VIE D’ANNE CATHERINE EMMERICH

  TOME DEUXIEME

 

CHAPITRE II

 

ANNE CATHERINE EST MISE EN ARRESTATION. SES PRESSENTIMENTS SUR CET ÉVÉNEMENT. EFFETS QUI EN RESULTENT

 

         4. Dès le commencement de l'année ecclésiastique 1818-1819, Anne Catherine fut préparée par Dieu à de grandes souffrances expiatoires qui l'attendaient. Elles lui furent montrées comme la tâche de cette période, tâche qu'elle devait commencer sans retard. Les événements dont elle devait avoir tant à souffrir étaient encore dans les choses à venir, mais les ennemis invisibles dont les projets et les dispositions tendaient à ce but s'en occupaient déjà avec la plus grande activité. C'est pourquoi elle devait entrer en lutte avec eux, aller au-devant de leurs attaques, pour détourner ainsi le péril de l'Église de Dieu et déjouer les plans de ses malicieux et puissants adversaires. Le mystère d'iniquité qui, suivant le témoignage de l'Apôtre (II Thess., II 7.) ne cesse jamais d'opérer, faisait alors des efforts inouïs pour ruiner les fondements de la foi dans beaucoup de diocèses appartenant au troupeau de Jésus-Christ, précisément par les mêmes moyens de fourberie, de mensonge et de violence auxquels nous verrons Anne Catherine livrée en proie. Et, comme toujours et partout, c'étaient encore des prêtres apostats, entrés au service des sectes secrètes ou de l'Anti-Eglise, qui inventaient des mesures dont ils s'offraient à diriger l'exécution et qui, sous les noms de Règles fondamentales, Pragmatiques, Conventions, Actes de fondation, etc., devaient amener sans bruit la destruction de l'Église de Jésus-Christ.

 

A mesure qu'approchaient les plus rudes épreuves de ce redoutable combat, les visions qui l'annonçaient devenaient plus claires et plus compréhensives, visions où la vierge consacrée à Dieu, destituée de tout secours humain, était armée de la force de l'Esprit divin pour remporter par la souffrance la victoire sur les ennemis de Dieu. Ce n'étaient pas seulement pour elle des tableaux instructifs ou prophétiques, mais toujours des épreuves personnelles fécondes en résultats, parce qu'elles étaient un développement incessant du grand combat qu’elle livrait pour l'Église car Anne Catherine souffrait, pratiquait et accomplissait en réalité ce qu'elle voyait en vision. Les sentiments, les desseins et les actes des personnages qui travaillaient contre l'Église lui étaient mis sous les yeux afin qu'elle les combattit par le mérite attaché aux souffrances et par l'énergie de sa prière. De même que les visions n'étaient pas pour elles de purs rêves, de même ce qui s'y faisait par elle n'était pas une action vaine et purement imaginaire, mais plutôt la confirmation de sa vie spirituelle merveilleusement puissante, qui, en tant qu'intuitive, était une et n'avait qu'une seule et même opération, quoiqu'elle fût active dans deux sphères différentes et selon des lois doubles, dans la sphère des choses sensibles et dans la sphère spirituelle supérieure aux sens. Quand dans la contemplation elle prie, elle souffre avec patience, elle triomphe, c'est là un acte méritoire, c'est une opération, une victoire, une bénédiction pour l'Église, aussi bien que ce qu'elle souffre à l'état naturel de veille ou ce qu'elle a à accomplir dans les conditions de la vie commune extérieure, suivant les exigences et les relations de celle-ci : car dans un cas comme dans l'autre, dans chacune des deux sphères, elle est complètement, parfaitement libre, en pleine possession d’elle-même et, dans le sens le plus élevé, pourvue de tout ce qui est requis, dans l'ordre naturel et surnaturel, pour que l'Homme vivant dans la chair paisse accomplir des actes dignes de la récompense éternelle. Sa vie extérieure est ordonnée par Dieu de manière qu'elle remplisse complètement sa tâche, et c'est pourquoi. les événements extérieurs de chaque jour, les incidents, les souffrances, les actions se rapportent à la vie intérieure, transcendante, contemplative de l'esprit comme le symbole à ce qu’il signifie, comme la similitude à la vérité, l'enveloppe à ce qu'elle recouvre. Les personnes qui ont avec elle des rapports extérieurs, celles qui lui font sentir leur inimitié, ses ennemis et ses oppresseurs sont, sans le savoir et sans le vouloir, les représentants des tendances multiples de l'époque, des classes de la société, des pouvoirs qui combattent par leurs paroles ou par leurs actes la foi catholique, les bonnes moeurs, l'Église de Dieu, ou qui leur portent préjudice par leur paresse, leur négligence ou leurs prévarications.

         Assurément Anne Catherine ne put raconter qu'une très-petite partie de ses visions prophétiques, mais le Pèlerin ne fut pas peu surpris, et il en sera de même du lecteur, de voir avec quelle exactitude se réalisait plus tard ce qui lui était montré d'avance dans ces visions comme se rapportant à ses tribulations prochaines.

 

2. Pendant l'Avent de 1818, Anne Catherine raconta ce qui suit :

    « J'ai reçu de mon conducteur l'avis de me préparer à une pénible lutte. Je dois invoquer l'Esprit-Saint afin qu'il m'inspire tout ce que j'aurai à répondre. Je le fais maintenant tous les jours : j'ai appris ce que sera ce combat. Beaucoup de gens pleins de ruse et d'hypocrisie s'attaqueront à moi et chercheront à me prendre en faute à l'aide d'interrogations perfides. Mon angoisse était telle que ma poitrine était au moment de se briser : mais je me tournai vers mon époux céleste et je lui dis : « C'est toi  qui as commencé la chose ; tu dois la conduire jusqu'au  bout. Je m'abandonne entièrement à toi. » Et alors j'eus l'impression que je remettais entièrement l'affaire entre ses mains ; je ressentis un grand calme et une grande force que Dieu me donnait et je dis : « Je me laisserai couper en quartiers avec joie, si par là je puis être de quelque utilité au monde. » Parmi mes persécuteurs, un médecin et un ecclésiastique me furent montrés qui vinrent l'un après l'autre pour m'enlever d'ici. Ils feignaient d'être très bienveillants : mais je vis la fourberie dans leur coeur.

« 19 mai. Cette nuit a été très-mauvaise pour moi. J'étais assaillie de tous les côtés ; on me maltraita fort, et à la fin on me déchira en petits morceaux. Je restai calme pendant tout cela et je me réjouissais de ce que ç'en était fait de moi. Je vis et connus les instigateurs de la lutte et j'en vis les principaux mobiles. Ils parlaient beaucoup et faisaient grand bruit autour de moi, et enfin ils me déchirèrent en petits morceaux. Aucun de mes amis n'était là. Il n'y avait personne à me secourir, pas même un prêtre. Je fus saisie de tristesse : je pensai à Pierre et à la manière dont il avait abandonné son Maître.

« Je vis des hommes rassemblés délibérer et rire joyeusement des ruses bien imaginées à l'aide desquelles ils comptaient s'emparer de moi. Ils voulaient essayer des choses qui n'avaient jamais été essayées. Mon conducteur me dit que je devais être sans inquiétude, que, s'ils réussissaient, cela tournerait à leur grande confusion et à l'avantage de la bonne cause.

         « 28 mai 1819. Je me vis au temps de l'épreuve abandonnée de tous, et, ce qui me fût le plus sensible, mon confesseur ne put venir à moi. Il semblait forcé de rester éloigné, quoique sans congé. J'eus une vision où je me trouvais seule dans une chambre : cependant la soeur Neuhaus semblait être là. Des gens vinrent sur moi du côté droit et jusqu'au pied de mon lit. J'étais entièrement sans défense.

         6 juin. J'ai eu une très-mauvaise nuit. Je me vis plus horriblement maltraitée que jamais. Je ne puis redire sans horreur jusqu'où l'on en vint avec moi. J'étais pendant ce temps abandonnée de tous mes amis. Mon lit était au milieu d'une chambre et je n'étais servie que par des étrangers. Je sus que j'étais réduite à cet état misérable par suite d'une querelle entre des ecclésiastiques et des laïques. Ils me déchiraient pour se narguer les uns les autres. Je vis dans le lointain Overberg : il était assis, triste et silencieux. Il semblait que tout fût fini pour moi. »

 

         3. « 17 juillet 1819. J'eus de nouvelles visions sur la tribulation qui me menaçait. Je vis que toutes mes compagnes de couvent me visitaient, parlaient des rapports qu'elles avaient eus avec moi et cherchaient si je leur avais dit telle ou telle chose de mon état, etc. Je ne savais pas bien ce qu'elles voulaient et je disais : « Dieu sait ce que j'ai fait et ce que vous avez fait. » Je les vis ensuite aller toutes se confesser et communier, puis revenir à moi. Du reste, elles n'étaient pas meilleures qu'auparavant et elles voulaient savoir de moi quelque chose, je ne sais pas bien quoi. Je leur demandai si elles ignoraient que, longtemps avant d'être avec elles, j'avais eu aux mains et aux pieds des douleurs incompréhensibles pour moi, que souvent je leur avais fait toucher la paume de ma main qui était toute brûlante, que mes doigts avaient été tout à fait morts, sans que j'eusse jamais deviné ce qu'il en adviendrait. N'étais-je pas restée longtemps sans pouvoir prendre de nourriture, parce que,je ne pouvais le faire sans vomir aussitôt ? Cela n'avait-il pas duré sept mois, sans que j'y attachasse aucune importance, n'y voyant qu'une maladie qui m'empêchait rarement de remplir mes devoirs et jamais de prier Dieu, ce qui était tout mon plaisir. Mais je trouvai toutes ces religieuses hésitantes et peu sincères dans leurs dires ; elles ne cherchaient qu'à se tirer d'embarras, excepté la supérieure et Neuhaus qui agissaient loyalement. Il vint alors une grande quantité de gens de ma connaissance ; ils firent comme ils faisaient toujours et parlèrent à tort et à travers. Il n'y avait là personne qui voulût être tout à fait avec moi. Lambert ne pouvait m'aider en rien : on ne s'occupait nullement de lui. Mon confesseur était peu éloigné ; mais la tristesse et l'ennui l'accablaient. Alors environ six hommes, laïques et ecclésiastiques, parmi lesquels deux protestants, vinrent à moi. Ils arrivèrent les uns après les autres, et quelques-uns d'entre eux étaient faux et malicieux à un point qui ne peut se dire. C'étaient précisément ceux qui avaient les manières les plus caressantes et les plus douces et qui me maltraitaient le plus cruellement. Mais il vint dans la chambre un homme qui dit : « Tout ce qui se fait pour cette personne doit aussi se faire pour moi. » Je ne le connaissais pas, et,il se tint très longtemps près de moi : il fut très honnête et très loyal envers moi et il fut présent à tout : mais il ne pouvait pas me secourir. Et quand les autres m'entourèrent (mon lit était au milieu de la chambre), ils prirent garde de ne pas le choquer. Au commencement, ils me firent de nouveau toute sorte de questions, et je ne répondis rien, si ce n'est que j'avais déjà donné trois fois des réponses consignées dans des procès-verbaux et que je n'avais rien à y ajouter. Le vicaire général était dans le voisinage et il s'agissait aussi de lui dans cette affaire. Je vis en outre que le doyen s'en occupait : il donnait des instructions à ce sujet et il ne m'était pas favorable. Overberg était éloigné et priait pour moi. Les deux saintes nonnes Françoise et Louise me consolaient et me répétaient sans cesse : « Prends courage ! du courage seulement et tout ira bien. » Bientôt ils se mirent à me détacher la peau des mains et des pieds : ils y découvrirent les marques qui étaient beaucoup plus rouges que par dessus la peau. Ils me détachèrent aussi la peau de la poitrine et trouvèrent là également la croix beaucoup plus marquée que sur la peau. Cela les bouleversa tellement qu'ils ne savaient à quoi se résoudre. Ils restèrent muets et s'esquivèrent l'un après l'autre. Chacun avait sa séquelle à laquelle il racontait les choses à sa manière. Tous furent couverts de confusion. Pendant que j'étais là couchée, attendant l'opération qui allait se faire sur les plaies, je fus prise d'une terrible angoisse, et les deux bienheureuses nonnes m'encouragèrent, me disant que cela ne me ferait aucun mal. Alors vint à moi un jeune garçon d'une beauté merveilleuse. Son visage brillait comme le soleil : il portait une longue robe. Il me prit la main et me dit : « Viens avec moi remercier notre bon père. » Et il me conduisit en me soulevant. Je pus, avec son aide, arriver dans une chapelle très-bien ornée, ouverte par le devant : elle n'était qu'à moitié achevée et comme coupée au milieu. Sur l'autel je vis les images de sainte Barbe et de sainte Catherine. Je dis au jeune garçon : « Quoi ! cette a chapelle est coupée au milieu, » et il répondit : « Oui, elle n'est encore qu'à moitié faite. » J'eus le sentiment du voisinage d'une magnifique demeure où beaucoup de personnes m'attendaient. Il y avait à l'entour des jardins et des champs, avec des chemins et des bosquets : c'était comme une petite ferme. Cependant je sentais que tout cela était éloigné et il me semblait qu'il n'y avait pas encore là de demeure fixe disposée pour moi. Je sais seulement que je regardai dans l'intérieur de la chapelle avec le jeune garçon et que je vis tous ces tableaux. Tout cela se passait comme si j'eusse été ravie en esprit, pendant qu'ils retiraient la peau de mes plaies ; car je ne sentais rien et j'apercevais pourtant devant moi les lambeaux rouges relevés. Je vis la stupéfaction de ces hommes quand ils virent les signes à l'intérieur et comment ils se grattèrent derrière les oreilles. Je m'éveillai avec une sensation confuse et mélangée où figuraient en même temps la chapelle et l'opération. La vision touchant les nonces et les gens de la ville était obscure ; c'était comme si j'étais informée d'un interrogatoire à propos de moi auquel ils auraient été soumis. Je vis aussi quelque chose comme un tumulte dans la ville.

         « Le jeune garçon dit encore : « Vois maintenant combien bien peu de temps a duré tout ce qui t'inquiétait et te tourmentait, mais l'éternité n'a point de fin. Maintenant prends courage. Tu auras encore une rude épreuve à subir, mais tu la supporteras bien et elle ne sera pas si dure que tu la vois. Beaucoup de choses peuvent être détournées par la prière : console-toi donc. » Il me fut encore dit que je devais prier la nuit pendant mes insomnies, parce que bien des personnes étaient en danger de périr et qu'une grande tempête était imminente : « Ne crains pas de le dire hautement et excite tout le monde à prier. »

 

         4. Peu de,jours après, Anne Catherine eut une vision des plus saisissantes où il lui fut montré le martyre d'une jeune et tendre vierge : elle puisa dans ce spectacle une grande force pour la lutte qu'elle allait avoir à soutenir et un ardent désir de gagner une couronne semblable.

         « Comme j'étais en prière, deux hommes inconnus vinrent à moi et m'invitèrent à les suivre à Rome jusqu'au lieu où les martyrs allaient être livrés au supplice. Il devait y avoir aujourd'hui un grand combat où devaient figurer des personnes de leur famille qu'ils voulaient voir souffrir la mort pour Jésus. Je leur demandai pourquoi ils s'exposaient au danger. Ils me dirent qu'ils étaient chrétiens en secret et qu'on ne les connaissait pas : comme parents, une place à part leur était réservée afin que la vue des supplices les effrayât. Mais ils allaient là pour se fortifier par le spectacle de la mort des leurs et aussi pour encourager ceux-ci par leur présence. Il me conduisirent donc à l’amphithéâtre. Au-dessus de l’enceinte intérieure, en face de l’entrée, à droite du siège du juge, une porte entre deux fenêtres était pratiquée dans le pourtour circulaire. Nous entrâmes là dans une grande pièce où se trouvaient de braves gens, au nombre de trente environ, vieux et jeunes, hommes, femmes, jeunes garçons et jeunes filles. Tous étaient chrétiens en secret et rassemblés là dans le même but.

         « Le juge, un vieillard à l'air cruel, donna un signal avec son bâton dans diverses directions, sur quoi les exécuteurs subalternes, déjà rassemblés au-dessous dans le cirque, firent ce dont ils étaient chargés. Ils étaient une douzaine. A gauche dans l'enceinte, en face de nos fenêtres, je vis quelque chose comme une idole : je ne sais pas ce que c'était, mais cela me fit une impression d'horreur : de ce côté étaient aussi les prisons. On en fit sortir les martyrs, deux par deux ; on les poussait en avant avec des épieux de fer. Ils furent d'abord menés devant le juge et livrés au supplice après l’échange de quelques paroles. L'édifice circulaire était rempli dans toute sa hauteur de spectateurs placés sur des gradins qui s'élevaient les uns au-dessus des autres : ils criaient, s'agitaient et faisaient grand bruit.

         « La première personne martyrisée fut une délicate jeune fille de douze ans. Le bourreau la jeta par terre : il lui mit le bras gauche sur la poitrine et s'agenouilla dessus. Puis avec un instrument tranchant, large et court, il lui fit une incision circulaire autour du poignet et en releva la peau jusqu'au coude : il en fit autant à la main droite, puis aux deux pieds. L'horrible supplice de cette tendre enfant me mit hors de moi ; je courus vers la porte pour sortir et aller à elle : ,je criais miséricorde, je voulais être martyrisée avec elle et le valet de l'exécuteur me repoussa en arrière de façon que je le sentis vivement. Les gémissements de la jeune fille me déchiraient tellement le coeur que je demandai à être martyrisée au lieu d'elle. J'eus l'impression générale que j’avais aussi ma place là et que mon tour devait bientôt venir. Je ne puis dire à quel point la vue de ce supplice me fit souffrir.

         « Ensuite le valet du bourreau lui lia les mains en croix et il me sembla qu'il voulait les lui scier. Lorsque je revins dans la chambre (elle était arrondie à la partie postérieure et il y avait des pierres triangulaires ou carrées sur lesquelles on pouvait s'asseoir), les braves gens qui se trouvaient là me consolèrent. C'étaient le père et la mère de la jeune fille, et ils disaient que le supplice de leur tendre enfant avait été sans doute bien déchirant, mais qu'elle se l'était attiré elle-même par sa hardiesse excessive. C'était une grande douleur pour eux : car c'était leur fille unique : elle allait sans cesse aux catacombes, pour y recevoir l’instruction chrétienne, sans prendre aucune précaution, puis ensuite elle parlait trop librement et trop hardiment. Elle avait cherché le martyre de tout son pouvoir, disaient-ils. Tout étant fini, deux personnes l'enveloppèrent et la placèrent sur un bûcher de forme ronde dressé au milieu de la place. On l'y déposa, les pieds tournés vers le centre ; il y avait en dessous beaucoup de petites branches qui prirent feu promptement et projetèrent leur flamme à travers le bois empilé. Mes bons voisins étaient vraiment touchants par leur résignation. Une des femmes déploya un rouleau long comme le bras, serré au milieu avec une large courroie : ils y lurent des prières à voix basse, se tenant au fond de la chambre. Ils faisaient cela par petits groupes de trois ou quatre qui avançaient la tête pour lire ensemble, et ainsi le rouleau passa de main en main, les uns se retirant pour faire place aux autres. Je compris bien ce qu'ils lisaient. C'étaient simplement de courtes sentences, d'un style singulièrement énergique et propre à élever l'âme. Le sens en était que ceux qui souffrent vont droit à Dieu au sortir de ce misérable monde. Je me croyais sûre de ne jamais oublier ces paroles, et maintenant je ne puis plus qu'en ressentir encore l'impression sans pouvoir les répéter. La lectrice s'interrompait souvent après une courte sentence en leur disant : « Qu'en pensez-vous ? » Ces prières s'adressaient à Dieu dans un langage très-énergique. Je regardai aussi dans le rouleau, mais je ne pus reconnaître aucune lettre les caractères étaient rouges.

         « Je fus pendant le supplice dans un état d'angoisse indescriptible : jamais ce spectacle ne m'avait déchiré le coeur comme cette fois. La jeune fille avec sa peau relevée sur les bras et sur les jambes, et les gémissements que lui arrachait la douleur, était toujours devant moi ; je ne pouvais m'en aller : on ne laissait pas traverser le lieu du supplice. Plusieurs autres furent ensuite martyrisés ; on les poussait de côté et d'autre avec des pointes de fer, et le sang jaillissait à distance : ils furent frappés avec de lourdes massues et leurs os furent brisés. A la fin, il s'éleva du sein de la multitude une violente clameur provoquée par les hurlements d'un homme. C'était le dernier martyrisé ; on lui fit souffrir de tels tourments qu'il chancela dans la foi ; il poussa de grands cris avec des malédictions contre les bourreaux : le désespoir, la colère, la douleur le rendaient effrayant à voir. Les bonnes gens qui m'entouraient étaient bien attristés de le voir ainsi. Il ne put pourtant pas échapper à la mort. Lorsque tous les suppliciés furent jetés sur bûcher, je fus très affligée en pensant à celui-là : j'avais le pressentiment que son âme n'entrait pas dans la gloire. Quand tout fut fini, les bonnes gens qui étaient autour de moi me quittèrent. Les corps ne furent pas entièrement consumés : je vis plus tard creuser une fosse pour enterrer les ossements. Mais je vis descendre du ciel une blanche et brillante pyramide de lumière où les âmes des martyrs s’élevaient avec une joie indicible, semblables à des enfants. Mais j'en vis un retomber dans le feu du bûcher qui disparut laissant voir à sa place un lieu ténébreux ou cette âme fut reçue par d'autres. C'était le martyr qui avait failli. Il n'est pas perdu à jamais ; il est en purgatoire : cela me réjouit. Hélas ! il y est peut-être encore. Je prie sans cesse pour de semblables âmes qui sont complètement oubliées.

 « J'ai le pressentiment que ce martyre m'a été montré : pour m'exhorter à la patience dans mes souffrances et parce que récemment je me suis vue aussi retirer la peau des mains et des pieds. Ces anciens Romains devaient être pour ainsi dire d'acier, les bourreaux comme les spectateurs, les martyrs comme leurs amis. Maintenant tous les hommes sont tièdes, mous et lâches, et on adore Dieu aussi mal qu'on adorait les dieux. »

 

5. Depuis la fête de la Visitation de la sainte Vierge jusqu’aux derniers,jours de juillet, Anne Catherine eut à offrir d'une si violente inflammation de poitrine que la plus légère commotion dans l'air, telle que peut la produire une porte qui s'ouvre ou l'approche d'une personne, provoquait chez elle des accès de toux convulsive très douloureux. Cette souffrance physique aboutit enfin des sueurs de poitrine extrêmement abondantes qui la rendirent encore plus faible : mais en même temps son

angoisse involontaire en vue des événements qui approchaient augmenta à tel point qu'il lui fallut les plus grands efforts pour résister à son abattement. Le 2 août, le Pèlerin la trouva très-triste et très-ébranlée : il chercha à la consoler, mais elle-même le prépara à ce qui allait venir. Dès le jour suivant on vit arriver à Dulmen une prétendue commission d'enquête prussienne, ayant à sa tète le landrath (note) Boenninghausen. Les autres membres étaient deux médecins, Rave de Ramsdorf et Busch de Munster, et trois ecclésiastiques : le curé Niesert de Velen, le vicaire Roseri de Leyden et le professeur Roling de Munster. Boenninghausen se rendit avec Roseri près d'Anne Catherine pour lui annoncer « la nouvelle enquête. » Elle leur répondit qu'elle ne savait pas de quoi ils voulaient s'enquérir, vu qu'elle était prête à leur donner des explications sur tout ce qu'ils désiraient savoir. D'ailleurs il n'y avait rien qui n'eût déjà été examiné.

         « Cela ne suffit pas, répondit le landrath, l'enquête a été ordonnée et doit être commencée immédiatement. C'est pourquoi la fille Emmerich doit se laisser transporter tout de suite dans la maison du conseiller de la chambre des finances Mersmann.

         - Si c'est l'ordre de mes supérieurs ecclésiastiques, répondit-elle, je laisserai volontiers faire de moi tout ce qu'on voudra, parce que je croirai alors que Dieu le juge nécessaire. Je suis religieuse, et, quoique mon couvent ait été supprimé, je reste toujours religieuse et ne puis rien faire sans mes supérieurs ecclésiastiques. Le vicariat a déjà antérieurement proposé une enquête faite en commun.

 

(note du traducteur) Le fonctionnaire ainsi dénommé ne peut être désigné que très-improprement par le titre de conseiller provincial, qui d'ailleurs n'existe pas dans notre hiérarchie administrative, il nous a donc paru plus simple de conserver dans le cours du récit le titre allemand.

 

 

Si on y avait consenti, je m'y serais prêtée : car il ne peut que m'être agréable de voir la vérité mise au jour. » Le landrath : « Cela ne regarde pas maintenant l'autorité ecclésiastique. Du reste, il y a ici trois prêtres catholiques. » A ces paroles, Anne Catherine s'adressa au vicaire Roseri et lui dit : « Comment pouvez-vous, étant prêtre, vous trouver ici, si cela ne regarde pas le clergé ? Vous avez déjà pris part à la dernière enquête d'une manière peu convenable pour un prêtre, et je suis d'autant plus attristée de vous voir encore ici. Vous avez par là perdu tout crédit auprès de moi. »

 

Roseri s'excusa, disant que la dernière fois il était venu comme par hasard : mais cette fois il en avait été requis et, sur sa demande, il avait reçu du vicariat la déclaration que non-seulement il lui était permis d'assister à l'enquête, mais qu'on verrait volontiers qu'il y fût présent : il regrettait de n'avoir pas sur lui cet écrit (note).

« Là-dessus Anne Catherine répéta au landrath sa déclaration qu'elle ne pouvait consentir à être transportée dans une autre maison, d'autant plus que son médecin aussi ne pourrait le trouver bon. Le landrath se retira alors en déclarant qu'il allait faire son rapport à Munster.


Le journal de Wesener rapporte à la date du 3 août :

« Lorsqu'hier soir je suis venu voir la malade, je l'ai trouvée émue, mais nullement déconcertée : seulement elle craignait que le vieux Lambert qui est malade en ce moment ne restât sans soins.

« Mercredi 4 août. Aujourd'hui j'ai trouvé la malade tout à fait résignée.

 

(note) Ces paroles n'étaient pas véridiques, comme on le verra plus tard par actes officiels. Anne Catherine, qui voyait le triste état de l'âme de homme encore jeune, ne put donc lui répondre autre chose, sinon qu’il avait perdu tout crédit auprès d'elle.

 

Cette nuit il lui a été montré dans une vision qu'on lui ferait d'abord les plus belles promesses du monde, mais que plus tard on la tourmenterait d'une façon qui la réduirait à un état très-misérable et à une faiblesse mortelle. Elle devait alors demander l'assistance de son confesseur. »

 

6. Le Pèlerin fut douloureusement ému de tout cela et il offrit de mettre tout en oeuvre pour venir en aide à la patiente si cruellement opprimée. Le soir du 3 août il lui adressa une lettre ostensible (note) où il la priait de le proposer à la commission comme un témoin ayant les qualités nécessaires pour assister à l'enquête et pour constater devant le monde entier la légalité des actes de la commission et l'humanité de ses procédés. Mais lorsqu'Anne Catherine remit cet écrit au landrath, il déclara que le Pèlerin était « spécialement exclu. » Celui-ci s'adressa alors à Munster, au président supérieur prussien, M. de Vinke, qui lui répondit de sa propre main : « Je ne puis répondre à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 4 de ce mois, qu'en exprimant mon regret de ne pouvoir satisfaire votre désir de prendre part à l'enquête ordonnée sur l'état de la fille Emmerich. On m'a expressément enjoint en haut lieu de la séparer de son entourage habituel, et cette séparation est si essentielle pour le but qu'on veut atteindre que je ne puis m'écarter de mes instructions sur ce point. Mais tout ce que vous voudrez communiquer à la commission touchant vos observations personnelles sera accueilli avec plaisir. Je craindrais aussi que votre présence ne fût désagréable à la fille Emmerich ; car, lors d'une visite médicale qui a eu lieu l'hiver dernier, elle a toujours témoigné beaucoup d'inquiétude en entendant prononcer votre nom.

 

(note) Dans le Recueil des lettres de Clément Brentano on trouve, tome I, p. 361-380, une longue lettre adressée au vicaire général ; mais comme elle était restée à l'état de projet et n'avait jamais été remise à celui-ci, il n'y a pas lieu de s’en occuper ici.

 

On a fortement recommandé aux commissaires de traiter la malade avec tous les ménagements et toute la

douceur possibles, et le choix des personnes m'est garant que cette recommandation n'était nullement nécessaire.

Il me sera toujours très-agréable de faire personnellement connaissance avec le beau-frère de l'excellent Savigny (note) j'espère me procurer ce plaisir à mon prochain voyage à Dulmen. »

 

note : Célèbre jurisconsulte, professeur à l'université de Berlin, dont la femme était soeur de Brentano.

 

Une demande faite de vive voix au landrath par le Pèlerin ayant été également rejetée, il se retira, sur le désir de la malade, à Bockholt, dans la maison paternelle du cardinal Diepenbrock, pour y attendre le résultat de l’enquête.

 

7. Le 4 août, le landrath demanda de nouveau qu'Anne Catherine consentit de bonne grâce à se laisser conduire hors de sa demeure : mais celle-ci persista avec encore plus fermeté dans son refus de laisser prendre aucune disposition à son égard à l'insu de ses supérieurs ecclésiastiques. « Je demande, déclara-t-elle, un ordre du vicaire général, des personnes déléguées par lui et des témoins partiaux : alors, quoi qu'il puisse arriver, je le recevrai au nom de Dieu, car je n'aurai rien à craindre. » Le landrath n'osa pas encore employer la force : mais après le curé Niesert s'approcha avec Roseri, et celui-ci dit : « Comment voulez-vous maintenant que l'on s'y prenne avec vous ? ».

Anne Catherine : « Pourquoi m'interrogez-vous ? Avez-vous l'ordre de procéder avec moi comme je le voudrai ? Je demande des prêtres qui soient envoyés par l'autorité ecclésiastique et deux témoins qui écrivent aussi pour moi le procès-verbal et qui me le lisent afin que je sache ce qu'on m'attribue.

         - Vous ne devez pas vous plaindre, dit alors Niesert, vous êtes couchée très-commodément et vous paraissez vous trouver très-bien ici.

         - « Comment je me trouve, répondit-elle, Dieu le sait, » et se tournant vers Roseri : « J'ai appris par M. le doyen (Rensing) que vous n'avez pas l'autorisation du vicariat pour être ici. »

         Le vendredi 6 août, le conseiller de médecine Borgès, protestant, vint de Munster à Dulmen en compagnie d'un magnétiseur. Dès son entrée dans l'hôtel de la poste, il déclara, du ton le plus grossier et le plus méprisant, « qu'il en aurait bientôt fini avec cette fille et qu'il ne plaisanterait pas. Il voulait, disait-il, la faire conduire à Berlin par des gendarmes sans que cela lui fît le moindre mal. » Ces propos se répandirent promptement dans Dulmen, ils firent craindre à la bourgeoisie qu'on n'en vînt à l'emploi de la force et excitèrent la plus vive sympathie pour celle qu'on persécutait. Les bourgeois tinrent une assemblée dans laquelle on résolut de faire une protestation contre des procédés si contraires à la justice et aux lois : et la rédaction en fut confiée au commissaire de justice Keus. Elle fut remise au landrath Boenninghausen qui la reçut et promit solennellement qu'elle serait mise sous les yeux des autorités supérieures. Cette promesse calma les esprits et beaucoup se livrèrent à la confiance, espérant qu'ils avaient par là détourné de la pauvre religieuse le coup terrible qui la menaçait.

De l'hôtel de la poste, Borgès et son compagnon s'étaient rendus avec Boenninghausen chez Anne Catherine pour la presser de nouveau et plus instamment de donner son consentement à ce qu'on la transportât ailleurs.

Le voisinage de ce Borgès, qui avait un haut grade dans la franc-maçonnerie et dont la personne lui inspirait une répulsion particulière, fut pour elle un supplice indicible et elle supportait plus aisément des menaces et des injures que les paroles caressantes dont il se servit tout d'abord pour obtenir son consentement à être emmenée ailleurs.

« Combien il est déraisonnable à vous, dit-il d'un ton sarcastique, de repousser l'offre si avantageuse qu'on vous fait d'être entourée uniquement d'hommes distingués, excellents, et de profiter de tous leurs bons offices dans un lieu bien préférable à celui-ci ! - Quant à la bonté de ces messieurs, répondit-elle, je l'abandonne au jugement de Dieu. Je leur souhaite toute espèce de bonté : cependant je n'en ai pas encore vu le moindre effet. S'il s’agit pour vous d'arriver à la vérité, vous pouvez m'examiner ici dans cette chambre. Mais je sais qu'il ne s'agit pas pour vous de la vérité que vous pourriez trouver tout seuls. Si vous voulez la vérité, pourquoi ne pas la chercher ici, chez moi ? » Tous deux lui ayant demandé de nouveau ce qu'elle désirait qu'on fit pour elle pendant l’enquête, elle répondit : « Je demande, comme étant gravement malade, la présence de mon médecin et de mon confesseur, une de mes consoeurs pour me soigner, enfin deux prêtres et deux laïques comme témoins. Toutefois je proteste de nouveau que l'on ne me fera sortir de cette maison que par la force. » Après ces paroles, elle réclama encore contre l'adjonction du docteur Rave, parce que celui-ci, outre son procès-verbal officiel, au mois de février, avait fait une seconde relation toute différente et l'avait fait circuler dans le public, au grand préjudice de la malade.

On verra bientôt quel fut le résultat de cette protestation. Pendant toute cette conversation, le magnétiseur, par sa contenance discrète et réservée, avait donné à connaître qu’il ne voyait pas chez Anne Catherine le moindre indice d’où il pût inférer que c'était une somnambule (note).

Wesener rapporte à propos de cette journée : « Le matin je trouvai la malade passablement forte. Elle ne voulut pas condescendre à la demande que lui faisait Borgès de se laisser transporter ailleurs. Celui-ci chercha aussi à me persuader : mais comme je lui déclarai qu'elle n'était pas transportable, il se mit en colère et déclara qu'il aurait recours à la force. Vers minuit, on a voulu en effet la transporter de force : mais comme il y a eu des rassemblements populaires, on y a renoncé pour le moment. La malade a encore protesté formellement qu'elle ne voulait pas être emmenée d'ici. »

  (note) Boenninghausen lui-même déclara publiquement : « Chez la fille Emmerich, Il ne peut être question de magnétisme animal. Pour mettre fin à toute contestation sur ce point, je fais remarquer qu'elle a horreur du magnétisme et de ses adhérents en général et en particulier, tant qu'ils ne renoncent pas à leurs égarements avec un repentir véritable. »

         8. Un témoin oculaire, M. de Schilgen, raconte ainsi cette tentative nocturne : « Tous les bourgeois bien intentionnés et moi-même, nous nous étions servis de l'acceptation de la protestation par le landrath pour calmer la population de Dulmen et lui persuader qu'il n'était plus question de recourir illégalement à la force. J'en étais moi-même tellement convaincu que j'allai me reposer mais, avant minuit, je fus réveillé par un gendarme qui vint prendre un de ses camarades logé dans ma maison et me dit qu'il avait l'ordre de rassembler toute la gendarmerie. Je m'étonnai de voir qu'on se préparait ainsi à employer la force et je me rendis à la maison de la malade où beaucoup de gens étaient rassemblés pour attendre l'issue de l'affaire. Toute la gendarmerie était en mouvement. A minuit parurent Borgès, Boenninghausen et Busch. Ils se présentèrent à la porte qui conduit au logement de la malade, mais ils s'en retournèrent après avoir frappé assez longtemps sans qu'on vint leur ouvrir. Alors ils se rendirent dans la cuisine du maître de la maison, se firent montrer par lui la chambre qui donnait sur la rue, déclarèrent que celle-ci pourrait très-bien leur servir pour une nouvelle enquête et amenèrent par là (ce qui était leur but) le propriétaire et la foule rassemblée devant la maison à croire que la malade serait examinée dans la maison même et non transportée dans une autre. Cependant beaucoup de gens restèrent rassemblés dans les rues jusqu'au moment où l'aube du jour appela chacun à son à son travail. Le lendemain, de grand matin, j'entendis dire qu'à huit heures on enlèverait la malade de force. Pour me mettre au moins en mesure de rendre plus tard un compte exact des faits devant le juge compétent, je me rendis à sept heures et demie chez la malade qui, après la première salutation, répondit à la question que je lui adressai sur ce qu'elle avait résolu de faire : « Je suis dans un extrême embarras ; le landrath s'est adressé à monsieur notre doyen (note) pour qu'il me persuade de me soumettre à être transportée ailleurs pour subir une nouvelle enquête. Le doyen est venu me voir pour cela : je ne sais ce que je dois faire. » Comme je lui répondis qu'il fallait pourtant prendre un parti, elle reprit : « Non ! je ne m'y résoudrai jamais mais volontairement. Je persiste dans ma protestation ! » Elle me pria de rester près d'elle et d'engager l'employé de justice Keus à faire tout ce qu'il pourrait pour elle. Là dessus entra le landrath qui fit de nouveau tous ses efforts pour obtenir son consentement. Je pris la parole et me référai à la protestation remise la veille et renouvelée encore tout à l'heure par la malade.

 

(note) Le doyen Rensing avait dit à la malade : « Le landrath a pleuré et s'est désolé, assurant qu'il perdra sa place si vous ne vous laissez pas transporter » (Note du Pèlerin.)

 

Alors le landrath lui-même prit par les épaules la malade enveloppée dans ses draps de lit pendant qu'une infirmière, qu'il avait amenée, la prenait par les pieds : ils la descendirent ainsi par l'escalier dans la grange, puis ils la placèrent sur un lit préparé à cet effet qui fut emporté dehors par quatre hommes de la police. Le cortège se mit en mouvement vers la maison du conseiller Mersmann, escorté par le lieutenant de gendarmerie et sa troupe. La tranquillité ne fut pas troublée, car les spectateurs, qui étaient par centaines, ne témoignèrent leur sympathie que par des larmes et des sanglots. A ma grande joie, j'avais remarqué que la malade, depuis le moment où on l'avait enveloppée, était tombée dans ce qu'on appelle l'état cataleptique, ce qui la rendit insensible à tout ce qui se passait au dehors (note). »

         Plus tard Anne Catherine,elle-même raconta ainsi la chose :

         « Dans l'après-midi qui précéda mon enlèvement, je vis en vision, étant éveillée, l'événement tel qu'il se passa le jour suivant. Cela me fit tellement souffrir que je n'étais pas en état de dire ce qui me tourmentait ainsi. Le doyen Rensing voulait que je cédasse de bonne volonté : en outre, le landrath me dit qu'il serait privé de son emploi et qu'il était un homme perdu, si je ne consentais pas de bonne grâce à ce qu'on me demandait. Mais je déclarai que je ne cèderais qu'à la force. Lorsque le landrath me saisit, je fus aussitôt ravie hors de ce misérable monde et je me sentis ramenée à une vision de ma jeunesse que j'avais eue souvent avant mon entrée au couvent.

 

(note) Lorsque l'auteur visita en septembre 1859 l'habitation de la soeur Emmerich à Dulmen, il trouva encore sur les portes la trace des sceaux que l'autorité y avait fait mettre. Le frère du P. Limberg, qui vivait encore et auquel appartenait la maison, lui raconta en outre que, lors de l'enlèvement de la soeur, les vaches de l'étable voisine avaient poussé des mugissements plaintifs.

 

« Je restai absorbée constamment dans cette vision, et lorsque je m'éveillai le jour suivant et me trouvai dans la maison étrangère, je me croyais un enfant et je regardais comme un rêve tout ce que j'avais éprouvé jusqu'alors.

« J'ai passé tout le temps de ma captivité dans un état d’exaltation morale dont je m'étonnais moi-même. J'étais souvent gaie, je ressentais la plus grande compassion pour ces aveugles chercheurs ; je priais pour eux, je m'étais proposé de tout supporter pour les pauvres âmes en peine afin qu'elles priassent pour les persécuteurs. Je descendais souvent aussi dans le purgatoire et je voyais que mes souffrances ressemblaient aux leurs. Plus les persécuteurs étaient violents, plus je me sentais devenir maîtresse de moi et même contente. Cela ne manquait guère de mettre le landrath en fureur. Dieu me préservait de faire des démonstrations extérieures pendant la vision : les grâces étaient silencieuses. Sans le secours de la bénédiction sacerdotale et d'aucun objet sacré, je recevais de Dieu une abondance de force telle que je ne l'avais guère connue jusque-là et il me suggérait toutes les paroles que j'avais à prononcer : car je n'avais aucune réponse préparée d'avance. Chaque fois que mes oppresseurs se précipitaient vers moi d’un côté, m'interrogeant et m'injuriant, je voyais de l'autre côté une figure lumineuse d'où découlaient sur moi la force et la grâce. Je recevais aussi de là chaque mot que je vais dire : c'était toujours court, précis et doux, et j'étais pleine de compassion. Mais quand je parlais de moi-même, je sentais une grande différence : c'était une autre voix, vulgaire, dure et pleine d'âpreté.

« Le jour de la fête de saint Laurent, je vis son martyre. Je vis aussi l'Assomption de Marie, et le jour de la fête de sainte Anne (note), qui était la patronne de ma mère, je fus ravie auprès d'elle dans son séjour bienheureux.

 

(note) La fête de sainte Anne tombe le 16 août dans le calendrier de Munster.

 

Je désirais rester avec elle : mais elle me consola et me dit :

« Quoique bien des choses fâcheuses te soient encore préparées, cependant plusieurs épreuves terribles ont été détournées de toi par la prière. » Elle me montra alors plusieurs lieux où l'on priait pour moi. « Tu as bien soutenu le plus difficile, ajouta-t-elle, mais il te reste encore beaucoup à éprouver et à faire. »

         « Le jour de la fête du saint patron de mon ordre (saint Augustin), j'eus la vue de ma situation, telle qu'elle aurait dû être suivant l'intention de mes ennemis. Je vis plusieurs d'entre eux pleins d'assurance et bien convaincus qu'en ma personne, ils tenaient les catholiques sous leur main et allaient leur infliger un affront notable. Je vis même les ecclésiastiques qui étaient dans cette affaire animés de très-mauvais sentiments. Je me vis dans un trou profond et ténébreux et il semblait que je n'en devais plus sortir. Mais chaque jour je remontais un peu et la clarté allait en croissant pour moi. Mes persécuteurs au contraire s'enfonçaient de plus en plus profondément dans la nuit et les ténèbres, ils s'embarrassaient et se heurtaient les uns les autres et ils étaient assis comme au fond d'un trou. Saint Augustin, vers lequel je criais au secours, était près de mon lit le jour de sa fête et se tenait en face de l'homme qui me tourmentait si durement. Saint Jean vint aussi près de moi le jour de sa fête et m'annonça ma délivrance.

         « Mais je vis aussi l'esprit malin toujours présent quand ils venaient. Il était comme un assemblage de tous les mauvais esprits, tantôt riant, pleurant, maudissant, faisant l'hypocrite, tantôt mentant, dissimulant, intriguant, excitant. C'est le démon des sociétés secrètes.

         Dans cette vision mon guide me conduisait par la main comme un enfant. IL me tira de la chaumière paternelle par la fenêtre, il me mena par la prairie, par la plaine sablonneuse, à travers le bocage, puis me fit faire par diverses contrées désertes une route longue et dangereuse, qui aboutissait à une montagne escarpée. Il fallut qu'il me traînât après lui pour que je ne restasse pas en chemin. Il me paraissait étrange de me croire toujours un enfant, quoique déjà si âgée. Quand nous fûmes en haut, il me dit « Vois ; si tu n'avais pas été un petit enfant, je n'aurais pas pu te conduire ici. Maintenant regarde en arrière, et vois de quels dangers infinis tu étais menacée, et comment tu as pu passer heureusement au travers, grâce à la conduite de Dieu. » En me retournant, je vis toute la route que j'avais parcourue pleine d'images représentant sous les formes les plus multipliées le danger de tomber dans le péché et je vis comment j'en avais été miraculeusement préservée par la fidélité attentive de mon ange conducteur. Ce qui pendant le voyage s'était présenté à moi comme de simples aspérités du chemin, je le vis maintenant représenté sous des formes humaines comme des tentations induisant au péché. Je vis les tribulations de toute espèce auxquelles j'ai échappé, grâce à la bonté de Dieu. Je vis aussi des personnes avec les yeux bandés, ce qui signifiait leur obscurcissement et leur aveuglement intérieur, protégées longtemps dans leur marche au bord des abîmes, mais pour finir par y tomber. J'en vis plusieurs que j'ai contribué à sauver. L'aspect de ces terribles dangers me remplit d'effroi. Je ne pouvais pas comprendre comment j’y avais ainsi échappé.

« Lorsque mon conducteur m'eut montré tout cela, il me laissa là et fit quelques pas plus loin. Mais je me sentis à l'instant tellement faible et débile que je commençai à chanceler et à tomber comme un enfant qui ne peut pas encore marcher et auquel on retire la main qui le conduisait. Je me mis à pleurer et à me désoler comme un petit enfant. Alors mon conducteur revint et me tendit la main disant : « Tu vois maintenant combien tu te trouves faible, aussitôt qu'on cesse de te conduire. Tu peux donc  te faire une idée du besoin que tu as eu d'être guidée pour passer à travers tous les dangers que tu as vus derrière toi. »

         « Alors il me conduisit de l'autre côté de la montagne, qu'il me fit descendre, et nous traversâmes une belle prairie pleine de fleurs blanches, jaunes et rouges. Elles étaient si serrées que j'avais toujours peur d'en écraser quelques-unes et que je ne savais souvent où poser le pied. Il y avait aussi là des rangées de pommiers en fleur et d'autres arbres de toute espèce. Au bout de cette prairie nous arrivâmes à un chemin creux fort sombre, bordé de grandes haies croissant en liberté. Le sentier était plein de pierres et de boue. Mais je passai heureusement tenant la main de mon guide, car je ne touchais pas le terrain fangeux, mais planais seulement au-dessus. Quand nous eûmes laissé ce chemin derrière nous, nous arrivâmes de nouveau à une montagne d'un aspect très-agréable et passablement haute, qui n'était couverte que de beaux petits cailloux brillants. Lorsque nous fûmes au haut, je vis de là la prairie ainsi que le chemin dangereux parcouru antérieurement, et mon guide me dit que le dernier chemin si agréable avec ses fleurs et ses arbres fruitiers était la consolation spirituelle, le soulagement et l'action multiple de la grâce qui monte dans l'âme de l'homme après qu'il a résisté à la tentation et surmonté le danger. La crainte que j'avais eue de marcher sur les fleurs était le scrupule et la fausse conscience (un esprit semblable à celui d'un enfant, qui s'abandonne à Dieu en toute simplicité, marche sur toutes les fleurs du monde sans penser qu'il puisse en briser ou en froisser une et en effet il ne leur fait pas le moindre mal). Je dis à mon guide qu'il devait bien y avoir une année entière que j'étais en voyage avec lui, tant la route me paraissait longue. Il répondit : « Pour faire le chemin que tu vois, il te faudrait bien dix ans. »

« Alors je regardai en bas de l'autre côté de la montagne, et je vis la route que j'avais encore devant moi. Elle était très-courte : je vis au bout, à une petite distance en droite ligne, la Jérusalem céleste et je pus ainsi, sur cette montagne, voir d'un côté le sombre et périlleux chemin de la vie que j'avais laissé derrière moi et de l'autre le court trajet qui me restait à faire avec la magnifique cité de Dieu dans l'atmosphère azurée du ciel. Le plateau que j’avais maintenant à traverser était peu étendu, et conduisait en droite ligne à un chemin que je voyais aussi devant moi : mais à gauche et à droite je vis plusieurs sentiers détournés allant dans diverses dilections et revenant toujours au chemin direct, en sorte qu'il pouvait y avoir là une assez longue marche à faire. Ces sentiers ne paraissaient pas très-dangereux, quoiqu'on pût y trébucher. Je vis avec une grande joie l'intérieur de la Jérusalem céleste ; elle se montra cette fois à moi bien plus grande et de bien plus près que cela ne m'était encore arrivé. Alors mon guide me conduisit d'un côté où l'on descendit la montagne : il semblait qu'un danger me ménaçait je vis le Pèlerin marcher dans le lointain : il paraissait emporter quelque chose et je désirais être prés de lui, mais mon guide me conduisit dans une maisonnette où les deux religieuses qui m'étaient bien connues me préparèrent un lit dans lequel elles me mirent. Je me trouvai de nouveau une pauvre nonne et je m'endormis paisiblement dans une heureuse et incessante contemplation de la Jérusalem céleste. Je ne dois pas oublier de dire que pendant le voyage je tendis plusieurs fois la main à d'autres personnes et leur fis faire avec moi un peu de chemin.

« Je vis la Jérusalem céleste comme une ville d'or, brillante et diaphane, suspendue dans l'azur du ciel et ne touchant pas la terre. Il y avait des murs et des portes : mais je voyais à travers ces murs et ces portes et à travers tout ce qui était derrière. Cette vue est plutôt la perception instantanée d'un ensemble qu'une vue : successive, telle que je suis obligée de la présenter ici. Il y avait là beaucoup de rues, de palais, de places, et tout était peuplé de formes humaines semblant appartenir à des races, à des rangs, à des hiérarchies diverses. Je distinguai des classes et des corporations entières liées par des rapports de dépendance mutuelle. Plus mes regards pénétraient profondément dans cette cité, plus tout m'y paraissait magnifique et merveilleux. Les figures que je voyais ne présentaient à l'oeil d'autre couleur que la lumière dont elles brillaient, elles se distinguaient pourtant entre elles par la forme de leurs vêtements et par divers insignes qu'elles portaient, sceptres, couronnes, guirlandes de fleurs, crosses épiscopales, croix, instruments de martyre, etc. Au centre de tout ce tableau s'élevait comme un arbre, sur les branches duquel apparaissaient ainsi que sur des sièges des figures encore plus splendides. Cet arbre étendait ses rameaux comme les fibres d'une feuille et se relevait en s'arrondissant. Les figures supérieures étaient de plus en plus magnifiques et dans l'attitude de l'adoration : il y avait en haut comme de saints vieillards et je vis aussi au sommet comme un globe représentant le monde entier et surmonté d'une croix : il me sembla aussi voir là la Mère de Dieu, mais avec une bien plus grande splendeur que je ne l'avais vue ailleurs. Du reste il n'y a pas de paroles pour exprimer tout cela. C'est dans cette contemplation que je m'endormis dans la petite maison jusqu'au moment où, eu me réveillant, je me trouvai de nouveau dans le temps. »