CHAPITRE II 

 
  LE RÔLE SECONDAIRE 
 DE L'INTELLIGENCE  
 
 LE MODE DE CONNAISSANCE MYSTIQUE 
 

 Toutes les théories qui déifient l'intelligence ou qui prétendent qu'on peut arriver à la connaissance du Vrai en soi, par la raison seule, supposent que Dieu est imparfait ou incapable. Bien que cette assertion paraisse osée et puisse nous heurter, au premier abord, un moment de réflexion nous convaincra de son exactitude. 

 Si Dieu, en effet, est parfait et infini, s'Il est omnipotent, c'est Lui qui est la Vérité totale et c'est Lui seul qui peut la révéler à Ses enfants, au fur et à mesure qu'ils deviennent aptes à la recevoir.  Or la possession de cette Vérité étant, en même temps, celle de la béatitude et de la puissance, Dieu serait injuste et impru-dent s'Il la laissait saisir par un simple effort intellectuel, sans la purification du coeur.  Un Père vigilant et avisé ne confie pas l'administration de ses biens à un fils en bas-âge et, parmi ses enfants, il ne donne pas la récompense au plus indocile ni au plus dévoyé, fût-il le plus intelligent, parce que cela l'encouragerait au mal, mais il la donne au plus soumis, au plus studieux. 

 Cette affirmation est appuyée par la parole du Christ : « Si vous gardez les commandements, dit-Il, vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira. » 

 Il faut donc d'abord garder les com-mandements, pour connaître les mystères du Royaume et pour parvenir à la liberté.  Jésus n'a pas dit que, pour cela, il faudrait faire de savantes études ni suivre des cours de théologie.  Sa parole est nette : la connaissance est liée à l'observance des préceptes, indépendamment du dévelop-pement de l'entendement.  Il y a donc une compréhension spirituelle qui est dis-tincte de la raison discursive, une illumination intérieure que donne le Saint-Esprit, par le seul fait de nos efforts vers la perfection morale. 

 Telle est la méthode qu'emploie le disciple du Christ pour la découverte du Vrai, telle est son attitude vis-à-vis du grand problème du savoir. Elle est le contre-pied des procédés de la science posi-tive et, en dépit des apparences, dans son domaine, c'est elle qui est la meilleure. 

 Non pas que le disciple soit un ennemi de la science ni de l'étude :  celles-ci sont légitimes dans leur cadre, qui est celui du Créé, du conditionné, des lois physiques et naturelles.  Quand il s'agit de l'Incréé, des opérations de la Cause première, de l'origine et de la destinée des êtres, ce n'est plus le domaine de la raison qui ne conçoit que les grandeurs mesurables. Les réalités de l'Irrévélé sont un océan immense pour lequel elle n'a ni barque ni voiles. 

A ce propos, il est bon de citer un passage de la belle réponse faite à l'enquête du journal «Coenobium» en juillet 1929, sur les rapports de la Religion et de la Science, par un vrai savant universelle-ment connu, M.  Georges Claude : 
 « La Science, écrit-il, n'a rien à voir avec les choses de la conscience.  Pour qu'il en fût autrement, semble-t-il, pour qu'elle pût nous défendre de croire ou de ne pas croire, il faudrait que cette  science, si puissante à d'autres points de vue, fût capable d'abattre tout l'inconnu, tout le mystère qui nous étreint.  Combien elle s'en reconnaît loin!  Effrayante notion de l'infini, impossibilité de remonter aux causes premières, existence même et harmonie des choses, mystère de la pensée et de la vie, mystère partout, quelles raisons pour elle de proclamer son ignorance! » 

 Et, tout dernièrement, répondant à une enquête du journal « Le Temps »  sur le « Progrès scientifique et la Paix », le même inventeur a écrit les lignes suivantes :   « Pour que tout savant pût jouir de son oeuvre, sans restriction et sans remords, il faudrait que, d'abord, il fût sûr que le progrès industriel et scientifique est toujours et en tout, réellement utile au bonheur de l'humanité - et bien des signes nous font malheureusement douter qu'il en puisse être ainsi.   Il faudrait, d'autre part, qu'il ne sût pas,  - ce qui est pourtant, d'évidence, la terrible vérité,  - que la puissance destructive de la science, l'emporte de beaucoup sur son pouvoir constructif et que, les appétits et les rivalités humaines s'en mêlant, il en doit résulter, quelque jour, de terribles catastrophes, si notre sens moral ne s'élève pas lui-même à la hauteur, chaque jour plus grande, de nos responsabilités - et il ne paraît guère qu'il en prenne le chemin... » 

 Voilà l'aveu du savant qui reconnaît que le savoir n'est qu'un instrument et que, mal guidé, son pouvoir destructif dépasse sa capacité de construction. Et il ne s'agit ici que des sciences naturelles.   Quelle ne doit donc pas être notre humilité en face des arcanes indéchiffrables de la Cause première?   L'attitude du disciple est, par conséquent, la seule logique et féconde : sachant son impuissance à découvrir, par lui-même, ces arcanes, il s'abandonne à Celui qui en est l'Auteur éternel, pour le jour où il Lui plaira de les lui révéler. 

 Si les mots ont un sens, en effet, et si l'on croit vraiment à un Père créateur de toutes choses, il ne saurait y avoir de mystère pour ce Seigneur universel. Lui connaît évidemment tout, puisqu'Il a tout créé. C'est Sa volonté qui donne l'existence aux êtres et il suffit qu'Il veuille une chose, pour qu'elle soit. Lui donc peut donner à Ses enfants la connaissance vraie sur tout. Et Sa bonté est telle que c'est Son plus grand désir de les illuminer; néanmoins, Son amour pour eux Le force à attendre qu'ils soient prêts à supporter l'éclat de la vraie Lumière. Une clarté qui descendrait avant l'heure, ne pourrait qu'occasionner du trouble et même la mort. Il y a des notions et des béatitudes corrélatives qui, si elles entraient brusquement dans notre cerveau, le détruiraient. 

 Vous ne pouvez pas forcer un petit enfant à assimiler les hautes mathématiques ou les notions abstraites de la philosophie, vous attendez que sa faculté de raisonnement se développe. 

 Au lieu donc d'essayer d'arracher au Royaume de la gloire ses secrets insondables,  - entreprise impossible et à laquelle se heurte en vain l'orgueil de la créature depuis des millénaires,  - le mystique, par son obéissance aux préceptes, se rend réceptif aux clartés d'en Haut. Une certitude intérieure qui lui vient de l'étincelle de lumière que le Père a mise en tout hommes lui affirme que ce Père est l'Amour, la Perfection infinie et que, seul, un coeur pur peut soutenir l'étincellement des rayons qui viennent de Lui. Selon la parole de son Maîtres il se met à « pratiquer les commandements » et alors c'est la Vérité elle-même qui descend l'affranchir et l'éclairer. 

 Ce même Maître n'a-t-Il pas dit que « les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs oeuvres étaient mauvaises? Car quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient point à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient réprouvées. Mais celui qui pratique la vérité vient à la lumière, afin que ses oeuvres soient manifestées, parce que c'est en Dieu qu'elles sont faites ».
(Jean III, 19 à 21).

 Une expérience vieille comme le monde, nous apprend que, dès qu'un être humain se détache suffisamment de la tyrannie de son « moi », dès qu'il consent au sacrifice libérateur et qu'il se donne aux oeuvres de l'amour fraternel, Dieu commence à s'approcher de lui.   Lentement et par de prudentes étapes, Il se révèle à Son enfant docile, à mesure qu'aug-mente sa charité et que s'approfondit son humilité.   Ce n'est donc pas seulement le développement de l'intelligence du disciple que le Seigneur attend mais surtout qu'elle devienne humble et réceptive et elle ne le devient que par l'oeuvre bonne et l'abnégation de soi.