Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

IV

SON ÉDUCATION DANS LA MAISON PATERNELLE

 

1. En apprenant à connaître les heureux parents à la garde et au soin desquels le Seigneur avait confié un trésor si précieux, nous rencontrons un nouveau témoignage de la merveilleuse sollicitude avec laquelle sa Providence dispose jusque dans les plus petits détails les circonstances et les relations au milieu desquelles doivent vivre ses instruments choisis, afin que tout puisse servir à l'accomplissement de la tâche qui leur a été assignée de toute éternité. Anne Catherine était l'enfant de parents vraiment pieux pour lesquels les bénédictions répandues sur une pauvreté toujours contente, parce qu'elle était dévouée à Dieu, suppléaient ce qui leur manquait du côté du bien-être matériel. Toute leur vie offrait à l'enfant le tableau d'un ménage ordonné d'après les prescriptions de la foi chrétienne, et elle reçut, grâce à leur douce fermeté, l'éducation la mieux appropriée à ses dons et à sa vocation. La maison paternelle était pour Anne Catherine une école de piété et, dans ses dernières années, elle se rappelait encore avec un cœur reconnaissant les avis qu'elle avait reçus de ses bons parents et les habitudes pieuses et réglées auxquelles elle avait été formée par eux. C'était pour elle une douce consolation que d'en parler et de là vient qu'on peut décrire toute la vie des parents avec les propres paroles de leur fille.

 

2.» Mon père avait beaucoup de piété et de droiture. Il était d'un caractère sérieux, mais sans tristesse. Sa pauvreté l'obligeait à se donner beaucoup de peine et il était très laborieux : cependant il n'était pas âpre au gain. Il remettait tout entre les mains de Dieu avec une confiance d'enfant, et faisait son rude travail, comme un serviteur fidèle, sans inquiétude et sans cupidité. Sa conversation était pleine de beaux et simples proverbes et de pieuses et naïves locutions. Il nous racontait un jour, pendant notre enfance, l'histoire d'un grand homme appelé Hun, qui avait parcouru le monde, et alors je rêvais que je voyais ce grand homme parcourir la terre et, avec une grande pelle, retourner, ici du bon terrain, là du mauvais. Comme mon père était fort laborieux, il me fit beaucoup travailler dès ma petite enfance. Eté comme hiver, il me fallait avant le jour sortir dans le champ pour aller chercher le cheval. C'était du reste un méchant animal : il ruait, mordait et s'enfuyait souvent devant mon père ; mais il se laissait prendre par moi sans difficulté ; il courait même quelquefois à ma rencontre. Bien souvent je montais sur son dos à l'aide d'une pierre ou d'une élévation de terrain et je revenais ainsi à la maison. Il tournait quelquefois la tête et voulait me mordre, mais je lui donnais un coup sur le nez et alors il allait tranquillement jusqu'à la maison. Je me servais aussi de lui pour transporter certains produits des champs ou des engrais. Maintenant je ne peux pas comprendre comment une aussi faible enfant que je l'étais pouvait en venir à bout.

 

3.» Quand mon père, de grand matin, m'emmenait avec lui aux champs, au moment où le soleil se levait, il ôtait son chapeau, priait et parlait de Dieu qui fait lever si magnifiquement son soleil sur nous. Souvent aussi il disait que c'était une mauvaise chose et dont il fallait avoir horreur que de rester assez tard au lit pour que le soleil brille sur nous pendant que nous dormons : car de là viennent bien des choses qui amènent la ruine des maisons et des familles, des pays et des gens. Là-dessus je lui dis une fois : « Cela ne me regarde pas, car le soleil ne peut pas arriver jusqu'à mon lit : « Et il me répondit» Quand même tu ne vois pas le soleil lorsqu'il est levé, lui voit tout et brille partout.» Cela me fit beaucoup réfléchir.» Quand nous sortions ensemble le matin avant qu'il fît jour, mon père me disait aussi : « Vois ! personne encore n'a marché dans la rosée ! nous sommes les premiers et, si nous prions bien dévotement, nous attirerons des bénédictions sur la terre et sur les champs. Il est si bon de pouvoir marcher dans la première rosée à laquelle on n'a pas encore touché : il y a là encore une bénédiction toute fraîche, aucun péché n'a encore été commis dans les champs, on n'y a dit aucune mauvaise parole. Lorsqu'on sort quand la rosée a été partout foulée aux pieds des gens, c'est comme si tout était sali et gâté.»

 

4.» Quoique je fusse toute petite et bien faible, on m'employait pourtant, tantôt à la maison, tantôt chez des parents, à un pénible travail. Et les choses s'arrangeaient toujours pour que j'eusse à travailler rudement : Je me souviens qu'une fois j'eus à placer sur la charrette environ vingt charges de blé, et je fis cela sans m'arrêter et plus vite qu'un fort garçon. Je travaillais aussi vigoureusement à couper et à lier.» Il me fallait aller aux champs avec mon père, conduire le cheval, recueillir les oeufs et faire toute espèce de travaux manuels. Quand nous nous retournions ou que nous nous arrêtions un moment, il disait : « Comme cela est beau ! regarde ! nous pouvons voir droit devant nous, à Coesfeld, l'Eglise où est le Saint-Sacrement et adorer notre Seigneur. Il nous voit de son côté et bénit tout notre travail.» Quand on sonnait pour la sainte messe, il ôtait son chapeau, faisait une prière et disait : « Maintenant il nous faut suivre toute la sainte messe.» Et pendant le travail, il disait encore : « Maintenant le prêtre en est au Gloria : maintenant il en est au Sanctus, et nous devons à présent faire avec lui telle et telle prière et nous signer.» Après cela il chantait quelquefois un verset ou sifflait un petit air. Et quand je prenais les oeufs, il disait : « On parle beaucoup de miracles et pourtant nous ne vivons que de miracles et de la pure grâce de Dieu. Vois le petit grain de blé dans la terre ! Il est là et il en sort une longue tige qui le reproduit au centuple ! N'est-ce pas là aussi un grand miracle ?» Les dimanches après le dîner, mon père nous redisait toujours le sermon et nous expliquait tout de la manière la plus édifiante. Il nous lisait en outre l'explication du saint Evangile.»

 

5. Tels étaient aussi les sentiments et la piété de la mère d'Anne Catherine qui, dans l'espace de vingt et un ans, avait donné neuf enfants à son mari. Elle avait eu le premier en 1766 et le dernier en 1787. Le travail incessant et la peine qu'elle avait eue à prendre pendant sa vie de mère, de famille, que rendait du reste heureuse et contente le fidèle attachement de son mari, lui avaient donné quelque chose de grave et d'austère, mais son cœur avait conservé une grande douceur et une bienveillance inaltérable envers tout le monde. Plus elle avait de peine à se donner, ainsi que son mari, afin de procurer à eux et à leurs enfants l'entretien convenable, moins elle paraissait connaître la sollicitude inquiète ou l'insensibilité, moins, elle pensait à se plaindre de sa pénible position. Bien plus, cette mère, toute remplie de l'esprit de prière, en était venue à regarder comme une grâce les travaux et les fatigues et ne pensait qu'à se mettre en mesure d'être trouvée au jugement de Dieu une fidèle ménagère : Voici ce que plus tard Anne Catherine disait d'elle ; « C'est ma mère qui m'a donné les premières leçons de catéchisme ; sa maxime favorite était : « Seigneur, que votre volonté se fasse et non pas la mienne !» et encore cette autre : « Seigneur, donnez-moi la patience et alors frappez fort.» Je ne les ai jamais oubliées. Quand je jouais avec d'autres enfants, ma mère disait toujours» Lorsque les enfants jouent ensemble bien pieusement, les anges sont là avec eux ou même le petit enfant Jésus.» Je prenais cela comme une vérité certaine et ne m'en étonnais pas du tout ; je regardais souvent le ciel avec un désir curieux, pour voir s'ils venaient ; je croyais même souvent qu'ils étaient au milieu de nous. Afin qu'ils ne manquassent pas à venir, nous jouions toujours à des jeux innocents et pieux. Quand je devais aller à l'église ou ailleurs avec d'autres enfants, je marchais en avant ou en arrière, afin de ne rien voir ou entendre de mauvais sur la route. Ma mère me l'avait recommandé et m'avait exhortée à faire tout en marchant, tantôt une prière, tantôt une autre. Lorsque je faisais le signe de la croix sur le front, sur la bouche et sur la poitrine, je me disais que c'étaient là des clefs grâce auxquelles rien de mauvais ne devait entrer dans les pensées, la bouche et le cœur. Seulement c'est l'enfant Jésus qui doit avoir ces clefs : alors tout ira bien.

 

6. Anne Catherine n'apercevait rien dans toute la vie de ses parents qui ne fût réglé suivant les commandements de Dieu et les pratiques de l'Église, et elle voyait que les seules joies et les seules consolations qui fissent diversion à leur travail et à leurs soucis continuels leur venaient des saintes fêtes de l'Eglise, dont la célébration remplissait leur cœur d'une piété joyeuse. Ces âmes simples étaient si bien faites pour ce bonheur surnaturel que, malgré les peines et les fatigues dont leur existence était remplie, elles conservaient toujours une sympathie prête à tous les sacrifices pour les nécessités corporelles et spirituelles de leurs semblables. Son père Bernard, quelque las qu'il fût des travaux de la journée, n'oubliait jamais d'avertir ses enfants à l'entrée de la nuit de prier pour les voyageurs, pour les pauvres soldats et les compagnons ouvriers délaissés, et il leur lisait des prières à cette fin. Pendant les jours du carnaval, la mère ordonnait aux enfants de dire quatre fois le Pater, prosternés et les bras étendus, pour prévenir les attentes portées à l'innocence pendant ces jour-là : « Enfants, leur disait-elle, vous ne savez pas et ne comprenez pas cela, mais moi je le sais bien. Priez.» La communication suivante d'Anne Catherine montre comment le bon Dieu faisait fructifier la parole et l'exemple des parents dans les âmes bien disposées des enfants : « Quand j'étais encore toute jeune, mon frère aîné et moi couchions dans la même petite chambre. Il était pieux et souvent la nuit nous priions ensemble, agenouillés devant nos lits et les bras étendus en croix. Je vis plusieurs fois la petite chambre tout éclairée. Souvent, quand nous avions longtemps prié, j'étais relevée violemment et j'entendais une voix qui disait : « Va-t'en dans ton lit !» Alors mon frère avait grand'peur, mais moi je prolongeais ma prière. Mon frère aussi fut souvent dérangé et effrayé par l'esprit malin pendant qu'il priait ; une fois mes parents le trouvèrent à genoux, les bras étendus et tout raidi par le froid.»

 

7. De même que l'humble simplicité de ces bons parents ne leur permettait pas de rien voir d'extraordinaire dans la manière dont ils pratiquaient sans relâche les devoirs de vrais chrétiens, de même il ne leur venait pas dans l'esprit de s'enorgueillir de beaucoup de phénomènes étonnants qu'ils avaient vus de bonne heure dans leur enfant. Ils éprouvèrent sans doute une profonde émotion, qui leur fit verser des larmes de reconnaissance, quand l'abondance des grâces déposées dans l'âme de leur enfant se manifesta à eux ; mais ils s'efforcèrent de cacher leur étonnement, et leur conduite resta la même avant comme après. Ce que la mère trouvait de défectueux dans Anne Catherine, elle le blâmait aussi sévèrement que chez ses autres enfants et, dès son plus jeune, on, on ne la dispensa d'aucun travail ni d'aucune participation aux occupations de la famille. C'est ainsi qu'elle fut maintenue dans la plus heureuse ignorance d'elle-même, et jamais la naïveté de sa candide humilité ne fut troublée par des louanges, par des marques d'admiration ou par une curiosité indiscrète. Sa vie intérieure si riche resta inconnue et cachée au dehors, mais elle s'épanouit avec une beauté toujours croissante, sous la conduite et la sévère direction de son ange, qui réglait tous ses sentiments, toutes ses pensées, toutes ses paroles, et maintenait son esprit ardent dans la pratique continue d'une parfaite obéissance.

 

8. Son père et sa mère lui portaient une affection plus qu'ordinaire, mais il n'était pas dans leur nature de la manifester par des tendresses particulières. Bernard, son père, éprouvait le besoin d'avoir près de lui, quand il travaillait aux champs, son enfant si gentille et si avisée ; il trouvait dans ses paroles, dans ses réponses, dans toute sa manière d'être, une si vive satisfaction, qu'il ne pouvait pas se passer d'elle longtemps. La mère était trop absorbée par les soins à donner à ses plus jeunes enfants pour pouvoir s'occuper autant que lui d'Anne Catherine. L'humeur enjouée du père s'était transmise à celle-ci et elle s'entendait à récréer par un aimable badinage les travaux journaliers de cet homme laborieux. Elle était naturellement gaie, comme ne pouvait manquer de l'être une enfant innocente et pure, favorisée d'un commerce si intime et si merveilleux avec Dieu et avec les saints. Sous son front élevé et bien conformé brillaient des yeux d'un brun clair, dont le doux éclat rehaussait la sérénité qui reluisait dans toute sa personne. Sa chevelure, de couleur foncée, était rejetée en arrière du front et des tempes sans être partagée, arrangée en tresses ou roulée autour de la tête. Sa jolie voix argentine et sa parole facile trahissaient la vivacité de son esprit, et elle parlait sans embarras de choses qui paraissaient mystérieuses et énigmatiques à l'entourage au milieu duquel elle vivait : mais sa réserve pleine de simplicité et d'humilité adoucissait promptement l'impression que pouvait produire l'éclat subit de ses dons supérieurs. Nul ne pouvait s'empêcher de l'aimer, mais elle ne laissait à personne le temps de s'émerveiller d'elle. Elle était si douce, si bonne ; son empressement à aider, à rendre service était si aimable et si engageant, que jeunes et vieux venaient à la petite Anne Catherine, près de laquelle, en toute occasion, ils trouvaient assistance et conseil. Tous savaient qu'il n'y avait aucun bien ni aucun plaisir qu'elle ne fût prête à sacrifier pour les autres ; et ces simples campagnards étaient accoutumés à la bénédiction qui sortait de cette enfant comme à la senteur du romarin qu'ils cultivaient dans leurs jardins. Elle-même racontait un jour : « Dès mon enfance, les voisins avaient recours à moi pour bander toute espèce de blessures, parce que je le faisais doucement et avec précaution, et que j'étais adroite de mes mains. Quand je voyais un abcès, je me disais : Si tu le presses, il deviendra pire, mais pourtant il faut que le mal sorte. Et ainsi j'en vins à les sucer doucement, et les plaies guérissaient. Personne ne m'avait appris cela ; j'y fus poussée par le désir de me rendre utile. Dans le premier moment, je sentis du dégoût ; mais cela me porta à me surmonter, parce que le dégoût n'est pas une compassion véritable. Quand je le surmontais promptement, j'étais pleine de joie et d'émotion. Je pensais à Notre-Seigneur, qui a fait cela pour tout le genre humain.»

 

9. La couleur de son visage changeait parfois, passait du vermeil fleuri à une pâleur livide, et ses yeux brillants s'éteignaient si subitement qu'elle était à peine reconnaissable. Un profond sérieux faisait disparaître sa gaieté naïve, et une tristesse inexplicable pour ceux qui l'entouraient passait sur son front, en sorte que ses parents inquiets se demandaient souvent ce qui adviendrait de cette enfant. La cause de ce changement subit était la vue de misères et de souffrances étrangères qui s'offraient à l'oeil intérieur et non à celui du corps. De même qu'Anne Catherine ne pouvait entendre prononcer le nom de Dieu ou d'un saint sans tomber en contemplation, de même pour peu qu'on parlât d'un accident ou d'un malheur, elle était prise d'une telle compassion et d'un tel désir de secourir le prochain et de s'offrir pour lui comme victime expiatoire, que son âme était emportée avec une force irrésistible jusqu'au lieu où l'on souffrait. Bientôt elle éprouvait les atteintes de la souffrance du prochain comme si c'eût été la sienne propre : toutefois, la certitude que cette compassion procurerait soulagement et secours la consolait et la fortifiait, et le feu de la charité allait toujours croissant dans son cœur. Mais ses parents, ses frères et ses sœurs avaient peine à se rendre compte des singulières allures de l'enfant ; c'était surtout la mère, dont la sollicitude et l'angoisse pouvaient facilement devenir du mécontentement quand elle voyait que la langueur et la maladie disparaissaient aussi vite que l'avaient fait précédemment la santé et la fraîcheur. Il lui arrivait assez fréquemment de prendre ces rapides changements pour du caprice et de la fantaisie et elle croyait par des blâmes sévères et des punitions prémunir Anne Catherine contre ces défauts. C'est pourquoi elle allait quelquefois, dans son irritation, jusqu'à repousser ou châtier rudement Anne Catherine quand celle-ci, par l'effet de la compassion et des souffrances intérieures, était à peine en état de se tenir debout. Mais ce châtiment immérité était supporté avec tant de patience et de soumission, Anne Catherine restait si affectueuse et de si bonne humeur, que le père et la mère se disaient l'un à l'autre : « Quelle étrange enfant c'est là ! qu'adviendra-t-il d'elle, et n'est-il pas à craindre qu'elle perde la raison ?» Ce n'étaient pas seulement les avis intérieurs de l'ange qui portaient Anne Catherine à accepter tout cela simplement pour l'amour de Dieu, car son sentiment à elle-même était qu'elle méritait toute espèce de punition.» Dans ma jeunesse, disait-elle, j'étais irritable et fantasque, et j'ai souvent été punie par mes parents à cause de cela. J'avais beaucoup de peine à me donner pour mortifier mon humeur capricieuse. Comme mes parents me blâmaient souvent et ne me louaient jamais, tandis que, j'entendais d'autres parents faire l'éloge de leurs enfants, je me regardais comme la plus méchante enfant du monde et souvent j'étais très inquiète à la pensée que j'étais mal avec Dieu. Mais, un jour, ayant vu d'autres enfants se mal comporter envers leurs parents, quoique cela me fit de la peine, je repris courage et je me dis : Je dois pourtant avoir encore de l'espérance du côté de Dieu, car je ne pourrais jamais rien faire de pareil.»

 

10. Rien ne pouvait être plus difficile pour Anne Catherine que de maîtriser sa grande vivacité et de briser son sens et sa volonté propre de façon à ne paraître vivre que selon la volonté d'autrui. La sensibilité enquise de toute sa personne, la tendresse de son cœur, qui était blessé continuellement par mille choses auxquelles d'autres n'eussent pas fait attention, son zèle ardent pour la gloire de Dieu et le salut du prochain l'obligeaient à des efforts sans relâche pour arriver à une douceur fondée sur l'oubli d'elle-même et à une obéissance si humble que le premier mouvement de résistance fût vaincu dès sa naissance. Cependant son âme courageuse parvint à remporter cette victoire et sa fidélité persévérante fut récompensée de Dieu à ce point qu'elle put dire plus tard» L'obéissance était ma force et ma consolation. Grâce à l'obéissance, je pouvais prier joyeuse et contente ; je pouvais être avec Dieu et mon cœur restait libre.» Non-seulement elle se jugeait la moindre et la dernière des créatures, mais encore elle se sentait telle, et c'était conformément à ce sentiment vivant au fond de son âme qu'était réglée toute sa conduite, à l'extérieur et à l'intérieur. Le saint ange ne tolérait en elle aucune imperfection : il punissait chaque faute par des réprimandes et des pénitences qui étaient fort douloureuses et laissaient toujours dans l'âme une profonde humiliation. De là venait qu'Anne Catherine se jugeait elle-même avec une grande sévérité et s'imposait des punitions corporelles pour chaque manquement, tandis que son cœur surabondait de bonté et d'indulgence envers les autres. Dans sa cinquième année, elle regarda un jour à travers la haie d'un jardin une pomme tombée sous l'arbre avec le désir enfantin de la manger. A peine en avait-elle eu la pensée qu'elle éprouva un vif repentir de cette convoitise, au point de s'imposer pour pénitence de ne plus toucher à une pomme, résolution qu'elle observa toujours de la manière la plus consciencieuse. Une autre fois, elle eut un mouvement d'aversion pour une paysanne, parce que celle-ci avait mal parlé de ses parents, et se proposa de passer devant elle sans la saluer. Elle le fit avec un serrement de cœur. Mais elle en eut un tel repentir, qu'elle revint sur ses pas et demanda pardon à la paysanne de son impolitesse. Lorsqu'elle commença à s'approcher du sacrement de pénitence, sa conscience délicate ne retrouvait le repos, après des manquements de ce genre, que quand elle s'en était accusée à son confesseur avec un repentir sincère, sans rien adoucir ni dissimuler, et, quand elle avait reçu de lui pénitence et absolution.

 

11. Pour que des souffrances intérieures si précoces et la rigueur d'une vie si pénitente laissassent subsister dans le cœur d'Anne Catherine la gaieté innocente de l'enfance, Dieu, dans sa bonté, lui donna une compensation : ce fut la joie qu'excitait sans cesse en elle la contemplation de la grandeur et de la magnificence divines dans la création et le commerce qu'elle entretenait avec les créatures privées de raison. Etait-elle seule dans les bois ou dans les champs, elle appelait les oiseaux, chantait avec eux les louanges de Dieu et les caressait pendant qu'ils se posaient familièrement sur ses bras et sur ses épaules. Si elle trouvait un nid, elle regardait dedans avec une joie qui faisait battre son cœur et adressait aux petits ses plus douces paroles. Elle connaissait tous les lieux où se montraient au printemps les premières fleurs et elle allait les cueillir pour en tresser des couronnes à l'enfant Jésus et à la vierge Marie. Mais son oeil éclairé par la grâce pénétrait encore plus loin. Pendant que d'autres enfants s'amusaient à feuilleter des livres d'images et se plaisaient plus à regarder des fleurs et des animaux coloriés que les riches couleurs de la nature vivante, pour Anne Catherine les créatures elles-mêmes étaient les images dans lesquelles elle admirait avec un regard joyeux la sagesse et la bonté de Dieu. Elle connaissait leur nature et leurs propriétés aussi disait-elle en communiquant ses visions touchant la vie de saint Jean-Baptiste» Je n'ai jamais pu m'étonner de voir comment Jean avait appris tant de choses des fleurs et des animaux dans le désert, car pour moi-même, lorsque j'étais enfant, chaque feuille, chaque petite fleur était un livre dans lequel je savais lire. J'avais le sentiment de la signification et de la beauté de toutes les couleurs et de toutes les formes ; mais, quand je voulais en parler, on se moquait de moi. Quand j'allais dans la campagne, je pouvais m'entretenir avec toutes choses. J'avais reçu de Dieu un sens pour tout comprendre et je voyais dans l'intérieur des fleurs et des animaux. Combien cela m'était doux ! Etant encore très jeune, j'eus une fièvre qui ne m'empêchait pourtant pas d'aller et de venir. Mes parents croyaient que je mourrais bientôt ; alors un bel enfant vint à moi et me montra des herbes que je devais cueillir et manger pour guérir. Il y avait entre autres le doux suc des fleurs du liseron. Je mangeai de ces herbes et, assise près d'une haie, je pris des liserons que je suçai. Je fus bientôt guérie. J'aimais surtout les fleurs de camomille. Leur nom même a pour moi je ne sais quoi de doux et d'aimable. J'en ramassais dès mon plus jeune âge et je les tenais prêtes pour de pauvres malades qui venaient volontiers me trouver, me montraient un mal ou une plaie et me demandaient ce que j'en pensais. Il me venait alors à l'esprit toutes sortes de remèdes innocents qui opéraient leur guérison.»

 

12. Une autre communication nous montre comment la belle et sainte ordonnance de l'Eglise lui était manifestée avec ses invisibles merveilles.» Dès mon enfance, dit-elle, le son des cloches bénites me faisait l'effet de rayons de bénédiction, qui, partout où ils atteignent, chassent l'influence nuisible des puissances ennemies. Je crois fermement que les cloches bénites effraient Satan. Quand, dans ma jeunesse, je priais la nuit dans les champs, je sentais et je voyais souvent de mauvais esprits autour de moi : mais, aussitôt que les cloches sonnaient les matines à Coesfeld, je m'apercevais qu'ils s'enfuyaient. Mon impression était toujours que, quand la langue des prêtres se faisait entendre au loin, comme les premiers temps de l'Eglise, il n'y avait pas besoin de cloches ; maintenant il faut ces langues de bronze pour appeler les fidèles. Tout doit être au service du Seigneur Jésus pour multiplier les moyens de salut et nous protéger contre l'ennemi des âmes. Il a donné sa bénédiction aux prêtres, afin que, sortant d'eux, elle pénètre toutes choses, pour faire tout servir à sa gloire et qu'elle exerce son efficacité de près et de loin. Mais, quand l'esprit s'est retiré des prêtres et que les cloches seules répandent encore la bénédiction et chassent les puissances mauvaises, c'est comme un arbre dont le sommet fleurit, recevant encore la sève par l'écorce, mais dont la moelle est desséchée. Le son des cloches bénites me frappe comme essentiellement plus saint, plus joyeux, plus fortifiant, plus doux que tous les autres sons, lesquels me paraissent sourds et confus en comparaison ; même le son de l'orgue de l'église, comparé au leur, manque d'énergie et de grandeur.

 

13. Le langage de l'Église faisait sur Anne Catherine une impression encore plus vive que le son des cloches. Les prières latines de la messe et de toutes les cérémonies de l'Église lui étaient aussi intelligibles que sa langue maternelle, si bien qu'elle crut longtemps que toutes les personnes pieuses et croyantes devaient les comprendre comme elle.» Jamais, disait-elle un jour, je ne me suis aperçue de la différence des langues dans le service divin, parce que je ne percevais pas seulement les mots, mais les choses elles-mêmes.»

 

14. En ce qui touche la force et l'action bienfaisante de la bénédiction sacerdotale, Anne Catherine en avait le sentiment si vif et si profond, qu'elle se sentait attirée involontairement quand un prêtre passait dans le voisinage de la demeure paternelle. Elle courait au-devant de lui et lui demandait sa bénédiction. Si elle se trouvait occupée à garder les vaches, elle les recommandait à l'ange gardien et courait au prêtre qui passait pour avoir sa bénédiction.

 

15. Elle portai sur sa poitrine dans un sachet le commencement de l'Evangile de saint Jean. Voici ce qu'elle dit à ce sujet» Dès mon enfance, l’Evangile de saint Jean était pour moi une source de lumière et de force et comme une bannière. Toutes les fois que j'avais une crainte ou que je courais un danger, je disais avec une ferme confiance Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous. Je ne pus comprendre plus tard certains ecclésiastiques auxquels j'entends dis dire que cela était inintelligible.»

 

16. De même qu'Anne Catherine était saisie d'une vive émotion et d'un profond sentiment de respect envers les choses bénites et les lieux sanctifiés, de même qu'elle en ressentait l'effet comme celui d'une nourriture et d'un réconfort spirituels, de même il y avait des lieux où elle sentait avec horreur et épouvante qu'il s'y était fait du mal et qu'une malédiction y reposait. Puis elle était saisie d'une profonde compassion et se sentait poussée à y prier et à y faire des pénitences expiatoires. Elle racontait ainsi un incident de sa jeunesse» A peu de distance de notre maison, au milieu de champs fertiles, se trouve un coin de terre où il ne vient jamais rien. Quand je passais là, étant enfant, j'avais toujours un frisson ; c'était comme si j'eusse été repoussée, et plusieurs fois je fis là des chutes que rien de particulier n'occasionnait. Je vis une fois deux ombres noires qui erraient à l'entour, et je m'aperçus que les chevaux, lorsqu'ils s'approchaient de là, se montraient effrayés. Ayant eu souvent l'impression de ce qu'il y avait de sinistre dans cet endroit, je pris des informations auprès de gens qui prétendaient, mais faussement, avoir vu là des choses de toute espèce. Plus tard, mon père me dit qu'à l'époque de la guerre de Sept-Ans, un soldat hanovrien avait été fusillé dans cet endroit, après sa condamnation parle tribunal militaire, mais que cet homme était innocent et que deux autres avaient été les auteurs de son malheur. Lorsque j'appris cela, j'avais déjà fait ma première communion. J'allai prier la nuit dans cet endroit, les bras en croix. La première fois, il me fallut prendre fortement sur moi : la seconde fois, il vint un horrible fantôme semblable à un chien, qui mit par derrière sa main sur mon épaule. Je me retournai et je vis ses yeux flamboyants et son museau. Je fus saisie d'effroi, cependant je ne me laissai pas déconcerter et je dis en moi-même : « Seigneur, vous aussi, étant dans l'angoisse, sur le mont des Oliviers, vous vous êtes remis plusieurs fois à prier ; vous êtes près de moi.» Le malin esprit ne put rien me faire. Et je recommençai à prier de nouveau : alors l'horrible objet s'éloigna. Lorsque je retournai prier en cet endroit, je fus violemment enlevée comme si j'allais être jetée dans une fosse qui était près de là. Je mis toute ma confiance en Dieu et je dis : « Satan, tu ne peux rien sur moi !» Et il disparut. Je continuai à prier avec ardeur. Depuis, je ne vis plus les ombres, et tout resta tranquille.» J'avais aussi, quoiqu'on ne m'eût rien raconté à ce sujet, un sentiment d'horreur et de repoussement aux endroits où il y avait eu des tombeaux de païens. Ainsi, il y a, à peu de distance de notre maison, une prairie et une butte de sable où je n'aimais pas à garder les vaches, parce que j'y voyais toujours une vapeur noire et sinistre, semblable à celle que produisent des chiffons qui brûlent, ramper à ras de terre sans jamais s'élever. Je remarquai aussi souvent là un obscurcissement particulier et je vis de sombres figures, répandant les ténèbres autour d'elles, errer çà et là et disparaître sous la terre. Je me disais souvent en moi-même comme une enfant que j'étais : « Il est bon que vous ayez d'épais gazons sur la tête, parce qu'ainsi vous ne pouvez rien nous faire.» Plus tard, j'ai vu souvent, que, quand on bâtissait des maisons neuves dans des places comme celles-là, il sortait une malédiction de ces sombres ossements, si les habitants n'étaient pas pieux, s'ils ne menaient pas une vie sanctifiée par la bénédiction de l'Eglise et s'ils n'arrêtaient pas par là les effets de cette malédiction. Mais quand ils se servaient pour détourner le mal de moyens superstitieux et condamnés par l'Eglise, ils entraient, sans le savoir, en rapport avec les puissances de ténèbres, et l'esprit malin acquérait plus de pouvoir sur eux. Je ne puis guère rendre ces choses claires pour d'autres, parce que je les vois de mes yeux, tandis qu'ils ne les perçoivent que par la pensée. Mais je trouve souvent plus difficile à comprendre comment pour tant de personnes il n'y a pas de différence entre ce qui est saint et ce qui est profane, entre le croyant et l'incrédule, entre ce qui est purifié et ce qui ne l'est pas : ils ne voient partout que l'apparence extérieure, la couleur ; ils ne s'inquiètent que de savoir si l'on peut manger d'une chose ou si on ne le peut pas, si on peut en faire de l'argent ou non, tandis que je vois et sens tout autrement, et cela d'une manière très clair. Ce qui est saint et béni, je le vois lumineux et répandant la lumière, guérissant et secourant ; ce qui est profane et maudit, je le vois ténébreux, répandant les ténèbres et produisant la corruption. Je vois la lumière et les ténèbres sortant comme des choses vivantes de ce qui est bon ou mauvais et agissant dans le sens de la lumière et des ténèbres. Cela m'est ainsi montré.»

A une époque postérieure, comme j'allais à Dulmen, je passai devant un ermitage dans la direction d'un bocage où demeure le paysan H. . . Il y a là une prairie. Quand je me trouvai avec ma compagne près de cette prairie, je vis s'élever une vapeur qui me causa de l'horreur et du dégoût. Il montait au milieu de la prairie plusieurs de ces courants de vapeur ; se tenant près du sol, ils formaient des ondulations ou comme des flots. Comme je ne voyais pas de feu, je demandai en les montrant du doigt à ma compagne : « Qu'est-ce donc qui brûle là ? je ne vois pas de feu.» Mais elle ne vit rien, fut très étonnée de ma question et crut que j'étais malade. Je me tus, mais je continuai à voir la sombre vapeur et sentis croître mon terrible malaise ; quand il nous fallut passer tout près de cet endroit, je vis bien distinctement la vapeur se dégager du côté opposé à celui où nous étions. Je sentis alors très clairement que des ossements profanes et ténébreux étaient enterrés là et j'eus la vue rapide d'abominables pratiques idolâtriques qui avaient eu lieu là autrefois.»

 

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