L'Ami Raymond
Un peu gauche dans son allure, affable et même débonnaire, bien qu'à l'aspect froid et réservé, rien n'intéressait Raymond B... dans la vie, hormis ses spéculations qu'il roulait sans cesse dans sa tête, comme un pot au feu dans une vieille marmite.
Aux camarades qui s'étonnaient, quelquefois, de ses manières originales et de ses distractions, il répondait, nonobstant leur sourire narquois : " Je cherche la Vérité ! " Vous devinez les éclats de rire qui s'en suivaient... N'importe ! mon ami était obstiné comme un mulet. Il ne faisait que s'enfoncer dans ses abstractions, s'isolant, de plus en plus, du monde et des choses.
Depuis quelques années cependant, sous une influence heureuse que j'ignorais et à la suite d'entretiens avec des personnages mystérieux, je vois mon Raymond moins absorbé, le visage plus serein. La vie semble l'intéresser davantage et les personnes qui l'entourent, au lieu d'être les simples fantômes dont il voulait, jadis, ignorer jusqu'à l'existence, attirent maintenant son attention et occupent, en partie, son activité. Il cherche à leur être utile et, quittant sa tour d'ivoire de naguère, il ne craint pas de payer, parfois, de sa personne et de donner, au besoin, un coup d'épaule opportun. On dirait qu'une orientation nouvelle a été donnée à sa carrière.
C'est de lui-même que je tiens le petit fait suivant, bien caractéristique de cette évolution dont je parle : Il y a quelque temps, à Paris, ayant accompagné une parente à la gare du Nord et encore tout assourdi du sifflement des locomotives et du vacarme des voyageurs, un peu ému par les adieux, il déambulait dans la rue de Maubeuge, ruminant, dans sa tête, son programme d'occupations pour cette chaude après-midi de juillet. Aux abords de la rue du Faubourg Poissonnière, devant un des cafés nombreux dans ce quartier, il voit un petit attroupement : des badauds, spectateurs immobiles, sont là debout, en cercle, autour d'un malheureux gisant à terre et qui, étourdi par les vapeurs de la boisson, avait laissé tomber, pêle-mêle, les revues et journaux dont la vente constituait son gagne-pain. Personne ne bougeait et l'on se trouvait dans la même attitude expectante depuis un bon moment !
" J'étais tenté de continuer tranquillement mon chemin, poursuivit Raymond, et de laisser là ivrogne et badauds. J'avais bien assez de mes propres affaires et soucis et puis, le temps pressait. Mais un sentiment de remords m'est venu, par suite de cette lâche suggestion de la bête humaine, indifférente aux maux d'autrui. Alors, faisant effort sur moi-même pour vaincre ma grande timidité naturelle, le visage un peu empourpré par l'émotion, je m'approchai du camelot gisant à terre et commençai par ramasser ses journaux éparpillés.
" Ce geste, à lui seul, a suffi pour en entraîner d'autres; aussitôt, des personnes sont venues à la rescousse. L'homme a été relevé, placé sur un banc et ses paperasses mises en bon ordre.
" C'est un fait bien banal, me direz-vous. Il est typique cependant et montre notre caractère moutonnier. Il m'a fallu lutter contre moi-même pour faire mon premier mouvement, mais celui-ci a suffi pour en susciter quantité d'autres. Et j'eus une grande satisfaction d'avoir pu, à si peu de frais, être utile à un frère malheureux. "
- " C'est la force entraînante de l'exemple, répliquai-je, et la preuve de la supériorité de l'action sur la parole. Vous auriez fait de beaux discours à tous ces gens-là, sur la nécessité de secourir le prochain en détresse, que cela ne les eût pas remués autant que votre simple geste. C'est que chaque chose agit sur son plan : la parole, à moins qu'elle ne parte du coeur, ne fait que provoquer d'autres paroles qui n'atteignent que la surface de notre être. L'action seule déclenche le jeu de la volonté qui se rattache au centre de nous-même et elle donne un corps à nos volitions; elle agit ainsi sur le centre volitif des autres et les entraîne.
" Mais ne serais-je pas indiscret, continuai-je, mon cher Raymond, de vous demander la cause du changement que je constate en vous, depuis quelque temps ? Jadis si absorbé dans vos méditations solitaires, si absent de la vie, vous vous y mêlez davantage maintenant; je vous vois faire effort pour vous occuper des autres, pour visiter les pauvres, pour soulager les malades. Qu'est-il donc advenu ? "
" En effet, reprit-il, il fut un temps, trop long à mon gré, où mon unique idéal était de m'isoler dans une vaste bibliothèque bien choisie et d'essayer de trouver, dans les livres, la synthèse du Monde que je cherchais passionnément, comme si la Vérité était un problème de mathématiques, dont les écrits des hommes pouvaient donner la solution ! La Providence, sous la figure d'amis à qui je devrai une reconnaissance éternelle, a voulu m'économiser tant de peines inutiles. " Votre vie tout entière, m'ont-ils dit, s'écoulerait en vain dans cette impossible recherche. Votre but ne serait point atteint et vous arriveriez au terme de votre existence les mains vides des bonnes actions que vous auriez négligé de faire, pendant ce temps, et en lesquelles cependant consistent votre devoir et votre propre salut. Il y a une autre voie pour arriver à la synthèse que vous poursuivez et, quoiqu'elle semble indirecte, elle est, cependant, incomparablement plus courte et plus sûre. La Vérité n'est pas un théorème abstrait; Elle est vivante; Sa vie, c'est le Christ; Il en est, en même temps, la voie dont Son Évangile est le code complet. Pour connaître la Vérité, il faut commencer par y habiter. L'unique moyen d'y parvenir est donc de greffer notre vie sur celle du Christ qui est Amour, et cela, en aimant notre prochain comme nous-mêmes, selon Son divin précepte. "
" La parole de ces hommes fut, pour moi, une telle révélation que ma vie en a été toute transformée, et que je tâche, depuis, bien qu'imparfaitement et en proportion de mes faibles forces, d'appliquer leurs conseils. C'est là toute mon histoire. "
Là-dessus, j'ai quitté mon ami Raymond, le coeur rasséréné et édifié.
Emile Catzeflis