L'Apostolat chrétien 1ère partie
En présence d'un univers où l'observateur réfléchi n'aperçoit que des formes fugaces et des phénomènes transitoires, assujettis néanmoins à des lois fixes, la raison, laissée à elle-même, est tentée de conclure hâtivement à un déterminisme universel. Elle piétine, alors, dans un doute irrémédiable dans lequel elle se complaît, au lieu qu'elle devrait en être humi-liée, se plaçant ainsi orgueilleusement au-dessus de la foule qui croit et pensant avoir exprimé, par ce scepti-cisme, le stade dernier de l'intelligence humaine. L'orgueil l'aveugle à tel point qu'elle en arrive à se glorifier de ce qui n'est qu'un aveu évident d'infériorité et d'impuissance. Ces ténèbres ne s'éclairent que si la foi les illumine, apportant ses étincelantes fulgurations dans ces sombres demeures. Des hommes, en effet, se trouvent, en divers points de la planète, comme d'autres se sont rencontrés, tout le long de son histoire qui sont porteurs des certitudes éternelles et qui secouent, sur les foules assoupies dans les jouissances matérielles, les torches des divines clartés. Or, quelle peut être cette Volonté, sinon de procurer aux créatures le maximum de bonheur qu'elles peuvent recevoir ? Dieu, qui est la bonté infinie, peut-Il avoir un autre but ? « Serait Il le Père s'Il ne destinait tous Ses enfants à atteindre leur perfection ? » Supposer un Dieu qui, ayant créé l'univers, le laisserait en proie au Destin fatal, reviendrait à nier Dieu; car, ou bien, étant infiniment bon, Il voudrait rendre Ses enfants heureux, mais ne le pourrait pas, assertion insoutenable et inconciliable avec Sa toute-puissance; ou bien, étant tout-puissant, Il ne voudrait pas donner le maximum de bonheur à Ses créatures et alors, Il manquerait de bonté, hypothèse également absurde. Serait-Il moins parfait que nous qui, cepen-dant, désirons le plus grand bien à notre progéniture ? Nous critiquons les riches de la terre qui refusent de venir en aide aux nécessiteux, bien qu'ils puissent, eux, arguer du fait qu'ils ne sont pas cause de la pauvreté de ces miséreux. Nous qualifions de dénaturé un père qui abandonnerait ses enfants.A plus forte raison Dieu ne peut-Il pas se désintéresser du sort des Siens. La conclusion logique de ce qui précède c'est que, comme l'affirment les saints, l'Univers est une immense bénédiction, que tout y est l'expression d'une sagesse incommensurable; que les douleurs, les larmes, les injustices apparentes qu'on y trouve, ren-trent dans le plan d'harmonie de l'ensemble, car elles sont le meilleur remède à nos infirmités et le stimulant par excellence de notre incorrigible inertie. Ce n'est pas, en effet, un bonheur matériel - si pâle en soi et si peu capable de satisfaire nos âmes - que Dieu veut nous donner; mais un bonheur spirituel et parfait, bonheur inséparable de la liberté, l'esclavage étant incompatible avec la vraie joie. Or, la souffrance est la rançon de cette liberté : elle seule peut nous arrêter sur la pente du péché, et « qui commet le péché est esclave du péché ». Si nous avions été créés incapables d'engendrer le mal et toujours obligés de faire le bien, aurions-nous jamais pu aspirer à devenir libres? Non, nous serions des automates. D'ailleurs, sans le mal, le bien n'aurait plus aucun sens pour nous, comme la santé sans la maladie, comme la lumière sans la ténèbre. C'est ainsi que l'enfer est « l'ombre nécessaire à la splendeur, comme l'affirme Sédir, l'obstacle indispensable à l'élan ». Et les souffrances subies ici-bas servent à une augmentation de bonheur dans la vie de l'éternité. Une des beautés du plan providentiel, c'est donc d'avoir mis les créatures en contact les unes avec les autres, avec des besoins similaires et des ressources limitées, de manière qu'elles apprennent l'amour par le sacrifice mutuel et qu'en se dépouillant progressivement de l'égoïsme et de l'orgueil, elles avancent vers la liberté intérieure en quoi consiste le salut. Une autre caractéristique du plan divin, c'est de faire collaborer à sa réalisation les êtres les plus avancés, ce qui est une faveur insigne du Créateur, par laquelle Il rend la créature participante de Son oeuvre et de Sa vie même. Pendant de longues périodes, les hommes s'agitent pour des buts immédiats et personnels : conserver la vie, acquérir des biens, des connaissances et des pouvoirs. Une fois revenus de toutes ces illusions et ayant essuyé la déception de ces faux mirages, quelques-uns sentent se lever en eux un besoin nou-veau : connaître la Vérité pour Elle-même, pour La servir. C'est là un écho du cri que le Véridique lance dans leur coeur, en y semant l'inquiétude du Ciel. Pour la première fois, l'âme divine a transmis au « moi » une parole de vie et cette parole va germer; cette graine, selon la belle comparaison de l'Évangile, va devenir un grand arbre et les oiseaux du ciel s'y abriteront. Les hommes en question commencent à comprendre pourquoi l'immense Nature, malgré ses incalculables richesses, ne saurait assouvir leur coeur assoiffé d'absolu : c'est qu'au-dessus d'elle, en dehors et en dedans d'elle, il y a un Royaume de la liberté sans mesure, de la vie sans les limitations qu'on trouve ici-bas, un séjour de la Vérité et de l'Amour infinis. Leur intuition de cet habitat de la Gloire réveille en eux la nostalgie du Ciel dont ils avaient comme perdu le souvenir, par leurs longues pérégrinations dans les mondes de la matière. Le retour à la véritable Patrie est dès lors leur unique espérance. Il leur devient évident, néanmoins, que, si le Père qui agit en tout avec sagesse, les a envoyés ici-bas, ce ne peut être que pour un noble but. Et quel plus noble but que de travailler à la réalisation du plan divin, d'oeuvrer dans le sens créateur, d'agrandir, de spiritualiser la vie ? C'est la plus belle mission de l'homme dans l'univers. L'apostolat est donc sa des-tination définitive et la plus haute. Il ne peut réaliser cette mission que par le sacrifice de soi; le sacrifice est la preuve et l'aliment de l'amour; or, l'amour seul est constructeur; la haine et l'orgueil ne peuvent que diminuer et détruire la vie. On ne devient donc apôtre que lorsque le coeur se laisse toucher par la compassion, lorsqu'il s'embrase jusqu'à l'immolation. Aussi le Ciel ne nous appelle--t-Il à cette fonction mystique qu'à un certain stade de notre développement. Que peut-il pour le salut des autres, celui dont toutes les préoccupations convergent vers son propre « moi » ? Il n'est pas encore apte à servir; il fait de soi un centre auquel il cherche à tout attirer et c'est là le premier mensonge, source de tous les autres car la personnalité terrestre n'est pas un centre stable mais un agrégat transitoire. Se rechercher soi-même est donc de l'idolâtrie contraire au principal commande-ment qui est d'adorer et d'aimer Dieu seul. Aussi, toutes les religions ont-elles placé le renoncement à la base de la vie ascétique et morale; il est la condition indispensable de notre union avec l'Absolu. Celui qui ne pense qu'à sa propre personne dont il se fait une idole, se ferme la communication avec l'Irrévélé et met le Ciel dans l'impossibilité de lui donner les vrais biens. Car c'est le Ciel, c'est-à-dire le Christ, la figure du Père quand Il Se tourne vers nous, qui est le seul Semeur et le seul Donateur. C'est Lui qui notamment, suscite les disciples et les apôtres, et Se donne à eux dans la mesure de leur humilité et, par eux, aux hommes et aux autres créatures. S'ils veulent propager la Lumière, ils doivent, avant tout, avoir le sentiment de leur néant et se rendre ainsi réceptifs à cette Lumière, afin de pouvoir la communiquer S'ils croient à leurs propres mérites et à leur propre savoir comme ceux-ci sont limités et ténébreux ils ne pour-ront propager que la ténèbre et l'orgueil. Ces quelques considérations montreront que pour être efficace, l'Apostolat chrétien doit être appuyé sur ces trois assises de la vie mystique, dont tous les maîtres en spiritualité ont indiqué l'importance primordiale, savoir : l'humilité, sans laquelle aucun bien réel ne peut être accompli, l'orgueil empoisonnant tout; la charité pratique, car l'amour en actes étant de la vie, parle à la vie au dehors et suscite l'enthousiasme et le courage chez les autres; et, enfin, la prière qui se fonde sur l'humilité et qui est la forme la plus haute de la charité. On sera peut-être étonné de ce que je n'aie pas nommé la foi parmi les conditions nécessaires à l'apostolat, quand il est évident que son existence, au moins en germe, est indispensable à celle des trois autres. C'est que l'apôtre peut commencer sa mission avant que la vraie foi ne soit descendue dans sa conscience psychologique. Son esprit la possède par-tiellement, tandis que son « moi » n'en a encore que l'intuition vague mais suffisante pour que sa volonté agisse et que son coeur s'enflamme. Elle descendra progressivement dans sa conscience de veille, plutôt comme une récompense de ses travaux, car la vertu surnaturelle dont nous parlons ici n'est pas l'adhésion mentale à un credo. Ce qu'on entend communément par ce mot n'est que l'ombre bien pâle de la foi puisque le Christ a dit qu'il suffisait d'en avoir gros comme un grain de sénevé pour devenir apte à commander à toute la Nature et pour transporter les montagnes. Très peu d'hommes possèdent cette foi, et nul n'en a la plénitude sur la terre. Le disciple l'a en germe, toutefois, et ce germe se développe au cours de ses travaux, le rendant de plus en plus participant de l'Omnipotence et de l'Omniscience divines, ce qui suffit à expliquer les faits miraculeux qui accompagnent parfois son minis-tère, bien qu'il se défende d'en être la cause et qu'il cherche à ce que ces faits restent autant que possible ignorés . Si la vraie foi, avons-nous dit, est la récom-pense des efforts du disciple, plutôt que leur condition préalable, par contre la pratique d'une vie ascétique profonde est indispensable à son ministère. Affirmer le contraire équivaudrait à dire qu'une plante peut produire des fleurs et des fruits, sans le travail souterrain des racines qui puisent les aliments nourriciers dans le sol. Aussi, est-ce dans ses fatigues charitables, dans ses luttes intérieures, dans ses jeûnes spirituels et dans ses oraisons incessantes que l'apôtre trouve la force et la fécondité nécessaires à son labeur. Le succès de sa propagande mystique n'est guère, en effet, le résultat de son éloquence; les efforts oratoires sont d'un mince secours, quand il s'agit d'entraîner les volontés et les coeurs à ce qu'il y a de plus pénible à la nature : au sacrifice de soi. Un beau discours peut, tout au plus, produire chez les auditeurs une conviction intellectuelle instable, puisqu'elle va être remplacée, peut-être dans un instant, par la conviction contraire, en présence d'un nouvel orateur. Pour exercer une impression durable, capable de bouleverser un coeur et d'y allumer le repentir précurseur de la pénitence et du retour à Dieu, l'apôtre a besoin d'avoir une parole vivante qui laboure les âmes jusqu'au tréfonds. Car la sainteté de sa vie seule peut communiquer à son discours cette vertu vivifiante. C'est ainsi que quelques propos, en apparence maladroits, du bon Curé d'Ars, suffisaient à changer la mentalité d'un homme que les grands orateurs de Notre-Dame avaient laissé indifférent. Et puis, comme nous l'avons dit, la parole prononcée ou écrite est loin d'être le principal moyen d'action de l'apôtre. Entrons plus avant dans son intimité et nous découvrirons que sa vie est toute faite de charité, d'humilité et de prière. |