et lui fait subir toutes les tortures imaginables, afin d'épargner au monde le spectacle insupportable pour lui de ces plaies. Puis, comme on n'y peut pas réussir, elle est abandonnée sans secours et sans défense, livrée en proie à la curiosité importune, aux soupçons et même aux plus cruelles persécutions (note). Et les supplications qu’elle-même adresse au ciel ne sont pas exaucées : ses ardentes prières, qui attirent d'en haut sur une foule d'autres des torrents de bénédictions, n'obtiennent rien quand elle crie vers Dieu pour que les stigmates lui soient retirés.» Ma grâce te suffit» lui répond le Seigneur et les stigmates restent ; car, suivant les belles paroles de Clément Brentano :
« Elle est envoyée dans le désert de l'incrédulité contemporaine, avec les empreintes du sceau de l'amour crucifié, pour rendre témoignage à la vérité de cet amour. Quelle lourde tâche que de porter sur son corps, aux yeux du monde et des courtisans du prince du monde, les insignes dé la victoire du fils du Dieu vivant, Jésus de Nazareth, roi des juifs ! Il y faut un grand courage et une assistance toute particulière de la grâce divine ; car il s'agit d'être un objet de scandale, de suspicion et de doute pour la plupart, et malheureusement une énigme pour tous ; de rester exposée sur la croix, au centre du carrefour où se croisent les voies suivies par l'incroyance et par la superstition, par la malice et par la niaiserie, par l'orgueil de la science humaine et par la platitude servile du vulgaire soi-disant éclairé ; d'être livrée ainsi à l'examen curieux de tous les passants, en butte aux propos et aux explications les plus absurdes.
(note) Il en sera parlé dans le second volume.
Vivre pauvre et délaissée, en proie à une maladie mystérieuse qui est un martyre continuel ; être méconnue de son entourage le plus proche et par suite souvent maltraitée involontairement ; se sentir profondément isolée au milieu de la foule des curieux qui s'empressent de tous côtés et où l'on est d'autant plus seule qu'on n'y rencontre pas son semblable, subir sans relâche les exigences de toutes les absurdités possibles et de toutes les suspicions imaginables ; avec tout cela ne pas perdre patience un instant, rester toujours affable, humble, douce, sage, intelligente, édifiante selon la mesure de tant de personnes si diverses qui n'exigent d'elles-mêmes rien de semblable, c'est vraiment une tâche colossale pour une pauvre religieuse fille d'humbles paysans, sans autre instruction que son catéchisme, née à une époque où l'esprit primitif s'était presque partout retiré des cloîtres, et où même peu de prêtres se rencontraient qui eussent eu l'occasion d'apprendre à diriger les âmes placées dans de telles circonstances.»
7. Jamais un mot de plainte ne venait sur ses lèvres quand elle se voyait soupçonnée d'imposture ou calomniée par contre, elle était inconsolable quand elle avait à subir des marques de respect et d'admiration. De même que, pendant des années, elle avait supporté la douleur des plaies avant qu'elles devinssent apparentes sans voir là autre chose qu'une grâce accordée à ses prières et à son désir de souffrir pour autrui ; de même qu'elle avait vu dans l'empreinte faite par son divin fiancé lui-même une vision symbolique et non pas un fait réel, au point d'en effacer le souvenir de son esprit et de ne pas même tenir compte des effusions de sang qui étaient survenues ; de même elle était toujours prête à ne voir dans ces signes que ce qu'y verraient son confesseur et l'autorité ecclésiastique. Le sentiment de sa propre indignité, la crainte de la louange et des hommages étaient tellement dominants dans son âme qu'elle avait honte d'elle-même jusque dans ses visions et qu'elle aurait préféré être punie et méprisée comme une trompeuse.
Ainsi, en septembre 1815, le dimanche d'après la fête de l'Exaltation de la croix, elle avait assisté en esprit à la grande procession qui se faisait à Coesfeld avec le crucifix miraculeux : marchant pieds nus et en adoration derrière la sainte croix, elle eut le sentiment que beaucoup de pieux assistants pensaient à elle, lorsque la procession passa par l'église de Saint-Jacques, et parlaient de ses signes comme d'une chose miraculeuse. Cela la jeta dans une telle confusion qu'elle chercha à cacher ses plaies et comme elle ne put y réussir, la très-vive douleur qu'elle en ressentit la réveilla de sa vision. Souvent aussi, il arrivait que l'esprit malin venait lui faire des reproches artificieux ; il lui disait qu'elle pourrait bien manger si elle le voulait, mais qu'elle était une hypocrite qui ne voulait pas se lever de son lit et qui, à cause de cela, refusait de manger : elle pourrait commencer, lui disait-il encore, par boire de l'eau et du vin et elle verrait aussitôt combien il lui serait facile de prendre de la nourriture. Alors, dans son humilité, oubliant la malice du tentateur, elle répondait très-sérieusement avec un saint mépris d’elle-même
« Oui, je suis une indigne, et je mérite d'être méprisée comme une hypocrite.» Et cela excitait en elle un tel zèle contre elle-même qu'elle essayait de sortir de son lit pour aller à la fenêtre et crier de là dans la rue : « Vous tous, bonnes gens, évitez-moi ! ne vous inquiétez pas de moi ! je suis une indigne créature.» Mais, bientôt épuisée par cet effort, elle retombait sur son lit et reconnaissait quel était celui qui l'avait ainsi circonvenue par de fausses accusations.
Wesener, à la date du vendredi 9 août 1816, rapporte un autre fait en ces termes : « Elle se plaint toujours des nombreuses visites qu'elle reçoit.» Je suis triste à mourir à cause de l'affluence des visiteur, me disait-elle aujourd'hui en sanglotant, et surtout quand il me faut voir que beaucoup ont presque une vénération plus grande devant ce que Dieu a fait en moi, son misérable instrument, que devant le très-saint Sacrement. Oui, je voudrais pouvoir mourir de honte quand de vieux et respectables prêtres, qui sont dix fois meilleurs que moi, demandent à me voir.» Je cherchai à la calmer en lui disant que Dieu permettait ces visites pour éprouver sa patience, qu'on ne venait pas pour sa personne, mais pour les oeuvres de Dieu manifestées en elle, que les gens raisonnables ne l'admirent pas, mais admirent seulement les décrets incompréhensibles du Dieu tout-puissant. Ces paroles lui plurent, elle reprit sa sérénité et se consola.»
8. Nous n'aurions pas la connaissance précise de l'origine des signes extérieurs si Anne Catherine, dans les dernières années de sa vie, n'avait pas eu, à diverses reprises, des visions sur sa stigmatisation et ne les avait pas racontées par ordre de son confesseur. Ainsi elle eut la vision suivante le 4 octobre 1820, fête de saint François d'Assise.
« Je vis le saint sur une montagne, dans un lieu désert, parmi des buissons. Il y avait là des grottes ressemblant à de petites cellules. François avait ouvert l'Evangile à plusieurs reprises, et il était toujours tombé sur le récit de la Passion. Alors il demanda à Dieu la grâce de ressentir ses souffrances. Ordinairement, il faisait là un jeûne très-rigoureux et ne mangeait que ce qu'il fallait de pain ou de racines pour ne pas mourir de faim. Il s'agenouilla, les genoux nus, sur deux pierres très-raboteuses et se mit deux autres pierres fort lourdes sur les épaules. Je le vis après minuit, accroupi sur ses genoux, le dos appuyé à la montagne ; il priait, les bras étendus. Je vis près de lui son ange gardien qui lui tenait les mains. Son visage était enflammé du feu de l'amour divin. C'était un homme maigre : il avait un manteau brun, ouvert par devant, avec un capuchon comme le portaient alors les pauvres bergers du pays. Il avait une corde autour des reins. Je le vis comme paralysé. Une splendeur indescriptible partit du ciel, venant à lui perpendiculairement, et je vis dans cette gloire un ange avec six ailes, deux au-dessus de la tète, deux avec lesquelles il semblait voler et deux qui lui couvraient les pieds. Cet ange tenait dans la main droite une croix de demi-grandeur naturelle, sur laquelle était un corps vivant, tout pénétré de lumière. Les deux pieds étaient croisés, les cinq plaies étaient resplendissantes et rayonnantes comme des soleils. Il partit de chaque plaie trois rayons d'une lumière rouge qui se terminaient en pointe ; ils partirent d'abord des mains, se dirigeant vers la paume des mains du saint ; puis de la blessure du côté droit, vers son côté droit, (ceux-ci plus larges avec une pointe plus large) ; puis enfin des pieds vers la face inférieure de ses pieds. L’ange tenait de la main gauche une tulipe d'un rouge de sang au milieu de laquelle était un coeur d'or. Je me souviens confusément qu'il la lui donna. Le saint ne pouvait pas se tenir sur ses pieds lorsqu'il revint à lui. Je le vis retourner au couvent, souffrant cruellement, mais aidé par son ange gardien. Je le vis cacher ses plaies du mieux qu'il put. Il ne voulut les laisser voir à personne. Il avait de grosses croûtes de sang de couleur brune sur le dos des mains. Ses mains ne saignaient pas régulièrement tous les vendredis. Son côté saignait souvent si fort que le sang coulait jusqu'à terre. Je le vis en prières, le sang ruisselant le long de ses bras. J'ai vu beaucoup d'autres choses de lui, notamment comment le Pape, avant qu'il vînt le trouver, le vit dans une vision soutenant sur ses épaules le Latran qui allait tomber.
« J'eus ensuite une vision touchant moi-même et la manière dont j'avais reçu les plaies. Je ne savais pas auparavant comment cela s'était fait. Je me vis seule dans la chambre de la maison Roters. C'était trois jours avant la nouvelle année, vers trois heures de l’après-midi. J'eus une contemplation de la Passion de Jésus-Christ, je le priai de me faire ressentir les souffrances qu'il avait éprouvées et je dis cinq Payer, en l’honneur des cinq plaies. J'étais couchée dans mon lit, les bras étendus. J'eus des impressions d'une grande douceur avec une soif infinie des douleurs de Jésus. Alors je vis descendre sur moi une lumière qui venait obliquement d'en haut. C'était un corps crucifié, vivant et transparent, avec les bras étendus, mais sans croix. Les plaies resplendissaient plus que le corps : c'étaient cinq gloires distinctes de la gloire céleste où elles étaient comprises. J'en fus toute transportée et mon coeur ressentit avec une grande douleur, mêlée pourtant de douceur ; le désir de partager les souffrances de mon Sauveur. Et comme mon désir croissait de plus en plus à la vue de ses plaies et, s'élançant, pour ainsi dire, de ma poitrine, à travers mes mains, mes pieds et mon coté, allait comme suppliant, vers ses saintes blessures, de triples rayons d'une lumière rouge finissant en pointe se précipitèrent, d'abord des mains, puis du côté, puis des pieds du crucifié vers mes mains, mon côté et mes pieds. Je restai longtemps ainsi sans rien percevoir de ce qui m'entourait, jusqu'au moment où un enfant, fils de la maîtresse de la maison ; me fit baisser les mains. Cet enfant passa par la salle et dit à ceux qui étaient là que je m'étais heurté les mains quelque part jusqu'à les faire saigner. Je priai ces gens de n'en pas parler.
« J'avais depuis plus longtemps déjà la croix sur la poitrine : je l’avais reçue vers la Saint-Augustin. J'étais agenouillée, les bras étendus, et mon fiancé m'en avait marquée. Après la réception des plaies il survint dans mon corps un grand changement. Je sentis que mon sang prenait un autre cours et se précipitait vers ces points avec un tiraillement douloureux.
« Saint François s'est entretenu avec moi cette nuit et il m'a consolée. Il a parlé de la violence dès douleurs intérieures.»
9. Afin que le lecteur ne se méprenne pas sur cette vision relative à la propre stigmatisation d'Anne Catherine, il est nécessaire de dire ici quelque chose de plus précis sur la signification des visions qui se rapportaient à elle-même. Comme instrument d'expiation, elle avait à accomplir toutes ses actions et à endurer toutes ses souffrances de la manière la plus agréable à Dieu. La pureté de l’intention ne devait pas être altérée ; la patience, la douceur, la charité, la force de sa confiance en Dieu ne devaient pas être ébranlées, quand même des obstacles insurmontables en apparence ou quand les plus fortes oppositions se présenteraient de la part des personnes qui devaient recevoir assistance et bénédiction par suite de ses luttes et de ses souffrances. Si la fragilité humaine la faisait rester en arrière, si elle se laissait décourager et abattre, si une tache, visible à l'oeil de Dieu seul, ternissait l’éclat de sa vertu, il lui fallait réparer cette faute par la pénitence. Pour se purifier des fautes qu'elle pouvait commettre dans la vie de chaque jour et dans le commerce avec les hommes, elle avait la direction de son confesseur et le sacrement de pénitence : mais quand il s'agissait d'effacer les imperfections de son action en vision, fange qui se tenait à ses côtés l’obligeait à réparer chaque négligence ou chaque infidélité par un surcroît d'efforts et de souffrances. C'était lui, comme nous l’avons vu, qui, depuis sa jeunesse, l’éclairait habituellement sur tontes les parties de sa tâche et qui, par là, la rendait capable de l’accomplir parfaitement. Mais à mesure que cette tâche prenait des proportions plus grandioses avec les années et réclamait plus impérieusement jusqu'à son moindre souffle, les voies par lesquelles elle marchait lui étaient montrées dans des visions de plus en plus riches et compréhensives. Le temps qui lui restait à vivre était court et il fallait qu'il fût consacré à l'accomplissement de sa mission pour l'Eglise ; c'est pourquoi l'ange avait à veiller pour que chaque instant fût scrupuleusement employé. Tantôt sa lumière éclairait pour elle tout le chemin parcouru jusqu'alors, avec tous les événements, toutes les souffrances et tous les dangers qui s'y étaient rencontrés, avec toutes les circonstances et avec toutes les personnes dont l'influence avait entravé ou aidé ses efforts ; tantôt c'étaient seulement certains événements plus importants dont l'effet se faisait encore sentir. Cela se faisait pour qu'elle prit reconnaître ce qu'il y avait à corriger ou à reprendre en sous-oeuvre et pour qu'elle prit correspondre avec toute la fidélité possible à la direction de son fiancé divin. Enfin bientôt l'avenir lui fut dévoilé, et les travaux et les souffrances qui allaient venir plus ou moins prochainement lui furent montrés. Elle acquérait par là la vue la plus claire du caractère et de l'état moral des personnes pour lesquelles elle avait à prier, à lutter ou à souffrir, ou bien contre lesquelles elle avait à combattre, pour rendre vaines leurs attaques et leurs menées perverses contre l'Eglise, la foi et le salut des âmes. Le lecteur doit comprendre qu'il est incomparablement plus grand et plus méritoire de souffrir et d'expier par pure charité pour une personne dont les intentions et les pensées les plus intimes, dont la perversité, la culpabilité et la rébellion sont clairement mises devant vos yeux, alors qu'il faut pour agir sur son coeur se frayer d'abord un passage à travers les barrières et les obstacles de sa mauvaise volonté, que de prier seulement en général et d'accomplir des oeuvres de pénitence pour la conversion des pécheur. Il peut dès lors se rendre compte de ce que comprenaient ces visions préparatoires envoyées à Anne Catherine dont l'action par la prière, par la lutte, par l'expiation, s'étendait à toute l'Eglise. Enfin en qualité d'instrument que le chef invisible de l'Eglise voulait faire servir à ses desseins en faveur de la chrétienté, elle n'avait pas seulement à lieu remplir son office en ce qui la concernait personnellement et à réparer constamment les fautes provenant de sa propre fragilité, mais elle devait aussi répondre pour ceux que Dieu avait mis en relation avec elle afin qu'ils l'aidassent à accomplir sa mission. Ainsi son œil était depuis longtemps tourné vers Overberg et vers Clément de Droste, avant que ceux-ci eussent même entendu parler d'elle ; sa prière et son influence salutaire étaient autour du Pèlerin, lorsqu'il errait encore loin de l'église, lorsque Dieu et le salut de son âme étaient ce dont il s'occupait le moins.
Celui-ci lui était souvent montré en vision afin qu'elle le gagnât à Dieu et le préparât à être l'instrument par le moyen duquel elle pourrait exécuter l'ordre donné par Dieu de faire connaître ce que lui avaient révélé ses contemplations.
Comme exemple des tableaux symboliques dans lesquels lui était montrée sa situation après l'enquête, nous pouvons reproduire ici une vision qui nous a été conservée par son confesseur lui-même et qu'elle raconta aussi à l'abbé Lambert.
« Je me trouvais au milieu de beaucoup de gens, sur le chemin de la Jérusalem céleste et j'avais à porter un fardeau très-lourd en sorte que je pouvais à peine me traîner. Je me reposai un peu pris d'une image du Sauveur crucifié et je vis couchées autour de cette croix une multitude de petites croix de paille et de petites branches sèches liées ensemble. Comme je me demandais tout étonnée ce que pouvaient signifier ces petites croix, mon conducteur me dit : « Ce sont les petites croix que tu avais à porter au couvent : elles étaient légères, mais maintenant une autre croix t'est imposée, porte-la, « Alors la foule de mes compagnons dans laquelle se trouvait mon confesseur se dispersa. Celui-ci se plaça derrière un buisson pour guetter un lièvre. Je le priai de laisser cela et de m'accompagner plus loin sur mon pénible chemin : mais il ne voulut pas et il me fallut continuer à marcher seule et haletante sous mon pesant fardeau. Alors j'eus la crainte qu'il ne fut pas généreux ni charitable à moi de laisser mon confesseur dans l’embarras ; je pensai que je devais le décider par mes prières et au besoin le forcer à marcher avec moi vers le but magnifique qui était devant nous. Je revins sur mes pas : je le trouvai endormi, et je vis avec effroi que des bêtes féroces rôdaient dans le voisinage et qu'un grand danger le menaçait. Je réveillai, je le suppliai ; il me fallut presque employer la force pour le tirer après moi et je sentis que mon fardeau n'en était pas peu aggravé. Mais ce, fut un bonheur pour moi, car bientôt nous arrivâmes devant un cours d'eau large et profond qu'on ne pouvait franchir que par un passage très-étroit. Je n'aurais pu en venir à bout et je serais tombée dans l’abîme avec mon fardeau si le père ne m'avait pas aidé : Enfin nous arrivâmes heureusement au but.
On verra par la suite combien cette vision est profonde et significative dans sa simplicité.
10. Son confesseur, le père Limberg, dominicain, était un religieux pour lequel la suppression violente des couvents avait été la plus grande des afflictions et qui était rentré dans le monde avec la ferme résolution d'y régler sa vie aussi fidèlement que possible suivant ses voeux de religion. Aussi Anne Catherine vit-elle une disposition particulièrement miséricordieuse de Dieu dans les circonstances qui lui avaient donné pour directeur spirituel ce digne religieux envers lequel elle s'était efforcée dès le premier moment de pratiquer la plus parfaite obéissance. Le P. Limberg n'était pas seulement pour elle un confesseur et un directeur, mais encore le remplaçant de ses anciens supérieurs monastiques : c'est pourquoi elle avait reporté sur sa personne et sur ses paroles le respect sans bornes et la soumission avec lesquels, étant au couvent, elle avait réglé sa vie selon la volonté de ses supérieurs et les prescriptions de la règle. Elle s'était engagée pour jamais envers Dieu par ses voeux de religion, et il voulait que, dans le monde, elle continuât à mener fidèlement et complètement la vie qui convenait à une âme dont il avait fait sa fiancée. Quoiqu’elle fût très-supérieure par l'intelligence et les lumières spirituelles à cet homme simple, assez inexpérimenté et médiocrement instruit, elle conservait toujours vis-à-vis de lui l'attitude d'un enfant plein de simplicité, obéissant aveuglément et qui ne demande qu'à être conduit et dirigé. Chaque parole du père Limberg était pour elle un ordre, bien plus, un oracle de Dieu qui n'admettait pas la contradiction. Etait-elle assurée d'avance par des expériences journalières ou même par les avertissements de son ange que l’obéissance à telle ou telle prescription de son confesseur amènerait pour elle les plus grandes souffrances, elle n'avait pas l'idée d'y faire la plus petite objection : car aucune douleur, aucun sacrifice ne lui semblait devoir être mis en balance avec le mérite de l'obéissance. Quand son oeil perspicace ne pouvait s’empêcher de voir que la direction de son confesseur ne faisait qu'aggraver le poids déjà si lourd de sa mission, et, loin de lui faire suivre le chemin direct, ne la conduisait souvent au but que par les détours les plus fatigants, elle ne voyait jamais là reflet de l'insuffisance et de l'imprévoyance humaines, mais l'ordre établi par Dieu même qui voulait lui faire accomplir sa tâche d'expiation, non par le ministère de l'ange, mais par celui de l'homme faible et fragile, par celui du prêtre. Il y a un trait commun qui se rencontre chez toutes les âmes choisies de Dieu pour être des victimes expiatoires et qui se reproduit de la manière la plus constante, quelque diverses que paraissent leurs voies considérées du dehors, c'est que leur vie est un sacrifice incessant, un abandon absolu de l’être tout entier, corps et âme, aux desseins de Dieu sur elles : cela se manifestait avec un caractère singulièrement élevé chez Anne Catherine et nulle part plus que dans ses rapports avec son confesseur. De même qu'une plante ne peut pas croître ni une fleur s'épanouir sans air et sans lumière, de même Anne Catherine ne pouvait vivre sans l'obéissance à l'autorité spirituelle : la parole et la bénédiction du prêtre était pour elle plus que la bénédiction de l'ange lui-même. L'obéissance était le moyen à l'aide duquel le fruit de ses travaux profitait à l'Eglise : elle était le lien qui lui rendait possible de représenter dans son corps le corps de l'Eglise à laquelle elle se trouvait par là si étroitement unie qu'elle en pouvait pénétrer sans obstacle toutes les parties. Mais cette obéissance reposait sur la foi dont la lumière lui faisait voir dans le prêtre et le confesseur le représentant de Dieu : et sa foi était d'autant plus puissante et plus méritoire qu'elle voyait plus clairement dans le prêtre les défauts et les faiblesses de l'homme. Cependant le don de contemplation ne paraissait octroyé à Anne Catherine dans une telle plénitude que pour qu'elle menât aussi parfaitement que possible une vie de foi, afin de prouver par là à tous les temps que les vrais privilégiés de Dieu, quelque extraordinaires que soient leurs dons, quelque insolite que soit la tâche dont ils sont chargés, ne connaissent pas d'autre loi ni de direction plus élevée que la règle de la foi, telle que la pose l'Eglise infaillible, colonne et fondement de la vérité. La mystique vraie et pure n'a sa racine et sa vie dans aucun autre terrain que celui de la discipline ecclésiastique, du culte divin, des sacrements, des pratiques et des usages de l'Eglise, des principes posés par les saints et les docteurs autorisés. Jamais elle n'admet une transgression ou une dispense à l'égard des commandements de Dieu et de l'Eglise qui obligent tous les chrétiens sans exception ; elle n'admet pas davantage l'omission d'un devoir sous le prétexte mensonger qu'une vie spirituelle d'un ordre transcendant n'est pas rigoureusement liée par toutes les lois et tous les règlements de l'Eglise. Dieu maintient strictement ces barrières pour ceux qu'il a choisis entre tous, tandis que la fausse mystique ou la prétention mensongère à des grâces extraordinaires ne tarde pas à les renverser : aussi peut-on, en toute assurance, voir un signe infaillible d'imposture ou d'illusion chez toute personne soi-disant favorisée de dons ou de lumières particulières qui se met au-dessus de la moindre règle de la discipline de l'Eglise, ne fût-ce qu'une rubrique de la liturgie.
11. Quand le P. Limberg prit en main la direction spirituelle d'Anne Catherine, il s'était approprié, comme principale règle de conduite, l'opinion de l'abbé Lambert, suivant laquelle il fallait tenir secret autant que possible tout ce qui se passait d'extraordinaire chez la malade et qualifier ses visions de pures rêveries afin de la maintenir par là dans l'humilité. Il était naturellement d'un esprit si scrupuleux et si facile à troubler que ce ne fut qu'après des années, après avoir vu fréquemment les choses les plus frappantes et les plus émouvantes, qu'il put arriver à apprécier équitablement, sans soupçon et sans méfiance, les dons départis à sa fille spirituelle. Après l'avoir dirigée pendant sept ans et avoir reçu des preuves. innombrables de son obéissance, de sa véracité et de sa candeur, il lui arrivait encore de tomber dans le doute quant à la réalité et d l'origine de tout ce qu'il voyait en elle. Voici un incident raconté par lui-même eu ces termes :
« Je disais mon bréviaire pendant que la malade était en prière extatique, les yeux fermés. Il y avait bien une heure que cela durait lorsque je finis mon bréviaire. Alors les doutes du professeur B. se présentèrent à mon esprit et une idée me vint, je ne sais comment. Je me souvins que l'abbé Lambert dans sa messe d'aujourd'hui avait consacré deux hosties, afin d'en réserver une pour donner la communion à la malade le jour suivant. Ne serait-il pas permis, me dis-je en moi-même, de la mettre encore une fois à l'épreuve, ne faisant cela ni par vaine curiosité, ni à mauvaise intention ? J'allai donc prendre l'hostie consacrée, je la mis dans un corporal autour duquel j'enveloppai une étole et je la portai chez la malade. Lorsque j'entrai dans la chambre, elle était encore en prière et dans la même position qu'avant : mais je n'eus pas plus tôt mis le pied sur le seuil qu'elle se releva à la hâte et avec un grand effort, tendit les bras et tomba sur ses genoux en adoration. , « Qu'avez-vous ?» lui demandai-je, mais elle s'écria : « Ah ! mon seigneur Jésus vient à moi avec le tabernacle.» Je la laissai adorer le saint Sacrement pendant quelque temps, puis je le remportai.»
La première fois qu'il avait trouvé Anne Catherine en extase et qu'à son réveil il lui avait demandé des explications à ce sujet, cela l'avait jetée dans une grande confusion ; elle l'avait supplié en rougissant de ne la trahir vis-à-vis de personne. Il lui était arrivé comme à la bienheureuse Marie Bagnesi (note) avec laquelle elle a en général une ressemblance tout à fait surprenante : car Marie aussi, ayant été trouvée une fois ravie hors d'elle-même et élevée au dessus de terre, fut saisit d'un tel effroi, quand elle revint à elle, qu'elle cacha son visage dans ses mains comme eût fait un enfant pris en faute et n'osa plus lever les yeux sur ceux qui avaient été témoins de son extase.
(note) La vie de Marie Bagnesi, née à Florence en 1514, a été écrite par son confesseur et se trouve dans les Acta SS. , tom. VI, mensis maii.
Le P. Limberg avait si peu l'intelligence de cet état, que, s'il trouvait Anne Catherine absorbée dans un de ses travaux en esprit où elle secourait le prochain et souffrait pour lui, il cherchait à la faire revenir à elle en la secouant bien fort : car il croyait alors» qu'elle avait le délire.» Ainsi, en août 1814, elle avait à secourir une personne phtisique, non-seulement en prenant sa maladie pour elle-même, mais encore par d'autres souffrances expiatoires, afin de lui obtenir la patience et la grâce d'une bonne mort. Limberg la trouva un jour poussant des gémissements plaintifs comme si elle eût été agonisante et il la secoua de côté et d'autre par les épaules jusqu'à ce qu'elle fût revenue à elle : alors elle lui répondit tranquillement : « J'étais près de la malade et à mon retour, je me suis trouvée si faible qu'il m'a fallu monter l'escalier en pierre (note) en me traînant sur les genoux. Cela m'a donné une peine incroyable, et je sens de grandes douleurs aux genoux.»
Quoique les genoux fussent couverts d'ampoules et que les douleurs eussent duré plusieurs jours, Limberg traita tout cela de rêverie jusqu'au moment où la phtisique, qui était sa propre soeur, s'adressa directement à Anne Catherine, désirant que la mort qu'elle savait inévitable, la trouvait près de la servante de Dieu et sous la protection de ses prières.
(note) Le 23 novembre 1813, Anne Catherine avait été transportée de son logement chez la veuve Roters, dans la maison du maître boulanger et brasseur Limberg, frère de son confesseur. Elle y logeait au premier étage, sur le derrière. Sa chambre avait vue sur le jardin et sur l'église de son ancien couvent. L'abbé Lambert était aussi venu loger dans cette maison avec elle.
Alors le P. Limberg la fit transporter dans la chambre d'Anne Catherine, chez laquelle se manifestèrent aussitôt tous les symptômes et toutes les souffrances de la phtisie la plus intense. Elle fut prise d'une soif ardente accompagnée d'élancements si violents dans le côté droit que la douleur la fit tomber sans connaissance lorsque sa soeur voulut la retirer du lit. Quant à la phtisique elle-même, elle se trouva soulagée et consolée, car l’assistance s'étendit aussi à son âme. Voici ce que rapporte Wesener à ce sujet :
« La soeur Emmerich me raconta qu'elle avait eu une nuit très-pénible et très-agitée. Elle avait été injuriée, raillée et même poussée et frappée par diverses personnes. Il y avait spécialement quelques enfants qui tombaient sur elle, la battaient et la maltraitaient, en sorte qu'il lui fallait se défendre contre eux des deux mains et que pourtant elle ne pouvait s'en délivrer. M. Limberg qui veillait dans la chambre auprès de sa soeur phtisique vit les gestes qu'Anne Catherine faisait comme pour se défendre et la prit par le bras pour la retenir. Alors elle revint à elle et vit M. Limberg près d'elle, mais malgré cela, elle avait toujours devant les yeux ces enfants qui la tourmentaient et elle se plaignit à moi de souffrir encore partout où ces enfants l’avaient heurtée et frappée. Une fois ces mêmes enfants voulurent aussi la forcer à manger et lui mirent des mets devant la bouche, si bien que toute la matinée elle en conserva le goût sans pouvoir s'en débarrasser.»
Ces tourments se rapportaient aux soupçons répréhensibles que la mourante avait longtemps nourris antérieurement et qu'elle avait communiqués à d'autres personnes, touchant le jeûne continuel d'Anne Catherine qu'elle traitait de fourberie et d'illusion. Anne Catherine expiait cette faute à sa place en souffrant patiemment les mauvais traitements indiqués plus haut et elle lui obtint par là la grâce d'un sincère repentir et d'une bonne mort.
Le Père Limberg fut bien obligé de reconnaître que tout cela n'était pas une pure rêverie ; pourtant, après comme avant, son esprit resta fermé à l’intelligence de l'état contemplatif, ainsi qu'on peut en juger par le fait suivant. La veille et le jour de l’Assomption, Anne Catherine eut à contempler presque sans interruption la mort de la sainte Vierge avec toutes les circonstances qui l'accompagnaient. Etant en extase, elle parla de ces visions d'une façon si claire et si animée que le Père Limberg lui-même fut forcé de reconnaître qu'il n'y avait pas là l’ombre de délire. Il prit alors un petit tableau à l'huile représentant la mort de Marie et le tint à quelque distance devant les yeux fermés d'Anne Catherine. Tout à coup le corps raidi de la malade se pencha vers le tableau ; elle courba la tète et finit par le prendre dans ses mains, puis elle fit cette allusion à saint Pierre qui y était représenté : « Ah ! cet homme à la barbe blanche est un bien excellent homme !» Elle retomba ensuite en arrière et Limberg plaça le tableau contre ses mains qui étaient croisées sur sa poitrine. liant revenue à elle, elle répondit ainsi à ses questions
« Je voyais la Mère de Dieu mourante, entourée des apôtres et des personnes de sa famille, et je me suis pendant longtemps réjouie à cette vue ; alors la chambre avec tout ce qui était dedans m'a été posée sur les mains. Cela m'a causé un plaisir inexprimable, mais en même temps je m'étonnais beaucoup de pouvoir porter toute cette chambre sur mes mains, sur quoi il me fut dit intérieurement : « Il n'y a là que pure vertu et c'est léger comme de la plume.» Dans la nuit précédente, j'ai eu aussi, presque sans interruption, des visions relatives à la mort de Marie. J'étais en voyage pour aller à Jérusalem et cela dans un état tout à fait singulier, car j'étais couchée, sans dormir ni rêver ; j'avais les yeux ouverts, je voyais les objets qui sont dans ma chambre et pourtant cela ne me dérangeait pas dans mon voyage, ni dans ma contemplation, et ne m’empêchait pas d'avoir la perception de tout ce qui était sur la route.
12. Le Père Limberg avait coutume de traiter Anne Catherine comme une religieuse ordinaire ; il lui parlait brièvement et sévèrement et c'était précisément ce qu’elle-même appréciait le plus en lui. Il était déjà son confesseur depuis deux ans, lorsqu'un jour Wesener la trouva toute en pleurs et, lui ayant demandé la cause de cette tristesse, en reçut cette réponse : « Je crains que ma pleine et entière confiance en Dieu, mon seul protecteur, ne se soit amoindrie ; car, maintenant qu'il me faut rester couchée sans pouvoir m'aider en rien, tout m'afflige. Auparavant j'avais une si ferme confiance en Dieu qu'aucune souffrance ne me troublait, quelque violente qu'elle peut être ; à présent je suis tout attristée par le projet qu'a mon confesseur de chercher une autre position, car je l'apprécie extrêmement et je le préfère à tout autre à cause de sa sévérité salutaire.»
Quelques années plus tard, elle dit encore devant Wesener qu'elle sentait bien combien la sévérité de son confesseur lui était profitable et que rien ne lui ferait plus de peine que de le voir se relâcher de cette sévérité.
Quant à la manière dont elle était traitée par lui, nous pouvons mentionner ici le fait suivant qui est très-caractéristique : « Un soir, dit Wesener, je trouvai la soeur Emmerich semblable à une mourante. Son pouls était si petit et si faible et elle-même dans un tel état de prostration qu'elle pouvait à peine articuler une parole à voix basse. Je ne pus découvrir la cause de cette extrême faiblesse, cependant je lui fis prendre dix gouttes d'opium, et je la laissai dans le même état. Le lendemain, dans la matinée, je la trouvai toute changée ; elle avait repris de la gaieté et des forces, et, tout surpris d'un changement si subit et si frappant, je m'adressai à son confesseur qui était présent, pour savoir ce qui s'était passé ; sur quoi il me répondit : « Je l'ai trouvée ce matin dans un état encore plus misérable qu'hier au soir et, craignant qu'elle ne mourût, je lui ai donné le plus promptement possible la sainte communion. A peine avait-elle la sainte hostie dans la bouche que son visage, pâle comme celui d'une morte, s'est coloré et que son pouls s'est relevé. Elle est restée plus d'une heure plongée dans une profonde adoration. Cela m'a fait clairement reconnaître la cause de cette faiblesse extraordinaire : elle venait de ce que je lui avais interdit la sainte communion pendant deux jours, pour la punir de ne s'être pas laissé laver le dos avec de l'eau-de-vie chaude.»
Cet incident présente le tableau le plus vrai et le plus frappant de la pénible position où se trouvait Anne Catherine. Les lotions avec de l’eau-de-vie étaient pour elle un supplice, d'autant plus que la seule odeur de cet affreux liquide était intolérable pour elle. Cependant il fallait s'y prêter par obéissance, car le confesseur et le médecin l'exigeaient. Si elle était trop faible ou si l'étourdissement causé par les exhalaisons de l'eau-de-vie la rendaient incapable de se laver le dos elle-même, il lui fallait recourir à l'assistance de sa soeur, laquelle tenait si peu de compte du sentiment de pudeur incroyablement délicat de la malade que celle-ci souvent, pour éviter la confusion où cela la jetait, n'osait pas se mettre entre ses mains : Il en avait été ainsi dans le cas présent. Le mercredi d'avant, le confesseur avait découvert qu'Anne Catherine s'était lavée elle-même avec de l'eau-de-vie et avait décliné les services de sa soeur. Pour la punir de ce refus, il l'avait privée de la communion le jeudi et le vendredi, et il l'eût fait plus longtemps si l'état où il l'avait trouvée le samedi ne lui eût fait craindre qu'elle ne mourût. Le lecteur appréciera facilement de quelle utilité pouvaient être dans un cas semblable les dix gouttes d'opium données à Anne Catherine. Mais quand ces choses et d'autres semblables lui arrivaient, elle avait coutume de les prendre comme une punition bien méritée, avec un profond sentiment de sa culpabilité et sans jamais se permettre une excuse.
13. Son obéissance acquit par là une telle énergie que même ses facultés corporelles et ses sens obéissaient aussi ponctuellement à l'ordre du prêtre que la volonté elle-même, et en cela aussi il en était d'elle comme de Marie Bagnesi. Un jour que celle-ci, livrée à des tortures intolérables, ne pouvait plus se tenir en repos, mais se tordait en gémissant sur son lit de douleur, ses commensaux appelèrent son confesseur afin que la bénédiction sacerdotale lui rendît le calme. Il vint, la consola, et avant de se retirer, il lui donna sa bénédiction en disant : « Maintenant, soeur Marie, obéis et tiens-toi tranquille.» A l'instant elle devint immobile, resta ainsi, jusqu'au lendemain, dans la position où elle était couchée, et ne fit plus un mouvement jusqu'à ce que le confesseur fût revenu et eût retiré son ordre. Quant à Anne Catherine qui, comme Marie Bagnesi, était habituellement visitée par des souffrances plus grandes encore qu'à l'ordinaire à la fin de chaque année ecclésiastique, parce que, comme une fidèle servante, elle avait à corriger et à refaire avec un redoublement de fatigue les travaux omis ou mal faits dans la vigne du Seigneur par des serviteurs négligents, voici ce que rapporte Wesener à la date du 27 octobre 1815 :
« Elle fut très-malade toute la journée et tout son corps tremblait dans l'excès de la souffrance. Ce qui me parut le plus remarquable fut une surdité complète survenue depuis quelques jours et qui faisait que, même sans être en extase, elle n'entendait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle ne pouvait entendre que ce que son confesseur lui ordonnait en vertu de l'obéissance.
« En novembre, il survint une forte toux, laquelle augmenta bientôt à tel point qu'il me fallut penser au moyen de la modérer. Je voulus réserver l'essence de musc jusqu'à la dernière extrémité : d'un autre côté l'opium me parut attaquer l'estomac : c'est pourquoi j'essayai d'une friction de camphre, mais cela ne fit qu'augmenter la toux. Je priai alors son confesseur de veiller près d'elle avec sa soeur. Le lendemain je trouvai la malade sans toux, ce que M. Limberg m'expliqua.» J'ai veillé, m'a-t-il dit, jusqu'à minuit près de la malade avec sa soeur. Elle toussait sans relâche et si violemment que je ne pouvais plus le supporter. Dans mon embarras, saisi de compassion, j'ai eu recours à un moyen de l'ordre spirituel et je lui ai ordonné, en vertu de l'obéissance, de ne plus tousser et de rester tranquille. A l'instant elle s'est affaissée sur elle-même comme sans connaissance ; elle n'a pas toussé une seule fois depuis ce moment et elle est restée tranquille jusqu'au matin.» La toux ne revint plus de toute la journée et ne reprit que le soir, mais assez faiblement.
« Le vendredi 10 novembre, ses stigmates lui occasionnèrent toute la journée de si affreuses douleurs que nous en étions tout bouleversés. Ses mains et ses doigts étaient d'une pâleur livide et recourbés vers l'intérieur. Elle-même tremblait de tout son corps et était étendue sans connaissance, semblable à une morte. Tout à coup elle soupirai et dit : « Ah ! si je pouvais sortir d'ici ! Si je pouvais être devant le Saint Sacrement pour y prier !» sur quoi M. Limberg répondit : « Faites seulement cela, vous serez délivrée !» Ces paroles de son confesseur dites presque au hasard et d'ailleurs fort peu claires ne donnèrent pas de force à la patiente, qui dit alors
« Puis-je le faire ? Dois-je le faire ?» Je priai le confesseur de lui en donner la force au moyen de l'obéissance. Il le fit et à l'instant elle se releva sur ses genoux et commença à prier les bras étendus. La vue de cette femme agenouillée, faible jusqu'à en mourir, avait réellement quelque chose d'effrayant et, comme nous craignions que cet effort n'empirât encore son état, le confesseur, au bout de quelque temps, lui commanda de se recoucher. Aussitôt elle retomba sur elle-même comme un drap mouillé et quand un peu plus tard, elle revint à elle, elle dit qu'elle sentait l'intérieur de son corps comme mort. On lui mit sur la poitrine un cataplasme trempé d'eau-de-vie très chaude, et le soir, à dix heures, je lui fis donner huit gouttes d'essence de musc.»
Son désir de recevoir le Saint-Sacrement aussi bien que son profond respect devant lui s'exprima dans d'autres occasions de la manière la plus touchante. Ainsi un jour elle fut enflammée d'un si grand désir de cet adorable sacrement qu'involontairement elle fut transportée. en esprit à l'Eglise. Elle se trouva agenouillée devant le tabernacle et comme étant sur le point de l'ouvrir pour se donner à elle-même la communion. Alors elle fut saisie d'une terreur indicible à la pensée de cet acte illicite, si bien qu'elle revint à elle, et, dans son angoisse, pria son confesseur, qui était là, de lui permettre de se confesser, afin de recevoir l'absolution. Il voulut l'en dissuader comme s'il ne s'était agi que d'un simple rêve, mais il ne put la calmer qu'à grand'peine, car elle se sentait sûre de n'avoir pas rêvé, mais de s'être trouvée réellement et en personne devant le tabernacle, quoiqu'en esprit.
Pendant l'octave de la Toussaint, son confesseur ayant fait une absence de quelques jours, elle n'osa pas recevoir la sainte communion sans y être autorisée par lui, parce qu'elle craignait d'avoir commis un péché en se mettant en colère contre sa soeur. Par suite de la douleur qu'elle en ressentit et de la privation du sacrement, elle devint, suivant les paroles de Wesener, « si faible et si misérable, son pouls si petit et d'une telle ténuité qu'on ne doutait pas de sa mort prochaine.» Mais, après le retour de Limberg, s'étant confessée et ayant reçu le corps du Seigneur, cela lui rendit si bien ses forces que, le lendemain, Wesener la trouva bien portante et de bonne humeur.
14. Ce n'était pourtant pas seulement dans les choses de la vie spirituelle qu'Anne Catherine se soumettait passivement à ce que disait son confesseur, mais elle cherchait en tout, sans aucune exception, à régler sa conduite suivant ce qu'il permettait ou défendait. Son désir de vivre dans l'obéissance, avait pris d'autant plus de force, depuis son expulsion du couvent, que les circonstances extérieures lui rendaient plus difficile une vie réglée conformément aux voeux de religion. Elle voulait se soumettre pour l'amour de Dieu à toute créature : c'est pourquoi elle s'appliquait avec une sagacité et une persévérance étonnantes à sacrifier sa volonté propre dans toutes les occurrences de la vie de chaque jour. L'abandon complet à Dieu de toutes les puissances du corps et de l'âme que, sous l'impulsion du Saint-Esprit, elle renouvelait sans cesse avec la plus vive ferveur, n’était pas seulement pour elle une prière enflammée ou un ardent acte d'amour, mais c'était un fait, une réalité dans sa vie, car à chaque instant il se présentait des occasions de mettre cet abandon en action d'une manière héroïque par la souffrance et par le renoncement, par la patience et par la douceur. Son extrême humilité et son constant oubli d'elle-même avaient habitué son entourage à ne pas la considérer comme une malade qui eût besoin de soins particuliers : car, de même que, dans son enfance, elle n'avait jamais pris ses visions et son état de souffrance comme prétexte pour se dispenser d'un travail pénible ou pour s'élever au-dessus des exigences gênantes de sa modeste condition, de même sa position actuelle n'apportait aucun changement dans sa manière de vivre accoutumée. Elle était restée aussi simple, aussi serviable, aussi laborieuse qu'auparavant et il ne lui vint jamais dans l'esprit qu'elle pût prétendre à des égards particuliers. Comme elle ne pouvait plus sans assistance étrangère gouverner le ménage de l'abbé Lambert, elle avait pris avec elle, comme aide, sa soeur cadette Gertrude ; mais celle-ci était si inexpérimentée qu'Anne Catherine, sans pouvoir quitter son lit, était obligée de lui enseigner tous les travaux propres aux femmes, y compris la cuisine, et de préparer elle-même chaque mets de manière à ce que le vieillard infirme pût en manger. Elle faisait cela, malgré toutes ses souffrances et malgré sa répugnance presque insurmontable pour l'odeur des aliments, comme une chose qui s'entendait de soi-même, et elle s'y prêtait de si bon coeur que tout l'entourage prit l'habitude de se faire rendre toute espèce de services par cette pauvre malade, dont la bouche ne manifestait jamais le désir du moindre soin ou de la moindre assistance pour elle-même. La victoire sur elle-même et le renoncement étaient tellement devenus sa nature que la joie de servir les autres semblait tout remplacer pour elle. En outre, dès le premier jour, sa soeur la considéra et la traita comme une personne qui ne restait toujours couchée que pour suivre sa fantaisie et par amour de ses aises, qui, d'ailleurs, aurait bien pu manger si elle avait voulu prendre un peu plus sur elle. On peut se figurer ce qu'elle eut à endurer par suite d'une telle manière de juger son état. Il est plus facile de supporter avec résignation de grandes souffrances et de grandes tribulations dont la cause reste cachée aux yeux des autres, ou de conserver la patience et la sérénité de l’âme au milieu de douleurs corporelles incessantes que d'accueillir en silence avec une douceur, une bonté et une aménité inaltérables, avec une bienveillance toujours la même, les témoignages répétés tous les jours, pour ne pas dire à toute heure, d'une dureté sans ménagement et les explosions d'une irritabilité provoquante, sans être jamais l'objet de ces petites attentions et de ces soins coûtant si peu qui, pour la pauvre religieuse couchée sur son lit de douleurs, eussent été un bienfait inappréciable. Elle-même ne demandait jamais rien : mais à chaque moment elle acquérait le mérite d'un renoncement plein de mansuétude, mérite d'autant plus grand devant Dieu que l'effort par lequel il était conquis échappait aux yeux des hommes.
Wesener donne les détails suivants sur ce qu'il vit pendant la première année de ses rapports avec Anne Catherine :
« La soeur d'Anne Catherine a un caractère qui est à la fois plein de faiblesse et de dureté et elle donne souvent les plus grands ennuis à la malade aussi bien qu'à moi. Elle a très-peu d'affection pour la malade et de plus aucune déférence : pendant des journées entières, elle ne lui donne pas une goutte d'eau et encore moins quelque autre chose. S'il y avait de la fourberie en jeu, cette soeur serait certainement la première à la dénoncer : j'ai eu un jour l'occasion de parler à la malade de la manière dont sa soeur se comportait et elle n'a pu s'empêcher d'avouer que celle-ci serait la première à témoigner contre elle, si elle faisait le moindre acte d'hypocrisie ; car elle ne la traite pas en soeur, mais en ennemie, parce qu'elle ne peut endurer ni un avis sur ses défauts, ni une prière de s'en corriger. Je dois avouer que je ne serais pas de force à supporter l'esprit de contradiction et l'humeur fantasque de cette soeur si inférieure à son aînée. La malade est obligée de se donner la peine de l'aider dans tous ses travaux, et je l'ai vue souvent moi-même préparer sur son lit certains mets où il entrait du lait, de la farine et des œufs. C'est là ce qui l'a fait soupçonner d'imposture par beaucoup de gens méfiants. L'abbé Lambert était souvent si attristé de tout cela qu'il voulait empêcher la malade de s'occuper ainsi de travaux de cuisine : mais il fallait qu'elle s'en mêlât pour que ce vieillard infirme pût avoir ce qui lui était nécessaire. Or ce travail était pour elle un vrai supplice, car elle pouvait à peine supporter l'odeur des mets. Ainsi je la trouvai une fois prise d'une toux convulsive parce que sa soeur qui avait retiré du four du pain blanc fraîchement cuit était venue près du lit de la malade, ayant ses vêtements encore imprégnés de l'odeur du pain chaud. Elle était du reste presque toujours prise d'une toux de ce genre quand sa sœur laissait la porte de la chambre ouverte et que l'odeur des mets y arrivait de la cuisine. Dans une visite du matin je la trouvai une fois très-affaiblie. Elle avait eu toute la nuit des accès de toux convulsive parce que sa soeur avait soufflé une bougie devant son lit sans éteindre la mèche fumante. La fumée qui s'en était dégagée avait été cause de cette toux qui n'avait pu se calmer de toute la nuit.»
Six ans plus tard, Clément Brentano racontait ainsi ce que lui-même avait vu :
« La soeur de la malade était une des plus grandes croix qu'elle eut à endurer. Elle la subissait avec une douleur indicible et avait pour elle la plus grande compassion. Cette soeur avait un caractère très-malheureux ; mais Anne Catherine travaillait jour et nuit par la souffrance, la prière et la patience, à obtenir de Dieu son changement moral.
Elle était très-bornée, sans discernement, sans aucune douceur, colère, entêtée ; en sorte qu'elle ne pouvait supporter ni le moindre avis, ni la moindre observation. La malade, dans son état d'abandon et sans cesse privée de l'usage de ses sens, était livrée jour et nuit à la dureté inintelligente et impitoyable de cette soeur ; en outre, grâce au don terrible de lire dans les coeurs, elle avait le sentiment de l'état intérieur de sa soeur, ce qui était extrêmement douloureux pour elle. Elle a beaucoup souffert et prié pour cette soeur, si bien que celle-ci, après la mort d'Anne Catherine, est devenue une tout autre personne.»
15. Anne Catherine avait à endurer un supplice d'un genre tout particulier de la part de sa soeur qui avait la manie de vouloir la faire manger. Toutes les fois qu'elle avait à souffrir pour des mourants qui s'étaient rendus gravement coupables d'intempérance et n'en avaient pas fait pénitence, ses peines expiatoires avaient ce caractère qu'elle prenait sur elle les diverses suites physiques et morales de ce vice et qu'elle avait à les combattre en elle-même par la mortification et la patience, prenant la place de ces malheureux pécheurs d'habitude pour leur conquérir la possibilité de bien mourir. Tantôt elle était poursuivie par une odeur si forte d'aliments et de plats recherchés que l'excès du dégoût lui ôtait toute espèce de force, tantôt elle était assaillie d'une envie de manger irrésistible qu'elle avait la plus grande peine à dompter, tantôt elle éprouvait le déplaisir et la vive irritation d'une personne sensuelle qui ne peut satisfaire un désir insurmontable de friandises ; tantôt elle mourait de soif et, si elle essayait de boire, il s'ensuivait un étranglement et des efforts pour vomir qui semblaient devoir aboutir à la mort ; tantôt enfin, elle goûtait en réalité de quelque aliment et il en résultait des tortures auxquelles l'assistance spéciale de Dieu l’empêchait seule de succomber. C'était sa soeur qui, par indifférence et par sottise, la forçait à manger, quand, absorbée dans un travail fait en esprit, elle ne savait pas ce qui se passait autour d'elle ; cependant c'était moins encore par suite de cette ignorance et de la privation de l’usage de ses sens qu'elle acceptait de la nourriture que par un excès d'obéissance. Le Père Limberg voulait qu'elle ne rejetât aucun des services que pouvait lui rendre sa soeur ; de là venait qu'elle se soumettait passivement chaque fois que ladite soeur s'approchait d'elle en lui parlant du ton du commandement et lui présentait à manger. Wesener a noté plusieurs cas de ce genre parmi lesquels nous avons choisi ceux qui suivent :
« 30 mai 1814. J'ai trouvé la malade dans un triste état et sans sentiment. Je soupçonnai que sa soeur, très-entêtée et en même temps très-grossière, lui avait donné quelque ennui. Il en était ainsi. Le Père Limberg me raconta que cette soeur lui avait fait prendre une tasse de choucroute ; ce ne fut que la nuit suivante qu'elle put la vomir avec des douleurs excessives.
« 2 septembre. Je trouvai la malade dans un état misérable. Elle finit par vomir, mais après cela elle fut si mal que nous l'aurions crue morte si le pouls, quoique bien faible, n'eût pas encore trahi une étincelle de vie. En vomissant, elle avait rendu quelques petits brins de viande, ce dont sa soeur nous donna l'explication en disant : « J'ai fait cuire un ragoût pour l'abbé Lambert et je l'ai donné à goûter à la malade. Mais il faut qu'elle n'ait pas bien eu sa connaissance puisqu'en goûtant, elle a avalé quelque chose.»
« 29 octobre. Je la trouvai le soir malade à la mort. Elle avait un mal de coeur effrayant avec des étranglements et des vomissements convulsifs. Cela avait déjà commencé vers midi. Je m'informai de la cause de ce triste état et j'appris que le matin, pendant la grand'messe, dans un moment où elle n'avait pas bien l'usage de ses sens, sa soeur lui avait présenté de la salade arrosée d'une sauce acide pour qu'elle y goûtât. Elle vomit quelques brins de salade et des mucosités : mais je ne pus parvenir à calmer ses terribles nausées ni à arrêter les vomissements. Je fis veiller la nuit auprès d'elle. Le lendemain matin, je la trouvai en vie, mais c'était tout. Toute la nuit elle avait lutté contre la mort et ce fut le matin seulement que la sainte communion arrêta les vomissements et lui procura un peu de repos. A midi tout était de nouveau comme avant. La malade éprouvait une soif ardente, elle avait des douleurs terribles dans le corps et dans le cou, et une gorgée d'eau renouvela les nausées et les vomissements. Je lui donnai six gouttes d'essence de musc sans beaucoup de succès : c'est pourquoi je réitérai la dose le soir. Elle se sentait comme rouée et se faisait de grands reproches pour avoir goûté la salade. Je pus pourtant la tranquilliser à cet égard : car ce n'était pas à elle, dans l'état d'absorption où elle se trouvait, mais à l'incroyable manque de ménagements de sa soeur qu'il fallait imputer tout cela.
« 9 mai 1845. J'ai trouvé la malade faible à en mourir. M. Limberg et sa soeur qui avaient veillé près d'elle pendant la nuit, avaient craint plusieurs fois de la voir expirer entre leurs mains, parce qu'avec l'étranglement le plus violent, elle ne pouvait pas arriver à vomir. Le matin, après avoir reçu la communion, elle devint un peu plus calme, cependant je remarquai en elle un effort violent et convulsif comme pour avaler quelque chose. A la fin elle vomit un liquide de couleur brunâtre dans lequel nous reconnûmes la cause de ses souffrances. Son frère aîné l'avait visitée le jour précédent et il lui avait présenté de la bière dont elle avait avalé quelques gouttes, ayant l'esprit absent.»
Dans de semblables occasions, Anne Catherine ne laissait jamais échapper une plainte contre sa soeur : bien plus, elle n'avait pas même un premier mouvement de colère contre l'incurie si peu charitable qui lui préparait de telles souffrances : elle ne s'en prenait qu'à elle-même comme si son imprudence eût été la cause de tout le mal. Mais quand elle voyait combien sa soeur était sourde aux exhortations les plus affectueuses, combien peu de peine elle se donnait pour remplir consciencieusement les devoirs de son état, avec quelle obstination elle refusait toujours d'avouer une faute et de se corriger d'un défaut, Anne Catherine tombait dans une tristesse indicible, surtout lorsque cette soeur, qui se tenait pour une personne pieuse et craignant Dieu, s'approchait des sacrements. A ce propos, Wesener rapporte ce qui suit, le 26 septembre 1815 : « J'ai trouvé la malade toute triste, et comme je lui en demandai la cause, elle m'a dit : « Je suis prête à souffrir patiemment toute espèce de peine, car je suis dans ce monde pour souffrir et je sais même pourquoi j'ai à souffrir, mais la pensée et je pourrais dire la conviction que ma pauvre soeur devient près de moi plutôt pire que meilleure me fait trembler.» Je cherchai à la consoler en lui disant que certainement Dieu ne permettrait pas que sa soeur se perdit, qu'assurément elle changerait, mais que présentement il fallait peut-être qu'elle fût l'instrument destiné à la rendre plus parfaite. Je parvins par là à la calmer.» 16. Ce qui aggravait encore la situation d'Anne Catherine, c'est que, dans ses rapports avec cette soeur, l'assistance de ses amis ecclésiastiques lui faisait défaut : L'abbé Lambert était trop débonnaire et possédait trop peu la langue allemande ; le Père Limberg était d'un naturel trop timide pour pouvoir maîtriser ce caractère intraitable ; Overberg voyait là une pierre de touche et un instrument à l'aide duquel Dieu voulait purger de toute imperfection l'âme d'Anne Catherine. Elle n'avait de ce côté ni consolation, ni garantie : elle aurait eu besoin d'un arbitre entre elle et Gertrude, qui ne lui épargnât pas à elle-même les réprimandes, si, comme le lui reprochait sans cesse sa soeur, elle se laissait aller à l'irritation et à l'emportement. Mais son humilité ne lui permettait pas d'être juge dans sa propre cause : c'est pourquoi elle pria Overberg de confier cette fonction d'arbitre au docteur Wesener qui connaissait aussi exactement que possible tous ses rapports domestiques et qui était en mesura de dire la vérité à toutes les deux. Elle ne cessa pas non plus de supplier Wesener jusqu'à ce qu'il consentit à se charger de cet office charitable, mais il ne tarda pas à reconnaître quel labeur ingrat il s'était laissé imposer. « Un jour, dit-il dans son journal, qu'avec beaucoup de douceur et de ménagement, je faisais des représentations à cette soeur sur sa méchante humeur, sa désobéissance et son caractère acariâtre, elle se montra surprise et choquée, déclarant qu'elle était ainsi faite et qu'elle n'y voyait pas grand mal. Alors je lui citai des faits, mais inutilement ; bien plus elle triomphait quand elle voyait la malade s'indigner à trop juste titre.»
Anne Catherine de son côté prit tellement au sérieux l'office dont le médecin s'était chargé quelle s'accusait devant lui en pleurant chaque fois qu'elle craignait de s'être emportée. Au bout de quelques mois Wesener écrivit à Overberg :
« Si cela dépendait de moi, j'aurais depuis longtemps chassé le mauvais esprit, c'est-à-dire la soeur de la malade : mais quand je veux en venir là, celle-ci me conjure au nom de Dieu de n'en rien faire ; elle seule, dit-elle, est responsable de tout cela parce que c'est une épreuve à laquelle elle est soumise : ainsi j'ai toujours les mains liées, autrement j'aurais depuis longtemps renvoyé cette soeur. Il faut pourtant que cela se fasse, à quelque prix que ce soit, car je crois qu'un ange même ne pourrait s'accommoder avec elle. Je ne mentionne ici qu'un exemple tout récent. Gertrude, pendant toute une matinée, avait été de très-mauvaise humeur vis-à-vis de la malade qui pourtant supportait sa méchanceté avec beaucoup de calme et de patience. Dans l’après-midi, Anne Catherine voulut raccommoder une chemise pour un pauvre et pria sa soeur de l'aider, lui montrant ce qu'il y avait à faire ; mais celle-ci prit le contre-pied et enleva un morceau en bon état au lieu de celui qui était endommagé. La malade le lui fit observer et prit elle-même les ciseaux pour lui préparer le travail. Là-dessus la soeur se montra si mécontente et si insolente qu'Anne Catherine retira vivement l'ouvrage, ce qui fit tomber les ciseaux par terre. Quel triomphe pour Gertrude ! Elle releva les ciseaux d'un air railleur et les rendit en donnant à entendre qu'Anne Catherine les lui avait jetés à la tête. Celle-ci en fut comme anéantie et malade à la mort jusqu'à ce qu'une confession faite avec un vif repentir et la sainte communion lui eussent rendu des forces. Les cas de ce genre ne sont pas rares. Il faut ici des conseils et de l'assistance, car l'abbé Lambert et le Père Limberg ne prennent aucune résolution et laissent toutes choses aller leur train.
Cette lettre et tous les efforts du médecin pour l'éloignement de Gertrude n'eurent aucun résultat, sans qu'il y eut de sa faute, ni de celle d’Overberg : car Anne Catherine n'osait pas se séparer de sa soeur sans l'ordre de son conducteur invisible, et elle la supporta ainsi durant six ans, jusqu'à ce qu'enfin, un an avant sa mort, l'ange l'autorisa à la congédier. IL y a un fait qui se reproduit presque sans exception dans la vie des personnes favorisées de grâces extraordinaires, c'est qu'elles sont placées par Dieu dans des circonstances qui deviennent pour elles une école de renoncement et de mortification spirituelle, et ou il leur faut conquérir les vertus qui leur content le plus dans une lutte incessante avec leur propre faiblesse.
Ainsi, pour ne citer qu'un seul exemple, nous trouvons Marie Bagnesi dans une situation semblable à celle d'Anne Catherine. Elle avait pour garde une personne qui exigeait d'elle avec une dureté insolente les plus humbles offices d'une servante. Cette femme avait été au service des parents de Marie et elle se croyait autorisée par là à se faire servir à son tour par leur fille. Si peu que Marie se trouvât en état de se mouvoir, elle lui ordonnait du ton le plus impérieux de s'occuper du ménage, de porter du bois et de l'eau et de préparer le repas. Elle-même allait faire des visites hors de la maison, et malheur à Marie si, à son retour, elle ne trouvait pas toutes choses arrangées à son gré ! C'étaient alors de sauvages explosions de colère contre lesquelles ne pouvaient rien les douces prières de la patiente qui, les mains jointes devant la poitrine, la suppliait de lui pardonner pour l'amour de Jésus. Mais, quand Marie était clouée sur son lit de malade par de violents accès de fièvre, par les douleurs de la pierre ou par d'autres cruelles souffrances, elle ne pouvait pas obtenir un verre d'eau de cette servante. Elle languissait alors dans l'excès de sa soif, si bien que des chats, qui avaient trouvé le moyen d'entrer dans sa chambre par la fenêtre, y apportaient dans leur compassion de la viande et du fromage, comme s'ils eussent voulu préparer une réfection pour la pauvre délaissée. Il n’en aurait coûté qu’un mot à Marie pour se délivrer de ce fardeau insupportable ; mais elle n'osait pas le dire, persuadée qu’elle ne pouvait trouver une meilleure occasion de pratiquer la douceur et la patience. Ces épreuves, qui se renouvelaient chaque jour sous les formes les plus diverses, étaient, pour Marie Bagnesi et pour Anne Catherine ce que sont pour le peuple laborieux des abeilles les bourgeons des arbres ou les fleurs des prairies ; car elles y trouvaient le miel dé l'ineffable onction spirituelle au moyen de laquelle elles répandaient la consolation, la lumière, l'édification et une sainte émotion dans les coeurs de tous ceux qui s'approchaient de leur lit de douleur. Elles expiaient ainsi les fautes des coeurs durs, des violents, des vindicatifs, des implacables, de ceux que l’impatience poussé au désespoir, et finissaient par obtenir pour les pécheurs d'habitude les plus endurcis la grâce trop souvent repoussée de la conversion. Elles amassaient ainsi l'inépuisable trésor de bienveillance cordiale, de bonté et de douceur infinies qui, comme un parfum plein de suavité, découlait de ces vases de la miséricorde de Dieu. C'était là qu'elles prenaient l'attrait irrésistible du langage avec lequel elles faisaient revivre la foi et l'amour de Dieu dans tant de cœurs où ils s’étaient éteints. Mais, chargées d’expier comme elles l'étaient, elles avaient à tirer le miel des chardons et des épines et la cire des pierres arides ; car, pour accomplir leur tâche, il leur fallait arroser les épines de leurs larmes comme d’une rosée et amollir là pierre par le feu de leurs souffrances. Sans doute tout ce qui se rattachait à leur vie extérieure était humble et vulgaire, sans toutefois l’être plus que les besoins des pauvres humains de haute ou de basse condition, savants ou illettrés, au secours desquels elles couraient, dont elles expiaient les offenses, pour le salut desquels elles luttaient ; puis devant Dieu, tout cela était grand, éclatant et magnifique comme la poussière de la terre, la sueur, la chaleur et la fatigue qu'a supportées le Fils de l'homme, comme la classe méprisée, profondément abaissée, des publicains et des pécheresses publiques avec lesquels il a frayé, comme l'humble condition des pécheurs galiléens parmi lesquels il a choisi ses apôtres. Car c'est lui-même qui, dans ces instruments qu'il s'est faits, opère et souffre, guérit et sauve ; c'est lui qui veille avec un soin jaloux à ce qu'ils embrassent l'état d'abaissement comme le sceau de leur élection.