Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -
XXXIV
CLÉMENT BRENTANO A DULMEN.
- L'INFLUENCE D'ANNE CATHERINE SUR SA VIE INTÉRIEURE.
1. Wesener a noté un entretien très-significatif qu’il eut avec Anne Catherine le 26 septembre 1815. Il la trouva très-attristée à cause d'une lotion d'eau-de-vie que sa soeur, sur l'ordre du confesseur, lui avait administrée sans aucun ménagement, et il chercha à la consoler en lui insinuant que Dieu se servait de cette soeur comme d'un instrument pour l'amener à la perfection et que, par conséquent, il ne permettrait pas que ladite soeur se perdit, malgré ses nombreux défauts. Il s'ensuivit un long entretien dans lequel Anne Catherine s'exprima ainsi
« J'ai toujours regardé l'assistance du prochain comme une vertu particulièrement agréable à Dieu ; dès ma plus tendre jeunesse, j'ai prié Dieu de me donner la force de servir mes semblables et de leur être utile. Je sais maintenant qu'il a exaucé cette prière. Mais j'ai encore une autre tache à remplir avant ma mort. Je dois encore révéler beaucoup de choses avant de mourir ; je sais et je sens bien que j'ai cela à faire, mais je ne le puis pas, et la raison principale est la crainte que ce que j'ai à dire ne m'attire des louanges. Je sens aussi très-bien que cette crainte est répréhensible ; je devrais communiquer ce que j'ai a dire en toute simplicité, pour l'amour de Dieu et de la vérité ; mais je ne suis pas encore arrivée au véritable point de vue ; je dois encore rester couchée jusqu'à ce que j'aie appris à me surmonter entièrement.» Wesener lui répondit qu'il ne pouvait croire que la prolongation, incompréhensible pour lui, de la vie d'Anne Catherine eût pour but unique sa personne même, c'est-à-dire l’accroissement de sa perfection personnelle, car autrement elle serait déjà en purgatoire ; alors elle reprit : « Plût à Dieu que j'y fusse ! Néanmoins il est certain que ce n'est pas pour moi seule qui je suis ici couchée sur un lit de douleurs ; et je sais pourquoi je souffre. Vous ne devez rien faire connaître sur moi avant ma mort. Ce que j'ai ne me vient pas de moi. Je ne suis qu'un outil dans la main du Seigneur. De même que je puis à ma volonté poser ici où là mon petit crucifix, il faut aussi que je trouve bon tout ce que Dieu veut et fait de moi, et que je le fasse avec joie. En réalité, je sais bien pourquoi je suis ici couchée, et la dernière nuit j'ai reçu de nouveau des informations à ce sujet. J'ai toujours demandé à Dieu, comme une grâce particulière, de souffrir, et, si c'est possible, de satisfaire pour ceux qui s'égarent par erreur et par faiblesse. Mais, comme cette ville et le couvent qui y existait m'ont accueillie, moi, pauvre fille de la campagne, que plusieurs couvents avaient déjà repoussée, je me suis tout particulièrement offerte pour Dulmen. J'ai eu la consolation de voir que Dieu a agréé ma prière ; j'ai déjà détourné de cette ville quelque chose dont elle était menacée et j'espère que je pourrai encore lui être utile par la suite.»
2. Trois années s'écoulèrent encore avant que se présentât pour Anne Catherine la possibilité matérielle de communiquer ses contemplations à quelqu'un qui pût employer ses forces et son temps à les rédiger. Ce devait être Clément Brentano, lequel, ne se doutant guère que sa personne, présente en esprit depuis des années à la pieuse voyante, était l'objet de ses prières et de ses souffrances expiatoires, fut conduit à Dulmen par une occasion toute fortuite. Sailer, alors professeur à Landshut, avec lequel Brentano entretenait une correspondance touchant les affaires de sa conscience, lui avait fait connaître son projet d'aller, pendant les vacances d'automne, à Munster et à Sondermuhlen, chez le comte Frédéric de Stolberg, et il l’avait engagé à se rendre de Berlin en Westphalie pour s'y rencontrer avec lui. Comme Sailer avait pour compagnon de voyage Christian Brentano, qui avait fait connaissance avec Anne Catherine l'année précédente et qui avait aussi intéressé à elle son frère Clément, celui-ci eut l'idée de profiter de sa rencontre avec Sailer pour faire une courte visite à Dulmen. A cela se bornaient les vues de Clément, et, en entreprenant ce voyage, rien n'était plus éloigné de sa pensée que de faire un séjour tant soit peu prolongé dans la petite ville de Dolmen, fort dénuée d'attrait pour lui. Sondermuhlen avait été désigné comme le lieu du rendez-vous ; mais, lorsque Clément y arriva, Sailer n'avait pas encore fait savoir quel jour il viendrait. Là-dessus, Brentano se décida à se rendre à Munster pour y voir Overberg, puis de là à Dulmen.
« Le jeudi 21 septembre 1818, dit son journal, j'arrivai à Dulmen vers dix heures. Wesener annonça ma visite à la soeur Emmerich, afin qu'elle ne s'en émut pas trop. Elle m'accueillit amicalement. Nous arrivâmes, en passant par une grange et par de vieux celliers, à l'escalier en pierre qui conduit chez elle. Nous frappâmes à la porte. Sa soeur, ouvrit, et nous entrâmes par la petite cuisine dans la pièce du fond où elle est couchée. Elle me salua et me dit d'un air aimable qu'on me reconnaissait à ma ressemblance avec mon frère. Son visage empreint de pureté et d'innocence excita en moi une joie intérieure, ainsi que la vivacité et l'aimable enjouement de sa conversation. Je ne trouvai ni dans sa physionomie, ni dans toute sa personne, aucune trace d'effort ou d'exaltation. Quand elle parle, ce n'est pas pour faire une leçon de morale ou un lourd sermon sur le renoncement ; son langage n'a point cette fadeur doucereuse qui rebute. Tout ce qu'elle dit est bref, simple, uni, mais plein de profondeur, plein de charité, plein de vie. Je fus tout de suite à mon aise ; je comprenais tout ; j'avais le sentiment de tout.»
Nous savons pourquoi il fut accueilli si promptement et si amicalement. Anne Catherine voyait enfin arriver près d'elle l'instrument depuis longtemps désiré au moyen duquel devaient être recueillies les communications que Dieu lui avait ordonné de faire ; mais il était encore, par rapport aux services qu'il devait rendre, ce que la souche de la forêt est à l'oeuvre de sculpture que l'art du maître doit en faire sortir. Par quels moyens Anne Catherine fixera-t-elle près d'elle cet étranger qui par ses tendances et ses instincts vit dans un monde tout différent ? Comment occupera-t-elle cet esprit encore plein d'agitation, n'obéissant qu'à ses impulsions et à ses caprices, lequel, après de longs et dangereux égarements, a commencé depuis quelques mois à peine à chercher la voie qui conduit au salut ? Au bout de quelques semaines, elle put déjà lui faire cet aveu
« Bien souvent je suis toute surprise de ce que j'en suis venue à vous parler avec tant de confiance et à vous communiquer bien des choses sur lesquelles je n'ai pas coutume de m'ouvrir avec d'autres personnes. Dès le premier moment, vous n'étiez pas un étranger pour moi ; je vous connaissais avant que vous vinssiez me voir. Souvent, dans les visions où des événements futurs de ma vie me sont indiqués, j'ai vu un homme d'un teint très-brun écrivant prés de moi : c'est pourquoi quand vous êtes entré pour la première fois dans ma chambre, je n'ai pu m'empêcher de me dire : « Ah ! le voilà !»
Clément, toutefois, n'avait alors d'autre pensée que de faire de la vie d'Anne Catherine le sujet d'une narration plutôt romanesque qu'historique.
« Je m'efforcerai, écrivait-il dans son journal, de noter pour moi ce que j'apprends de la malade ; j'ai l'espoir de devenir son biographe.»
Ses idées à ce sujet ne s'élevaient pas encore au-dessus d'un travail purement poétique, comme le prouvent son journal et les lettres qu'il écrivait à des amis éloignés pendant les premières semaines de son séjour à Dulmen.
« Elle parle (c'est ainsi qu'il célèbre les louanges d'Anne Catherine) comme une fleur des champs et comme un oiseau des bois dont le chant a un son merveilleusement profond et souvent même prophétique.» Tantôt elle est pour lui» l'amie merveilleuse, bienheureuse, aimable, digne d'être aimée, rustique, naïve, enjouée, malade à la mort, existant sans nourriture, vivant d'une vie surnaturelle.» Tantôt c'est» une âme pleine de sagesse, délicate, fraîche, chaste, éprouvée, complètement saine, et avec cela toute campagnarde. A qui, à chaque minute, le surprend par la ressemblance de caractère, de langage et de manières qu'il croit lui trouver avec une personne qui le touche de prés ; tantôt enfin il espère changer d'un seul coup toute sa position extérieure.
« Tout ici, dit-il, pourrait être remis en bon état au moyen d'une créature fidèle, intelligente et pieuse qui la déchargerait des soins domestiques et, assise prés de son lit, ce qui est le plus beau siège du monde, dirigerait le petit ménage et éloignerait tout ce qui peut troubler.»
3. Anne Catherine supporta avec une patience infinie cet homme dont toute la manière d'être formait un tel contraste avec la sienne ; elle le traita avec cette bonté attrayante qu'elle témoignait d'ailleurs aux plus pauvres et aux plus humbles de ceux qui s'approchaient de son lit ;
mais elle lui montra, en outre, une confiance pleine d'abandon dont il fut touché jusqu'au fond du coeur. Il se décida donc plus facilement à attendre, dans la localité fort peu attrayante pour lui de Dulmen, l’arrivée impatiemment désirée, mais retardée d'une semaine à l’autre, de Sailer et de son frère. La première impression que lui fit la petite ville est plaisamment décrite dans son journal.
« Cet endroit, dit-il, offre beaucoup de ces choses que peuvent goûter les âmes simples. C'est une petite ville agricole où il n'y a ni art, ni science, où l'on n'a nulle idée de la littérature, où l'on ne sait rien d'aucun poète, et où, le soir, on trait les vaches devant la porte de la plupart des maisons. Presque tous les habitants portent des sabots, y compris malheureusement les servants de messe. Les enfants courent dans la rue au-devant de tout passant qui a un peu d'apparence et lui font des baisemains. Maint pauvre promet à celui qui lui fait une aumône de faire pour lui le chemin de la croix dans la soirée avec ses enfants, et, en réalité, la veille des fêtes, ce chemin avec ses représentations de Jésus portant sa croix est toujours fréquenté par des familles en prière. Les travaux délicats du beau sexe consistent à cultiver les champs et les jardins, à préparer le lin, à le briser, à l'affiner, à le filer, à blanchir la toile, etc. ; même les filles de bourgeois aisés sont habillées comme les servantes le sont ailleurs. Dans tout l’endroit, on ne trouve pas un roman, et jusqu'à un certain point aussi la mode n'y existe pas ; chacun porte le vêtement qu'il a, jusqu'à ce qu'il tombe en lambeaux ; et, pourtant, il y a ici une grande route de poste, un hôtel de la poste et la résidence d'été d'un duc médiatisé de Croy-Dulmen lequel a une maison de trente personnes au moins. Avec tout cela, chacun parle des progrès inouïs qu'ont fait depuis dix ans le luxe et la corruption des moeurs.»
Mais la bienveillance amicale avec laquelle Anne Catherine, d'après le désir de son confesseur, le laissait chaque jour venir plusieurs fois prés de sa couche de malade et écoutait tout ce qu'il lui disait des incidents de sa vie et des choses qui l'intéressaient, le réconcilia de plus en plus avec les privations que lui imposait le séjour de Dulmen. Il vit, dans l'intérêt que prenait Anne Catherine à sa vie passée, la preuve irréfragable que maintenant elle était uniquement préoccupée de ce qui le touchait de plus près et de ce qu'il y avait de plus important pour lui. Cet homme, habitué à agir d'après ses premiers mouvements les plus irréfléchis, se trouva chaque jour plus fortement attiré par là ; mais, pendant que sa seule pensée était de prêter l'oreille» au chant prophétique d'un petit oiseau des bois, « Anne Catherine travaillait très sérieusement au progrès de son âme et cachait ses propres souffrances et ses sacrifices sous une profusion de douceur et de bonté afin de ne pas faire reculer ce novice dans la vie spirituelle. Toute sa manière d'agir, jusqu'à la plus simple parole, était dirigée avec le tact merveilleux qui la caractérisait vers un but unique, qui était de le réconcilier pleinement avec Dieu, et de renouveler à fond son intérieur par une soumission filiale à l’Eglise et par une pleine et sincère adhésion à la sainte foi catholique. Ses visions prophétiques ne lui semblaient devoir être réalisées que quand elle aurait amené l’étranger à courber son esprit sous le joug de l’obéissance aux préceptes divins et à adopter les prescriptions de la religion comme l'unique et suprême régle de toutes ses actions et de toutes ses pensées. Elle savait dire au moment opportun ce qui pouvait le mieux porter coup, et ainsi ses paroles tombaient comme des semences dans le coeur de Brentano où elles germaient et prenaient racine avant qu'il eût pu s'apercevoir qu'il s'agissait de quelque chose de bien autrement élevé qu'un butin poétique à recueillir ou que l'attrait de la nouveauté et de l'extraordinaire pour cette nature richement douée, mais blasée sur toutes les jouissances de l'art.
4. Cette direction donnée au pèlerin (note) pour le préparer graduellement à une intelligence plus profonde de la mission d'Anne Catherine et à la rédaction de ses visions est un fait décisif dans la vie de la servante de Dieu, et elle mérite d'autant plus d'être étudiée attentivement que la correspondance de Clément Brentano, incomplètement publiée, ne suffit pas pour donner une idée juste et claire de la manière dont les choses se passèrent. Il semblait n'avoir été conduit à Dulmen que par un enchaînement de circonstances fortuites ; mais Anne Catherine y reconnaissait la direction de la divine providence, et, au bout de quelque temps, elle éveilla dans le pèlerin lui-même le pressentiment que la prolongation involontaire de son séjour pouvait devenir d'une grande importance pour sa vie tout entière. Il est généralement difficile à l'homme de comprendre l'appel que Dieu lui adresse et de s'affranchir de ses penchants et de ses habitudes invétérés pour répondre à cet appel et pour accomplir la tâche qu'il lui assigne ; mais, d'un autre côté, il y avait dans la riche nature du pèlerin, avec sa vie passée si pleine de vicissitudes, bien des choses qui, à en juger humainement, devaient le faire paraître, malgré ses rares facultés, moins propre qu'un autre à remplir les vues de Dieu. Lors de son arrivée à Dulmen, il venait d'accomplir sa quarantième année, et il n'y avait que peu de temps qu'il avait donné suite à sa résolution de se réconcilier avec Dieu et avec l'Église, à laquelle il était devenu complètement étranger et qu'il connaissait encore assez mal.
(note) C'est ainsi que, plus tard, Clément Brentano fut nommé par Anne Catherine, et nous devons ici lui conserver cette désignation.
« Les formes du culte catholique, écrivait-il, peu de temps auparavant à un ami, sont devenues pour moi aussi inintelligibles et aussi déplaisantes que celles de la synagogue. Je sens que je ne suis pas heureux ; mais je sens aussi que si je cherche le repos de mon âme dans le christianisme catholique, je me trouverai dans une telle perplexité et dans un tel embarras que mon état sera encore pire qu'auparavant. Il y a à chaque pas mille choses qui me déconcertent quand je m'approche de l'Église catholique.» Au contraire, il se sentait tellement attiré par le cercle piétiste d'un pasteur protestant de Berlin qu'il disait : « L'Eglise de l'excellent H. . . m'a pour la première fois de ma vie fait ressentir l'impression d'une communauté. Il n'y a rien là qui me trouble ; tout, au contraire, m'attire. Quoique dans l'Église catholique il n'y ait plus rien pour moi qui me rattache intérieurement à elle, je ne vais pourtant pas chez H. . . par suite d'une certaine répugnance à me séparer d'elle entièrement.» Cette répugnance qu'il ne pouvait pas s'expliquer lui-même, l’empêchait encore de faire le dernier pas ; mais il avait bien montré combien large et profond était devenu l'abîme qui le séparait intérieurement de l’Eglise, en écrivant ces tristes paroles : « La transmission magique de l'esprit de Dieu par l'imposition des mains ne peut pas avoir plus de réalité à mes yeux que la dispensation du génie poétique par le couronnement du poeta laureatus, « et ailleurs : « Quel abîme entre la Cène du Seigneur et l'hostie dans notre ostensoir (1(note) Correspondance, t. I, p. 180, etc.
Dans une semblable disposition, il n'y avait pas de voix à laquelle l'oreille du pèlerin ne s'ouvrît plus facilement qu'à celle de la vérité. Il se plongeait dans les écrits de Jacob Boehme et de Saint-Martin ; il s'enthousiasmait pour la secte pseudo-mystique de Boos et de Gossner, où il voyait» la fidèle image des temps apostoliques et une manifestation très-redoutable pour le siège de Rome» ; il se laissait volontiers entraîner sur ces sortes de voies, et il en arrivait à proférer contre l'Eglise ces paroles pleines d'injustice et d'amertume
« Chez quels peuples la doctrine de Jésus s'est-elle le mieux manifestée ? chez les chrétiens purement papistes, chez les protestants, les réformés, les grecs, les mennonites, les herrnhutes ? où donc ? où donc ? Que chacun en juge comme il peut. Si l'on me dit que ce sont les catholiques qui sont dans le vrai, je demande pourquoi il faut leur retirer la Bible afin qu'ils restent catholiques ? Celui qui est dans le vrai, c'est Jésus ; lui seul est le médiateur ; entre lui et l'homme il n'y en a pas. L'unique connaissance qu'on puisse avoir de lui vient de sa doctrine, de la nature et du coeur humain en rapport avec celle-ci, et dans le rapport le plus immédiat. Je dois éviter tout ce qui me trouble et m'éloigne de lui en voulant m'amener maladroitement à lui. Quand on me crie d'une voir impérieuse» C'est ici, c'est ici qu'est la vraie voie ; tu dois faire telle et telle chose ; ainsi le veut la véritable Eglise !» cela me déconcerte, me jette dans la confusion et me met à la torture.»
Le pèlerin, il est vrai, poussé par l'inquiétude de son âme qui aspirait à la paix, s'était approché des sacrements ; mais, lors de son arrivée à Dulmen, les vues contraires à la foi n'étaient pas surmontées en lui. Il se trouvait dans un état de fermentation dont il ne put sortir en véritable converti que dans le voisinage d'Anne Catherine et sous l'influence de la bénédiction qui émanait d'elle.
5. Dans le temps où il était le plus profondément divisé d'avec l'Eglise, il s'était écrié une fois dans une aspiration involontaire vers le jour où il serait délivré de son trouble et de sa désolation intérieure : « J'ai besoin d'un supérieur qui m'attire à lui en me faisant respirer l'atmosphère divine de l'innocence et de la piété et qui me conduise comme un aveugle, car je ne puis pas me fier à moi-même.» Maintenant il sentait réellement le pouvoir irrésistible de cette atmosphère. Il voyait l'effrayante austérité de la vie de souffrances imposée à l'innocente pénitente jointe à l'humble simplicité d'un enfant vivant en Dieu, et, dans cet enfant, la magnificence de l'Eglise, la puissance et la vérité de la foi catholique se manifestaient chaque jour plus clairement aux yeux étonnés du pèlerin. Ce ne furent ni les visions, ni la communication des contemplations intérieures, ni l'attrait du surnaturel qui firent sur lui l'impression décisive dans ses rapports avec Anne Catherine, mais la vue de la sainteté, l'aspect d'une vie si parfaitement réglée d'après les principes de la foi et où se montrait à lui une copie, ou plutôt un si fidèle miroir de l'Eglise qu'il exprima bien des fois sa profonde émotion dans des paroles comme celles-ci :
« Un nouveau monde s'ouvre devant moi ! Combien la patiente est entièrement et parfaitement chrétienne. Maintenant, j'ai le pressentiment de ce qu'est l'Eglise !» Dès le huitième jour après son arrivée, il en était venu à écrire dans son journal
« J'ai quitté l'hôtel de la poste où j'étais descendu, et j'ai pris deux petites chambres dans la maison sur le derrière de laquelle elle loge. C'est une boulangerie et une auberge appartenant au frère de son confesseur. J'ai fait cela pour pouvoir l'observer plus souvent. Je resterai ici quinze jours au moins.
« Je serai bientôt au courant des arrangements extérieurs de sa vie ; avec une personne si complètement séparée du monde, il n'y a pas beaucoup de peine à se donner pour voir clair dans tout cela. Je noterai par écrit mes diverses impressions sur ce qui m'entoure ici, sans suivre un ordre déterminé, jusqu'à ce que je trouve un point de vue fixe d'où l'on puisse tout embrasser.
« La pauvre malade vit dans une grande détresse, privée des soins affectueux qu'elle devrait recevoir d'une personne de son sexe. Je le vois à chaque instant et je m'en attriste. Sa soeur a des façons très-blessantes, et comme, en outre, elle est très-inexpérimentée, la malade
est obligée de l'aider dans tous les arrangements domestiques ; mais elle ne se plaint jamais et supporte tout avec patience. Un jour, je la trouvai si accablée sous le poids d'une masse de linge humide qui avait été posé sur son lit qu'elle ne put pas se remuer jusqu'à ce qu'on l'eût allégée un peu. Il fallait qu'avec ses mains blessées elle examinât et raccommodât tout ce linge grossier et mouillé, avant de le mettre sous la calandre, et ses doigts étaient raidis et bleuis par le froid. C'est ainsi qu'elle travaille souvent pendant des demi-journées, et si elle parle au milieu de ses contemplations si animées, si, étant en extase, elle fait un mouvement, sa rude et stupide compagne la traite comme une servante grossière traiterait un enfant malade ou une personne qui parle dans le délire de la fièvre, et lui enjoint brutalement de se tenir tranquille.
« Toute sa vie, dont ses horribles souffrances physiques et morales font un martyre perpétuel, est, en outre, troublée et tiraillée par des visiteurs déraisonnables et indiscrets. Mais elle est toujours bienveillante, et, dans tout ce qui arrive, elle honore les desseins de Dieu qui veut l'éprouver et l'humilier.
« Elle accueille avec une rare bonté mes efforts pour lui procurer quelque allégement dans une position si incommode et si pleine de vexations de toute espèce, et elle m'en remercie cordialement. Son entourage fait la plupart des choses avec négligence, sans soin, sans égards, et, lors même qu'il y a bonne volonté, le plus souvent avec maladresse. Ainsi, il y avait dans le mur qui est près de son lit une fente par où venait un fort courant d'air, et personne n'avait songé à une réparation si facile. J'y ai assujetti un morceau de toile cirée, et elle en a été très reconnaissante.
« Sa situation est aussi à plaindre que possible ; mais je la vois toujours sereine et affectueuse. De sa misérable couche de malade, elle ne peut plus même jeter un regard vers la lumière du ciel ou sur la cime des arbres du jardin qui est devant sa fenêtre, elle qui, ayant grandi dans la solitude champêtre dont la chaumière paternelle était entourée, avait avec la nature des rapports plus intimes que bien d'autres.
« Le vendredi 9 octobre, je vis avec effroi et avec horreur tous les stigmates. Son confesseur avait désiré que je les visse pour pouvoir rendre à ce sujet un témoignage véridique. La marque de la lance dans le côté droit fait une impression qui bouleverse. Elle me parut longue d'environ deux pouces et demi et me lit l'effet d'une bouche pure et silencieuse dont les lèvres sont à peine séparées. Outre la double croix fourchue sur l'os de la poitrine, elle a sur la région de l'estomac une croix latine de la largeur du pouce qui ne rend pas du sang, mais de l'eau. J'ai vu aussi aujourd'hui saigner les plaies des pied. On est pénétré jusqu'à la moelle des os en voyant ce pauvre corps marqué d'un sceau si merveilleux, ce corps qui ne peut remuer que les pieds et les mains, qui ne peut ni se redresser, ni se tenir assis, mais que surmonte une tête couronnée des douleurs de la couronne d'épines et un visage plein d'amour et de bienveillance dont les lèvres pures laissent échapper tant de paroles consolantes et secourables, tant d'humbles et ferventes prières. Prés de la couche de cette sainte âme, instruite dès sa première jeunesse non par les hommes, mais par le Seigneur, par son ange et par ses saints, mille choses me font comprendre pour la première fois ce que c'est que l'Eglise et ce que signifie la communion des saints dans l'Eglise.
6. « Quelles prodigieuses, quelles émouvantes expériences son confesseur a tous les . jours à faire sur elle ! Celle qui bouleverse le plus est l'effet produit par le caractère sacerdotal. Si la malade est en extase et que son confesseur s'approche d'elle en lui présentant les doigts qui ont reçu l'onction sainte, elle lève la tète et suit ces doigts dans tous leurs mouvements ; s'il les retire, elle tombe affaissée sur elle-même. Et il en est de même avec tout prêtre, quel qu'il soit. Celui qui, comme moi, a eu la chance de voir cela doit bien reconnaître que l'Eglise seule a des prêtres, et il a le profond sentiment que la consécration sacerdotale est certainement plus qu'une pure cérémonie. Un jour, je l'ai entendue dire en pleurant : « Les doigts consacrés des prêtres seront reconnaissables en purgatoire ; bien plus, ils le seront même dans l'enfer et ils brûleront d'un feu particulier. Chacun les connaîtra et leur fera des reproches.»
« Combien grande et touchante est son obéissance à l'ordre du prêtre ! Quand le moment approche où sa soeur doit refaire son lit, et que le confesseur s'écrie : « Soeur Emmerich, levez-vous, au nom de l'obéissance !» elle se réveille avec un tressaillement soudain, et, se remuant à grand'peine, cherche à se redresser un peu. Aujourd'hui, j'ai prié. le confesseur de donner cet ordre en latin et à voix basse, sur quoi il s'est levé du siège, placé assez loin, sur lequel il disait son bréviaire ; il s'est rapproché du lit et a murmuré, sans qu'on pût les entendre, les paroles suivantes : Tu debes obedire et surgere ; veni (note) ! A l'instant elle s'est redressée péniblement, avec un mouvement indiquant qu'elle voulait se jeter à bas du lit, en sorte que le confesseur effrayé lui dit : « Qu'avez-vous ?» A quoi elle répondit : « On m'appelle.» Il lui ordonna de rester couchée, et elle rentra à l'instant dans son repos.
« Ce réveil subit sur l'ordre du prêtre est toujours pour moi quelque chose de très-émouvant et excite ma compassion pour la pauvre personne qui, tout à coup, sans ménagement, est arrachée à ses visions et à un autre monde plein de lumière où elle vit véritablement, et jetée dans le monde d'ici-bas, monde sombre et triste où tout la choque et la blesse. Cela me fait souvent l'impression d'horreur que j'éprouverais en voyant saisir soudainement avec une fourche un enfant malade jouant au milieu des fleurs pour le jeter dans une glacière ténébreuse. Mais souffrir est sa tâche, et, quoiqu'elle se débatte encore après être revenue au sentiment du monde extérieur, elle remercie de cette souffrance avec un sourire affectueux. Cette obéissance n’est pas pour elle une force involontaire et, y eût-il même une force irrésistible, son âme docile est toujours prête, comme un enfant soumis, à répondre à l'appel. Je l'ai entendue, au moment du réveil, dire avec un accent touchant : « Il faut que j'aille ; oui ! je viens !» ou bien : « Je ne puis pas ! j'ai les pieds cloués ! déliez-moi les pieds !» Cette prière se rapporte à la position toujours la même de ses pieds étendus, dont les talons se croisent involontairement l'un sur l'autre comme ceux d'un crucifix, en sorte qu'en revenant à elle, elle a de la peine à les détacher.
(note) Lève-toi par obéissance, et viens !
Ensuite elle se frotte un peu les yeux, et reprend tout à fait connaissance quand ou l'a aspergée d'eau bénite, faisant en même temps le signe de la croix et cherchant à reprendre son chapelet s'il est tombé de ses mains pendant l'extase.
« Elle m'a dit qu'elle éprouvait une souffrance inouïe quand elle était subitement réveillée et tirée d'un état si étranger à 1a vie commune pour rentrer dans cette vie rude et agitée. C'est pour elle souvent comme si elle tombait tout d'un coup au milieu de gens complètement étrangers, desquels elle ne pourrait être comprise et qui seraient pour elle une espèce d'énigme. Souvent on veut lui venir en aide, et l'assistance lui est plus douloureuse que la négligence.
« Peu de temps après, je priai le confesseur de donner son ordre à la malade par écrit ; il écrivit en ma présence les mots : « Soyez obéissante, levez-vous !» La malade était plongée dans l'extase ; sa tète était cachée dans une double coiffe et entourée d'un linge plié. A l'instant même où le billet du confesseur fut mis sur sa tête, elle poussa un profond soupir et se redressa.» Que voulez-vous ?» demanda 1e confesseur, et elle répondit : « Me lever ; on m'appelle ; « mais lorsqu'il lui dit : « Restez couchée» et retira le billet, elle retomba aussitôt dans son immobilité. Je garde ce billet et je veux savoir si, en l'absence du confesseur, je pourrai, moi aussi, m'en servir pour l'éveiller.»
Le confesseur ayant donné son consentement, l'ordre écrit fit de nouveau son effet sur Anne Catherine quelques jours après, ainsi que le rapporte le pèlerin.» Ce soir, dit-il, comme elle était en extase pendant l'absence de son confesseur et que personne ne pouvait la réveiller, j'ai pris l'ordre écrit par lui et, à peine l'avais-je mis sur sa poitrine qu'elle revint à elle comme de coutume.»
7. Or, il la vit pratiquer ainsi l'obéissance non-seulement pendant l'extase, mais encore dans l'état de veille naturel et même au milieu des souffrances les plus cruelles. Voici ce qu'il rapporte
« Aujourd'hui, la douleur la fit plusieurs fois tomber en faiblesse, et on lui fit prendre du musc à diverses reprises. Comme elle le vomissait toujours, on lui frictionna l'estomac avec de l'opium. Elle se laissa faire patiemment et resta nomme morte. Comme j'étais à peu de distance de son lit, vivement ému de son état, elle me fit un léger signe de tête. A tout ce que disait le confesseur, elle répondait à voix basse, sans sortir de sa défaillance
« Oui, oui.» Dans cette défaillance presque mortelle, on pouvait voir en elle une image singulièrement touchante de l'obéissance et de la résignation. L'autre jour elle a dit
« J'ai eu beaucoup à souffrir pendant la nuit ; mais, quand je puis souffrir en paix, cela m'est très-doux. Il est doux alors de penser à Dieu. Une pensée tournée vers Dieu est pour moi plus que le monde entier. Les remèdes ne m'ont pas fait de bien. Je ne puis pas les supporter. Tantôt on me laisse languir et défaillir, tantôt tous les remèdes à la fois tombent sur moi ; mais cela aussi, je dois le supporter.»
Sa profonde humilité ne fut pas tout de suite comprise du pèlerin. Elle pratiquait cette vertu à un si haut degré qu'elle semblait être devenue comme sa nature ; c'est, pourquoi, assez souvent, il n'en remarquait pas les marques les plus touchantes, ou bien il les prenait pour des malentendus, jusqu'à ce qu'un plus long séjour eût rendu son regard plus clairvoyant à ce sujet. Voici ce que rapporte son, journal :
« Je lui exprimais mon désir qu'une personne bien élevée, ayant à la fois de la distinction et de la simplicité, pût être placée auprès d'elle pour y remplir l'office de garde-malade. Elle se mit alors à pleurer comme un enfant et s'accusa elle-même de n'avoir reçu aucune éducation. Je répondis qu'elle ne paraissait pas m'avoir bien compris, vu que les qualités dont je parlais ne lui manquaient pas ; c'était pour sa consolation, ajoutai-je, que je lui souhaitais une compagne qui les possédât. Mais elle revenait sans cesse à ces paroles pour se les appliquer et s'accuser d'être entièrement dépourvue de ces qualités. Comme à la fin je m'impatientais de ce qu'elle ne voulait pas me comprendre, elle dit en pleurant avec une voix suppliante : « Je ne veux pas vous blesser ; je n'ai pas ces qualités, mais Dieu a pitié de moi.»
8. De même qu'il avait constaté le pouvoir du commandement donné par le prêtre, le pèlerin apprit aussi à connaître la vertu de la bénédiction sacerdotale. Voici ce qu'il rapporte
« Elle me dit un jour : « Les souffrances que j'éprouve dans le corps et dans l'âme et les effrayantes visions qui me sont montrées me mettent souvent à l’extrémité. Alors je suis cruellement altérée et je n'ai pas une goutte d'eau pour me rafraîchir, parce que je ne puis pas me remuer.» A ces paroles, je lui présentai à boire et, comme j'arrosai le bord du verre avec de l'eau bénite, elle dit
« C'est du vin, du vin du jardin de l'Église. .»
« Un autre jour, j'étais assis dans sa chambre pendant qu'elle était en contemplation. Comme, sans sortir de la vision, elle se mit à pousser des gémissements plaintifs, je m'approchai d'elle avec le verre à boire qui est placé près d'elle et où il doit toujours y avoir de l'eau bénite. Frappé de sa pâleur livide et de son aspect effrayant, je lui demandai si elle voulait boire, mais elle secoua la tète et dit d'une voix éteinte comme celle d'un agonisant
« Il faut que j'aie un peu d'eau fraîche bénie par la main d'un prêtre. Il y a deux prêtres tout près de moi. Ils possèdent ce pouvoir divin ; mais ils m'oublient et je reste languissante. Dieu veut que je vive de cela ; au moins, qu'ils ne me laissent pas mourir !» J'allai aussitôt dans la chambre de l'abbé Lambert, qui était tout à côté, et je trouvai, en effet, le confesseur prés de lui, ce que ni elle ni moi ne pouvions savoir, parce que nous le croyions absent. Celui-ci bénit de l'eau fraîche et la lui porta. Elle but avec plaisir et dit : « Je suis soulagée.» Il lui dit alors par manière de plaisanterie : « Venez avec moi au nom de l'obéissance.» Alors cette personne, qui ressemblait à une morte, fit un effort pour se lever ; mais, comme l'ordre n'était pas donné sérieusement, elle retomba sans connaissance. Je fus singulièrement bouleversé de cette scène ; je n'osai pourtant pas prier le confesseur de s'abstenir de semblables expériences, de peur de troubler les bons rapports. Mais la compassion m'arracha des larmes lorsque je la vis supporter cette épreuve si tranquillement et sans proférer une plainte.
« Dans une autre occasion, je l'entendis s'exprimer ainsi à propos de la bénédiction sacerdotale : « Il est bien triste que les prêtres, dans notre temps, soient si indifférents en ce qui touche le pouvoir de bénir. On dirait souvent qu'ils ne savent plus ce que c'est que la bénédiction sacerdotale ; beaucoup y croient à peine et rougissent de la bénédiction comme d'une cérémonie surannée et superstitieuse. Beaucoup enfin ne réfléchissent nullement à cette vertu et à cette grâce qui leur a été donnée par Jésus-Christ, et traitent la chose très-légèrement. Si on néglige de me bénir, c'est quelquefois de Dieu lui-même que je reçois la bénédiction ; mais, comme le Seigneur a institué le sacerdoce et lui a transmis le pouvoir de bénir, il me faut souvent languir et me consumer dans le désir que j'ai de recevoir la bénédiction. Tout dans l'Église ne fait qu'un seul corps, ; le refus de l'un est cause que l'autre reste affamé.
Le pèlerin pouvait se convaincre presque journellement de la vérité de ces paroles, en sorte qu'il éprouvait un sentiment de douleur toutes les fois qu'en l'absence du confesseur elle désirait de l'eau bénite et que celui-ci avait oublié d'en bénir. L'ayant trouvée un jour en proie à une fièvre brûlante, avec le gosier et le palais tout desséchés, il alla prendre pour elle un verre d'eau fraîche qu'il bénit avec la meilleure intention du monde devant la porte de sa chambre qui était fermée. La malade le reçut en souriant avec ces paroles : « Ah ! pourquoi n'êtes-vous pas prêtre ?» Et, comme il s'en étonnait, elle lui avoua qu'elle l’avait vu bénir l'eau à travers la porte fermée. Cela lui fit une grande et singulière impression ; mais il fut encore bien plus surpris lorsqu'un jour il acquit tout à coup la certitude qu'Anne Catherine lisait en lui ses pensées les plus secrètes et les plus fugitives. Un jour, pendant qu'il s'entretenait avec elle, son esprit fut traversé avec la rapidité d'un éclair par l’idée qu'elle mourrait peut-être bientôt et par le souvenir d'avoir lu quelque part, qu'après la mort d'une personne favorisée de grâces extraordinaires, un pape avait fait détacher sa main ; alors, interrompant la conversation, elle sourit et lui dit : < Vous pensez à ma mort et vous voulez me couper la main.» Le pèlerin fait à ce propos la remarque suivante dans son journal : « En vérité, cela vaut la peine de penser à quelque chose ! Il est bien facile de s’entendre avec une personne qui, non-seulement lit dans votre âme, mais qui va au-devant de la pensée avant qu'elle s'y soit clairement développée.»
9. D'autres incidents se présentèrent qui non-seulement le conduisirent à se faire une idée juste de l'Église, mais qui, en outre, excitèrent en lui un vif désir de mettre consciencieusement à profit pour le progrès de sa vie intérieure la grâce que Dieu lui faisait en le mettant en rapport avec une créature si privilégiée. Voici comment il s'exprime à ce sujet
« Je l'ai vue en prière. Ses mains blessées, toujours douloureuses aux doigts du milieu, reposaient sur sa poitrine, jointes ensemble et légèrement recourbées en dedans. Elle semblait sourire et son visage était celui d'une personne qui voit et qui parle, quoique les lèvres et les yeux fussent parfaitement clos. Sa vue me toucha profondément. La paix joyeuse et la piété profondément contemplative qui brillaient sur ce visage plein d'innocence et de candeur enfantine réveillèrent en moi avec une extrême vivacité la conscience de mon indignité et de ma vie criminelle. Dans la paisible solennité de cet instant, je me tenais comme un mendiant devant elle ; je soupirais intérieurement et je disais avec l'émotion d'une douleur suppliante
« Ame pure, prie pour moi, pauvre malheureux gisant à terre, plein de ténèbres et de péchés et ne pouvant pas m'aider moi-même.»
« Je sens que je trouve ici une demeure et quelque chose me dit que je ne puis pas quitter cette admirable créature avant sa mort ; je sens que la tâche à laquelle je dois consacrer ma vie est ici et que ma prière a été exaucée quand j'ai demandé à Dieu de me charger sur la terre de quelque chose qui ne soit pas au-dessus de mes forces et qui puisse contribuer à sa gloire. Je m'efforcerai, suivant mon pouvoir, de recueillir consciencieusement et de conserver le trésor de grâces que j'ai ici sous les yeux.»
Cette sérieuse impression devint chez lui de plus en plus profonde et, peu de temps après, il résumait ce qu'il avait éprouvé jusqu'alors dans cet aveu significatif
« Les merveilleux incidents au milieu desquels je vis, l'innocence enfantine, la paix, la patience et la profonde sagesse dans les choses spirituelles de la pauvre paysanne illettrée près de laquelle s'ouvre pour moi comme un nouveau monde, me font sentir si vivement l'état misérable de ma propre vie pleine de trouble et de péchés, ainsi que la conduite absurde de la plupart des hommes ; elles me montrent sous un jour si brillant le prix de tous ces biens perdus trop tôt, la simplicité, la foi et l'innocence, qu'en songeant à ces trésors je verse du fond de mon coeur des larmes de repentir. . .
« Elle s'est confessée aujourd'hui ; elle tomba aussitôt aprés en extase et récita sa pénitence les bras étendus. Je considérais avec étonnement la sainte expression de son visage, et je dois avouer que tout ce que j'ai jamais vu soit dans la réalité, soit en peinture, comme représentation de la piété, de la paix et de l'innocence, me paraissait en comparaison pauvre et inanimé. Comme je me préparais moi-même à la confession, je fus saisi d'une grande tristesse et d'un grand repentir ; je me recommandai à ses prières et, pour me consoler, elle m'adressa à la bonne mère de Dieu.» Ah ! dit-elle, la bonne mère de Dieu ! Elle nous connaît bien, pauvres créatures que nous sommes, et nous conduit à Jésus, son enfant. Oh ! quel immense trésor de grâces il y a dans l'Eglise ! Consolez-vous ! nous avons dans ce trésor de quoi nous réconforter !. . .» Je sentis alors de nouveau que l'Église est pour elle quelque chose que, dans mon aveuglement, je ne puis encore comprendre, et je repassai dans mon âme tout ce que j'ai éprouvé et tout ce que j'ai appris ici pour la première fois de ma vie. J'en fis la comparaison avec ma vie passée et ma conduite désordonnée, et il s'éveilla en moi un nouveau et sérieux désir de conversion. Dans cette disposition d'esprit, je lui écrivis urne lettre où je m'humiliais devant Dieu et où je lui faisais part de la tristesse que me causait mon état, la suppliant de continuer à prier pour ma conversion. Elle prit cette lettre avec beaucoup de bienveillance. Je ne vis pas qu'elle la lût ; mais elle savait bien ce qu'elle contenait et peut-être encore plus qu'elle ne contenait. . .
« La bonté et la confiance naïves que me témoigne cette créature privilégiée sont quelque chose qui me relève et me fait un bien extraordinaire, car elle est si parfaitement, si véritablement chrétienne ! Personne n'a jamais connu comme elle la misère de mon âme et l'énormité de mes fautes ; je ne les connais pas moi-même à ce degré, car elle mesure et pèse les choses avec une justesse et une clairvoyance que je n'ai pas ; mais elle me console et m'assiste. . .
« Maintenant je reconnais ce qu'est l'Eglise et comment elle est quelque chose d'infiniment supérieur à une réunion de personnes animées des mêmes sentiments. Oui, elle est le corps de Jésus-Christ qui, comme son clef, est essentiellement uni à elle et qui a avec elle des rapports intimes où il n'y a, jamais d'interruption. Maintenant je reconnais quel trésor immense de grâces et de biens de toute espèce l'Eglise a reçu de Dieu, lequel ne peut se communiquer aux hommes que par elle et en elle. >
10. Ces dernières phrases se rapportaient aux divers entretiens dans lesquels Anne Catherine avait combattu les vues erronées du pèlerin et avait fait ressortir avec force la pureté et la complète vérité de la foi catholique. Encore dominé par le faux mysticisme d'après lequel il ne voyait dans l'Église» qu'une communauté formée de tous les enfants de Dieu, sans distinction de confession extérieure, « il n'avait pas été médiocrement surpris lorsqu'Anne Catherine, dès les premiers jours de son séjour à Dulmen, l'entendant parler dans les termes les plus élogieux» des frères séparés extérieurement, . mais unis par l'esprit parce que tous appartiennent à l'Eglise universelle, « lui fit cette réponse grave et concluante :
« Il n'y a qu'une Eglise, l'Eglise catholique romaine ! Et, quand il ne resterait sur la terre qu'un seul catholique, celui-ci constituerait l'Eglise une, universelle, c'est-à-dire catholique, l'Eglise de Jésus-Christ, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront pas.» Et comme il objectait que pourtant tous ceux qui croient au Christ sont certainement enfants de Dieu, elle répondit : « Si Jésus-Christ dit que les enfants de Dieu doivent honorer et aimer Dieu comme leur père, il faut bien aussi qu'ils appellent leur mère la mère bien-aimée de Dieu et qu'ils aient le sentiment qu'elle est leur mère. Quant à celui qui ne voit pas cela, qui ne le fait pas et ne le pratique pas de lui-même sans autre explication, le Notre Père est pour lui une vaine formule et lui-même est loin d'être un enfant de Dieu.» Puis, revenant à l'Eglise ; elle continua
« La connaissance de la grandeur et de la magnificence de cette Eglise, dans laquelle les sacrements sont conservés avec toute leur vertu et leur sainteté inviolable, est malheureusement une chose rare de nos jours, même chez les prêtres. Et c'est parce que tant de prêtres ne savent plus ce qu'ils sont que tant de fidèles aussi ne savent plus ce qu'ils sont et ne comprennent plus le sens de cette parole, « appartenir à l'Eglise» . Afin que nul pouvoir humain ne pût détruire l'Eglise, Dieu a fait de la consécration sacerdotale un signe ineffaçable. Quand il n'y aurait sur la terre qu'un seul prêtre régulièrement ordonné, Jésus-Christ serait vivant dans son Eglise comme Dieu et homme su moyen du très-saint sacrement de l'autel ; quiconque, étant absous de ses péchés par le prêtre, reçoit ce sacrement, celui-là seul est véritablement uni à Dieu.»
11. C'est quelque chose de très-grand, mais aussi quelque chose d'impossible sans la vraie lumière, sans la simplicité et la pureté, que de vivre selon la foi de cette sainte Eglise, de célébrer avec elle le culte divin, et de participer par là au trésor infini de grâces et de satisfactions qu'elle possède dans les mérites de son chef divin, et, à cause de ces mérites, dans le sang de ses innombrables martyrs, dans les souffrances et les pénitences de ses saints, dans les prières et les bonnes oeuvres de tous les pieux fidèles, trésor qu'elle communique sans l'épuiser jamais à tous ceux qui sont en union avec elle, qui sont ses enfants véritables. C'est de là qu'elle tire de quoi satisfaire la justice de Dieu, de quoi payer pour les indigents et les faibles dans ce monde, comme pour les âmes souffrantes dans l'autre, la dette qu’eux-mêmes ne peuvent pas acquitter. Chaque heure a sa grâce ; celui qui la repousse languit et dépérit. Comme il y a une année terrestre avec ses saisons, une nature terrestre avec ses créatures, ses fruits et ses propriétés, de même il existe aussi une économie d'un ordre supérieur pour la restauration de notre race déchue, avec des grâces et des moyens de salut innombrables, tout cela lié à une année spirituelle et qui a ses saisons. Chaque année, chaque jour, chaque heure y font mûrir les fruits qui nous sont offerts pour notre salut éternel. Les enfants de l'Eglise catholique qui célèbrent pieusement cette année spirituelle avec ses fêtes et ses cérémonies, qui règlent leur vie d'après ses prescriptions, qui récitent les saintes heures canoniques, ceux-là seuls sont des travailleurs et des cultivateurs fidèles dans la vigne et y recueillent les bénédictions en abondance. Il est triste de voir aujourd'hui si peu de personnes reconnaître cette économie de la grâce et y conformer leur vie ; mais, un jour, on verra avec terreur ce que c'est que l'année ecclésiastique, ses fêtes, les temps et les jours consacrés à Dieu, les prières et les dévotions de l'Eglise, les heures canoniques et la récitation du bréviaire par les prêtres et les religieux. C'est le divin Sauveur lui-même qui vit avec nous dans cet ordre de choses, qui en tout temps se donne à nous comme victime et comme nourriture, afin que nous devenions un en lui. Combien éclatent sa miséricorde et sa sollicitude sans relâche pour nous dans ces milliers de messes où le sacrifice propitiatoire, sa mort sanglante sur la croix, est renouvelé tous les jours d'une manière non sanglante et offert pour nous au Père céleste ! Ce sacrifice de la croix est un sacrifice éternel, un sacrifice d'une efficacité infinie, inaltérable, toujours nouvelle ; mais il doit profiter aux hommes dans le temps qui est fini et où tout est compté. C'est pourquoi, suivant l'institution du Fils de Dieu fait homme, ce très-saint sacrifice est renouvelé et répété tous les jours jusqu'à ce que le compte soit achevé et que le monde avec son existence dans le temps arrive à sa fin, car c'est Jésus-Christ lui-même qui, par les mains des prêtres légitimement ordonnés, fussent-ils même indignes, s'offre à son Père céleste sous les espèces du pain et du vin pour le réconcilier avec nous.
12. Lorsqu'Anne Catherine avait avec le pèlerin des entretiens de ce genre, elle en profitait pour l’exhorter en même temps à la prière, aux pratiques de pénitence, à la charité chrétienne, à la lutte contre lui-même et au renoncement, et cela d'une manière si simple et si naturelle que ses paroles se présentaient à lui moins comme une exhortation que comme une consolation, ou comme la conséquence nécessaire et venant de soi-même de ce qu'elle avait dit et de ce qu'il avait reconnu vrai. Et quand elle ne pouvait pas avoir avec lui un entretien prolongé, elle lui demandait au moins ses prières, qu'elle réclamait comme une aumône spirituelle pour elle-même ou pour quelque intention à elle recommandée par d'autres personnes. Elle lui indiquait tel ou tel exercice de piété, telle ou telle formule de prière, l'encourageant à mettre en Dieu toute sa confiance et le faisant ainsi entrer chaque jour plus avant dans une vie en union avec l’Eglise. Elle lui demandait par exemple en ces termes des prières et des oeuvres de charité pour les pauvres âmes du purgatoire : « Nous vivons des biens que nous ont laissés nos parents et nos aïeux ; mais nous oublions facilement ce que nous leur devons, combien ils désirent que nous nous montrions reconnaissants envers eux et combien ils ont besoin de notre secours.» Supporte, souffre, prie ; jeûne, fais l'aumône pour nous ! nous crient-ils ; offre pour nous le saint sacrifice. de la messe !» Et quand il lui demandait ce qu'il pouvait faire pour ses parents décédés, elle lui conseillait, outre la prière et les aumônes, de s'imposer pendant un certain temps des pratiques déterminées de renoncement à lui-même et de mortification spirituelle, de patience et de douceur.
13. Quoique le pèlerin ne pût pas résister à la force et à la vérité des paroles d'Anne Catherine, il lui était pourtant difficile de se défaire d'une opinion longtemps nourrie dans son esprit et que son attachement pour des personnes respectées lui avait rendue chère, opinion suivant laquelle il était possible, même sans adhérer extérieurement à l’Eglise et sans être en communion réelle et complète avec elle, d'avoir une piété, véritable et agréable à Dieu. Il s'appuyait pour le prouver sur ce que beaucoup de personnes vivant hors de l'Eglise valent mieux que d'autres personnes nées dans le catholicisme, et il se plaisait à retracer si éloquemment le triste état de l’Eglise catholique dans bien des pays que souvent Anne Catherine n'osait rien répliquer, parce qu'elle voyait bien que ses arguments ne feraient pas d'effet sur lui. Mais un jour elle amena elle-même la conversation sur ce sujet, et lui dit
« Mon conducteur spirituel m'a reproché sévèrement d'avoir écouté avec trop de complaisance l'éloge des hérétiques pieux. Il m'a demandé si je ne savais plus qui je suis et à qui j'appartiens. Je suis, m'a-t-il dit, une vierge de l'Eglise catholique, consacrée à Dieu et liée par de saints voeux. Je dois louer Dieu dans l'Eglise et prier pour les hérétiques avec une sincère compassion. Je suis à même de savoir mieux que d'autres ce qu'est l'Église et je dois pour cela louer les membres de Jésus-Christ dans l'Église, qui est son corps ; quant à ceux qui se sont arrachés de ce corps et lui ont fait de si cruelles blessures, je dois les plaindre et prier pour leur conversion. En louant les désobéissants, on participe à leur faute. Puis ces louanges ne sont pas de la charité parce que le véritable zèle pour le salut des âmes en est affaibli. Il a été bon pour moi que je fusse blâmée, car il ne faut pas se laisser aller ainsi quand il s'agit de choses aussi saintes. Je vois bien parmi les hérétiques beaucoup de bonnes personnes, et elles m'inspirent une grande compassion ; mais je vois aussi qu'ils sont des enfants dont l'origine ne remonte pas plus haut qu'eux-mêmes, qui vont à la dérive et qui se divisent sans cesse entre eux. Un mouvement vers la piété qui leur vient de la souche catholique se fait sentir par moments chez eux ; mais il se trouve à côté un mouvement ténébreux, indocile, qui les soulève contre la mère commune et les détourne d'elle. Ils ne demandent pas mieux que d'être pieux, pourvu qu'ils ne soient pas catholiques. Quoiqu'ils disent sans cesse que les cérémonies et les formes mortes n'ont pas d'importance, qu'on doit servir Dieu en esprit, ils tiennent pourtant avec obstination à la forme et en réalité à une forme morte, qui s'est faite elle-même et qui, à cause de cela, est toujours variable ; qui n'est pas le résultat d'un développement interne, un corps animé par l'esprit, mais une enveloppe morte. C'est pourquoi ils ne peuvent courber la tête et tous ont la maladie de l'orgueil. En effet, comment arriveraient-ils à avoir l'humilité du coeur, eux qui n'apprennent pas dès l'enfance à s'humilier, qui ne confessent pas leurs péchés et leurs misères, qui ne se sont pas accoutumés comme les enfants de l'Eglise à s'accuser dans le sacrement de pénitence devant le représentant de Dieu, pleins de repentir et de confusion. Voilà pourquoi je vois, même dans les meilleurs, quelque chose de défectueux, de présomptueux, d'opiniâtre, d'orgueilleux. Les seuls hérétiques qui ne soient pas sur une mauvaise voie sont ceux qui, ne sachant rien de l'Église, hors de laquelle il n'y a point de salut, pratiquent la piété comme ils le peuvent. Mais aussitôt que Dieu leur donne le moindre signe ou leur envoie le moindre doute, c'est un appel qui leur est fait et ils doivent chercher à connaître la vérité. Les hérétiques aussi sont devenus membres de l'Église par le saint baptême, s'ils l'ont reçu suivant les règles ; ils vivent uniquement de l'Église et n'ont, en fait de nourriture spirituelle, que ce qui peut leur venir de l'Église ; mais ils ne sont point à table avec les enfants de la maison ; ils sont dehors, insultant, se vantant ou mourant d'inanition. Quand je vois en vision des hérétiques baptisés qui rentrent dans l'Église, c'est comme s'ils sortaient des murs de l'Église pour venir devant l'autel et le très-saint Sacrement ; tandis que les non baptisés, les Juifs ; les Turcs et les païens, quand ils se convertissent, me sont montrés comme entrant par la porte.»
Un jour, elle exprima sa pensée au moyen du tableau symbolique suivant :
« Je vis deux villes, l'une à droite, l'autre à gauche. A la ville de gauche conduisait une belle allée droite
d'arbres au tronc lisse et couverts de fleurs ; mais ces fleurs tombaient sans cesse les unes après les autres et on ne voyait pas de fruits. Mon conducteur me dit : « Vois combien cette nouvelle ville est plus pauvre que l'ancienne qui est à droite.» La ville elle-même paraissait extérieurement très-bien percée ; mais tout y était comme mort. Alors mon conducteur me montra aussi la vieille ville qui était à droite. Elle paraissait par endroits beaucoup plus irrégulière et plus dégradée ; mais on voyait tout autour des arbres magnifiques, couverts de fruits. Il n'y avait de pénurie et de dommage à souffrir que pour ceux qui ne recueillaient pas les fruits et ne soignaient pas les arbres. Ces arbres étaient très-vieux et s'élevaient majestueusement jusqu'au ciel. D'un côté, ils étaient laissés à l'abandon par ceux qui en étaient chargés : on y voyait des branches brisées et des fruits tombés à terre ; de l'autre coté, ils étaient sains, vigoureux et couverts de fruits excellents.
14. Mais le pèlerin se sentait encore plus déconcerté quand il voyait, à ne pouvoir s'y méprendre, avec quelle décision Anne Catherine condamnait le faux mysticisme de Boos et de Gossner, leurs menées et leurs adhérents, et quelle peine elle se donnait pour chasser de son âme le poison mortel qu'il y avait laissé pénétrer par suite d'un engouement aveugle pour cette secte et pour ses opinions radicalement destructives de l’économie de la rédemption chrétienne. De même que, précédemment, quelques-uns des visiteurs d'Anne Catherine avaient voulu voir en elle une somnambule magnétique, de même le pèlerin, au commencement, avait été tenté de la ranger dans la même catégorie que les faux mystiques ; mais l’impression que toute sa manière d'être fit sur lui, sa simplicité modeste, son respect sans bornes pour l’autorité ecclésiastique, la fermeté inébranlable et la pureté de sa foi qui ne tolérait pas qu'on s'écartât le moins du monde des prescriptions et des traditions de l'Eglise, le ramenèrent bientôt à une appréciation plus juste. Un jour qu'il parlait en termes élogieux des chefs de cette secte, elle lui dit avec chagrin
« Oui, je connais Gossner. Cet homme me fait horreur ; il est extrêmement dangereux. Boos aussi est un homme inflexible et opiniâtre qui me fait peur. Il faudrait bien des choses pour que celui-là pût être sauvé.»
Il fut aussi question par hasard d'une certaine Marie Oberdorfer qui était en rapports intimes avec les cercles de faux mystiques et dont le pèlerin, appuyé sur l'opinion d'un ami ecclésiastique qu'il estimait beaucoup, parlait comme d'une personne éclairée de lumières particulières. Anne Catherine, qui assistait à la conversation sans y prendre part, s'écria tout à coup : « Eclairée ! qu'est-ce que cela ?» Et sur l'explication de Brentano, que cette femme lui semblait posséder une lumière intérieure pour l’intelligence des saintes Ecritures, elle reprit
« Ces lumières ne sont rien ; mais la grâce accordée aux fidèles enfants de l'Eglise est grande. Ceux-là seuls, par leur confession sincère et obéissante de la foi catholique, la seule vraie ; par leur communion vivante avec l'Eglise visible, sont dans les eaux qui découlent de la Jérusalem céleste. Quant à ceux qui ont la présomption de s'élever au-dessus de l'Eglise et de l'autorité spirituelle, qui prétendent être les seuls à posséder la lumière et s'appellent eux-mêmes» la communion des saints, « ils n'ont aucune lumière réelle, car ils ne se tiennent pas dans la foi, mais ils s'égarent et se séparent de Dieu et de son Eglise. Je vois chez tous, même chez les meilleurs d'entre eux, un orgueil effrayant, mais chez aucun l'humilité, la simplicité et l'obéissance. Ils sont terriblement vains de la séparation dans laquelle ils vivent. Ils parlent de foi, de lumière, de christianisme vivant ; mais ils méprisent et outragent la sainte Eglise dans laquelle seule il faut chercher la lumière et la vie. Ils se placent au-dessus de tout pouvoir et de toute hiérarchie ecclésiastique et ne connaissent ni la soumission ni le respect envers l'autorité spirituelle. Dans leur présomption, ils prétendent mieux comprendre toute chose que les chefs de l'Eglise et même que les saints docteurs. Ils rejettent les bonnes oeuvres, et veulent pourtant posséder toute perfection, eux qui, avec leur prétendue lumière, ne jugent nécessaires ni obéissance, ni règles de discipline, ni mortification, ni pénitence. Je les vois toujours s'éloigner de plus en plus de l'Eglise, et je vois beaucoup de mal provenir d'eux.»
Comme ce jugement sévère choquait beaucoup le pèlerin par sa contradiction si tranchante avec l'opinion favorable à ces sectaires dont il s'était imbu antérieurement, Anne Catherine revint encore plusieurs fois sur ce sujet. Et, un jour, elle porta ce jugement sévère : « Ces» éclairés, « je les vois toujours dans un certain rapport avec la venue de l’Antéchrist, car eux aussi, par leurs menées, coopèrent à l'accomplissement du mystère d'iniquité.»
le pèlerin n'osa pas la contredire ; mais il se passa encore longtemps avant qu'il arrivât à bien comprendre et à voir clairement qu’Anne Catherine avait par là atteint le faux mysticisme dans son essence la plus intime. Aucun égarement n'amène des conséquences aussi désastreuses et n'est aussi difficile à guérir que cet orgueil de l'esprit par suite duquel l'homme pécheur prétend arriver à la suprême union avec Dieu sans passer par le chemin laborieux de la pénitence, sans pratiquer même les premières et les plus nécessaires des vertus chrétiennes et sans autre guide que le sentiment intime et la lumière qui est censée donner à l’âme la certitude infaillible que le Christ opère en elle.» Le Christ pour nous ! le Christ en nous !» tel avait été la devise des sectaires ; faisant appel à l'infaillibilité de la voix intérieure, ils avaient rejeté tout jugement de l'autorité légitime, de l'Eglise, qui seule a reçu son pouvoir de Dieu, qui seule a mission pour décider de la vérité ou de la fausseté de ces sortes de manifestations intérieures ; ils s'étaient mis au-dessus des règles de la foi et des commandements divins et avaient par là renversé toute barrière qui eût pu préserver ces infortunés de ce mal dont l'influence désastreuse faisait lever comme une semence de malédiction partout où ils portaient leurs pas.
A la vérité, le poète n'avait pas encore bu à leur coupe enivrante ; toutefois son ancienne disposition hostile à l'Église l'avait conduit à prendre d'autant plus volontiers pour la vérité leurs mots sacramentels» d'esprit, d'amour, de lumière, d'entrée, d'habitation, d'opération et de parole de Dieu en nous, « que tous ces biens lui étaient montrés comme pouvant être acquis de la manière la plus facile et la moins pénible. Mais, dans le voisinage de la servante de Dieu et sous son action, ces prestiges se dissipèrent forcément pour lui ; il commença avec toute l'énergie de son esprit à s'efforcer d'acquérir cette foi pure et vive qu'il reconnaissait être le principe fondamental et l'élément essentiel d'où venait à Anne Catherine la force incompréhensible avec laquelle elle accomplissait sa mission de souffrance pour la glorification de Dieu et de son Église.
15. Sailer et Christian Brentano étaient arrivés le 22 octobre à Dulmen, et le pèlerin pensait à se joindre à eux lors de leur départ pour aller de nouveau séjourner à Berlin ; mais Anne Catherine, avec une bonté touchante, l'engagea à rester encore à Dulmen, pour y poursuivre à l'aide des moyens déjà indiqués l'oeuvre commencée de sa rénovation spirituelle.» Dieu me fait de grandes grâces, s'écria-t-il plein de reconnaissance ; la soeur Emmerich fait prodigieusement pour moi ; je suis devenu son enfant !» Il voulait très-sérieusement être envers elle comme un enfant docile ; mais cette bonne résolution ne passait pas encore à l'état de fait accompli. Bientôt l'entourage d'Anne Catherine se sentit de plus en plus gêné par l'entrée d'un esprit si supérieur dans sa modeste sphère, à mesure que le pèlerin arrivait à mieux comprendre la personne d'Anne Catherine et ses dons extraordinaires et s'attachait avec une ardeur toujours croissante à tirer le plus grand profit possible pour lui-même et pour les autres, de son commerce avec elle et de tout ce qu'elle lui communiquait. Il regardait comme perdu tout le temps qu'elle ne lui donnait pas, mais qu'elle employait à consoler les pauvres, les affligés et ceux qui avaient besoin d'assistance ; il lui arrivait souvent de s'abandonner au plus amer mécontentement et même à l'affliction la plus profonde, lorsqu'elle se fatiguait péniblement à diriger sa soeur dans les soins du ménage, au lieu d'initier le pèlerin aux mystères de ses contemplations. Le médecin ne pouvait plus parler de ses malades à Anne Catherine, le confesseur lui raconter ses peines spirituelles, l'abbé Lambert l'entretenir des infirmités de sa vieillesse. Il fallait que sa soeur Gertrude fut éloignée, que sa porte fut fermée aux rares visites de Flamske et surtout à ses anciennes compagnes du couvent d'Agnetenberg, afin que sa bouche ne s'ouvrit pour personne, sinon pour le pèlerin, tourmenté d'un désir ardent de ses communications, et qui assurait de si bon coeur, en versant des larmes, qu'il voulait employer toutes les forces de son esprit et sa vie elle-même pour faire connaître aux contemporains les grâces de Dieu dans cet instrument qu'il s'était choisi.
Il fallait la rare force morale d'Anne Catherine pour rétablir la bonne intelligence entre les personnes de son entourage et l'ami si souvent chagrin, pour obtenir de cet homme si prompt à s'irriter qu'il prit patience et se surmontât lui-même. A la fin, elle ne vit pas d'autre moyen à employer que son éloignement temporaire de Dulmen. Sur la prière de la servante de Dieu et avec l'assurance d'un accueil amical quand il reviendrait, il quitta la petite ville en janvier 1819, et il n'y revint qu'au mois de mai ; mais, même alors, il se passa un temps assez long avant qu'il arrivât au calme et à la liberté d'esprit dont il avait besoin pour recevoir les communications et noter les faits qui seront rapportés dans le volume suivant.
FIN DU TOME PREMIER