LE BON COMBAT   

  

   Nous sommes, d'ailleurs, appelés à cette bataille pacifique, du moment que nous sommes chrétiens.   Le temps n'est plus où l'on pouvait s'attarder à cueillir des fleurs, en flânant le long de routes pittoresques.  Aujourd'hui, le vieux monde s'agite et chancelle sur ses bases et Lucifer fait passer sur les foules frémissantes ses terribles colères et ses sarcasmes plus destructeurs encore. Les intelligences sont  désorientées et l'on entend énoncer les théories les plus subversives et prôner les plus invraisem- 
blables utopies.  Les uns même vont jusqu'à voir le salut dans l'athéisme complet et essayent d'arracher toute foi de l'esprit des enfants.  

 De faux prophètes prêchent l'exaltation de la volonté personnelle comme panacée pour l'humanité souffrante. D'autres, enfin, s'engouent de la métaphysique orientale et veulent nous persuader que le renoncement à la vie renferme tout le bonheur.  

 Au milieu de ce monde en désarroi, qui menace d'être déchiré par les tourmentes sociales, avant de sombrer dans l'anarchie des idées, ceux qui ont le bonheur de savoir qu'il y a un Royaume de la Sérénité et de la Lumière prêt à s'ouvrir à tout être de bonne volonté, ne doivent pas se tenir dans une tranquille indifférence, en se désintéressant du sort de leurs frères. Ils ont, au contraire, à affirmer leur foi par la parole et surtout par l'acte, afin d'amener le plus grand nombre possible à partager leur certitude et leur joie.  

 Nous n'examinerons pas ici comment finiront les luttes fratricides et les dévergondages de notre époque, ni pourquoi Dieu les permet.  Nous savons que plus le pendule va loin dans un sens, plus son amplitude est grande dans l'autre.  Et si le Père laisse les hommes se dévoyer et aller jusqu'aux dernières conséquences de leurs égarements, c'est qu'Il est longanime et tout-puissant et peut les ramener de nouveau et les faire, plus tard, monter haut dans la lumière.  Nul ne peut sonder Ses desseins, car Sa sagesse est infinie.  

 Mais, quoique nous croyons au triomphe certain du Christ, sachons cependant que nous avons le redoutable pouvoir d'en hâter ou d'en retarder l'avènement, selon notre degré de fidélité à réaliser Ses préceptes.  Mesurons l'immensité de nos responsabilités et prenons nos décisions en conséquence.  

 L'histoire de l'humanité est exactement celle de l'Enfant prodigue des évangiles;   elle aussi a pris son héritage :  la Nature et, avec l'intelligence que le Père lui a donnée, elle a tâché d'en extraire toute l'illusion de joie qu'elle en pouvait tirer.  Or, elle commence à s'apercevoir que, par cette intelligence non éclairée de la lumière d'en Haut, elle n'a fait que dilapider, au contraire, les biens qui lui ont été confiés.  Elle escomptait un bonheur sans mélange et elle recueille les guerres, les révolutions, les tourmentes de toute sorte, l'anarchie et le désespoir.  C'est le moment pour elle de songer au retour vers la maison du Père où elle trouverait le réconfort sous l'action bienfaisante du Soleil de justice, ou elle recevrait la vraie nourriture, celle de la Vie qui ne s'épuise pas;  où, lassée de ses perpétuelles agitations sur les flots d'une raison incertaine, elle aborderait enfin aux rivages de la Vérité et de la Paix. Car qui peut ramener cette humanité parvenue au bout de ses divagations, enflée de son propre orgueil, enivrée de ses petites découvertes, armes à double tranchant, sinon Celui qui l'a lancée dans les champs du Monde comme le semeur lance le grain?  

 Dans les « Lettres magiques » de Sédir, ouvrage aujourd'hui malheureusement épuisé, on peut lire cette interrogation suggestive que Théophane adresse à Stella : « On emploie mille fois par jour le mot « amour » ou le mot « raison ». Qui se demande pourquoi le premier est du genre masculin, le second du genre féminin? »  

 Oui, quoi qu'en pensent les intellectuels, la raison est féminine, car elle est corrélative de la Nature créée, conditionnée, passive et qui n'est qu'un reflet de la Puissance créatrice et masculine de l'Amour;  ainsi que la lune, elle n'est éclairante que par réfraction.  La raison ne devient la Sophia, la Sagesse divine, elle n'enfante le Verbe éternel que lorsque, comme la Vierge sainte, elle se tient dans la plus profonde humilité et répète après elle :  « Voici la servante du Seigneur ».  Il faut donc d'abord que l'intelligence reconnaisse son impuissance et son néant, pour que l'Amour tout-puissant, le Christ, naisse en elle et l'illumine.  
 Ce divin Soleil ne peut, en effet, nous éclairer que si nous nous présentons à Ses rayons.   Étant lui-même la Liberté, Il s'est interdit de nous faire violence et Il veut le don spontané de nos coeurs.   Or « si le grain de blé enfoui en terre ne meurt, il reste stérile ». Nous aussi, si nous demeurons enfermés dans la carapace de notre égoïsme, nous ressemblons au grain improductif.  Mais, quand les acides et les réactifs du sol agissent sur cette semence et en percent l'écorce, il en sort une plante qui s'épanouit au grand jour.  Que les puissants réactifs des oeuvres de l'amour fraternel, des fatigues ;   charitables, des luttes contre nous-mêmes, accompagnés de l'oraison fervente, brisent aussi le dur tégument de notre amour-propre et de notre orgueil et, alors, de ce travail caché comme celui des racines enfouies en terre, sortira l'arbre magnifique de notre épanouissement au soleil de l'Esprit.  

 Le Christ attend notre collaboration à cette oeuvre grandiose, la plus urgente qui soit, car nous sommes à un tournant terrible de l'Histoire.  Il ne peut pas toutefois nous sauver malgré nous, ce salut étant précisément notre affranchissement et non notre esclavage. Allons-nous donc rester sourds à Ses divines sollicitations?  Sa voix mystérieuse ne tinte si faiblement au fond de nous mêmes, que parce qu'avant d'arriver à notre conscience, elle rencontre toutes les broussailles de nos préjugés, de notre orgueil, de nos rancunes et de nos cupidités.  Déblayons-lui le terrain et nous percevrons distinctement Ses accents et Il nous régénérera.  

 Non seulement nous entendrons ce Maître si doux, si nous obéissons à Ses commandements, mais nous Le verrons même face à face un jour : Il est présent partout et nos yeux embués par le souci de nous-mêmes, ne peuvent pas mainte-nant Le discerner. Nous avons encore trop de cellules de ténèbres et de haine, que Son épiphanie en nous détruirait trop brusquement.  Quand, par le travail charitable, ces cellules seront devenues lumineuses, quand nous arriverons à aimer toute créature et « le prochain comme nous-mêmes », alors, comme des dormeurs qui se lèvent de leur long sommeil, nous nous réveillerons, nous aussi et Sa lumière sanctifiante nous inondera.