CHRISTIANISME ET PANTHÉISME par Émile Catzeflis Une différence fondamentale qui distingue le christianisme du bouddhisme et des systèmes similaires, tant au point de vue doctrinal qu'à celui de la méthode de culture spirituelle et de vie intérieure, nous semble consister en ce fait capital que la doctrine chrétienne est franchement théiste, tandis que les doctrines bouddhiques et les systèmes philosophiques inspirés de l'Orient, sont plus ou moins entachés de panthéisme. Nous traiterons, d'abord, de cette distinction du point de vue métaphysique, puis dans la suite de cette étude, nous aborderons le terrain pratique de la vie intérieure. - POINT DE VUE DOCTRINAL S'il vous arrive de converser, un peu longuement, avec un « initié » selon les méthodes orientales, vous ne tarderez pas, en effet, à vous apercevoir que le fond de ses convictions est panthéiste. Il croit en une Déité infinie; mais, pour lui, cette Divinité impersonnelle et tout abstraite ne saurait avoir aucun rapport direct avec les êtres : elle n'est pas vivante ni pensante; elle est, simplement et comme théoriquement, le Principe de vie et de pensée. « La Nature n'est pas créée par Dieu, mais évoluée par Lui »; émanée de Lui de toute éternité, ou plutôt coexistant avec Lui, elle est infinie comme Lui; c'est le corps éternel du principe spirituel également éternel. De là l'appellation des modernes théosophes : l'Esprit-Matière ou la Matière-Esprit. L'un d'eux, d'ailleurs fort instruit, me tint, un jour, le langage suivant : « Dieu a-t-il pu rester inactif pendant une éternité, puis, tout à coup, créer le Monde ? Non, n'est-ce pas; celui-ci a donc toujours existé; il est éternel et infini, car Dieu a toujours et éternellement créé. Il ne saurait rester inactif. Au-dessus de Dieu, en effet, poursuivit-il, il règne un « fatum » qui fait que Dieu n'est pas entièrement libre. Ainsi Il ne saurait être autrement qu'Il n'est; de là une restriction à sa liberté. Au-dessus de Brahma, disent les Hindous, il y a le Parabrahma et Brahma n'est pas libre mais assujetti. Voilà pourquoi nous croyons à un Univers éternel et infini, mais soumis à une Loi suprême qui le subjugue. » Ces systèmes philosophiques plus ou moins panthéistes, nous paraissent manquer de logique. Ils ne tiennent pas compte de la notion de « cause première » qui est inséparable de celle de liberté totale. Dieu ne peut pas être la cause éternelle de tout et être, en même temps, soumis à quoi que ce fût, car, en ce cas, Il ne serait plus « cause première »; Il serait un effet dont la cause serait à chercher. Un assujettissement quelconque, fût-ce à une Loi primordiale, serait une limitation, une imperfection et il est illogique d'attribuer, ainsi, des bornes à l'Etre qui, par définition même, est l'Absolu, l'Infini et le Parfait. Voyez, au contraire, combien, du point de vue métaphysique, le christianisme est supérieur ! Pour le chrétien, Dieu n'est pas seulement libre, mais Il est l'essence même de la Liberté, car Il est l'Etre premier de qui toute loi procède; aucune loi ne saurait donc L'asservir. Certes Il est actif, mais nous ignorons le mode de son activité, pour pouvoir en inférer « qu'Il a dû toujours créer et que, par conséquent, la Création est infinie et éternelle comme Lui. » Étant la plénitude, Il se suffit à Lui-même de toute éternité et, s'Il crée des êtres, ce n'est pas par nécessité de créer, mais par bonté, par amour, pour Se donner Lui-même à Ses créatures. La création devient ainsi un acte de liberté, de spontanéité. D'ailleurs qu'est-ce que la création, sinon la limitation, l'entrée de l'Absolu dans les champs circonscrits de l'étendue et de la durée ? Loin d'en déduire que la Nature est éternelle et sans limites, nous en concluons, au contraire, qu'elle est bornée et finie, puisqu'elle n'est qu'un reflet de la Parole créatrice sur les écrans du temps et de l'espace. En d'autres termes, notre point de vue est le suivant : Dieu est l'Absolu, l'Etre Un et Parfait, l'Infini se suffisant à Lui-même. La Nature, elle, ne « commence » à exister que lorsque l'Absolu Se reflète sur le Relatif, lorsque le Parfait se mire, pour ainsi dire, dans les miroirs imparfaits des formes créées. Étant un simple reflet de l'Etre et non l'Etre en soi, la Nature est, par essence, imparfaite, finie. Il n'en pourrait être autrement, puisque les facteurs espace et temps formant la Nature, ne peuvent se concevoir que dans le « limité », dans le relatif. L'espace est un intervalle entre deux bornes; le temps est une succession qui commence et qui, forcément, s'épuise. S'il n'y a plus de borne, il n'y a plus de durée ni d'étendue possibles; c'est l'Absolu qui n'est ni l'une ni l'autre. Il en est de même du nombre; pour qu'il y ait nombre, il faut qu'il soit fini; s'il atteint l'Infini, il se confond avec Un; il n'y a plus de nombre possible. C'est l'Absolu. Un nombre infini est un non-sens. C'est pourquoi le nombre des astres de l'Univers est déterminé, ainsi que celui des âmes qui le peuplent. Tout cela est du borné, du créé, sans quoi on n'est plus dans le Relatif mais dans l'Absolu. Or qui peut, logiquement, identifier la Nature avec l'Absolu ? Ne voyons-nous pas ses imperfections évidentes, ses vicissitudes, le carac-tère périssable de tout ce qui la constitue ? N'est-elle pas composée d'ombres changeantes, d'êtres visiblement imparfaits et en évolution vers un meilleur devenir ? Elle n'est donc pas l'Absolu, et le Panthéisme est une grande erreur, car l'Absolu est perfection éternelle, plénitude immuable ou Il n'est pas. Avons-nous, d'ailleurs, besoin de preuves de ce fait évident que l'Univers que nous habitons n'est pas l'Absolu, c'est-à-dire l'être existant par lui-même ? N'en sentons-nous pas, de toute part, les limitations ? Si nous étions dans l'Absolu, pour-quoi ce vide immense dans notre coeur, que tous les trésors de la terre ne sauraient combler ? D'où vien-draient nos doutes, nos faiblesses, nos souffrances, nos angoisses, nos ignorances ? Si ce milieu où nous sommes, si ce plan d'existence où nous baignons, était l'unique être qui existe, tout cela ne s'expli-querait pas. Nous ne pouvons pas supposer, en effet, que l'être qui « est » de toute éternité, s'ignore Lui-même, ignore pourquoi il existe et soit le sujet d'illusions et de souffrances qu'il ne s'explique pas davantage. Non, toutes ces limitations ne sont pas concevables dans l'Absolu. Si elles sont des réalités pour nous, c'est que nous sommes dans un des plans du Relatif, c'est-à-dire dans ce qui est, par essence, borné, imparfait, n'étant pas l'Etre, mais un reflet de Lui. Cependant, selon l'enseignement chrétien, Dieu est partout, Il est donc aussi bien dans chacune des parties et dans chacun des êtres de notre uni-vers. Oui, et c'est même pour cela que tous ces êtres tendent vers Lui. C'est ainsi que s'expliquent leurs angoisses et leurs aspirations : l'Absolu qui est en eux les pousse vers Lui-même; aussi le Relatif ne leur suffit-il pas et cherchent-ils à s'en affranchir pour aller plus haut. Mais cela est loin d'être du panthéisme et, ici, apparaît la supériorité de la doc-trine de Jésus, Fils unique de Dieu, seul dogme que s'impose, d'ailleurs, notre association des « Amitiés Spirituelles » dont cette revue est l'organe. Saint Jean l'Évangéliste a dit du Christ « qu'Il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Toutes choses ont été faites par Lui et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui. » Voilà, dans ces deux versets, le roc protecteur de notre foi contre le panthéisme et les systèmes qui s'en inspirent. Pour nous, certes, Dieu n'est pas un Etre limité, ayant les passions humaines; Il n'est pas le Dieu jaloux et vengeur, dans le sens vulgaire de ces mots et qui mènerait le monde selon Ses caprices, comme les ennemis de la doctrine chrétienne se plaisent à le dire, et comme, hélas, trop de chrétiens superficiels sem-blent le croire. Non, Il est l'Infini, mais vivant et non l'Infini impersonnel, atone et presque mort des panthéistes. Sa vie est précisément le Christ, le Verbe par qui tout a été fait et par qui tout doit être sauvé et conduit vers la félicité divine. Le Verbe est, dans chaque être relatif, la parcelle d'Absolu, si l'on peut s'exprimer ainsi. C'est le « levain » de l'Évangile qui doit, un jour, faire lever toute la pâte, c'est-à-dire toute la vie spiri-tuelle de l'être. Il est maintenant « un grain de sénevé », imperceptible en chacun de nous, mais qui deviendra un grand arbre, quand nous aurons développé toutes nos possibilités de progression vers Lui. Le Logos Quelle lumière étincelante projette sur toute la métaphysique, cette doctrine du Verbe Incarné, de Jésus Fils unique de Dieu ! Dans chaque être créé, comme dans l'immense Création, il y a, en effet, un double aspect, un double principe : le principe éternel (le Christ qui explique les tendances de l'être vers le Progrès, vers le Mieux, vers le Parfait); et, ensuite, l'aspect relatif (reflet passager de l'Etre, résultant du devenir, des conséquences de la Loi, du « karma » comme diraient les Hindous, qui rend compte des limita-tions, des angoisses, des imperfections et des souf-frances qui, autrement, ne seraient pas justifiées. L'Absolu, étant plénitude immuable, n'est pas susceptible d'évolution, de progression. Aussi le progrès n'est-il possible que pour les êtres relatifs qui tendent vers l'Absolu. Dans l'hypothèse panthéiste, que signifierait le mot progrès ? Aucun progrès réel et continu ne serait concevable, car, s'il pouvait y avoir progression ininterrompue, l'Univers devrait être déjà absolument parfait, puisqu'il serait éternel et qu'il évoluerait de toute éternité. Non, les panthéistes convaincus ne peuvent croire qu'à des cycles, éternellement renouvelés, de progression, puis de régression, dans lesquels on chercherait vainement une loi d'harmonie, une finalité logique. Au contraire, la doctrine chrétienne se concilie parfaitement avec l'idée d'une évolution, d'un progrès continu des êtres relatifs jusqu'à la réalisation de leur destinée qui est de se rendre dans l'Absolu. Un tel progrès est intelligible et logique, puisqu'il tend vers une fin et que cette fin __ la fusion dans le Parfait et l'Immuable __ explique et justifie l'évolution et les vicissitudes des êtres. Un progrès illimité, à jamais poursuivi, sans terme possible et dont le but s'éloigne indéfiniment à mesure de son développement, __ tel que l'imaginent certains occultistes et certains spirites; __ ou bien un progrès mort-né qui doit aboutir, tôt ou tard, à une régression ou à une catastrophe, __ tel que se le représentent les matérialiste et les tenants de la théorie des cycles, __ sont-ils, l'un ou l'autre, logiques ? Non, ces deux hypothèses ne satisfont pas notre raison et heurtent terriblement notre sens intime. Nous sommes, cependant, forcés d'y avoir recours, si nous écartons l'idée d'un Médiateur universel, car les êtres bornés et relatifs ont beau évoluer et progresser, naître et renaître, pendant des milliers de vies, ils ne pourraient jamais, par eux-mêmes, atteindre l'Absolu et l'Infini. Ici éclate la supériorité, la nécessité de la doctrine du Christ Messie et Sauveur universel. « Par ses propres forces, en effet, comme l'enseigne notre ami Sédir, la Nature ne peut pas franchir l'Abîme qui la sépare de l'Incréé. » Cet abîme, c'est le Verbe incarné, Jésus, en un mot, qui la lui fera franchir. Venant Lui-même de l'Absolu, et se penchant vers la Création, Il peut opérer cette liaison. Il est venu dans le Monde afin de l'amener à Sa suite vers Son Père. Les tenants des initiations orientales sont logiques avec eux-mêmes, lorsqu'ils disent que le Christ est simplement un grand Initié, au même titre que Krishna, Hermès, Moïse, Pythagore ou le Bouddha. Étant plus ou moins panthéiste, la Nature, pour eux, est l'Infini et n'a pas besoin d'un Médiateur qui la relie à l'Absolu. Les grands maîtres selon eux, y compris Jésus, sont tous des fils de Dieu, des évolués, parvenus, par leurs travaux, à la réintégration définitive. Pour nous, quels que soient les mérites de ces hommes admirables, de ces fils de Dieu, ils ne sont que des rayons émanés de la grande Lumière du Christ. Lui seul est, par excellence, l'Envoyé du Père; Il n'est pas un « évolué » mais un « descendu » du Ciel, pour nous y conduire après Lui. A moins, en effet, de prendre Ses paroles pour des mensonges et de Le taxer, Lui-même, d'imposture ou de folie, blasphème qu'aucun pen-seur véritable n'a osé proférer jusqu'à ce jour, ou encore, à moins de considérer tous les évangiles comme falsifiés, ce qui est également illogique, il n'est pas possible de lire ces livres divins, sans se convaincre que la doctrine ci-dessus en forme toute la trame. A chaque passage, le Christ affirme Sa qualité de Fils unique de Dieu, égal au Père, venu pour le salut du monde. Les citer tous serait presque impossible, tellement ces textes sont nombreux. Nous nous contenterons d'en reproduire quelques-uns du seul évangile de saint Jean : D'abord, presque tout le premier chapitre a trait à cette doctrine et, notamment, lorsque l'évangéliste ajoute : « Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous; et nous avons vu sa gloire, gloire comme de l'Unique engendré par le Père, plein de grâce et de vérité » (V. 14). « La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l'a manifesté » (V. 17 et 18). « Le lendemain Jean (le Baptiste) vit Jésus venir à lui et il dit « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde » (V. 29). Au chapitre 111 Jésus dit à Nicodème : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique; afin que quiconque croit en lui, ne périsse point, mais qu'il ait la vie éter-nelle » (V. 16). Après le miracle de la piscine probatique, Jésus parle ainsi : « De même que le Père ressuscite les morts et donne la vie, de même aussi le Fils donne la vie à qui il veut... afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père... » (Ch. V, v. 21 et 23). « Je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra éter-nellement » (Ch. VI, v. 5i). « Je suis la lumière du monde : qui me suit ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie » (Ch. VIII, v. 12). « Ils lui disaient donc : qui êtes-vous ?Jésus leur répondit : Le Principe, moi qui vous parle » (Ch. VIII, v.25). « Je suis la porte; quiconque entre par moi sera sauvé... » (Ch. X, v. 9). « Moi et le Père nous sommes un (Ch X, v. 30). « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père... qui me voit, voit aussi mon Père... Ne croyez-vous point que je suis en mon Père et que mon Père est en moi ? » (Ch. XIV, v. 6, 7, 9 et 10). S'adressant à ses disciples, Jésus leur dit : « Lorsque viendra l'Esprit de Vérité... il me glorifiera, parce qu'il recevra de ce qui est à moi et vous l'annoncera. Tout ce qui est à mon Père est à moi. C'est pourquoi j'ai dit : Il recevra de ce qui est à moi et vous l'annoncera » (Ch. XVI v. 13, 14 et 15). Enfin il faudrait citer toute la belle prière sacerdotale de Jésus du chapitre XVII : « Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils, pour que votre Fils vous glorifie. Comme vous lui avez donné puissance sur toute chair, afin qu'à tous ceux que vous lui avez donnés il donne la vie éternelle. Or la vie éternelle, c'est qu'ils vous connaissent, vous le seul Dieu véritable et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ. » Sont-ce là les paroles d'un simple grand Initié, comparable à Pythagore ou au Bouddha; d'un homme instruit chez les Esséniens, comme on l'a écrit et répété et parvenu, par ses travaux, à la maîtrise ? N'est-ce pas, plutôt, la Parole même manifestée aux hommes ? Et qui, sinon Dieu, eût osé s'exprimer ainsi ? Oui, le Principe premier, l'Absolu S'est abaissé jusqu'à nous; Il s'est penché sur notre misère et, sans ce geste, aucun salut n'eût été possi-ble à notre faiblesse. Dieu n'est pas un abstrait enfermé pour toujours dans son abstraction, un être impassible et plongé dans une froide indifférence. Il est le Dieu vivant. Son Christ vit dans chaque créature, si humble soit-elle, mais les êtres où Il vit et qui reflètent Ses infinies perfections, ne sont pas Lui, hypothèse qui serait absurde, en identifiant l'ombre avec la Réalité et les formes passagères avec l'Essence éternelle. Lumière centrale, le Verbe harmonise toutes les dissemblances, transfigure les apparentes laideurs et sublimise ce qui nous paraît misère et bassesse. Ne s'est-Il pas identifié avec les êtres les plus humbles, en disant : « Tout ce que vous aurez fait à l'un de ces petits, c'est à moi-même que vous l'avez fait ? » Voici donc que, par Lui et en Lui, nous devenons tous, avec toutes les créatures de tous les mondes, un seul et même Etre. Principe d'unité, d'amour et de confiance sans bornes, qui nous élève jusqu'à Dieu même et qui peut nous donner l'Omni-science et l'Omnipotence, en nous faisant renaître en Christ; mais, simultanément, principe d'humi-lité profonde, car c'est par Lui que nous avons tous ces biens; sans Lui, nous ne sommes rien. Comme on l'a lu dans les quelques textes cités plus haut, Il est la Porte; nul n'entre que par Lui; nul ne vient au Père sans Lui. Qu'elles connaissent ou ignorent Son Nom, toutes les créatures ont les yeux tournés vers le Christ, vers cette éternelle Beauté dont les beautés créées ne sont que les reflets fragmentaires et ténébreux. Toutes tendent vers Elle, se nourrissent d'Elle et se laisseront, un jour, embraser par Ses rayons divins ! Théories de la Vie intérieure Dans la première partie de cette étude, nous avons examiné, sous le rapport doctrinal, ce qui nous semblait distinguer essentiellement le christianisme des méthodes orientales d'initiation à tendances plus ou moins panthéistes. La supériorité du premier nous a paru consister, surtout, en ce qu'il est une doctrine d'affranchissement. Il met à la base la foi en la liberté absolue de la cause première et, comme conséquence, nous fait entrevoir la possibilité d'arriver, par la grâce, au salut total. Les systèmes orientaux, au contraire, en identifiant la Nature avec Dieu, en font une immense machine assujettie au Destin. Ils ne peuvent, par suite, nous faire espérer autre chose que la fusion dans le nirvana ou l'acquisition de certains pouvoirs toujours limités par la fatalité originelle. Comment l'homme, en effet, pourrait-il aspirer à l'affranchissement définitif, si son principe premier n'est pas entièrement libre ? Nous allons, maintenant, voir la même distinction s'établir entre le christianisme et les systèmes orientaux, sous le rapport de la vie inté-rieure et des moyens de spiritualisation proposés à leurs disciples respectifs et cela toujours autour de cette question primordiale de la liberté. La vie intérieure est, en somme, la voie qui conduit à Dieu. Considérée sous cet angle, toute existence humaine ou tout cycle d'existences, constitue une route plus ou moins longue. « Ces routes s'entrecroisent, s'éloignent ou se rapprochent, mais leur aboutissement final est le chemin étroit qui mène à la vie ». Celles qui sont les plus éloignées de la montagne mystique, sont accessibles, faciles; elles traversent les plaines où vivent les millions d'hommes. Mais quand on s'approche des premières pentes, elles deviennent plus rudes, plus escarpées, moins fréquentées aussi. La population se raréfie de plus en plus, à mesure que l'on monte plus haut. Et il n'y a que quelques rares alpinistes qui s'aventurent jusqu'au cône terminal, car là, plus de chemin pro-prement dit : il faut escalader chaque rocher, au risque d'avoir le vertige et de faire une chute mortelle de ces hauteurs prodigieuses. Telle est, entre autres, la voie de l'initia-tion antique : elle nous apprend qu'avec beaucoup de courage et d'audace, nous atteignons de hauts sommets. Mais, dans cette ascension, nous ne devons compter que sur nous-mêmes. Plongés dans un univers infini et éternel, coordonné par d'inflexibles lois, nous avons à découvrir celles-ci et à y conformer notre conduite, pour échapper à la roue des renaissances dans le plan matériel et arriver au salut, selon les théories bouddhiques. Puisque toute action suscite une réaction en sens contraire et d'égale intensité et que chacun de nos désirs, lorsqu'il est assouvi, devient un chaînon de plus de la longue chaîne qui nous lie à la Fatalité, le disciple s'applique à éteindre en lui le désir, à arriver au zéro métaphysique, au non-être et à fuir, ainsi, la rigueur du Destin. De là les entraînements de la yoga, le dénuement des fakirs destiné à les délivrer de la servitude des convoitises. Vu sous ce jour, l'univers spirituel paraît un immense champ à exploiter pour ainsi dire négativement et où les êtres les plus audacieux, les plus doués d'énergie, parviennent, à force de se dépouiller, à la véritable maîtrise d'eux-mêmes. Comme peu d'hommes sont jugés capables d'un tel effort et aptes au savoir intégral, l'initiation est tenue secrète et conférée seulement au petit nombre de ceux qui s'en rendent dignes. Certes on ne peut pas s'empêcher d'admi-rer la science et le courage des vrais adeptes. C'est le point culminant que l'homme puisse atteindre dans l'orbe fermé de la Nature. Précisément, parce qu'il manquait à l'initiation antique la notion du Rédempteur et de la grâce qu'Il apporte avec Lui, elle ne pouvait pas et ne prétendait pas, d'ailleurs, faire dépasser à l'homme les frontières du Relatif que, pour cette raison, elle confondait volontiers avec l'Infini. La Nature étant en même temps Esprit et Matière, elle était tout pour les disciples et ils ne pouvaient rien imaginer au-delà d'elle. C'est le vrai panthéisme idéaliste d'après lequel l'univers spirituel n'est qu'un simple agrandissement du monde sensible et soumis aux mêmes lois fatales. Il n'y a point, ici, la notion d'un Dieu sauveur, ayant créé librement les êtres et leur ayant communiqué, par amour, une parcelle de sa liberté; puis, à la suite de la chute originelle que ce libre arbitre explique, ayant entrepris, Lui-même, la réhabilitation de sa Créature laquelle se trouve, ainsi, Lui devoir tout, et son être et son salut. Au contraire, dans les disciplines orien-tales, c'est uniquement par ses propres travaux que l'adepte croit parvenir à tous les sommets. Grâce à ses entraînements conduits selon certaines règles et moyennant des pratiques et des rites déterminés, il pense qu'il lui est loisible de se dire le maître de la Nature, car « il est consubstantiel avec Dieu ». On le voit, dans ces systèmes, il n'y a pas beaucoup de place pour l'humilité et, bien que cette vertu soit mentionnée parmi celles que l'aspirant doit acquérir, pratiquement elle est mise au second plan. Aussi voit-on souvent les personnes qui suivent ces disciplines enflées d'un immense orgueil. Il est difficile, en effet, de se défendre d'un pareil sentiment, quand on se sait doué de connaissances et de pouvoirs que les autres n'ont pas et que l'on croit avoir acquis par son mérite personnel. C'est qu'à côté de cette conviction de sa supériorité, l'étudiant n'a pas le correctif chrétien qui nous persuade, comme nous le verrons dans la suite, que tout ce que nous possédons est un don gratuit du Ciel dont nous n'avons pas par conséquent à nous glorifier. Les panthéistes sincères qui refuseraient de considérer l'humilité comme une vertu principale, comme une des bases de l'édifice du salut, seraient logiques avec leur doctrine; la faute n'en serait pas imputable à eux, mais à cette dernière dont l'orgueil découle naturellement, comme le mauvais fruit vient du mauvais arbre. Ceci, à nos yeux, serait suffisant pour juger de l'arbre lui-même. Oui c'est la superbe, que donne la demi-science, qui constitue le danger et comme la pierre d'achoppement des méthodes d'initiation non chré-tiennes. Les marques extérieures du dénuement et de la modestie ne suffisent pas : le serpent de l'orgueil peut se glisser sous ces apparences. C'est le coeur qui doit être humble et il faut que notre « pauvreté » soit, avant tout, intérieure. Or, comment le disciple se détacherait-il de sa science et de ses pouvoirs secrets, lorsque le but de tous ses efforts et exercices est précisément le développement de ce savoir et de cette puissance et non la pure charité ? Comment serait-il humble si ses études et la doctrine qu'il professe, le poussent à croire à sa propre supériorité et à la cultiver de plus en plus, pour arriver à être un mage accompli ? Nous verrons comment le christianisme rétablit l'ordre vrai des choses et assoit l'humilité sur les bases les plus solides et les plus nobles. C'est pour les mêmes raisons doctrinales énoncées plus haut, que l'aspirant à la yoga orientale néglige la prière proprement dite et la remplace par une méditation purement intellectuelle ou volontaire. Ce qu'il vise, en effet, c'est de dominer le mental. Il essaye, par la contemplation, de se mettre en contact avec des plans supérieurs dans lesquels il puisera des forces que les hommes ordinaires ne possèdent pas. Il n'a que faire donc d'une oraison où il aurait à s'humilier, à se vider de soi et à solliciter la grâce d'en Haut, l'aide d'un Rédempteur qu'il ne connaît pas. Et il a raison, à son point de vue, car il ne cherche pas à dépasser la Nature, mais à en atteindre seulement les régions les plus élevées. Il emploiera, par conséquent, des moyens exclusive-ment « naturels » : les respirations, les cérémonies et exercices rituels, les régimes physiologiques, et, enfin, au sommet, les méditations et les extases. Tout cela le fera mouvoir dans la sphère limitée du Relatif, tandis que, pour atteindre l'Absolu, il faudrait des moyens « surnaturels », l'intervention d'un médiateur qui participe de l'Absolu et auprès de qui l'humble prière toute simple ou le moindre acte de charité vraie sont plus efficaces que tous les procédés savants désignes plus haut. Le Christianisme essentiel Les pôles principaux de la vie intérieure du disciple oriental se ramènent donc aux deux suivants : d'une part, les entraînements destinés à le rendre maître de ses véhicules physique, astral, mental... C'est la partie positive et savante de sa méthode. D'autre part, les renoncements ayant pour effet de le faire échapper à la loi du « Karma », du Destin. C'est la partie mystique. Toutes deux procèdent du principe pan-théiste d'une Nature illimitée soumise à un fatum et où chaque être arrive à la puissance et à la situation que lui valent ses travaux, en attendant d'être fondu dans le grand Tout. Le but dernier serait cette fusion qui nous libère de toute attache, de toute servitude, de toute nécessité d'agir. Certains disciples du Bouddha, comme Richard Wagner ne vont-ils pas jusqu'à conclure que la vie c'est le mal et que le salut consiste dans le « renoncement au vouloir vivre » ? On le voit, c'est un idéal tout négatif. Notre intention n'est ni de le rabaisser, ni de le combattre. Outre qu'il a produit des modèles de vertu, nous estimons que, comme tout système, comme toute doctrine, il a droit à l'existence et correspond à un besoin particulier de l'âme. Nous nous proposons simplement de montrer à ceux qui cherchent plus haut, la supériorité de l'idéal chrétien. Le vice premier des théories fatalistes, c'est qu'elles ne tiennent compte que d'une fraction des choses, d'une portion de l'Univers, celle préci-sément qui est soumise au Destin et où règne l'énergie naturelle. C'est pour cette raison que le monisme philosophique a la préférence de beau-coup de savants de la matière, car leur science s'arrête, forcément, aux limites du Relatif et ne peut prétendre aller au delà. Néanmoins la logique seule nous indique que le Monde soumis à la fatalité est un effet qui ne peut être sa propre cause ni subsister par Lui-même; que, par conséquent, au-dessus de lui, il y a un Royaume de la liberté qui existe en soi, qui est l'origine de tout, et sans lequel rien ne serait explicable . Là nous paraît résider la vraie synthèse qui rend compte de tous les phénomènes aussi bien physiques que psychiques et spirituels et les justifie harmonieusement. Or le christianisme présente cette synthèse et c'est sa supériorité. A l'encontre de l'étudiant bouddhiste qui croit seulement à une Nature amplifiée et, au fond, fatale, le disciple du Christ reconnaît un Principe premier absolument libre, indépendant de l'Univers créé par Lui. Au lieu donc de chercher, comme son confrère oriental, à s'exonérer de la loi du Destin, il trouvera, lui, son salut dans l'obéissance à la Loi, parce qu'il la sait posée par un Etre de bonté qui veut le plus grand bien de l'homme. En effet, l'Auteur de la Nature ne crée pas les êtres par simple nécessité de créer, puisqu'Il est essentiellement libre et dégagé de toute nécessité. Son but, d'autre part, ne saurait être égoïste, étant Lui-même Perfection infinie. Il ne crée donc que par pur amour, pour Se donner Lui-même à ses créatures, pour les amener au plus grand bonheur qui est le sien propre. Leur joie ineffable sera la participation de Sa Vie même qui est liberté, et en dehors de laquelle, il n'y a pas de félicité vraie ni complète. Mais cet affranchissement, qu'il ne faut pas confondre avec le libre arbitre toujours très limité des créatures, ne saurait être conféré à l'homme sans sa collaboration; par définition même, il ne peut lui être imposé, car il ne serait plus alors l'affranchissement véritable, mais un autre genre de servitude. L'être émancipé de force, pour ainsi dire, correspondrait à un automate, non à un homme libre. C'est ce qui explique qu'on ne peut accé-der à la liberté que progressivement, au fur et à mesure que l'on devient apte à la recevoir. Le premier degré est ce qu'on nomme le libre arbitre lequel n'existe que si la créature peut, quand elle le veut, déroger à la Loi et produire la désharmonie. De là, la douleur qui n'est qu'une réaction providentielle et salutaire pour retenir l'être sur la mauvaise pente et sans laquelle il y glisserait jusqu'au bout, jusqu'au néant. Or Dieu a donné le libre arbitre aux créa-tures et, avec lui, la possibilité de la chute et de la souffrance, précisément en vue de les émanciper et de les conduire, par gradation, à la vraie félicité. Dans les premières étapes de l'évolution, les contre-coups du Destin se chargent de ramener brutalement dans le bon chemin et, en quelque sorte, automatiquement, l'être encore incapable de sacrifice; mais, petit à petit, le discernement grandit en lui et, bientôt, il faudra qu'il lutte volontairement pour se maintenir dans le devoir. Aussi, dans ses dernières phases, la vie mystique n'est-elle qu'une longue suite de combats pour l'affranchissement. Les causes de servitude sont nombreuses en effet. Nous sommes assujettis non seulement par les désirs et les passions grossières du moi : la cupidité, la sensualité, la vengeance, la colère, l'avarice, la paresse, etc., mais aussi par les formes les plus subtiles de l'égoïsme, de la vanité et de l'illusion. Dans cette vraie guerre intérieure, l'aspirant à la yoga suit d'abord une marche parallèle à celle du disciple de Jésus; c'est la vie purgative, la lutte contre les instincts grossiers. C'est plus tard que des divergences profondes apparaissent entre les deux méthodes et qu'éclate la supériorité de la discipline évangélique. Dans la phase ultime, l'occultiste qui a épuisé le savoir intellectuel et le yogui qui a pour-tant consenti à tous les renoncements possibles aux forces humaines, arrivent, l'un et l'autre, devant un fossé infranchissable. Impossible d'aller plus loin. Ils ont, tous les deux, tourné dans un cercle vicieux; ils se sont cherchés eux-mêmes, l'un en travaillant à connaître, l'autre en tâchant de s'émanciper. Leurs efforts étaient tournés vers l'acquisition de quelque chose, vers leur moi en définitive. Comme de juste, ils se sont rencontrés eux-mêmes, soit au fond de leur cornue, soit au bout de leur méditation, c'est-à-dire qu'ils ont trouvé le non-être, le vide. Ils n'ont pas cherché l'Absolu, rien que l'Absolu et ne se sont pas dépouillés entièrement du moi. Ils restent les esclaves de ce moi, dernière chaîne et la plus forte qu'il s'agit de rompre. Or sa rupture n'est pas possible aux forces humaines. Comment le Relatif pourrait sortir de soi par ses propres moyens ? Nous ne disons pas pour cela que l'occul-tiste et le yogui en question ont perdu toutes leurs peines et leurs travaux. Aucun effort sincère ne reste stérile aux yeux du Père et le jour arrivera où ils verront la vraie Lumière. Nous affirmons seulement que le salut définitif n'est pas un effet fatal de la volonté de l'homme, quelque tendue qu'on la sup-pose, mais un résultat de la grâce qui vient par le Christ. Certes Dieu veut le salut de toutes les créatures; son Amour les environne toutes, comme les rayons solaires couvrent les habitations d'une cité, ne pouvant pénétrer dans chacune d'elles que si des fenêtres leur sont ouvertes. De même, la Lumière spirituelle ne demande qu'à inonder l'inté-rieur de chacun de nous; mais il nous faut, aupara-vant, déchirer les voiles qui l'empêchent de passer. Voilà en quoi consiste notre collaboration avec le don divin. Aussi, là où nous avons laissé l'adepte et le brahmane devant un fossé infranchissable, nous allons voir le vrai disciple du Christ dépasser ce dernier obstacle par l'imitation de son Maître, c'est-à-dire en s'immolant comme Lui par pur sacrifice. Son mobile dernier ne sera plus le salut personnel (que l'étudiant oriental cherche dans le renoncement et la maîtrise de soi) mais l'amour, idéal positif qui se nourrit de dévouement, d'abnégation, d'affection pour tous, d'apostolat et, par là, dépasse le renoncement tout en le contenant ipso facto. En résumé, l'adepte se trouve en face d'une Fatalité qu'il s'agit de se concilier ou de fuir : le disciple du Christ, en présence d'un Absolu vivant qui s'est penché spontanément vers sa créature, en lui demandant, en échange, l'of-frande libre de son coeur ! Christianisme et Orientalisme Il ne suffira pas au chrétien qui cherche la perfection, de se dépouiller de ses passions et, s'il y a lieu, de ses biens, de toutes ses attaches. Il faudra qu'il aime à tel point que le calvaire, subi pour le salut des autres, lui devienne une joie, une nourriture, une nécessité. C'est dans ce don total de soi que commence pour lui l'union transformante qui le régénérera dans le Christ. Ce qu'il vise, en effet, ce n'est pas d'atteindre les sommets les plus élevés de la Nature ou les esprits les plus puissants de l'empyrée; son Maître lui a donné de bien plus hautes aspirations et lui a promis l'union avec l'Absolu Lui-même. Voici, en effet, la prière de Jésus : « Comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous, qu'ils (les disciples) soient de même une seule chose en nous... Je suis en eux et vous en moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité... » Une pareille transformation étant impossible aux forces humaines, sans le secours de la grâce, l'humilité sera la base solide sur laquelle le mystique chrétien s'appuiera pour aller à Dieu. Ses sacrifices et ses luttes contre lui même, ses fatigues charitables et ses oraisons, il ne les considérera pas comme d'humbles appels de la faveur d'en Haut, mais comme d'ardentes prières pour que le Feu descende. C'est ce feu, une fois descendu, qui opérera le miracle. Qu'est-ce que l'homme terrestre, en effet, au regard de l'Infini ? Un point du vide auquel il a plu au Père de donner la vie. Non seulement il Lui doit, « le mouvement et l'être », mais tout ce qu'il a acquis depuis le commencement de son évolution, tout son savoir, tout son pouvoir, toute son expérience, ses vertus et la conscience même de son moi. Qu'a-t-il fait pour avoir tout cela ? Il lui a suffi d'acquiescer aux sollicitations incessantes et béné-voles des puissances cosmiques que Dieu a libérale-ment préposées au gouvernement providentiel de ses créatures. « Tout nous est un don gratuit par conséquent. Et même le désir qui nous pousse vers l'Absolu, qui nous fait avancer vers Lui, c'est Lui-même qui l'a déposé en nous. » De quoi donc pourrions-nous nous glorifier, sans blesser la justice et la vérité ? Aussi quelle laideur morale que l'orgueil ! Voyez-vous ce point du non-être qui a tout reçu gracieusement et qui, dans sa folie, son ignorance et sa faiblesse, se redresse contre son Bienfaiteur et se proclame lui-même un principe indépendant ? L'humilité est donc loin d'être un abais-sement volontaire consenti pour obtenir les faveurs du Ciel, définition qui l'assimilerait à un calcul intéressé, à un manque de dignité. Au contraire, elle n'est que le rétablissement de la simple justice et de l'harmonie; elle est la dignité même. Aussi le Christ en a-t-il fait la base de l'édifice du salut. Si elle n'est pas l'une des trois vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité, du moins est-elle la porte par laquelle on y accède. Pour avoir la foi, en effet, il faut commencer par reconnaître l'infirmité de la raison humaine. De même, tandis que l'orgueilleux ne veut compter que sur ses propres forces, l'humble est porté à avouer les limites des siennes et à espérer dans le secours du Ciel. Enfin, quiconque se fait de lui-même un centre, n'est guère disposé à la charité. Il faut être prêt à se renoncer pour pouvoir aider efficacement autrui. On doit admettre le néant du soi, avant de pouvoir aimer l'Etre et se donner à Lui. Aussi avons-nous beau accumuler des connaissances et des pouvoirs, avons-nous même beau nous libérer de nos entraves par une vie d'ascétisme, si nous ne sommes pas humbles, le plus fort lien, en même temps que le plus subtil, nous ligote encore et la porte du Ciel nous demeure fermée. Nous restons dans la Nature, dans laquelle notre panthéisme nous maintient comme dans une immense et d'ailleurs fascinante prison. Ce n'en est pas moins une prison, car notre âme, étincelle de l'Absolu, appartient à l'Infini, désire la Plénitude et ne peut avoir de repos que lorsqu'elle l'a atteinte. Nous avons vu les doctrines orientales encenser l'homme et prôner les richesses spirituelles qu'il peut acquérir dans l'univers, mais aussi le conduire à une impasse. « Heureux les pauvres en esprit, dira, au contraire, le Christ, et malheur à vous riches, car vous avez votre consolation. » Jésus veut donner la félicité totale et défi-nitive à l'homme et c'est pourquoi il veut rompre sa dernière chaîne, le moi, afin de le faire accéder à la liberté suprême. Il lui demande donc un ultime sacrifice : « Que celui-là qui veut venir après moi, se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive ! » Il ne suffit pas de renoncer (intérieurement s'entend) à ses biens, à ses proches, à ses goûts; c'est de soi-même encore qu'il faut se dépouiller. Les entraînements occultes exaltent la volonté et, par là, donnent prise à l'orgueil du moi; la voie christique exige, au contraire, l'anéantissement de la volonté propre pour la soumettre entièrement à celle de l'Absolu. C'est là la pauvreté véritable qui nous ouvre le Royaume. Et cette voie, bien qu'elle soit surhu-maine ou, plutôt, parce qu'elle est surnaturelle et qu'ainsi elle réclame le concours de la grâce promise à tous, n'est pas gardée secrète ni réservée à une infime minorité, à une aristocratie spirituelle, comme l'initiation antique. Aussi les saints du christianisme, loin de s'estimer à part et au-dessus de la foule, se mettent-ils au dernier rang, se considérant comme de pauvres pécheurs. Bien qu'il n'y ait pas pour eux un enseignement secret, il y a toutefois accession des disciples à une vue de plus en plus haute, au fur et à mesure de leurs progrès. Les doctrines les plus transcendantes restent voilées, à cause de leur élévation même, aux yeux des faibles qui n'en supporteraient pas l'éclat. L'illumination du mystique chrétien est progressive et lui permet de conserver le parfait équilibre dans les situations les plus vertigineuses. Mais cela ne l'autorise pas de se désintéresser de ses frères et des autres hommes : « Allez enseigner toutes les nations, a dit Jésus à ses apôtres. » Aussi, tandis que l'apostolat proprement dit est presque inexistant dans les initiations orientales (réservées par leur nature même à un petit nombre de privilégiés), dans le christianisme, il est un des premiers devoirs. Ce n'est pas seulement de son salut personnel que le disciple de Jésus doit s'occuper; mais aussi de celui des autres, parce que, d'une part, tous y sont appelés et que, d'autre part, la grande loi et le grand précepte du Christ, c'est l'amour. CONCLUSION C'est ce dernier mot, l'amour, que nous pouvons prendre comme conclusion de cette étude, car c'est en lui que se résume toute la supériorité du christianisme, tant sous le rapport doctrinal que sous celui de la fécondité prodigieuse de la vie intérieure qu'il suscite. Les diverses doctrines inspirées de l'Orient bouddhique, les initiations plus ou moins occultes, si elles admettent le Grand Architecte de l'Univers, c'est, le plus souvent, pour lui lier les bras par une Fatalité dont Il ne peut s'affranchir. Dès lors, l'homme, placé en face du Destin, n'a que deux moyens de salut : ou bien en utiliser les lois cachées, en capter les pouvoirs à son profit, ou bien se réfugier dans le renoncement à tout et à la vie même. Dans les deux cas, il ne sort pas de la Nature qu'il identifie à tort avec l'Absolu. Le christianisme, au contraire, dépassant cette armature rigide du Destin, cette écorce inférieure du Monde de la Fatalité, nous élève, d'un bond, jusqu'au Surnaturel, royaume de la liberté et de l'amour suprêmes. Et il est, en même temps, le plus logique, car enfin l'Etre Premier ne saurait être asservi à quoi que ce fût. Dans les systèmes non chrétiens, l'amour est certes recommandé et fait partie de l'ascèse, mais il n'en est pas la pierre angulaire; aussi, leurs disciples, s'ils peuvent atteindre de beaux résultats dans l'ordre naturel des choses, n'arrivent pas toute-fois à la libération totale, car il leur reste l'obstacle subtil du moi, que l'exaltation de la volonté person-nelle entretient et fortifie. La disparition de cette dernière entrave ne saurait, d'ailleurs, être le fait de la créature qui ne peut, par ses propres forces, franchir la distance qui la sépare de Dieu. Le disciple du Christ, reconnaissant le néant de l'homme, s'humiliera donc et priera; il se sacrifiera pour ses frères et c'est l'amour, que la grâce du divin Rédempteur allumera enfin, quelque jour, dans son coeur, qui le transformera et le fera renaître dans la liberté. Son unique bonheur sera, alors, d'obéir à la Volonté suprême, parce que la sienne se sera fondue en Elle, dans une ineffable félicité. Il n'aura plus aucune préoccupation de son moi, mais l'unique souci d'aider ses frères. Il vivra dans l'Absolu et sera véritablement régénéré ! |