Jean-Pierre de Caussade, s.j.


L’Abandon à la Providence divine

( Le texte présenté ici provient d'une ancienne version compilée, qui était adressé sous forme de lettres par le Père de Caussade à une religieuse.

Cette version contient parfois des non-sens pour des lecteurs qui voudraient pratiquer cet abandon dans la vie active !

La meilleure édition, et la plus complète de ce traité, reste celle de 600 pages de 1870 par le Père H. Ramière, en 2 volumes. ) R.S.
 

TABLE DES MATIERES

Chapitre I - De quelle façon Dieu nous parle et comment nous devons l’écouter.

Chapitre II - Manière d’opérer dans l’état d’abandon et de passivité et avant que d’y être arrivé.

Chapitre III - Les dispositions que demande l’état d’abandon et ses divers effets.

Chapitre IV - Continuation du même sujet de l’état d’abandon. Sa nécessité et ses merveilles.

Chapitre V - De l’état de pure foi.

Chapitre VI - (suite du même sujet) De l’état de pure foi.

Chapitre VII - Que l’ordre de Dieu fait toute notre sainteté et de la petitesse apparente de cet ordre pour certaines âmes que Dieu sanctifie sans éclat et sans effort industrieux.

Chapitre VIII - Qu’il faut se sacrifier à Dieu pour l’amour du devoir : de la fidélité à le remplir et de la part qui est confiée à l’âme dans l’ouvrage de sa sanctification. Dieu fait tout le restes lui seul.

Chapitre IX - De l’excellence de la volonté de Dieu et du moment présent.

Chapitre X Tout le secret de la spiritualité consiste à aimer Dieu et à le servir s’unissant à sa volonté pour tout ce qui arrive à faire et à souffrir.

Chapitre XI Dans le pur abandon à Dieu tout ce qui nous paraît obscurité est action de foi.

 

AVANT-PROPOS

Ce petit ouvrage ne contient autre chose que des lettres écrites par un ecclésiastique à une supérieure de communauté religieuse. On voit assez que l’auteur était une belle âme, très intérieur et grand ami de Dieu : il découvre dans ses lettres, dont on a cru devoir supprimer quelque chose pour abréger, la vraie méthode, la plus courte et réellement l’unique pour arriver à Dieu. Heureuse l’âme qui embrassera avec courage les leçons qu’il y donne. Les pécheurs y trouveront de quoi racheter leurs péchés en satisfaisant aux actions passées de leur volonté propre pour ne plus s’attacher qu’à celle de Dieu, et les justes verront qu’à peu de frais et sans se mettre en peine, pour ainsi dire, de leurs propres affaires, ils peuvent arriver en peu de temps à haut degré de perfection et à une éminente sainteté. C’est tout le but que l’on se propose ici à la plus grande gloire de Dieu et à la sanctification du lecteur.
 
 
 

Chapitre I

DE QUELLE FAÇON DIEU NOUS PARLE
ET COMMENT NOUS DEVONS L'ÉCOUTER

 

 Dieu parle encore aujourd’hui comme il parlait autrefois à nos pères, lorsqu’il n’y avait ni directeur ni méthode. Le moment de l’ordre de Dieu faisait toute la spiritualité ; elle n’était pas réduite en art qui l’expliquât d’une manière si sublime et si détaillée et qui en renfermât tant de préceptes, d’instructions et de maximes : nos besoins présents l’exigent sans doute ; il n’en était pas ainsi des premiers âges où l’on avait plus de droiture et de simplicité. On y savait seulement que chaque moment amène un devoir qu’il faut remplir avec fidélité ; c’en était assez pour les spirituels d’alors : toute leur attention s’y concentrait successivement ; semblable à l’aiguille qui marque les heures et qui répond à chaque minute à l’espace qu’elle doit parcourir, leur esprit, mû sans cesse par l’impulsion divine, se trouvait insensiblement tourné vers le nouvel objet qui s’offrait à eux, selon Dieu, à chaque heure du jour.

 Tels étaient les ressorts cachés de toute la conduite de Marie, la plus simple et la plus abandonnée des créatures. La réponse qu’elle fit à l’ange, quand elle se contenta de lui dire : « Fiat mihi secundum verbum tuum » (Lc I,38), rendait toute la théologie mystique de ses ancêtres. Tout s’y réduisait comme à présent au plus pur et au plus simple abandon de l’âme à la volonté de Dieu sous quelque forme qu’elle se présentât. Cette haute et belle disposition qui faisait tout le fond de l’âme de Marie éclate admirablement dans cette parole toute simple : Fiat mihi. Remarquez qu’elle s’accorde parfaitement avec celle que notre Seigneur veut que nous ayons sans cesse à la bouche et au cœur : Fiat voluntas tua (Mt 6,10). Il est vrai que ce qu’on exigeait de Marie dans ce moment célèbre était bien glorieux pour elle ; mais tout l’état de cette gloire n’eût point fait d’impression sur elle si la volonté de Dieu, seule capable de la toucher, n’y eût arrêté ses regards. C’était cette divine volonté qui la réglait en tout : que ses occupations fussent communes ou relevées, ce n’était à ses yeux que des ombres plus ou moins brillantes dans lesquelles elle trouvait également de quoi et glorifier Dieu et reconnaître les opérations du Tout-Puissant. Son esprit ravi de joie regardait tout ce qu’elle avait à faire ou à souffrir à chaque moment comme un don de la main de celui qui remplit de biens un cœur qui ne se nourrit que de lui, et non de l’espèce ni de l’apparence créée.

 La vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre et cette ombre n’était que ce que chaque moment présentait de devoirs, d’attraits et de croix. Ce ne sont, en effet, que des ombres comme celles auxquelles nous donnons ce nom dans l’ordre de la nature et qui se répandent sur des objets sensibles comme un voile qui nous les cache ; celles-ci dans l’ordre moral et surnaturel, sous leurs obscures apparences, recèlent la vérité du divin vouloir qui seule y mérite notre attention. Ainsi Marie se trouvait-elle toujours disposée. Aussi ces nombres, s’écoulant sur ses facultés, bien loin de lui faire illusion, remplissaient sa foi de celui qui est toujours le même. Retirez-vous, archange, vous êtes une ombre. Votre moment vole et vous disparaissez. Maire vous passe et va toujours en avant, vous êtes désormais loin d’elle ; mais l’Esprit Saint, qui vient de la pénétrer sous le sensible de cette mission, ne l’abandonnera jamais.

 Il y a peu de cet extraordinaire apparent dans la sainte Vierge, au moins ce n’est pas que l’Écriture y fait remarquer. Sa vie est représentée très simple et commune à l’extérieur : elle fait et souffre ce que font et souffrent les personnes de son état : elle va visiter sa cousine Élisabeth, les autres parents y vont aussi comme elle ; Marie va se faire inscrire à Bethléem, les autres y vont aussi ; elle se retire dans une étable, c’est une suite de sa pauvreté ; elle retourne à Nazareth, la persécution d’Hérode l’en avait éloignée ; Jésus et Joseph y vivaient de leur travail avec elle, voilà le pain quotidien de la sainte Famille. Mais de quel pain se nourrit la foi de Marie et de Joseph, quel est le sacrement de leurs sacrés moments ? Qu’y découvrent-ils sous l’apparence commune des événements qui les remplissent ? Ce qu’il y a  de visible est semblable à ce qui arrive au reste des hommes, mais l’invisible que la foi y découvre et démêle, ce n’est rien de moins que Dieu opérant de très grandes choses. O Pain des anges, manne céleste, perle évangélique, sacrement du moment présent ! Tu donnes Dieu sous des apparences aussi viles que l’étable, la crèche, le foin, la paille. Mais à qui te donnes-tu ? Esurientes reples bonis (Lc 1,53). Dieu se révèle aux petits dans les plus petites choses et les grands, ne s’attachant qu’à l’écorce, ne le découvrent pas même dans les grandes.

 Mais quel est le secret de trouver ce trésor, ce grain de moutarde, cette drachme ? Il n’y en a point ; ce trésor est partout, il s’offre à nous en tout temps, en tout lieu. Comme Dieu, toutes les créatures amies et ennemies le versent à pleines mains et le font couler par toutes les facultés de nos corps et de nos âmes jusqu’au centre de nos cœurs : ouvrons notre bouche et elle sera remplie. L’action divine inonde l’univers, elle pénètre toutes les créatures, elle les surnage ; partout où elles sont, elle y est ; elle les devance, elle les accompagne, elle les suit. Il n’y a qu’à se laisser emporter par ses ondes. Plût à Dieu que les rois et leurs ministres, les princes de l’Église et du monde, les prêtres, les soldats, les bourgeois, etc., en un mot tous les hommes connussent combien il leur serait facile d’arriver à une éminente sainteté. Il ne s’agit pour eux que de remplir fidèlement les simples devoirs du christianisme et de leur état, d’embrasser avec soumission les croix qui s’y trouvent attachées et de se soumettre à l’ordre de la Providence pour tout ce qui se présente à faire et à souffrir incessamment sans qu’ils le cherchent. C’est là cette spiritualité qui a sanctifié les Patriarches et les Prophètes avant qu’on y eût tant de maîtres. C’est là la spiritualité de tous les âges et de tous les états qui ne peuvent être assurément sanctifiés d’une manière plus haute, plus extraordinaire et, en même temps, plus aisée que par le simple usage de ce que Dieu, unique directeur des âmes, leur donne à chaque moment de faire ou de souffrir, pour obéir aux lois de l’Église ou à celles du prince. Si cela était, les prêtres ne seraient guère nécessaires que pour les sacrements ; on se passerait d’eux pour tout le reste que l’on trouverait dans sa main à tous moments ; les âmes simples, qui ne se donnent point de relâche pour consulter sur les moyens d’aller à Dieu, seraient délivrées des pesants et dangereux fardeaux que ceux d’entre eux qui se plaisent à les maîtriser leur imposent sans nécessité.
 
 

Chapitre II
 

MANIÈRE D’OPÉRER DANS L’ÉTAT D’ABANDON ET DE PASSIVITÉ
ET AVANT QUE D’Y ÊTRE ARRIVÉ

 

 Il y a temps auquel l’âme vit en Dieu et il y en a un auquel Dieu vit en l’âme. Ce qui est propre à l’un de ces temps est contraire à l’autre. Lorsque Dieu vit en l’âme, elle doit s’abandonner totalement à sa providence ; lorsque l’âme vit en Dieu, elle se pourvoit avec soin et très régulièrement de tous les moyens dont elle peut s’aviser pour la conduire à cette union. Toutes ses routes sont marquées, ses lectures, ses comptes, ses revues ; son guide est à ses côtés et, jusqu’aux heures de parler, tout est réglé. Quand Dieu vit dans l’âme, elle n’a plus rien comme d’elle-même ; elle n’a que ce que lui donne au moment le principe qui l’anime : point de provisions, plus de chemins tracés, c’est comme un enfant qu’on mène où l’on veut et qui n’a que le seul sentiment pour distinguer les choses qu’on lui présente. Plus de livres marqués pour cette âme ; assez souvent elle est privée de directeur arrêté, Dieu laisse sans autre appui que lui seul ; sa demeure est dans les ténèbres, l’oubli, l’abandon, la mort et le néant. Elle sent ses besoins et ses misères sans savoir par où ni quand elle sera secourue. Elle attend en paix et sans inquiétude qu’on vienne l’assister, ses yeux ne regardent que le ciel. Dieu qui ne trouve point dans son épouse de plus pures dispositions que cette totale démission de tout ce qu’elle est pour n’être que par grâce et par opération divine, lui fournit à propos les livres, les pensées, les vues d’elle-même, les avis, les conseils, les exemples des sages. Tout ce que les autres trouvent par leurs soins, cette âme le reçoit dans son abandon, et ce que les autres gardent avec précaution pour le retrouver quand il leur plaira, celle-ci le reçoit au moment du besoin et le laisse, n’en admettant précisément que ce que Dieu veut bien en donner pour ne vivre que par lui. Les autres entreprennent pour la gloire de coin de la terre comme un reste de pot cassé dont on ne s’avise pas de chercher aucun service. Là, cette âme délaissée des créatures, mais dans la jouissance de Dieu par un amour très réel, très véritable, très actif quoique infus dans le repos, ne se porte à aucune chose de son propre mouvement ; elle ne sait que se laisser porter et se remettre entre les mains de Dieu pour le servir en la manière qu’il connaît. Souvent elle ignore à quoi elle sert, mais Dieu le sait bien ; les hommes la croient inutile, les apparences favorisent ce jugement ; il n’en est pas moins vrai que, par de secrètes ressources et par des canaux inconnus, elle répand une infinité de grâces sur des personnes qui souvent n’y pensent point et auxquelles elle ne pense pas.

 Tout est efficace, tout prêche, tout est apostolique dans ces âmes solitaires ; Dieu donne à leur silence, à leur repos, à leur oubli, à leur détachement, à leurs paroles, à leurs gestes, une certaine vertu qui opère à leur insu dans les âmes ; et comme elles sont dirigées par les actions occasionnelles de mille créatures dont la grâce se sert pour les instruire sans qu’elles y pensent, aussi servent-elles de soutien, de direction, à plusieurs âmes, sans qu’il y ait aucune liaison expresse ni engagement pour cela. C’est Dieu qui opère en elles, mais par mouvements imprévus et souvent inconnus, en sorte que ces âmes sont comme Jésus dont il sortait une vertu secrète qui guérissait les autres. Entre elles et lui il y a cette différence que souvent elles ne sentent point l’écoulement de cette vertu et même qu’elle n’y contribuent point par coopération ; c’est comme un baume caché que l’on sent sans le connaître et qui ne sait pas lui-même sa vertu.

 L’état auquel celui de ces âmes me paraît ressembler davantage, c’est l’état de Jésus et de la Sainte Vierge et de saint Joseph. C’est donc une dépendance du bon plaisir de Dieu et une passivité continuelle pour être et pour agir, mû par le bon plaisir de Dieu dont il est ici question. Ce qu’il faut bien remarquer est sa volonté inconnue, sa volonté de hasard, de rencontre et, pour ainsi dire, d’aventure. Je t’appellerai, si vous voulez, sa volonté de pure providence pour la distinguer de celle qui nous marque des obligations précises, dont personne ne se doit dispenser. Laissant à part cette volonté spécifiée et déterminée, je dis que ces âmes dont je parle sont par état dans la dépendance de l’autre que je nomme de pure providence. Il arrive de là que leur vie, quoique très extraordinaire, n’offre cependant rien que commun et de fort ordinaire ; elles remplissent les devoirs de la religion et de leur état, les autres en font autant en apparence que celles-ci. Examinez-les pour le reste, rien de frappant ni de particulier ; elles sont toutes dans le cours des événements ordinaires, ce qui peut les faire distinguer ne tombe point sous les sens. C’est cette dépendance continuelle où elles sont de la volonté suprême qui semble tout ménager pour elles. Cette volonté les rend toujours maîtresses d’elles-mêmes par la soumission habituelle de leur cœur. Cette volonté, dis-je, soit qu’elles y coopèrent expressément, soit qu’elles y obéissent sans le remarquer, les applique au service des âmes.

 Il n’y a ni honneurs ni revenus pour un emploi couvert sous la plus grande nudité et inutilité pour le monde ; ces âmes, par état dégagées de presque toutes les obligations extérieures, sont peut propres au commerce du monde, aux affaires, aux réflexions et conduites industrieuses ; aux affaires, aux réflexions, et conduites industrieuses ; on ne peut s’en servir à rien, on ne voit en elles que faiblesse de corps et d’esprit, d’imagination, de passions. Elles ne s’avisent de rien, elles ne pensent à rien, elles ne prévoient rien, ne prennent cœur à rien. Elles sont pour ainsi dire toutes brutes ; on ne voit rien en elles de ce que la culture, l’étude, la réflexion donnent à l’homme. On y voit ce que la nature offre dans les enfants avant que d’avoir passé par les mains dees maîtres chargés de les former ; on remarque leurs petits défauts qui, sans les rendre plus coupables que ces enfants, choquent davantage dans elles que dans eux ; c’est que Dieu ôte tout à ces âmes hors l’innocence pour qu’elles n’aient que lui seul. Le monde qui ignore ce mystère n’en juge que selon les apparences, aussi n’y trouve-t-il rien de ce qu’il goûte et estime ; il les rebute et les méprise ; elles sont même comme en butte à tous ; plus on les voit de près, moins on s’y fait, plus on se sent d’opposition pour elles ; on ne sait qu’en dire et penser. Un je ne sais quoi parle cependant en leur faveur ; mais au lieu de suivre cet instinct, ou du moins de suspendre son jugement, on aime mieux suivre sa malignité ; on épie donc leurs actions pour en décider à sa manière, et comme les pharisiens ne pouvaient goûter les manières de Jésus, on les considère avec des yeux si prévenus que tout ce qu’elles font paraît ou ridicule ou criminel.

 Hélas ! ces pauvres âmes en pensent elles-mêmes autant à leur désavantage. Unies simplement à Dieu par la foi et l’amour, elles voient tout le sensible chez elles comme dans le désordre. Ce qui les prévient encore plus contre elles-mêmes lorsqu’elles viennent à se comparer avec ceux qui passent pour des saints et qui, capables d’ailleurs de s’assujettir aux règles et aux méthodes, n’offrent rien que de réglé dans toute leur personne et dans la suite de leurs actions : alors la vue d’elles-mêmes les couvre de confusion et leur est insupportable.

 C’est là ce qui tire fond de leur cœur ces soupirs et ces gémissements amers qui marquent l’excès de la douleur et de l’affliction dont elles sont remplies. Souvenons-nous que Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; il était anéanti comme homme, et comme Dieu plein de gloire. Ces âmes, sans participer à sa gloire, ne sentent que ces morts et anéantissements qui opèrent dans elles leurs tristes et douloureuses apparences. Elles sont aux yeux du monde comme Jésus était aux yeux d’Hérode et de sa cour.

 Il me semble qu’il est aisé de conclure de tout ceci que ces âmes d’abandon ne peuvent pas, comme les autres, s’occuper de désirs, de recherches, de soins, se lier à certaines personnes, entrer dans de certains desseins, se prescrire de certaines manières méthodiques ou plans concertés de parler, d’agir, de lire ; cela supposerait qu’elles pourraient encore disposer d’elles-mêmes, c’est ce qu’exclut par lui-même l’état d’abandon où elles se trouvent. Cet état est un état où l’on se trouve être à Dieu par une cession pleine et entière de tous ses droits sur soi-même : sur ses paroles, actions, ses pensées, ses démarches, sur l’emploi de ses moments et sur tous les rapports qu’il peut y avoir. Il ne reste qu’un seul devoir à remplir, c’est d’avoir toujours les yeux arrêtés sur le Maître qu’on s’est donné et d’être sans cesse aux écoutes pour deviner et entendre sa volonté et l’exécuter sur le champs. Nulle condition ne représente mieux cet état que celle du domestique qui n’est auprès du maître que pour obéir à chaque instant aux ordres qu’il lui plaît de lui donner, et non point pour employer son temps à la conduite de ses propres affaires qu’il doit abandonner afin d’être tout à son maître à tous les moments.

 Ainsi les âmes dont nous parlons sont par état solitaires et libres, dégagées de tout pour se contenter d’aimer en paix le Dieu qui les possède, et de remplir fidèlement le devoir présent au gré de sa volonté signifiée, sans se permettre nulle réflexion, nul retour ni examen des suites, des causes, des raisons. Il doit leur suffire de marcher en simplicité dans le pur devoir, comme s’il n’y avait au monde que Dieu et cette pressante obligation. Le moment présent est donc comme un désert où l’âme simple ne voit que Dieu seul, dont elle jouit, n’étant occupée que de ce qu’il veut d’elle : tout le reste est laissé, oublié, abandonné à la Providence. Cette âme, comme un instrument, ne reçoit et n’opère qu’autant que l’opération intime de Dieu l’occupe passivement en elle-même ou l’applique à l’extérieur. Cette application extérieure est accompagnée de sa part d’une coopération libre et active ; mais infuse et mystique: c’est-à-dire que Dieu, trouvant tout ce qu’il faut pour agir s’il l’ordonnait, content de sa bonne disposition, lui en épargne la peine en y mettant ce qui serait autrement le fruit de ses efforts ou de sa bonne volonté effectuée. Comme si quelqu’un, voyant un ami disposé à faire une route, pour lui rendre service pénétrait aussitôt dans cet ami, et sous son apparence faisait le chemin par sa propre activité, en sorte qu’il ne reste à cet ami que la volonté de marcher tandis qu’il marcherait par cette vertu étrangère. Cette marche serait libre, puisqu’elle serait une suite de la détermination libre de l’ami pour qui l’on en ferait les frais ; elle serait active, puisque ce serait une marche réelle ; elle serait infuse, puisqu’elle se ferait sans action propre ; elle serait enfin mystique, puisque le principe en serait caché.

 Mais pour revenir à l’espèce de coopération que nous expliquons par cette marche imaginaire qu’on a à ses obligations : l’action par laquelle on les remplit n’est ni mystique ni infuse, mais libre et active comme on l’entend communément. Ainsi l’obéissance au bon plaisir de Dieu tient tout à fait de l’abandon et de la passivité ; on n’y met rien du sien, hors l’habitude d’une bonne volonté générale qui veut tout et ne veut rien, étant comme un instrument sans action propre dès qu’il est entre les mains de l’ouvrier. Il sert à tous les usages auxquels s’étendent sa nature et sa qualité ; au contraire, l’obéissance que l’on rend à la volonté de Dieu signifiée et déterminée est dans l’état commun de vigilance, de soins, d’attention, de prudence, de discrétion, selon que la grâce aide sensiblement ou laisse aux efforts ordinaires. On laisse donc agir Dieu pour tout le reste, ne réservant pour soi que l’amour et l’obéissance qu devoir présent, car en ce point l’âme, infus dans le silence, est une véritable action dont elle se fait une obligation perpétuelle : elle doit, en effet, le conserver sans cesse et se tenir continuellement dans ces dispositions où il la met, ce qu’elle ne peut faire évidemment sans agir. Cette obéissance au devoir présent est aussi une action par laquelle elle se consacre tout entière à la volonté extérieure de Dieu sans attendre rien d’extraordinaire. Voilà la règle, la méthode, la loi, la voie pure, simple et certaine de cette âme : loi invariable, elle est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les états ; c’est une ligne droite où elle marche avec courage et fidélité sans s’écarter ni à droite ni à gauche, et sans s’occuper de ce qui l’excède : tout ce qui est au-delà est reçu passivement et opéré en abandon ; en un mot, cette âme est active pour tout ce que prescrit le devoir présent, mais passive et abandonnée pour tout le reste où elle ne met rien du sien que d’attendre en paix la motion divine. Rien n’est plus assuré que cette voie simple comme il n’y a rien de plus clair, de plus aisé, de plus doux ni de moins sujet à l’erreur et à l’illusion. On y aime Dieu, on y satisfait aux devoirs du christianisme ; on fréquente les sacrements ; on produit les actes extérieurs de la religion qui obligent tout le monde ; on obéit aux supérieurs ; les devoirs de l’état sont remplis ; la résistance est continuelle aux mouvements de la chair et du sang et du démon ; car personne n’est plus attentif et plus vigilant que les âmes de cette voie pour s’acquitter de toutes leurs obligations. S’il en est de la sorte, comment se peut-il qu’elles sont si souvent en butte aux contradictions ? Une des plus ordinaires, c’est qu’après s’être acquittées comme les autres chrétiens de ce qu’exigent les docteurs les plus exacts, on prétend encore les astreindre aux pratiques gênantes dont l’Église ne fait aucune obligation ; et si elles ne s’y prêtent pas, elles sont taxées de donner dans l’illusion.

 Mais, répondez-moi, un chrétien qui se borne aux commandements de Dieu et de l’Église et qui, du reste, sans méditations, sans contemplation, sans lectures, sans assujettissements particuliers à la direction, vaque au commerce du monde, aux autres affaires de la vie civile, est-il donc dans l’erreur ? On ne s’avise pas de l’en accuser, ni même de l’en soupçonner. Que l’on s’accorde donc avec soi-même et, tandis qu’on laisse en repos le chrétien dont je viens de parler, il est de la justice de ne pas inquiéter une âme, qui non seulement remplit les préceptes aussi bien que lui pour le moins, mais qui ajoute de plus les pratiques intérieures et extérieures de piété que celui-ci ne connaît pas même ou, s’il les connaît, il ne marque que de l’indifférence.

 La prévention va jusqu’à assurer, malgré tout, que cette âme s’abuse, se trompe parce qu’après s’être soumise à tout ce que l’Église prescrit, elle se tient libre pour être en état de se livrer sans obstacles aux intimes opérations de Dieu et de suivre les impressions de sa grâce dans tous les moments où rien ne l’oblige expressément. On la condamne en un mot parce qu’elle emploie à aimer son Dieu le temps que les autres donnent au jeu, aux affaires temporelles, n’est-ce pas là une injustice criante ? On ne peut trop insister sur ce point. Que quelqu’un se tienne dans le rang et dans le train communs, qu’il se confesse une fois l’an, on n’en parle point, on le laisse vivre en paix, se contentant de l’exhorter dans l’occasion à quelque chose de plus, sans néanmoins le presser trop vivement et sans lui en faire même une obligation. Vient-il à changer en sortant du train commun, voilà qu’on l’accable de maximes, de conduites, de méthodes ; et s’il ne se lie et ne s’engage à ce que l’art de la piété a établi, s’il ne le suit constamment, voilà qui est fait : on appréhende tout pour lui et sa voie devient suspecte. Ignore-t-on que les pratiques, toutes bonnes et toutes saintes qu’on les suppose, ne sont après tout que la route qui conduit à l’union divine ? Veut-on donc que l’on soit dans la route, tandis que l’on est au terme ?

 Voilà cependant ce que l’on exige de l’âme pour qui l’on craint l’illusion ; cette âme fit le chemin comme les autres au commencement, elle connut comme eux ces pratiques, elle les suivit fidèlement ; vainement aujourd’hui s’efforcerait-on à l’y tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts qu’elle fit pour s’avancer par ce secours, est venu comme au-devant d s’efforcerait-on à l’y tenir assujettie. Depuis que Dieu, touché des efforts qu’elle fit pour s’avancer par ce secours, est venu comme au-devant d’elle et a fait son affaire de la conduire à cette union fortunée ; depuis qu’elle est arrivée dans cette belle région où l’on ne respire qu’abandon et où l’on commence à posséder Dieu par amour ; depuis enfin que ce Dieu de bonté, se substituant à ses soins et à ses industries s’est rendu le principe de ses opérations, ces méthodes ont perdu pour elle leur utilité, elles ne sont plus qu’une route qu’elle a parcourue et qui est restée derrière elle. Exiger donc qu’elle reprenne ces méthodes ou qu’elle continue à les suivre, c’est vouloir lui faire abandonner de parvenir au terme où elle était pour rentrer dans la voie qui l’y a conduite.

 Mais on perdra son temps et sa peine : si cette âme a quelque expérience, elle aura beau entendre crier au-dedans, au-dehors, peu touchée de ce bruit, insensible à ces clameurs, elle restera sans trouble et sans s’ébranler aucunement dans cette paix intime où s’exerce si avantageusement son amour. C’est là le centre où elle reposera, ou, si vous le voulez, la ligne droite tracée par Dieu même qu’elle suivra toujours. Elle y marchera constamment et au moment présent tous ses devoirs y sont marqués en suivant l’ordre de cette ligne ; à mesure qu’ils se présenteront, elle les remplira sans confusion et sans empressement ; pour tout le reste elle se maintiendra dans une entière liberté, toujours prête à obéir aux mouvements de la grâce dès qu’ils se feront sentir, et à s’abandonner aux soins de la Providence.

 Au reste ces âmes ont moins besoin de direction que les autres, car on n’arrive là que par le moyen de très grands et excellents directeurs, et ce n’est guère que par providence, quand la mort enlève ou éloigne ceux que l’on a, ce qui fait que l’on vient à en manquer ; alors même on est toujours disposé à se laisser conduire, on attend seulement en paix le moment de la Providence, sans qu’on y pense ensuite. De temps à autre on rencontrera des personnes pour lesquelles sans les connaître et sans savoir d’où elles viennent, on se sentira une secrète confiance que Dieu inspire dans le temps de la privation ; c’est une marque qu’il veut s’en servir pour leur communiquer quelques lumières, ne fût-ce que d’une manière passagère. Elles consultent alors et suivent avec la dernière docilité les avis qu’on leur donne ; mais, au défaut de ce secours, elles s’en tiennent aux maximes qui leur furent données par leur premier directeur ; ainsi elles sont toujours très réellement dirigées, ou par les anciens principes qu’elles reçurent autrefois, ou par ces avis de rencontre, et elles se servent de ceux-ci jusqu’à ce que Dieu leur donne des personnes à qui elles se confient pour tout, ou les enlève de ce monde après qu’elles ont marché dans l’abandon à sa conduite.
 
 

Chapitre III

LES DISPOSITIONS QUE DEMANDE L’ÉTAT D’ABANDON
ET SE DIVERS EFFETS

 

 Qu’il faut être dégagé de tout ce que l’on sent et de ce que l’on fait pour marcher dans cette voie où l’on ne subsiste qu’en Dieu et dans le devoir présent ! Toutes les vues qui sont au-delà doivent être retranchées, il faut se borner au moment présent sans penser à celui qui l’a précédé ni à celui qui doit le suivre. Je suppose la loi de Dieu toujours à couvert, un je ne sais quoi vous fera dire : « J’ai présentement affection à cette personne, à ce livre, à recevoir ou donner cet avis, former telle plainte, à m’ouvrir à cette âme ou à recevoir ou donner cet avis, former telle plainte, à m’ouvrir à cette âme ou à recevoir ses sentiments, à donner telle chose ou à la faire ». Il faut suivre ce qui se présente par impression de grâce, sans se soutenir un seul moment par ses réflexions, ses raisonnements, ses efforts ; il faut être aux choses pour le moment que Dieu y lie, sans s’y engager par soi-même. La volonté de Dieu nous est appliquée puisque c’est lui qui vit en nous dans l’état dont il est ici question, elle doit nous tenir lieu absolument de tous nos soutiens ordinaires.

 Chaque moment nous oblige à chaque vertu, l’âme abandonnée y est fidèle de façon que ce qu’elle a lu ou entendu lui est si présent que le novice le plus mortifié n’en remplit pas mieux les devoirs. C’est pour cela que ces âmes sont portées tantôt à une lecture et tantôt à une autre, ou bien à faire cette remarque, cette réflexion sur le plus petit événement. Dieu dans un moment leur donne l’attrait de s’instruire de ce qui, dans un autre, les soutiendra dans la pratique des vertus.

 Dans tout ce que font ces âmes, elles ne sentent que l’attrait de le faire sans savoir pourquoi ; tout ce qu’elles peuvent dire se réduit à ceci : « Je me sens porté à écrire, à lire, à demander, à regarder cela ; je suis cet attrait et Dieu, qui me le donne, fait dans mes puissances un fonds et une réserve de ces choses particulières pour être dans la suite l’instrument d’autres attraits qui m’en donneront l’usage pour mon intérêt et celui des autres ». Voilà ce qui oblige ces âmes d’être simples, douces, souples et mobiles aux moindres zéphyrs de ces impulsions presque imperceptibles. Dieu qui les possède a droit de les appliquer à toutes choses pour sa gloire. Si elles voulaient, par les règles de l’état des âmes qui vivent par effort et industries, résister à ces attraits, elles se priveraient de mille choses nécessaires pour remplir les devoirs des moments futurs. Mais comme on ignore cela, on les juge, on les blâme dans leur simplicité, et elles qui ne blâment personne, qui approuvent tous les états, qui savent si bien en marquer tous les degrés et les progrès, se voient méprisées par les faux sages qui ne peuvent goûter cette douce et cordiale soumission aux ordres de la Providence.

 Les sages du monde pouvaient-ils approuver cette perpétuelle instabilité des Apôtres qui ne pouvaient se fixer nulle part ? Les spirituels du commun ne peuvent aussi souffrir les âmes qui dépendent ainsi de la Providence pour leurs moments ; il n’y a que quelques âmes de leur état qui les approuvent, et Dieu qui instruit les hommes par les hommes ne manque jamais d’en faire rencontrer de cette nature à ceux qui sont simples et fidèles à leur abandon.

 Il y a un temps où Dieu veut être à l’âme sa vie et faire sa perfection par lui-même et d’une manière secrète et inconnue ; alors toutes les idées propres, les lumières, les industries, les recherches, les raisonnements sont une source d’illusions. Et quand l’âme, après plusieurs expériences de folie où la conduit sa propriété, en reconnaît enfin l’inutilité, elle découvre que Dieu a caché et confondu tous les canaux pour lui faire trouver la vie en lui-même. Alors, convaincue de son néant, et que tout ce qu’elle peut tirer de son fonds lui est préjudiciable, elle s’abandonne à Dieu pour n’avoir rien que lui, de lui et par lui. Dieu devient donc pour elle une source de vie, non par idées, par lumières ou réflexions, tout cela n’est plus en elle qu’une source d’illusions ; il l’est par effet et par réalité de grâces cachées sous les apparences du déguisement. L’opération divine n’étant pas connue de l’âme, elle en reçoit la vertu, la substance, le réel par mille sortes de circonstances qu’elle croit être sa ruine. Il n’y a point de remède à cette obscurité, il faut s’y laisser enfoncer ; Dieu s’y donne et toutes choses en foi ; l’âme n’est plus qu’un sujet aveugle ou, si l’on veut, elle est semblable à un malade qui ignore la vertu des remèdes, il n’en ressent que l’amertume ; il s’imagine souvent qu’ils vont lui donner la mort, les crises et faiblesses en étant des apparences qui semblent justifier ses craintes. Cependant c’est sous cette apparence de mort qu’il reçoit la santé, et il les prend sur la parole du médecin qui les lui présente.

 Autrefois l’âme, par idées et par lumières, voyait ce qui faisait le plan de sa perfection ; ce n’est plus cela dans son état présent, la perfection se donne à elle contre toute idée, toute lumière et tout sentiment ; elle se donne par toutes les croix de providence, par les actions du devoir présent, par de certains attraits qui n’ont rien de bon que de ne point porter au péché, mais qui semblent tout à fait éloignés du sublime éclatant et de l’extraordinaire de la vertu. Dans ces croix qui se succèdent par moments, Dieu caché et voilé se donne avec sa grâce d’une façon très inconnue, car l’âme ne sent que faiblesse à porter ses croix, que dégoût de ses obligations, et ses attraits ne la portent qu’à des exercices très communs. Toute la sainteté idéale ne lui est que reproches intérieurs de ses dispositions basses et méprisables ; tous les livres de la vie des saints la condamnent, elle ne sent rien pour se défendre, elle voit une sainteté en lumière qui la désole, car elle n’a plus de force pour s’y élever, et elle ne sent pas sa faiblesse comme ordre divin, mais comme lâcheté. Tout ce qu’elle a d’amis et de personnes distinguées par l’éclat de leurs vertus ou la sublimité de leurs spéculations ne la regardent qu’avec mépris. « Quelle sainte ! » dit-on, et l’âme le croyant ainsi, confuse de tant d’efforts inutiles qu’elle a faits pour s’élever de cette bassesse, est rassasiée d’opprobres sans avoir rien à répondre ni à elle ni aux autres.

 Elle sent cependant un poids foncier qui l’occupe de Dieu, et lui dit insensiblement que tout ira bien pourvu qu’elle le laisse faire et ne vive que de la foi. « Vraiment, dit Jacob, Dieu est en ce lieu et je n’en savais rien. » (Gn. 28,16)) ? Vous cherchez Dieu, chère âme, et il est partout, tout vous l’annonce, tout vous le donne, il a passé à côté, autour, au-dedans, au travers de vous, il y demeure et vous le cherchez. Ah ! vous cherchez l’idée de Dieu avec sa substance ; vous cherchez la perfection et elle est dans tout ce qui se présente à vous de soi-même. Vos souffrances, vos actions, vos attraits sont des énigmes sous lesquelles Dieu se donne à vous par soi-même, pendant que vous tendez vainement à des idées sublimes dont il ne veut point se revêtir pour loger chez vous.

 Marthe cherche à contenter Jésus par de beaux apprêts (Lc. 10, 38-42) et Madeleine se contente de Jésus comme il lui plaît de se présenter à elle (Jn. 20, 14). Jésus trompe même Madeleine. Il se présente sous la figure d’un jardinier, et Madeleine le cherche sous l’apparence de l’idée qu’elle s’en formait. Les apôtres voient Jésus et ils le prennent pour un fantôme (Mt. 14, 26). Dieu se déguise donc à l’âme pour l’élever à la pure foi qui le trouve en lui-même sous toutes sortes d’énigmes, car quand elle sait le secret de Dieu, il a beau se déguiser, elle dit : « Le voilà derrière la muraille, il regarde au travers des treillis et par les fenêtres » (Ct. 2,9). O divin amour, « cachez-vous, sautez, bondissez de souffrances » (Ct. 2, 20), appliquez par attrait d’obligation, composez, mêlez, confondez, rompez comme des fils toutes les idées et toutes les mesures de l’âme : qu’elle perde terre, qu’elle ne sente et n’aperçoive plus ni chemins ni voies ni sentiers ni lumières, qu’après vous avoir trouvé dans vos demeures et vos vêtements ordinaires, dans le repos de la solitude, dans l’oraison, dans l’assujettissement à telles et telles pratiques, dans les souffrances, dans les soulagements donnés au prochain, dans la fuite des conversations, des affaires ; qu’après avoir tenté toutes les manières et tous les moyens connus de vous plaire, elle demeure court, ne vous voyant plus en rien de tout cela comme autrefois ! Mais que l’inutilité de tous ces efforts la conduise enfin à laisser tout désormais pour vous trouver en vous-même, et partout ensuite, en tout sans distinction ni réflexion. Car, ô divin amour, quelle erreur de ne pas vous voir dans tout ce qui est de bon et en toutes les créatures. Pourquoi donc vous chercher en d’autres que dans celles dans lesquelles vous voulez vous donner ? Quoi, divin amour ! vous cherche-t-on sous d’autres espèces que celles que vous avez choisies pour vos sacrements et leur peu d’apparence de réalité ne sert-il pas au mérite de l’obéissance et de la foi ?
 
 

Chapitre IV
 

CONTINUATION DU MÊME SUJET
DE L’ÉTAT D’ABANDON. SA NÉCESSITÉ ET SES MERVEILLES

 
 

 Qu’il y a de grandes vérités dans cet état qui sont cachées ! Qu’il est vrai que toute croix, toute action, tout attrait de l’ordre de Dieu, donne Dieu d’une façon qui ne peut mieux s’expliquer que par la comparaison avec le plus auguste mystère ! Qu’il est vrai, par conséquent, que la vie la plus sainte est mystérieuse dans sa simplicité et sa bassesse apparente ! O festin ! O fête perpétuelle ! Un Dieu toujours donné et toujours reçu, non dans l’éclat, le sublime, le lumineux, mais dans ce qu’il y a d’infirme, de folie, de néant ! Dieu choisit ce que l’esprit naturel réprouve et tout ce que la prudence humaine délaisse ; Dieu en fait des mystères et se donne aux âmes autant qu’elles croient l’y trouver.

 Le large, le solide et la pierre ferme ne se trouvent donc que dans cette vaste étendue de la volonté divine qui se présente sans cesse sous le voile des croix et des actions les plus ordinaires. Et c’est donc sous leurs ombres que Dieu cache sa main pour nous tenir et nous porter. Cette vue doit suffire à une âme pour la porter à ce sublime abandon, et la voilà dès lors à couvert de la contradiction des langues, car elle n’a plus rien à dire ni à faire pour sa défense ; puisque l’ouvrage est de Dieu, il ne faut point en aller chercher ailleurs la justification. Ses effets et ses suites le justifieront assez, il n’y a qu’à le laisser s’y développer : « Dies diei eructat verbum » (« Le jour au jour en publie le récit » Ps. 18, 3). Quand on ne va plus par ses idées, il ne faut plus se défendre par des paroles ; nos paroles ne peuvent rendre que nos idées ; où l’on ne suppose point d’idées, point de paroles, à quoi serviraient-elles ? À rendre raison de ce que l’on a fait ? Mais on l’ignore, cette raison, puisqu’elle s’est cachée dans le principe qui a fait agir et dont on n’a senti que l’impression d’une manière ineffable. Il faut donc laisser chaque moment soutenir la cause de l’autre moment ; tout se soutient dans cet enchaînement divin, tout est ferme et solide, et la raison de ce qui précède se voit par effet dans ce qui suit. Ce n’est plus une vie de pensées, une vie d’imagination, une vie de paroles multipliée, ce n’est plus tout cela qui occupe l’âme, qui la nourrit, qui l’entretient ; elle ne va plus, elle ne se soutient plus par tout cela. Elle ne voit plus, elle ne prévoit plus où elle marchera ; elle ne s’aide plus de réflexions pour s’animer à la fatigue et soutenir les incommodités du chemin ; tout se passe dans le sentiment le plus intime de sa faiblesse. La route s’ouvre-t-elle sous ses pas, elle s’y engage, elle y marche sans hésiter ; elle est pure, sainte, simple et vraie : elle marche dans la droite ligne des commandements de Dieu ; c’est une pure adhérence à Dieu même qu’elle trouve sans cesse dans tous les points de cette ligne. On ne s’amuse plus à le chercher dans les livres, dans les questions infinies et dans les sollicitudes intérieures ; on laisse le papier et les disputes, et Dieu se donne à l’âme et vient la trouver. Elle ne cherche plus de chemin et la voie qui y conduit, Dieu lui-même lui fraie le chemin ; à mesure qu’elle avance, elle le trouve tracé et tout battu. Tout ce qui lui reste à faire, c’est de se tenir ferme pour saisir Dieu qui s’offre directement à elle à chaque pas et à chaque moment, dans les divers objets qu’elle trouve sur son passage, et qui ne cessent de se présenter successivement.

 L’âme n’a donc plus qu’à recevoir l’éternité divine dans l’écoulement des ombres du temps. Ces ombres varient, mais l’Éternel qu’elles cachent est toujours le même. Elle ne doit plus s’attacher à rien, mais se jetant à corps perdu dans le sein de la Providence, suivre constamment l’amour par la voie des croix, des devoirs signifiés et des attraits non suspects.

 Que cette voie est claire et lumineuse ! Je ne crains pas de la défendre et de l’enseigner nettement. Je vois que tout le monde me comprend quand je dis que tout l’ouvrage de notre sanctification consiste à recevoir de moment en moment toutes les peines et devoirs de l’état comme des voiles qui cachent et donnent Dieu.

 Dans l’abandon, l’unique règle est le moment présent ; l’âme y est légère comme une plume, fluide comme l’eau, simple comme l’enfant ; elle y est mobile comme une boule pour recevoir et suivre toutes les impressions de la grâce. Ces âmes n’ont pas plus de consistance et de raideur qu’un métal fondu ; comme celui-ci prend tous les traits du moule où on le fait couler, ces âmes se plient et s’ajustent aussi facilement à toutes les formes que Dieu veut leur donner ; en un mot, leur disposition ressemble à celle de l’air qui se prête à tout souffle et qui se configure à tout.

 Une remarque importante qu’il y a ici à faire, c’est que dans cet état d’abandon, dans cette voie de foi, tout ce qui se passe dans l’âme, dans le corps, dans les affaires et divers événements, offre une apparence de mort qui ne doit pas étonner. Que voulez-vous ? C’est le caractère de cet état. Dieu a ses desseins sur les âmes et, sous ces voiles obscurs, il les exécute très heureusement. Sous ce nom de voiles j’entends les mauvais succès, les infirmités corporelles, les faiblesses spirituelles. Entre les mains de Dieu tout réussit, tout se tourne à bien ; c’est par ces choses qui désolent la nature qu’il ménage et qu’il prépare l’accomplissement de ses plus hauts Omnia cooperantur in bonum iis qui secundum propositum vocati sunt sancti » (« En toutes choses Dieu collabore au bien de ceux qui sont  ses élus de par son libre dessein » Rm 8, 28)

  Il opère la vie sous les ombres ainsi, quand les sens sont effrayés, la foi qui prend tout en bonne part et tout pour le meilleur, est pleine de courage et d’assurance.

 Comme on sait que l’action divine comprend tout, conduit tout, fait tout hors le péché, il est du devoir de la foi de l’adorer en tout, de l’aimer et la recevoir à bras ouverts ; il faut s’y porter avec un air plein de joie, de confiance, d’élevant en toutes choses au-dessus des apparences qui ne sont de nature qu’à faire triompher la foi ; ce moyen, je vous le donne, d’honorer Dieu et de le traiter en Dieu.

 Vivre de la foi, c’est donc vivre de joie, d’assurance, de certitude, de confiance en tout ce qu’il faut faire et souffrir en chaque moment par l’ordre de Dieu. Quelque secret qu’il paraisse dans cette conduite, c’est pour l’animer et entretenir cette vie de foi que Dieu fait rouler l’âme et l’entraîne dans les flots tumultueux de tant de peines, de troubles, d’embarras, de langueurs, de renversements ; car il faut de la foi pour trouver Dieu en tout cela et cette vie divine qui ne s’y voit et ne s’y sent pas, mais s’y donne à tout moment d’une manière inconnue, mais très certaine. L’apparence de la mort dans le corps, de la damnation dans l’âme, du bouleversement dans les affaires sont l’aliment et le soutien de la foi ; elle perce à travers tout cela et vient s’appuyer sur la main de Dieu qui lui donne la vie partout où ne s’offre point la vue du péché évident ; il faut qu’une âme de foi marche toujours en assurance, prenant tout pour voile et déguisement de Dieu dont la présence plus intime ébranle, effraie les facultés.

 Il n’y a rien de plus généreux qu’un cœur qui a la foi, qui ne voit que vie divine dans les travaux et les périls les plus mortels. Quand il faudrait avaler le poison, marcher à une brèche, servir d’esclave à des pestiférés, on trouve en tout cela une plénitude de vie divine qui ne se donne pas seulement goutte à goutte, mais qui, dans un instant, inonde l’âme et l’engloutit. Une armée de semblables soldats serait invincible. C’est que l’instinct de la foi est une élévation de cœur et une étendue au-delà et au-dessus de tout ce qui se présente.

 La vie de la foi ou l’instinct de la foi est une même chose. Cet instinct est une joie du bien de Dieu et une confiance fondée sur l’attente de sa protection qui rend tout agréable et qui fait tout recevoir de bonne grâce ; c’est une indifférence et une préparation pour tous les lieux, tous les états et toutes les personnes. La foi n’est jamais malheureuse, jamais malade, jamais dans un état de péché mortel ; cette foi vive est toujours en Dieu, toujours dans son action au-delà des apparences contraires qui obscurcissent les sens ; les sens effarouchés crient tout à coup à l’âme : « Malheureuse, te voilà perdue, plus de ressources ! » Et la foi d’une voix plus forte lui dit à l’instant : « Tiens ferme, marche, et ne crains rien ».

 Excepté les maladies évidentes qui, par leur nature, obligent à demeurer alité et à prendre les médicaments convenables, les langueurs, impuissances des âmes d’abandon ne sont qu’illusions et des apparences qu’elles doivent braver avec confiance. Dieu les permet ou les envoie afin de donner de l’exercice à leur foi et à leur abandon qui en est le véritable remède ; sans y faire seulement attention, elles doivent poursuivre généreusement leur chemin dans les actions et les souffrances de l’ordre de Dieu, se servant sans hésiter de leur corps comme on fait des chevaux de louage qui ne sont que pour périr en servant à tort et à travers : cela vaut mieux que toutes les délicatesses qui nuisent à la vigueur de l’esprit. Cette force de l’esprit a je ne sais quelle vertu pour maintenir un corps faible, et une année d’une vie noble et généreuse vaut mieux qu’un siècle de soins et de craintes. Il faut tâcher d’avoir habituellement un air et un maintien d’enfant de grâce et de bonne volonté. Eh ! que peut-on craindre à la suite de la fortune divine ? Conduits, soutenus, protégés par elle, ses enfants ne doivent rien offrir que d’héroïque dans tout leur extérieur. Les objets effrayants qu’elle oppose à leur passage ne sont rien ; elle ne les appelle par là que pour embellir leur vie par des aventures plus glorieuses ; elle les engage dans des embarras de toute espèce où la prudence humaine, qui ne voit et n’imagine aucune ressource pour sortir, sent toute sa faiblesse et se trouve courte et confondue. C’est là que la fortune divine paraît dans tout son éclat ce qu’elle est à ceux qui sont tout à elle, et les dégage plus merveilleusement que les historiens fabuleux, livrés à tous les efforts de leur imagination dans le loisir et le secret du cabinet, ne démêlent les intrigues et les périls de leurs héros imaginaires qui arrivent toujours heureusement à la fin de leurs histoires. Elle les conduit avec une industrie bien plus admirable et plus heureusement au travers des morts, des périls et des monstres, des enfers, des démons et de leurs pièges ; elle élève ces âmes jusqu’au ciel, et toutes ces âmes sont la matière de ces histoires mystiques plus belles et plus curieuses que toutes celles que les imaginations creuses des hommes ont inventées.

 Allons donc, mon âme, au travers des périls, des monstres, conduits et dirigés, soutenus par cette main sûre et invisible qui est la main invincible, infaillible de la divine Providence. Allons sans crainte à notre terme, en paix et en joie, faisons-nous de tout ce qui se présente la matière de nos victoires. C’est pour combattre et pour vaincre que nous marchons sous ses étendards : « Exivit vincens ut vinceret » (« Il s’en alla vainqueur, et pour vaincre encore » Ap. 6,2). Autant de pas que nous ferons sous ses auspices, autant de triomphes, mon âme ! L’esprit de Dieu a la plume à la main, et voilà le livre ouvert pour y continuer l’histoire sacrée qui n’est point encore achevée et dont la matière ne s’épuisera qu’à la fin du monde. Cette histoire n’est que le récit des conduites et des desseins de Dieu sur les hommes ; il ne tient qu’à nous de figurer dans cette histoire et d’en fournir la suite par l’union de nos souffrances et de nos actions à ses conduites. Non, non, tout ce qui se présente à nous, soit pour agir, soit pour souffrir, n’est pas pour nous perdre ; on ne nous le ménage que pour fournir la matière de cette Écriture Sainte qui grossit tous les jours. L’amour de Dieu, la soumission à son action divine, voilà l’essentiel qui sanctifie l’âme, c’est tout ce qui dépend d’elle, c’est ce qui fait la grâce en elle par sa fidélité à y répondre.

 Une âme sainte n’est qu’une âme librement soumise à la volonté divine avec l’aide de la grâce. Tout ce qui précède le pur acquiescement est l’ouvrage de Dieu et non point l’ouvrage de l’homme qui le reçoit à l’aveugle dans un abandon et une indifférence universelle. Dieu ne lui demande que cette seule disposition ; le reste, il le détermine et le choisit selon ses desseins comme un architecte marque et désigne les pierres.

 Il faut donc en tout aimer Dieu et son ordre ; il faut l’aimer tel qu’il se présente, sans rien désirer de plus. Que tels et tels objets soient offerts, ce n’est point l’affaire de l’âme, mais de Dieu, et ce qu’il donne est le meilleur à l’âme. Le grand abrégé de spiritualité que cette maxime, que cet abandon pur et entier à l’ordre de Dieu ! Et là, dans le continuel oubli de soi-même, s’occuper éternellement à l’aimer et lui obéir sans toutes ces craintes, ces réflexions, ces retours, ces inquiétudes que donne le soin de son salut faire nos affaires, laissons-les donc une fois pour n’être plus occupés que de lui-même et de ce qui le touche. Allons, mon âme, allons tête levée au-dessus de tout ce qui se passe au-dehors et au-dedans de nous, toujours contents de Dieu, contents de ce qu’il fait en nous et nous fait faire. Gardons-nous bien de nous engager imprudemment dans cette multitude de réflexions inquiètes qui, comme autant de sentiers perdus, s’offrent à notre esprit pour le surprendre et lui faire faire à pure perte des pas sans fin. Passons ce labyrinthe de nous-mêmes en sautant pardessus, et non pas en le parcourant par des détours interminables.

 Allons, mon âme, au travers des langueurs, des maladies, des sécheresses, des duretés d’humeur, des faiblesses d’esprit, des pièges du diable et de hommes, de leurs méfiances, jalousies, idées sinistres et préventions. Volons comme un aigle au-dessus de tous ces nuages, la vue toujours fixée sur le soleil et sur nos obligations qui sont ses rayons. Sentons tout cela, il ne dépend pas de nous d’y être insensibles, mais souvenons-nous que notre vie n’est pas une vie de sentiment. Vivons dans cette région supérieure de l’âme où Dieu et sa volonté opèrent une éternité toujours égale, toujours uniforme et immuable. C’est dans cette demeure toute spirituelle que l’incréé, l’indistinct, l’insensible, l’ineffable, tient l’âme infiniment éloignée de tout le spécifique des ombres et des atomes créés. Les sens éprouvent dans leurs facultés leurs agitations, leurs inquiétudes … et cent métamorphoses. Tout s’y passe comme dans l’air, où tout est comme sans suite et sans ordre dans une perpétuelle vicissitude. Mais Dieu et sa volonté est l’objet éternel qui charme le cœur dans l’état glorieux du cœur influera sur tout le composé matériel qui n’est à présent que la proie des monstres et des hiboux et des bêtes farouches. Sous ces espèces, toutes terribles qu’elles sont, l’action divine, lui donnant une aisance toute céleste, le fera briller comme le soleil, car les facultés de l’âme sensitive et celles du corps sont préparées ici-bas comme l’or, le fer, le lin et les pierres. Comme la matière de ces diverses choses, elles ne jouiront de l’éclat et de la pureté de leur être qu’après avoir reçu bien des façons, souffert bien des destructions ou des retranchements. Tout ce qu’elles endurent ici-bas sous la main de Dieu qui est cet amour, divin ouvrier, ne sert qu’à les y disposer. L’âme de foi qui sait le secret de Dieu demeure tout à fait en paix, et tout ce qui se passe en elle, au lieu de l’effrayer, la rassure, intimement persuadée que c’est Dieu qui la conduit. Elle prend tout pour grâce et vit dans l’oubli d’un sujet sur lequel Dieu travaille, pour ne penser qu’à l’ouvrage commis à ses soins, c’est-à-dire à l’amour qui l’anime sans cesse à remplir fidèlement et avec exactitude ses obligations. Tout le distinct en l’âme abandonnée est l’action de la grâce, excepté les péchés qui y sont légers et que cette action même tourne à bien. J’appelle le distinct tout ce que l’âme sensible reçoit d’impressions affligeantes ou consolantes par les objets auxquels la volonté divine l’applique sans cesse et ne le fait que pour son bien ; je l’appelle distinct, parce que c’est ce que l’âme distingue le mieux de tout ce qui se passe en elle. D’y trouver Dieu, c’est l’objet de la foi ; de lui adhérer et de s’y soumettre en est l’exercice.
 
 

Chapitre V
 

DE L’ÉTAT DE PURE FOI
 

 L’état de pure foi est un certain mélange de foi, d’espérance et de charité dans un seul acte qui unit le cœur à Dieu et à son action. Ces trois vertus réunies ne sont plus qu’une seule vertu, ce n’est qu’un seul acte, qu’une seule élévation du cœur à Dieu et un simple abandon à son action. Or, comment exprimer ce divin mélange, cette essence spirituelle ? Comment lui trouver un nom qui rende bien sa trinité ? Ce n’est plus, ces trois vertus, qu’une seule fruition et jouissance de Dieu et de sa volonté. On voit cet objet adorable, on l’aime et on espère de lui toutes choses ; cela se peut appeler un pur amour, une pure espérance, une pure foi, et le nom de pure foi est demeuré à cette unité mystique, quoique sous ce nom il faille entendre la trinité des vertus théologales. Il n’y a rien de plus certain que cet état en ce qui est de Dieu, rien de plus désintéressé en ce qui est du cœur. Pour ce qui est de l’union de Dieu et du cœur, elle a, du côté de Dieu, la certitude de la foi, et, du côté de la liberté du cœur, la certitude assaisonnée de crainte et d’espérance.

 O unité désirable de la trinité de ces excellentes vertus ! Croyez donc, âmes saintes, espérez, aimez, mais par une simple touche que l’Esprit divin, dont Dieu vous fait présent, produit dans votre cœur ; c’est là l’onction de ce Nom de Dieu que cet Esprit répand dans le centre du cœur. Voilà cette parole et cette révélation mystique, ce gage de la prédestination et de toutes ses heureuses suites : « Quam bonus Israël Deus his qui recto sunt corde » (« Mais enfin Dieu est bon pour Israël, le Seigneur pour les hommes au cœur pur » Ps. 72, 1)

 Cette touche dans les âmes embrasées s’appelle pur amour à cause du torrent de volupté qui déborde sur toutes les facultés avec une plénitude de confiance et de lumière ; mais dans les âmes enivrées d’absinthe cette touche s’appelle pure foi, parce que l’obscurité, les ombres de la nuit, sont toutes pures. Le pur amour voit, sent et croit ; la pure foi croit sans voir ni sentir ; voilà d’où vient la différence que l’on met entre l’une et l’autre ; elle n’est fondée que sur des apparences qui ne sont pas les mêmes, car, dans la réalité, comme l’état de pure foi ne manque pas d’amour, de même l’état de pur amour ne manque ni de foi ni d’abandon ; mais ces termes s’y approprient à cause de ce qui domine le plus dans cet état. Le mélange différent de ces vertus sous cette touche fait la variété infinie, il n’y a point d’âmes qui ne reçoivent cette précieuse touche avec quelques caractères particuliers ; mais qu’importe ? C’est toujours foi, espérance et charité. L’abandon est un moyen général pour recevoir les vertus générales dans une espèce de ces touches. Toutes les âmes ne peuvent prétendre à la même espèce et au même état sous les divines impressions, mais elles peuvent toutes s’unir à Dieu, toutes s’abandonner à son action, toutes être des épouses abandonnées, toutes recevoir la touche de l’état qui leur est propre, toutes enfin trouver le royaume de Dieu et avoir part à sa grandeur et à l’excellence de ses avantages. C’est un empire où toute âme peut aspirer à une couronne d’amour ou couronne de foi, c’est toujours une couronne, c’est toujours le royaume de Dieu. Il y a cette différence, il est vrai, que les unes sont dans les ténèbres les autres dans la lumière. Mais qu’importe encore une fois, pourvu que l’on soit uni à Dieu et à son action ? Est-ce le nom de l’état que l’on cherche ? Est-ce sa distinction et son excellence ? Point du tout, c’est Dieu même et son action ; la manière doit être indifférente à l’âme.

 Évangélisons donc non plus l’état de pure foi ou de pur amour, de croix ou de caresses à toutes les âmes ; cela ne peut se donner à toutes de même et de la même manière. Mais évangélisons à tous les cœurs simples et craignant Dieu l’abandon à l’action divine en général et faisons entendre à toutes qu’elles recevront par ces moyens l’état singulier que cette action leur a choisi et destiné de toute éternité. Ne désolons, ne rebutons, n’éloignons personne de l’éminente perfection. Jésus y appelle tout le monde, puisqu’il exige de tous qu’ils soient soumis à la volonté de son Père et qu’ils servent à former son Corps mystique dont les membres ne peuvent l’appeler leur chef avec vérité qu’autant que leur volonté se trouve parfaitement d’accord avec la sienne. Répétons sans cesse à toutes les âmes que l’invitation de ce doux et aimable Sauveur n’exige rien d’elles ni de difficile, ni de si extraordinaire. Ce n’est point leur industrie qu’il demande ; il ne souhaite que leur bonne volonté unie à lui pour les conduire, diriger et favoriser à proportion de cette union.

 Oui, chères âmes, Dieu ne demande que votre cœur ; si vous cherchez ce trésor, ce royaume où règne Dieu seul, vous le trouverez. Votre cœur, s’il est dévoué totalement à désirez et que vous cherchez. Dès que l’on veut Dieu et sa volonté, on jouit de Dieu et de sa volonté, et cette jouissance répond au désir qu’on en a. Aimer Dieu, c’est désirer sincèrement l’aimer. Parce qu’on aime, on veut être instrument de son action pour que son amour ait dans nous et par nous de l’exercice. Ce n’est pas à l’adresse de l’âme simple et sainte, mais à son vouloir que correspond l’action divine. Elle correspond à la pureté de l’intention et non point aux mesures que l’on prend, aux projets que l’on forme, à la manière dont on s’avise, ni aux moyens que l’on choisit ; l’âme peut s’abuser en tout cela. Il n’est pas rare que cela lui arrive ; mais sa droiture et sa bonne intention ne la trompent jamais. Pourvu que Dieu y voie cette bonne disposition, il lui passe tout le reste, et tient pour fait ce qu’elle ferait infailliblement si des vues plus sûres secondaient sa bonne volonté.

 La bonne volonté n’a donc rien à craindre ; si elle tombe, elle ne peut tomber que sous cette main toute-puissante qui la guide et la soutient dans tous ses égarements. C’est elle qui l’approche du terme lorsqu’elle s’en éloigne ; qui la remet dans son chemin, lorsqu’elle en sort ; c’est elle enfin qui trouve toujours sa ressource dans les écarts où la jettent l’effort et l’industrie des aveugles facultés qui l’égarent, lui fait sentir combien elle doit les mépriser pour ne compter que sur elle et s’abandonner totalement à sa conduire infaillible. Les erreurs où tombent ces bonnes âmes se terminent donc à l’abandon et jamais un bon cœur ne peut se trouver au dépourvu, car c’est un oracle que « tout lui coopère en bien » (Rm. 8, 28).

 C’est donc l’abandon que je prêche, cher amour, et non un état particulier. J’aime tous les états où votre grâce met les âmes et, sans en affectionner un préférablement à l’autre, j’enseigne à toutes un moyen général à toutes que la volonté de s’abandonner entièrement  votre conduite ; vous les ferez arriver infailliblement à ce qu’il y a de plus excellent pour elles. C’est la foi que je leur prêche, abandon, confiance et foi. Vouloir être sujet, instrument de l’action divine, et croire qu’à tous moments et en toutes choses cette action s’applique en même temps à tout selon qu’elle trouve  plus ou moins de bonne volonté. Voilà la foi que je prêche : ce n’est plus un état spécial de foi et de pur amour, mais un état général par lequel toutes sortes d’âmes peuvent descendre dans les espèces qui doivent faire la différence de la forme divine que la grâce leur prépare. J’ai parlé aux âmes peinées, je parle ici à toutes sortes d’âmes, c’est le véritable instinct de mon cœur d’être à tous, de parler à tous, d’annoncer à tous le secret évangélique et de me faire tout à tous ( I Cor. 9, 22). Dans cette heureuse disposition je me fais un devoir, que je remplis sans peine, de pleurer avec ceux qui pleurent, de me réjouir avec ceux qui sont dans la joie (Rm. 12, 15), de parler avec les idiots leur langage et d’user avec les savants de termes plus doctes et plus élevés. Je veux faire voir à tous que tous peuvent prétendre non pas aux mêmes choses distinctes, mais au même amour, au même abandon, au même Dieu, à son même ouvrage, et par là tous indifféremment à l’éminente sainteté. Ce qu’on appelle faveurs extraordinaires et privilégiées n’est appelé ainsi que parce qu’il y a peu d’âmes assez fidèles pour se rendre dignes de les recevoir. C’est ce que l’on verra bien au jour du jugement. Hélas ! on y verra que ce ne fut point une réserve de Dieu pour nous les refuser, mais que ce fut par la pure faute des âmes qu’elles auront été privées de ces divines largesses. Quelle abondance de biens eût fait couler dans leur sein la soumission totale d’une bonne volonté toujours constance !

 Il en est de l’action divine comme de Jésus : ceux qui n’avaient ni confiance en lui, ni respect pour lui, n’en recevaient point les faveurs qu’il offrait à tout le monde ; ils ne pouvaient s’en prendre qu’à leurs mauvaises dispositions. Tous, il est vrai, ne peuvent point aspirer aux mêmes états sublimes, aux mêmes dons et aux mêmes degrés d’excellence ; mais si tous, fidèles à la grâce, y répondaient chacun selon sa mesure, tous seraient contents, parce qu’ils arriveraient tous au point d’excellence et de faveur qui satisferait pleinement leurs désirs ; ils seraient contents selon la nature et selon la grâce, car la nature et la grâce se confondent dans les soupirs que le désir de ce précieux avantage fait sortir du fond du cœur.

 Si l’on ne reçoit pas l’instinct propre de tel éclat, on recevra l’instinct propre de tel autre. La pure foi a les siens, les autres états ont les leurs qui les distinguent. Chaque chose dans la nature a ce qui convient à son espèce ; chaque fleur a son agrément, chaque animal, son instinct, et chaque créature, sa perfection. Ainsi dans les divers états de la grâce chacun a sa grâce spécifique, et il est une récompense pour chacun de ceux dont la bonne volonté s’assortit à l’état où l’a mis la Providence.

 Une âme tombe dans l’action divine dès que la bonne volonté se trouve formée dans son cœur, et cette action a plus ou moins d’activité sur elle selon qu’elle est plus ou moins abandonnée. L’art de s’abandonner n’est que celui d’aimer ; l’amour trouve tout, on ne lui refuse rien. Comment serait-il refusé ? L’amour ne peut demander que ce que veut l’amour. L’amour ne peut-il pas vouloir ce qu’il veut ? L’action divine n’a égard qu’à la bonne volonté, ce n’est point la capacité des autres facultés qui l’attire ni leur incapacité qui l’éloigne. Trouve-t-elle un cœur bon, pur, droit, simple, soumis, filial et respectueux, c’est tout ce qu’il lui faut ; elle s’empare de ce cœur, elle possède toutes ses facultés, et tout se trouve enfin si bien concerté pour le bien de l’âme qu’elle trouve en toutes choses de quoi se sanctifier. Ce qui donne la mort aux autres âmes entre-t-il sanctifier. Ce qui donne la mort aux autres âmes entre-t-il dans celle-ci, le contrepoison de la bonne volonté ne manque pas d’en arrêter les effets. Vient-elle jusqu’au bord du précipice, l’action divine l’en éloignerait, ou, quand elle l’y laisserait, elle suspendrait sa chute. Y tombât-elle, elle l’en retirerait. Après tout, les fautes de ces âmes ne sont que des fautes de fragilité et fort peu aperçues : l’amour sait toujours les tourner à leur avantage. Par des insinuations secrètes, il leur fait entendre ce qu’elles ont à dire ou à faire selon les circonstances : « Intellectus bonus omnibus facientibus eum » (« À tous ceux qui craignent Dieu, l’intelligence est droite » Ps. 110, 10). Ce sont comme des lueurs de l’intelligence divine, car cette divine intelligence les accompagne  dans toutes leurs démarches et les tire de tous les mauvais pas où leur simplicité les engage. Font-elles des avances qui les jetteraient dans quelque engagement préjudiciable, la Providence leur ménage d’heureuses rencontres qui réparent tout. On a beau former contre elles des intrigues et les multiplier, cette Providence en rompt tous les nœuds, elle en confond les auteurs et répand sur eux un esprit de vertige qui les fait tomber dans leurs propres pièges ; sous sa conduite les âmes qu’on y voulait surprendre font, sans qu’elles y pensent, certaines choses inutiles en apparence, mais qui servent ensuite à les délivrer de tous les embarras où leur droiture et la malice de leurs ennemis les avaient jetées.

 Oh la fine politique que cette  bonne volonté ! Qu’il y a de prudence dans sa simplicité, d’industrie dans son innocence et sa franchise, de mystère et de secret dans sa droiture ! Voyez le jeune Tobie (Tobie 6, 2-6), ce n’est qu’un enfant, mais Raphaël est à ses côtés ; avec un tel guide il marche en assurance, rien ne l’effraie, rien ne lui manque. Ce sont les monstres mêmes qu’il rencontre qui lui fournissent des vivres et des remèdes ; celui qui s’élance pour le dévorer devient lui-même sa nourriture. Il n’est occupé que de noces et de festins, car c’est là dans l’ordre de la Providence son objet présent (Tob 6, 10-18). Ce n’est pas qu’il n’ait d’autres affaires, mais elles sont abandonnées à cette intelligence chargée de l’assister en tout. Elles se trouvent si bien faites qu’il n’eût jamais si bien réussi, car ce ne sont que bénédiction et prospérité. Cependant la mère pleure et elle est dans la plus vive amertume, mais le père est plein de foi, l’enfant, de joie et de consolation avec toute sa famille ; il entre ensuite dans le ravissement (Tob 7, 14-16).

 Que les autres, Seigneur, vous demandent toutes sortes de dons, qu’ils multiplient leurs paroles et leurs prières, pour moi, mon Dieu, je ne vous demande qu’un seul don et je n’ai que cette prière à vous faire : « Donnez-moi un cœur pur ! » O cœur pur, que vous êtes heureux ! C’est dans lui-même que vous soyez Dieu par la vivacité de votre foi. Vous le voyez en toutes choses et vous le voyez à tous moments, opérant au-dedans de vous et au dehors ; vous êtes en tout son sujet et son instrument, il vous mène en tout et amène à tout : le plus souvent vous n’y pensez pas, mais il y pense pour vous. Ce qui vous arrive et doit arriver par son ordre, il lui suffit que vous le désiriez : il entend votre préparation. Dans l’étonnement, vous cherchez à démêler en vous-même ce désir, vous ne l’y voyez pas. Oh ! pour lui, il le voit bien ! Mais que vous êtes simple ! Ignorez-vous donc ce que c’est qu’un cœur bien disposé ? Ce n’est autre chose qu’un cœur où Dieu se trouve : y voyant toutes ses inclinations, il sait dès lors que ce cœur sera toujours soumis à ses ordres. Il sait en même temps que vous ne savez guère ce qui vous est propre, aussi fait-il son affaire de vous le donner. Peu lui importe qu’il vous contrarie : vous allez à l’orient, il vous conduit à l’occident ; vous allez donner bonnement dans un écueil, il retourne le gouvernail et vous conduit au port. Sans savoir ni carte ni route, ni vent ni marée, vous ne faites jamais que des voyages heureux. Si les pirates croisent contre vous, un coup de vent inopiné vous met à l’instant hors de leur portée.

  Ô bonne volonté ! o cœur pur ! que Jésus a bien su vous mettre à votre place quand il vous rangé parmi les béatitudes (Mt. 5, 8) ! Quel bonheur plus grand que de posséder Dieu tandis qu’il nous possède réciproquement ! État délicieux et plein de charme, on y dort paisiblement sur le sein de la Providence, on y joue innocemment avec la divine Sagesse (Prov 8, 30), sans inquiétude sur le succès de sa course qui n’en souffre aucune interruption et qui se fait toujours, à travers les écueils et les pirates et parmi les orages continuels, le plus heureusement !

 Ô cœur pur, o bonne volonté, vous êtes l’unique fondement de tous les états spirituels. C’est à vous que sont donnés et c’est par vous que profitent les dons de pure foi, d’espérance, de pure confiance et de pur amour. C’est sur votre tronc que sont entées les fleurs du désert, je veux dire les grâces précieuses qu’on ne voit guère éclater que dans ces âmes parfaitement détachées où Dieu, comme dans un séjour inhabité, fait sa demeure à l’exclusion de tout autre objet. Vous êtes cette source féconde d’où partent tous les ruisseaux qui viennent arroser et le parterre de l’Époux et le jardin de l’épouse : eh ! que vous pouvez bien dire à toutes les âmes : Considérez-moi bien, c’est moi qui produit le bel amour, cet amour qui démêle toujours ce qu’il y a de meilleur pour s’y fixer ; moi qui fais naître cette crainte douce et efficace qui donne de l’horreur du mal et le fait éviter sans trouble, moi qui fais éclore les belles connaissances qui nous découvrent les grandeurs de Dieu et le prix de la vertu qui l’honore, moi enfin d’où s’élèvent ces ardents désirs animés sans cesse par une espérance toute sainte qui fait objet dont la jouissance doit faire un jour, comme à présent mais plus délicieusement, la félicité des âmes fidèles (Eccl.24, 24). Vous pouvez toutes les inviter à se rendre toutes autour de vous pour s’enrichir de vos inépuisables trésors. C’est à vous que remontent tous les états et toutes les voies spirituelles ; c’est dans vous qu’elles offrent ce qu’elles ont de beau, d’attrayant, de charmant ; c’est de votre fonds qu’elles le tirent. Ces fruits merveilleux de grâce et de vertu de toutes espèces, qu’on y voit éclater de toutes parts et dont on s’y nourrit, ne sont que des productions de vos plants dont on les transplante comme d’un jardin de délices. C’est sur vos terres que coulent le lait et le miel (Eccl. 46, 8) ; ce sont vos mamelles qui distillent le lait ; c’est sur votre sein que se cueille le bouquet de myrrhe (Cant. 1, 13) et c’est sur vos doigts qu’on voit couler avec abondance et en toute sa pureté la liqueur qu’on a coutume d’en extraire en ne faisant que le presser (Cant. 5, 5).

 Allons donc, chères âmes, courons, volons à cette mère d’amour qui nous appelle (Eccl. 24, 24) ; qu’attendons-nous ? Marchons à l’instant, allons nous perdre en Dieu, en son cœur même, pour nous y enivrer de cette bonne volonté ; prenons dans le cœur la clé des trésors célestes, prenons ensuite notre route vers le ciel sans crainte de le trouver fermé ; elle nous en ouvrira toutes les portes. Point d’endroit si secret où nous ne puissions pénétrer ensuite ; rien ne sera clos pour nous, ni le jardin, ni le cellier, ni la vigne (Cant. 4, 12 ; 2, 4 ; 2, 15) ; si nous voulons respirer l’air de la campagne  (Cant. 7, 11), il ne tiendra qu’à nous d’y faire un tour ; enfin nous irons et nous viendrons, nous entrerons et nous sortirons à notre gré avec cette clé de David (Ap. 3, 7), cette clé de la science (Lc. 11, 52), cette clé de l’abîme (Ap. 9, 1) où sont renfermés les trésors profonds et cachés de la Sagesse divine (Sag. 7, 14). C’est encore avec cette divine clé que l’on ouvre les portes de la mort mystique et de ses ténèbres sacrées ; c’est par elle que l’on descend dans les lacs profonds (Is.14, 15) et dans la fosse aux lions (Dn. 6, 7). C’est elle qui pousse encore ces âmes dans ces cachots obscurs pour les en retirer saines et sauves ; c’est elle qui nous introduit dans cet heureux séjour où l’intelligence et la lumière font leur demeure, où l’Époux prend au frais le repos de midi (Cant. 1, 6), où l’on sait bientôt, dès qu’on le voit, par quelle adresse on obtient un baiser de sa bouche (Cant. 1, 1), comment on monte avec confiance les degrés de la couche nuptiale et que c’est là que s’apprennent les secrets de l’amour (Cant. 1, 4). O divins secrets qu’il n’est pas permis de révéler et que nulle mortelle bouche ne peut exprimer (Tb. 12, 7) !

 Aimons donc, chères âmes. Tous les biens, pour nous enrichir, n’attendent que l’amour. Il donne la sainteté, il donne tout ce qui l’accompagne. Elle est dans sa droite, elle est dans sa gauche pour la faire couler de toutes parts dans tous les cœurs ouverts à toutes ses divines effusions. O divine semence de l’éternité ! On ne peut jamais faire assez votre éloge, mais pourquoi tant parler de vous ? Il vaut mieux vous posséder dans le silence que de vous louer par de faibles paroles. Que dis-je ? Il faut vous louer, mais il ne faut vous louer que parce qu’on est possédé de vous ; car, du moment que vous possédez un cœur, lire, écrire, parler, agir ou faire le contraire, c’est une même chose pour le cœur. On n’affecte rien, on n’évite rien, on est solitaire, on est apôtre, on est sain, on est malade, on est simple ou éloquent, on est enfin tout comme vous le dictez au cœur. Et le cœur, votre fidèle écho, le répète aux autres facultés. Dans ce composé matériel et spirituel que vous voulez bien regarder comme votre royaume, c’est le cœur qui règne en maître sous vos auspices ; comme il n’a point d’autres instincts que ceux que vous lui inspirez, tout objet lui plaît sous les rapports que vous lui offrez. Ceux que la nature ou le démon voudrait lui substituer ne font que le dégoûter et lui causer de l’horreur. Si vous permettez qu’il s’y laisse surprendre quelquefois, ce n’est que pour le rendre plus sage et plus humble.
 

Chapitre VI
 

SUITE DE LA MÊME MATIÈRE

DE L’ÉTAT DE PURE FOI OU DE L’ABANDON À L’ACTION DIVINE
 

 Mais avançons toujours dans la connaissance de l’action divine. Ce qu’elle ôte à la bonne volonté selon l’aperçu, elle le lui donne pour ainsi dire incognito. Elle ne la laisse jamais manquer. C’est comme quelqu’un qui soutiendrait un ami par des largesses dont il laisserait connaître qu’il est l’auteur ; mais, ensuite, pour l’intérêt de ce même ami, faisant semblant de ne plus vouloir l’obliger, ne laisserait pas toujours de l’assister également sans se faire connaître. L’ami qui ne soupçonnerait pas cette ruse et ce mystère d’amour se sentirait piqué. Que de réflexions ! Que de raisonnements sur la conduite de son bienfaiteur ! Mais que le mystère commence ensuite à se dévoiler : Dieu sait les divers sentiments qui s’élèveraient en même temps dans son âme, de joie, d’attendrissement, de reconnaissance, d’amour, de confusion, d’admiration ! N’en aurait-il pas plus de zèle et d’ardeur pour son ami ? Et cette épreuve ne l’affermirait-elle pas dans son attachement pour lui en le rendant plus aguerri par la suite contre de semblables surprises ? L’application est aisée : plus on semble perdre avec Dieu, plus on gagne ; plus il retranche du naturel, plus il donne du surnaturel. On l’aimait un peu pour ses dons ; ses dons n’étant plus aperçus, on en vient enfin à ne l’aimer que pour lui-même. C’est par l’apparente soustraction de ses dons mêmes qu’il prépare à ce grand don le plus précieux et le plus étendu de ses dons puisqu’il les renferme tous. Les âmes qui se sont une fois soumises totalement à son action doivent donc toujours interpréter favorablement, fût-ce la perte des plus excellents directeurs, fût-ce la méfiance générale qu’elles se sentiraient pour tous ceux qui s’offrent plus qu’on ne désire : car, en général, ces sortes de guides qui courent d’eux-mêmes après les âmes méritent un peu qu’on se défie d’eux. Ceux qui sont vraiment animés de l’esprit de Dieu ne marquent pas pour l’ordinaire tant d’empressement et de suffisance ; ils s’appellent moins eux-mêmes qu’on ne les appelle ; encore même marchent-ils toujours avec une certaine méfiance.

 Mais pour revenir à ces âmes, on peut dire que leur cœur est l’interprète de l’ordre de Dieu ; il faut sonder ce que dit le cœur, il est l’interprète de la volonté de Dieu selon les occurrences. Car l’action divine déguisée lui révèle ses desseins non par idées, mais par instincts. Elle les lui découvre ou par rencontres, le faisant agir à l’aventure, ou par nécessité, ne lui permettant pas de prendre d’autres partis que celui qui se présente, ou par l’application possible des moyens nécessaires, comme par exemple quand il faut dire ou faire certaines choses par un premier mouvement, ou dans un transport surnaturel ou extraordinaire ; ou bien enfin par une application active d’inclination ou d’éloignement ; d’où, selon qu’on se trouve affecté, on s’approche ou on s’éloigne des objets. Si l’on s’en tient aux apparences c’est là sans doute un grand vide de vertu de se laisser ainsi aller à l’incertain ; si l’on juge selon les règles ordinaires, rien de réglé, d’uniforme et de concerté dans la conduite. C’est néanmoins dans le fond le plus haut point de la vertu d’en être là ; et ce n’est qu’après s’être longtemps exercé qu’on y parvient ordinairement. La vertu de cet état, c’est la vertu toute pure, c’est la perfection même.

 On est comme un musicien qui joindrait à un long exercice une parfaite connaissance de la musique ; il serait si plein de son art que, sans y penser, tout ce qu’il ferait dans l’étendue de son art en aurait la perfection ; et si on examinait ensuite ses compositions on y trouverait une conformité parfaite avec ce que prescrivent les règles et qu’il n’auraient jamais mieux réussi que quand, libre des règles qui captivent le génie lorsqu’on les suit trop scrupuleusement, il aurait agi sans contrainte et ses impromptus, comme autant de chefs-d’œuvre, feraient l’administration des connaisseurs.

 Ainsi l’âme longtemps exercée dans la science et la pratique du salut, sous l’empire du raisonnement et de méthodes dont elle s’aidait pour seconder la grâce, se forme insensiblement une habitude qui passe comme en nature d’agir en tout par la foi et la raison. Il semble alors qu’elle n’a rien de mieux à faire que ce qui se présente d’abord, sans cette suite de réflexions dont elle avait besoin autrefois ; il ne lui reste plus que d’agir comme à l’aventure, ne pouvant que se livrer au génie de la grâce qui ne peut égarer. Ce qu’elle opère dans cet état de simplicité n’offre rien que de merveilleux pour les yeux éclairés et les esprits intelligents. Sans règles, rien de mieux réglé ; sans mesure, rien de mieux concerté ; sans réflexion, rien de plus approfondi ; sans industrie, rien de mieux ménagé ; sans efforts, rien de plus efficace ; et sans prévoyance, rien qui s’ajuste mieux aux événements qui surviennent.

 Néanmoins l’âme se trouve comme perdue dans cet état, elle n’a plus d’appui et d’aperçu, ni celui des réflexions qui guidaient et amenaient ses opérations, ni celui de la grâce qui ne se fait plus sentir ; mais c’est dans cette perte qu’elle retrouve tout, car cette même grâce, substituée pour ainsi dire à elle-même sous une nouvelle forme et au propre esprit, rend à l’âme le centuple de ce qu’elle lui ôte par la pureté des impressions cachées.

 C’est là sans doute un grand coup de mort à l’âme de perdre ainsi de vue la volonté divine qui se retire de devant ses yeux pour se tenir, pour ainsi dire, derrière elle et la pousser devant soi, n’étant plus son objet, mais son principe. On sait par expérience que rien n’embrase les désirs de cette volonté comme cette perte que le cœur en fait. Quels profonds gémissements ne pousse-t-il pas ! Il n’y a là aucune consolation sensible.

 Ravir Dieu à un cœur qui ne veut que Dieu, quel secret d’amour ! C’en est un grand, car c’est par cette voie, et ce n’est que par elle, que la pure foi et la pure espérance s’établissent dans une âme. On croit alors ce qu’on ne voit pas, et on attend ce qu’on ne possède pas sensiblement. Oh ! combien nous perfectionne cette conduite inconnue d’une action dont on est sujet et instrument, sans qu’il y en ait aucune apparence, tant il ne paraît en tout ce que l’on fait que pur hasard et inclination naturelle ! Tout ici humilie l’âme ; quand on parlerait par inspiration, on ne penserait ne parler que par nature. On ne voit jamais par quel esprit on est poussé ; le souffle le plus divin effraie, et tout ce que l’on fait ou l’on sent, on le méprise incessamment, comme si tout ce qui se passe était défaut et imperfection. On admire toujours les autres et on se sent de cent pieds au-dessous ; il n’y a rien dans leurs procédés qui ne confonde. On se défie de toutes ses lumières, on ne peut s’assurer sur aucune de ses pensées, on a une soumission excessive pour les moindres que l’on croit véritables, et l’action divine ne semble éloigner du vertueux que pour enfoncer l’âme dans une profonde humilité, et cette humilité ne paraît pas vertu à l’âme ; c’est pure justice, à ce qu’elle pense.

 Ce qu’il y a en cela d’admirable, c’est que l’âme paraît à ceux de qui Dieu la sépare intérieurement dans des sentiments tout contraires et c’est ce qui lui paraît aussi à elle-même, car de ce côté ce n’est que pure apparence d’opiniâtreté, de désobéissance, de trouble, de mépris, d’indignation sans remède ; et plus l’âme veut réformer ses désordres, plus ils croissent, parce que ce sont de véritables instincts de grâce qui détournent l’âme des écueils où elle ferait naufrage et que l’amour qui parle à son cœur l’en éloigne pratiquement malgré tous les états de son esprit qui, par une vertu de pure étude, se croit obligé de s’en approcher.

 Quel procédé de l’action divine : sanctifier réellement l’âme et sous des apparences telles qu’il n’y ait rien qui ne l’humilie ; cela est vraiment admirable et divin, c’est là une sainteté toute extraordinaire qui ne peut qu’accroître l’humilité. Voilà des faveurs, des caresses, des dons de grâce bien sûrs ; aussi les fruits de la pure foi ne se corrompent point, l’écorce est trop aride et trop dure.

 Vivez donc, petite racine de mon cœur, dans l’inconnu et le caché de Dieu ; poussez par sa vertu secrète des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits au-dehors, que vous ne pouvez voir et dont les autres seront nourris et réjouis. Donnez à toutes les âmes qui viennent se reposer sous votre ombre et y chercher des rafraîchissements, des fruits selon leur goût, sans consulter le vôtre.  Que toutes les greffes que la grâce entera sur vous reçoivent un sceau indéterminé qui ne se spécifie que par la configuration de ces mêmes greffes. Devenez toute en toutes et ne soyez vous-même qu’abandon et indifférence. Demeurez, petit ver (Sainte Thérèse, Château de l’âme, Cinquième Demeure, ch. 2), dans l’étroit et obscur cachot de votre  misérable coque, jusqu’à ce que la chaleur de la grâce vous forme et vous fasse éclore ; mangez ensuite toutes les feuilles qu’elle vous présente, et ne regardez pas dans cette activité d’abandon la quiétude que vous avez perdue. Arrêtez-vous ensuite quand cette divine nature vous arrête ; perdez, à plusieurs reprises de cessation et d’activité, par des métamorphoses incompréhensibles, toutes vos anciennes formes, méthodes et manières, pour vous revêtir, en mourant et en ressuscitant de celles que cette divine nature vous désignera elle-même. Faites ensuite votre soie en cachette, faites ce que vous ne pouvez voir ni sentir. Sentez-vous une secrète agitation dans toute votre capacité, vous la condamnerez vous-même, toute votre capacité, vous la condamnerez vous-même, tandis que, portant une secrète envie à vos compagnons qui sont morts et fixés mais qui ne sont pas au terme où vous êtes, vous les admirez encore, quoique vous les ayez passés. Soyez agité par abandon pour filer une soie dont les princes de l’Église et de la terre et toutes sortes de dames se feront gloire de porter. Après cela que deviendrez-vous, petit ver, par où sortirez-vous ? O merveille de la grâce ! Le moyen qu’une âme trouve tant de formes ! Autrement qui sait où la grâce veut l’amener ? Qui pourrait deviner ce que la nature fait d’un ver à soie s’il ne l’avait vu ? Il faut lui présenter des feuilles, et c’est tout : la nature fait le reste.

 Ainsi, chères âmes, vous ne pouvez connaître ni d’où vous venez, ni où vous allez, de quelle idée de Dieu la divine Sagesse vous tire et à quel terme elle vous conduit ; il ne vous reste qu’un abandon passif pour se laisser faire sans réflexion, sans modèle, sans exemple, sans méthode, agissant quand c’est le moment d’agir, cessant quand c’est le moment de cesser, perdant quand c’est le moment de perdre, et de cette sorte insensiblement, agissant et cessant par attraits et par abandon, on lit, on laisse les livres, on parle aux personnes et on se tait. On écrit et on s’arrête sans savoir jamais ce qui suivra. Et après plusieurs transformations, l’âme consommée reçoit des ailes pour s’envoler dans les cieux, après avoir laissé sur la terre une semence féconde pour perpétuer son état dans les âmes.
 

Chapitre VII
 

QUE L’ORDRE DE DIEU FAIT TOUTE NOTRE SAINTETÉ ET DE PETITESSE APPARENTE DE CET ORDRE
POUR CERTAINES ÂMES QUE DIEU SANCTIFIE SANS ÉCLAT ET SANS EFFORT INDUSTRIEUX

 

 L’ordre de Dieu, le bon plaisir de Dieu, la volonté de Dieu, l’action de Dieu, la grâce, tout cela est une même chose. Le terme de cette divine chose en cette vie est la perfection. Ce terme se produit en nos âmes, s’y accroît s’y augmente et se consomme à leur insu et en secret. La théologie est pleine de conceptions et d’expressions qui expliquent les merveilles de ce terme en chaque âme selon toute son étendue. On peut savoir toute cette spéculation, en parler admirablement, écrire, instruire, diriger les âmes, mais si l’on n’a que cette spéculation dans l’esprit, on est, à l’égard des âmes qui reçoivent le terme de l’ordre de Dieu et de sa divine volonté, sans en savoir toute la théorie, sans en connaître toutes les parties et en pouvoir parler, on est, dis-je, comme un médecin malade à l’égard des personnes simples qui sont en parfaite santé. L’ordre de Dieu, sa divine volonté reçue avec simplicité par une âme fidèle, opère en elle ce terme divin sans qu’elle le connaisse, comme une médecine prise avec soumission opère la santé dans un malade qui ne sait et n’a que faire de savoir la médecine. Comme c’est le feu qui échauffe et non la philosophie et la connaissance de cet élément et de ses effets, c’est aussi l’ordre de Dieu, c’est sa volonté qui opère la sainteté dans nos âmes et non la curieuse spéculation de ce principe et de ce terme.

 Lorsqu’on a soif, pour se désaltérer il faut laisser les livres qui expliquent les choses, et boire. La curiosité de savoir n’est capable que d’altérer davantage. Ainsi, lorsqu’on est altéré de la sainteté, la curiosité de savoir n’est capable que de l’éloigner ; il faut laisser la spéculation et boire en simplicité tout ce que l’ordre de Dieu présente d’action et de souffrance. Ce qui nous arrive à chaque moment par l’ordre de Dieu est ce qu’il y a de plus saint, de meilleur, et de plus divin pour nous.

 Toute notre science consiste à connaître cet ordre au moment présent. Toute lecture qui se fait autrement que par l’ordre de Dieu est nuisible ; c’est la volonté de Dieu et son ordre qui est grâce et opère au fond de nos cœurs lorsqu’on lit, aussi bien que pendant toutes les autres choses que l’on fait, et non pas les idées, espèces ou lectures qui, destituées à notre égard de la vertu vivifiante de l’ordre de Dieu, ne sont qu’une lettre morte qui vide le cœur par la plénitude qu’elle cause à l’esprit. Cette divine volonté moyen de quelques souffrances ou de quelques actions très distinguées par ses attraits au milieu de ce qu’il y a de plus distrayant, opère au fond de son cœur ce terme mystérieux de l’être surnaturel sans remplir son esprit d’aucune idée naturelle. Au lieu que l’homme superbe qui n’étudie les livres spirituels que par curiosité, la volonté de Dieu n’étant pas unie à sa lecture, ne reçoit que la lettre morte dans son esprit et se dessèche et s’endurcit toujours davantage.

 L’ordre de Dieu ou sa divine volonté est la vie de l’âme sous quelque apparence que l’âme se l’applique ou la reçoive.

 Quelque rapport que cette divine volonté ait à l’esprit, elle nourrit l’âme et la fait croître toujours par ce qu’il y a de meilleur. Ce n’est ni ceci ni cela qui produit ces heureux effets, c’est ce qui est de l’ordre de Dieu au moment présent. Ce qui était le meilleur au moment passé ne l’est plus, parce qu’il est destitué de la volonté divine qui s’écoule sous d’autres apparences pour faire le devoir du moment présent ; et c’est ce devoir, quelque apparence qu’il ait, qui est présentement ce qu’il y a de plus sanctifiant pour l’âme.

 Si la divine volonté fait un devoir présent de lire, la lecture opère au fond du cœur le terme mystérieux ; si la divine volonté fait quitter la lecture pour un devoir de contemplation actuelle, ce devoir opère au fond du cœur le nouvel homme et la lecture alors serait préjudiciable et inutile. Si la divine volonté retire de la contemplation actuelle pour entendre les confessions etc. et cela pendant des temps considérables, le devoir forme Jésus Christ au fond du cœur et toute la douceur de la contemplation ne servirait qu’à la détruire.

 C’est l’ordre de Dieu qui est la plénitude de tous nos moments ; il s’écoule sous mille apparences différentes qui deviennent successivement notre devoir présent, forment, font croître et consomment en nous l’homme nouveau jusqu’à la plénitude que la divine Sagesse a ordonné qui serait en nous.

 Ce mystérieux accroissement de l’âge de Jésus Christ en nos cœurs est le terme produit par l’ordre de Dieu, c’est le fruit de sa grâce et de sa volonté divine. Ce fruit, comme nous l’avons dit, se produit, s’accroît et se nourrit par la succession de nos devoirs présents que la même volonté de Dieu remplit, de sorte qu’en les suivant c’est toujours le meilleur dans cette volonté sainte. Il n’y a qu’à la laisser faire et s’abandonner à l’aveugle avec une confiance  elle est infiniment sage, infiniment puissante, infiniment bienfaisante pour les âmes qui espèrent totalement en elle et sans réserve, qui n’aiment et ne cherchent qu’elle seule et qui croient avec une foi et une confiance inébranlable que ce qu’elle fait à chaque moment est le mieux sans chercher ailleurs le plus et le moins et à comparer les rapports de tout le matériel de l’ordre de Dieu, ce qui n’est qu’une pure recherche de l’amour-propre.

 La volonté de Dieu est l’essentiel, le réel et la vertu de toutes choses ; c’est elle qui les ajuste et les rend propres à l’âme ; sans elle tout est vide, néant et mensonge vanité, lettre, écorce, mort. La volonté de Dieu est le salut, la santé, la vie du corps et de l’âme, quelque expérience que porte à l’un et à l’autre l’objet sur lequel elle s’applique. Que l’esprit en ait les idées qu’il lui plaira, que le corps y sente ce qu’il pourra, ne fût-ce pour l’esprit que distractions et troubles, ne fût-ce pour le corps que la maladie à mort, cette divine volonté est cependant toujours, pour le moment présent, la vie du corps et de l’âme, car enfin l’un et l’autre, dans quelque état qu’ils soient, ne sont jamais soutenus que par elle. Le pain sans elle est un poison, par elle, un remède salutaire ; les livres sans elle ne font qu’aveugler et l’embarras par elle est une lumière. Elle est le tout, le bon, le véritable en toutes choses. En tout elle se donne comme Dieu, et Dieu est l’être universel. Il ne faut pas regarder les rapports que les choses ont à l’esprit et au corps pour juger de leur vertu ; car en ce point tout est indifférent. C’est la volonté de Dieu qui donne aux choses, quelles qu’elles soient, l’efficacité pour former Jésus Christ dans le fond de nos cœurs : il ne faut point donner de bornes à cette volonté.

 L’action divine ne veut trouver dans la créature aucun obstacle ; tout lui est également propre ou inutile. Tout est rien sans elle, avec elle le rien est tout. Que la contemplation, la méditation, les prières vocales, le silence intérieur, les actes des puissances sensibles, ou distincts, ou moins aperçus, la retraite ou l’action soient ce que l’on voudra en eux-mêmes, le meilleur de tout cela pour l’âme est tout ce que Dieu veut au moment présent : et l’âme doit regarder tout cela avec une parfaite indifférence comme n’étant rien du tout. Aussi ne les voyant qu’en lui, doit-elle prendre et laisser toutes choses à son gré pour ne vivre et ne se nourrir et n’espérer qu’en cet ordre et non dans les choses qui n’ont de force et de vertu que par lui. Elle doit dire à chaque moment et à l’égard de tout, comme saint Paul : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » (Act. 9,6) et non ceci et cela, mais tout ce que vous voudrez. L’esprit aime cela, le corps ceci, mais Seigneur, je ne veux que votre sainte volonté. L’oraison, l’action, la prière vocale ou mentale, en acte ou en silence, en foi ou en lumière, en distinction d’espèces ou en grâce générale, tout, Seigneur, n’est rien, car votre volonté est le réel et l’unique vertu de tout cela. C’est elle seule qui est le point de ma dévotion et non les choses, quelques sublimes ou élevées qu’elles soient, car c’est la perfection du cœur et non de l’esprit qui est le terme de la grâce.

 La présence de Dieu qui sanctifie nos âmes est cette habitation de la sainte Trinité qui s’écoule au fond de nos cœurs, lorsqu’ils se soumettent à la divine volonté ; car la présence de Dieu qui se fait par l’acte de la contemplation n’opère en nous cette union intime que comme les autres choses qui sont de l’ordre de Dieu. Elle tient toujours le premier rang entre elles parce qu’elle est le moyen excellent de s’unir à Dieu, lorsque la divine volonté ordonne qu’on en fasse usage.

 C’est par l’union à la volonté de Dieu qu’on jouit de lui, qu’on le possède, et c’est une illusion de chercher cette divine jouissance par un autre moyen. La volonté de Dieu est le moyen universel ; le moyen n’est ni de cette manière ni de cette autre, mais il a la vertu de sanctifier toutes les manières et toutes les façons particulières. Cette divine volonté s’unir à nos âmes en mille façons différentes et celle qu’elle nous approprie est toujours le meilleur pour nous. Toutes doivent être estimées et aimées, car toutes dans ce qui les accompagne sont l’ordre de Dieu qui s’accommode à chaque âme pour opérer l’union divine, choisissant pour cela la matière de cet ordre. Et les âmes doivent s’en tenir à ce choix sans en faire un elles-mêmes, préférant cette pratique de cette volonté adorable jusqu’à l’aimer et l’estimer de même dans ce qu’elle marque aux autres. Par exemple, si ce même ordre me prescrit des prières vocales, des sentiments affectifs, des lumières sur les mystères, j’aimerai et estimerai le silence et la nudité que la vie de la foi opère dans les autres ; mais pour moi je ferai usage de ce devoir présent, et par lui je m’unirai à Dieu. Je ne réduirai point comme les quiétistes toute la religion au néant d’action et d’actes distincts, méprisant tout autre moyen, car ce qui fait la perfection est l’ordre de Dieu qui rend bon à l’âme tout moyen auquel il l’applique. Non, je ne donnerai ni bornes, ni figures, ni limites à la volonté de Dieu ; mais je la recevrai sous toutes les formes par lesquelles elle voudra se communiquer, et estimerai toutes celles où il lui plaira de s’unir aux autres. Ainsi toutes les âmes simples n’ont qu’une seule voie générale qui se différencie et se particularise en tout pour faire la variété de la robe mystique. Toutes les âmes simples s’approuvent et s’estiment réciproquement les unes les autres. Elles se disent toutes : « Allons, chacune par notre sentier, au même terme, unies dans le même point et par le même moyen de l’ordre de Dieu qui est en nous toutes si varié ». C’est dans ce sens qu’il faut lire la vie des saints et les livres spirituels, sans jamais prendre le change et quitter sa voie ; c’est pour cela qu’il est tout à fait nécessaire de ne lire et n’avoir d’entretiens spirituels que par l’ordre de Dieu ; car si cet ordre en fait un devoir présent, l’âme bien loin de prendre le change, sera affermie dans sa voie par cela même qui en est différent dans sa lecture. Mais si l’ordre de Dieu ne fait pas un devoir présent de cette lecture et de ce commerce spirituel, on en sortira toujours avec trouble, et on se trouvera dans une confusion d’idées et une variation continuelle parce que, sans l’ordre de Dieu, il ne peut y avoir de l’ordre nulle part. Jusqu’à quand occuperons-nous donc le libre, la capacité de notre âme des peines et inquiétudes particulières de nos moments présents ? Quand est-ce que Dieu nous sera tout en toutes choses ? Laissons le ceci, le cela se faire sentir selon qu’il est, et vivons au-delà très purement de Dieu même.

 C’est pour cela que Dieu répand tant de destructions, de néants, de morts, d’obscurités, de confusions, de bassesse dans tout ce qui arrive à certaines âmes. Il n’y a rien en ce qu’elles souffrent, ni en ce qu’elles font qui ne soit très petit et très méprisable à leurs yeux et à ceux des autres. Il n’y a rien d’éclatant dans tous leurs moments, tout y est commun. Ce n’est au-dedans que trouble, au-dehors que contradiction et desseins renversés ; un corps infirme et sujet à mille besoins qui ne sent rien que le contre-pied de tant de pauvreté et d’austérité qui ont fait admirer les saints. On ne voit ni aumônes excessives, ni zèle ardent et étendu, et l’âme est ainsi nourrie, quant aux sens et à l’esprit, d’une nourriture tout à fait dégoûtante, car rien de cela ne lui plaît, elle aspire à tout autre chose, mais toutes les avenues de cette sainteté si désirée sont fermées. Il faut vivre de ce pain d’angoisse, de ce pain de cendre avec une contrainte intérieure et extérieure continuelle, il faut sentir une idée de sainteté qui sans cesse fait la guerre d’une façon impitoyable et irrémédiable. La volonté en est affamée, mais il n’y a pas moyen d’en venir à l’effet. Pourquoi tout cela, sinon afin que l’âme soit mortifiée dans ce qu’il y a de plus spirituel et de plus intime, et que, ne trouvant ni goût ni satisfaction en rien de ce qu’il lui arrive, elle mette tout son goût en Dieu qui la mène exprès par cette voie, afin qu’il  n’y ait que lui seul qui puisse lui plaire. Laissons donc l’écorce de notre vie pénible, puisqu’elle ne sert qu’à nous humilier à nos yeux et aux yeux des autres ; ou plutôt cachons-nous sous cette écorce et jouissons de Dieu qui seul est tout notre bien. Servons-nous de cette infirmité, de ces besoins de ces soins de ces nécessités de nourriture d’habits, de meubles, de mauvais succès, de ce mépris des autres, de ces craintes, incertitudes, de ces troubles pour trouver tout notre bien en la jouissance de Dieu qui, par ces choses, se donne à nous entièrement comme notre unique bien.

 Dieu veut être en nous pauvrement, sans les accompagnements de sainteté qui rendent les âmes admirables. C’est que Dieu seul veut être seul l’objet de notre cœur et désire que lui seul nous plaise ; et nous sommes si faibles que si l’éclat de l’austérité, du zèle, de l’aumône, de la pauvreté y était, nous ferions de cela une partie de notre joie. Mais dans notre voie il n’y a rien qui ne nous soit désagréable et par ce moyen Dieu est toute notre sanctification et notre appui ; et le monde ne peut que nous mépriser et nous laisser en paix jouir de notre trésor.

 Dieu veut être le principe de tout ce qu’il y a en nous de saint, et pour cela tout ce qui dépend de nous et de notre fidélité active est très petit et tout l’opposé, ce semble, de la sainteté. Il ne peut y avoir en nous rien de grand que par voie passive ; ainsi n’y pensons plus. Laissons à Dieu le soin de notre sainteté, il en sait les moyens : ils dépendent tous d’une protection et d’une opération singulière de sa Providence ; ils s’exécutent ordinairement à notre insu et par cela que nous redoutons le plus et à quoi nous nous attendons le moins. Marchons en paix dans les petits devoirs de notre fidélité active, sans aspirer aux grands ; car Dieu ne veut pas se donner par nos soins. Nous serons les saints de Dieu, de sa grâce et de sa providence spéciale ; il sait le rang qu’il veut nous donner, laissons-le faire ; et sans nous former désormais de fausses idées et de vains systèmes de sainteté, contentons-nous de l’aimer sans cesse en marchant avec simplicité dans la route qu’il nous a tracée et où tout est si petit à nos yeux et aux yeux du monde.

Chapitre VIII

QU’IL FAUT SE SACRIFIER À DIEU POUR L’AMOUR DU DEVOIR :
DE LA FIDÉLITÉ À LE REMPLIR ET DE LA PART QUI EST CONFIÉ À L’ÂME
DANS L’OUVRAGE DE SA SANCTIFICATION. DIEU FAIT TOUT LE RESTE LUI SEUL

 

 « Sacrificate sacrificium justitiae et sperate in Domino ». Sacrifiez, disait le Prophète, un sacrifice de justice et espérez au Seigneur.

 C’est-à-dire que le grand et solide fondement de la vie spirituelle est de se donner à Dieu pour être le sujet de son bon plaisir pour tout, à l’intérieur et à l’extérieur, et de s’oublier si bien ensuite qu’on se regarde comme une chose vendue et livrée, à laquelle on n’a plus aucun droit, de sorte que tout est pour le bon plaisir de Dieu, de façon qu’il fasse toute notre joie et que son bonheur et sa gloire, son être fassent notre unique bien.

 Ce fondement posé, l’âme n’a qu’à passer toute sa vie à se réjouir de ce que Dieu est Dieu, laissant son propre être tellement à son bon plaisir que le contentement soit égal de faire ceci ou cela ou le contraire, selon que ce bon plaisir en disposera, ne faisant aucune réflexion sur l’usage que ce bon plaisir en fait.

 Le bon plaisir de Dieu use de notre être en deux manières : ou il l’oblige à faire de certaines choses, ou il opère simplement au bon plaisir manifesté ou inspiré ; la seconde, une simple et passive soumission aux impressions du bon plaisir de Dieu ; l’abandon renferme tout cela, n’étant autre qu’une parfaite soumission à l’ordre de Dieu selon la nature du moment présent. Il importe peu à l’âme de savoir en quelle manière elle est obligée de s’abandonner et quelles sont les qualités du moment présent, mais il lui importe absolument d’être abandonnée sans réserve.

 L’abandon dans le cœur renferme toutes les manières possibles, car l’être propre étant livré au bon plaisir de Dieu, ce transport fait par le pur amour est pour toute l’étendue des opérations de ce bon plaisir. Ainsi l’âme à chaque moment exerce un abandon à l’infini ; toutes les qualités possibles et les manières sont renfermées dans sa vertu. Ce n’est donc point du tout l’affaire de l’âme de déterminer l’objet de la soumission qu’elle doit à Dieu, mais sa seule occupation est simplement d’être soumise pour toutes et prête à tout. C’est là l’essentiel de l’abandon, c’est ce que Dieu exige de l’âme et le don libre du cœur qu’il demande, c’est l’abnégation, l’obéissance, c’est l’amour : le reste est l’affaire de Dieu. Et soit que l’âme agisse avec soin pour remplir le devoir auquel son état et le devoir l’obligent, soit qu’elle suive avec douceur un attrait inspiré, ou qu’elle se soumette en paix aux impressions de la grâce pour le corps et pour l’âme, en tout cela elle exerce au fond du cœur un même acte universel, général, d’abandon qui n’est point du tout limité par le terme et l’effet spécial qui en paraît au moment, mais qui, au fond, a tout le mérite et l’efficacité que la bonne volonté sincère a toujours quand l’effet ne dépend point d’elle ; ce qu’elle a voulu faire est réputé pour fait devant Dieu. Si le bon plaisir de Dieu donne des bornes à l’exercice des facultés particulières, il n’en donne point à celui de la volonté. Le bon plaisir de Dieu, l’être et l’essence de Dieu font l’objet de la volonté et, par l’exercice de l’amour, Dieu s’unit à elle sans bornes, sans manière, sans mesure. Si cet amour ne se termine dans les facultés qu’à ceci ou cela, c’est que la volonté de Dieu s’y termine elle-même, c’est qu’elle se raccourcit pour ainsi dire et s’abrège dans la qualité du moment présent, et passe ainsi dans les facultés et, de là, dans le cœur parce qu’il est pur, sans limites et sans réserve, et se communique à lui à cause de sa capacité infinie opérée par la pureté de l’amour qui, l’ayant vidé de toutes choses, l’a rendu capable de Dieu.

 Ô saint dégagement ! c’est toi qui fais la place de Dieu ! O pureté ! Ô préparation à tout ! ô soumission sans réserve ! c’est toi qui attires Dieu dans le fond des cœurs ! Que les facultés soient après tout ce qu’il leur plaira, vous êtes, Seigneur, tout mon bien ; faites tout ce que vous voudrez de ce petit être, qu’il agisse, qu’il soit inspiré, qu’il soit le sujet de vos impressions, tout est un en tout, et votre tout est à vous, de vous et pour vous. Je n’ai plus rien à y voir ni à y faire, pas un seul moment de ma vie n’est de mon ordonnance, tout est à vous, je ne dois rien ajouter ni diminuer, ni chercher, ni réfléchir. C’est à vous à tout régler : la sainteté, la perfection, le salut, la direction, la mortification, c’est votre affaire ; la mienne est d’être content de vous et de ne m’approprier aucune action ni passion, mais laisser tout à votre bon plaisir.

 La doctrine du pur amour ne se donne que par l’action de Dieu et non par l’effort de l’esprit. Dieu instruit le cœur non par des idées, mais par les peines et les traverses. Cette science est une connaissance pratique par laquelle on goûte Dieu comme l’unique bien. Pour avoir cette science il faut être dégagé de tous les biens particuliers ; et pour arriver à ce but, il faut en être privé. Ainsi ce n’est que par une traverse continuelle et une longue suite de mortifications de toutes sortes, d’inclinations et affections particulières que l’on est établi dans le pur amour. Il en faut venir au point que tout le créé ne soit plus rien et que Dieu soit tout ; et pour cela il faut que Dieu s’oppose à toutes les affections particulières de l’âme, de sorte que, dès qu’elle se porte à quelque forme spéciale, à quelque idée de piété, à quelque moyen de perfection ou de dévotion, par tels desseins, telles voies ou chemins pour y arriver, soit encore à des attaches de personnes pour nous y introduire, ou enfin à quoi que ce soit, Dieu déconcerte nos vues et permet qu’au lieu de ces projets, nous ne trouvions en tout que confusion, troubles, que vide, que folie. À peine l’âme a-t-elle dit : « C’est par là qu’il faut aller, c’est à cette personne qu’il faut parler, c’est de telle manière qu’il faut agir » ; aussitôt Dieu dit tout le contraire et retire sa vertu des moyens déterminés par l’âme. Ainsi ne trouvant en tout que pure créature et conséquemment que vrai néant, l’âme est contrainte de recourir à Dieu même et de se contenter de lui.

 L’âme pour qui le bien et le bonheur de Dieu devient le sien ne se répand plus par amour, mais par confiance dans les choses créées, ne les admet que par devoir, par ordre de Dieu, et par application spéciale de sa volonté. Elle vit au-dessus de cette abondance et de cette disette dans la plénitude de Dieu qui est son bien permanent. Dieu trouve cette âme toute vide de propres inclinations, de propres mouvements, de propre choix ; c’est un sujet mort et exposé dans une indifférence universelle. Le tout de l’être divin venant ainsi à paraître au fond du cœur, répand sur la surface des êtres créés une surface de néant qui absorbe toutes leurs distinctions et toutes leurs variétés. Ainsi le créé au fond du cœur est sans vertu et sans efficace, et le cœur sans tendances et inclinations vers le créé parce que la majesté de Dieu en remplit toute la capacité. Le cœur vivant ainsi de Dieu est mort à tout le reste et tout est mort pour lui. C’est à Dieu, qui donne la vie à toutes choses, à vivifier l’âme à l’égard du créé et le créé à l’égard de l’âme. C’est l’ordre de Dieu qui est cette vie ; le cœur, par cet ordre, est porté vers la créature et, par cet ordre, la créature est portée vers l’âme et y est admise. Sans cette vertu divine du bon plaisir de Dieu, le créé n’est point admis par l’âme et l’âme ne s’y porte point. Cette réduction de tout le créé premièrement dans le néant, et ensuite dans le point de l’ordre de Dieu, fait qu’à chaque moment Dieu est à l’âme Dieu même et toutes choses. Car chaque moment est un contentement de Dieu seul au fond du cœur et un abandon sans réserve à tout le créé possible, ou plutôt au créé et au créable dans l’ordre de Dieu ; chaque moment renferme donc tout.

 La pratique d’une théologie si admirable consiste dans une chose si simple, si aisée, si présente, qu’il n’y a qu’à le vouloir pour l’avoir. Ce dégagement, cet amour si pur, si universel, consiste en activité, en passivité, en ce que l’âme doit faire avec la grâce et ce que la grâce doit opérer en elle sans exiger autre chose qu’abandon et consentement passif, c’est-à-dire tout ce que Dieu veut faire lui-même et tout ce que la théologies mystique explique par une infinité de subtiles conceptions qu’il est souvent meilleur à l’âme de ne point savoir, puisque la pratique n’exige que pur oubli et abandon.

 Il suffit donc à l’âme de savoir ce qu’elle doit faire ; cela est la chose du monde la plus aisée : c’est d’aimer Dieu comme le grand et l’unique tout, être content de ce qu’il est et s’acquitter de son devoir d’obligation avec soin et prudence. Une âme simple, par ce seul exercice, par ce chemin si droit, si éclairé et si gardé, marche à pas couverts et en assurance et tout l’admirable expliqué par la théologie mystique, qui consiste en croix et faveurs intérieures, est opéré à l’insu de l’âme par la volonté de Dieu qui, pendant qu’elle ne pense qu’à aimer et à obéir : « facit mirabilia magna solus » (Ps. 135, 4 ; 71, 18 ; 76, 15 ; 85, 10 ; 138, 14 : Lui seul a fait des merveilles.), fait tout cela et le fait par des moyens qui sont tels que plus l’âme s’abandonne, s’abstrait et se répare de tout ce qui se passe en elle, plus cet ouvrage se perfectionne. Tandis que ses réflexions, ses recherches, ses industries ne pourraient que s’opposer à la manière d’agir de Dieu dans laquelle est tout son bien, car il la sanctifie, la purifie, la dirige, l’éclaire, l’élève, l’étend, la rend utile aux autres, la rend apostolique par des façons et des moyens où la réflexion ne fait voir sensiblement que le contraire.

 Dans le moment présent tout est de nature à tirer l’âme de son sentier d’amour et d’obéissance simple. Il faut un abandon et un courage héroïque pour se tenir stable dans la simple fidélité active et chanter sa partie avec assurance, tandis que la grâce chante la sienne sur des airs et des tons qui ne font rien moins que de donner à entendre à l’âme qu’elle est trompée et perdue. Elle n’entend à ses oreilles que cela, et si elle a le courage de laisser gronder le tonnerre avec ses éclairs, les tempêtes et foudres, et de marcher de pied ferme dans le sentier de l’amour et de l’obéissance au devoir et à l’attrait présent, on peut dire qu’elle est semblable à l’âme de Jésus et qu’elle porte l’état de sa Passion pendant laquelle ce divin Sauveur marchait d’un pas égal dans l’amour de son Père et la soumission à sa volonté, en lui laissant faire les choses en apparence les plus contraires à la dignité d’une âme aussi sainte que la sienne.

 Les Cœurs de Jésus et de Marie, bravant le bruit de cette nuit si obscure, laissent l’orage se fondre ; un déluge de choses, selon leur apparence toutes opposées aux desseins de Dieu et à ses ordres, abîment les facultés de Jésus et de Marie, et, par la pointe du cœur, ils marchent sans s’ébranler dans le sentier de l’amour et de l’obéissance ; ils fixent uniquement les yeux sur ce qu’ils ont à faire et, laissant faire à Dieu ce qui les regarde, ils sentent toute la pesanteur de cette action divine ; ils gémissent sous le poids, mais ils ne chancellent et ne s’arrêtent pas un seul instant. Ils croient que tout ira bien pourvu que le cœur laisse faire Dieu et se tienne dans sa voie.

 Quand l’âme va bien, tout va bien, car ce qui est de Dieu, c’est-à-dire sa partie et son action, est pour ainsi dire le centre et le contrecoup de la fidélité de l’âme ; elle pousse l’âme et l’âme se repousse vers elle. C’est le beau côté de l’ouvrage qui se fait à peu près comme les superbes tapisseries qui se travaillent point par point et à l’envers. L’ouvrier qui s’y emploie ne voit que son point et son aiguille, et tous ces points remplis successivement font des figures magnifiques qui ne paraissent que lorsque, toutes les parties étant achevées, on expose le beau côté au jour. Mais pendant le temps du travail tout ce beau et merveilleux est dans l’obscurité.

 Il en est de même de l’âme abandonnée, elle ne voit que Dieu et son devoir ; l’accomplissement de ce devoir n’est à chaque moment que comme un point imperceptible ajouté à l’ouvrage ; et cependant c’est avec ces points que Dieu opère ces merveilles dont on a quelquefois des pressentiments dans le temps, mais qui ne seront bien connues que dans le grand jour de l’éternité. Que la conduite de Dieu est pleine de bonté et de sagesse ! Il a tellement réservé à sa seule grâce et à sa seule action tout ce qu’il y a sublime et relevé, de grand, d’admirable dans la perfection et la sainteté ; il a tellement laissé à nos âmes aidées du secours de la grâce ce qui est petit, clair, facile, qu’il n’y a personne au monde à qui il ne soit aisé d’arriver à la perfection la plus éminente. Tout ce qui est de l’état, du devoir, des qualités du corps, est à la portée du chrétien. Excepté le péché, voilà tout ce que Dieu lui demande pour occuper sa fidélité active. Il n’attend de nous que de nous voir accomplir sa volonté signifiée par le devoir selon nos forces corporelles et spirituelles, et demeurer exacts à nos autres obligations, selon notre pouvoir. Y a-t-il donc rien de plus facile et de plus raisonnable ! Quelle excuse à alléguer ! C’est là cependant tout l’ouvrage que Dieu exige de l’âme dans l’ouvrage de sa sanctification. Il l’exige des grands et des petits, des forts et des infirmes, en un mot de tous, en tout temps et en tout lieu. Il est donc vrai qu’il ne demande de notre part que l’aisé et le facile, puisqu’il suffit de posséder ce fonds si simple pour arriver à une éminente sainteté.

 Mais qu’est-ce donc que ce devoir qui, de notre part, fait toute l’essence de notre perfection ? Il y en a de deux sortes : un devoir général que Dieu impose à tous les hommes et des devoirs particuliers qu’il prescrit à chacun par lesquels il engage chaque homme dans les différentes conditions, et par conséquent l’engage à y remplir les devoirs prescrits par les commandements d’un Dieu qui nous oblige à son amour, qui nous porte aux conseils en tant qu’ils peuvent devenir l’objet des attraits de sa grâce ; ce qu’il demande de chacun, ce n’est que suivant la capacité reçue, ce qui prouve son équité.

 O vous tous qui tendez à la perfection et qui êtes tentés de vous décourager à la vue de ce que vous lisez dans la vie des saints, et de ce que les livres de piété prescrivent ; ô vous qui vous accablez vous-mêmes par les idées terribles que vous vous formez de la perfection, c’est pour votre consolation que Dieu veut que j’écrive ceci : apprenez ce que vous paraissez ignorer ; ce Dieu de bonté a rendu aisées toutes les choses nécessaires et communes dans l’ordre naturel comme l’air, l’eau et la terre. Rien de plus nécessaire que la respiration, le sommeil, la nourriture, mais aussi rien de plus facile. En vertu du commandement que Dieu en a fait, l’amour et la fidélité ne sont pas moins nécessaires dans l’ordre surnaturel ; il faut donc que les difficultés ne soient pas si grandes qu’on se les représente ; or ces choses, même de si peu de conséquence, Dieu veut bien s’en contenter dans la part que l’âme doit avoir dans l’ouvrage de sa perfection ; il s’en explique lui-même trop clairement pour en douter : « Deum time et mandata ejus observa : hoc est enim omnis homo » Eccl. 12, 13. (« Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est le devoir de tout homme »), c’est-à-dire, voilà tout ce que l’homme doit faire de son côté, voilà en quoi consiste sa fidélité active : qu’il remplisse sa partie, Dieu fera le reste ; la grâce se la réservant à elle seule, les merveilles qu’elle opérera passent toute l’intelligence de l’homme ; car ni l’oreille n’a entendu, ni l’œil n’a point vu, ni le cœur n’a senti ce que Dieu conçoit dans son idée, résout dans sa volonté et exécute par sa puissance dans les âmes (1 Cor. 2, 9) qui portent ce simple fond, cette toile si unie, cette couche si aisée à appliquer, ces traits si beaux et si achevés et finis ces figures si admirables que les mains de la divine Sagesse savent seules faire en travaillant sur le fond de cette simple toile d’amour et d’obéissance que l’âme tient tendue sans penser, sans chercher, sans réfléchir pour connaître ce que Dieu ajoute, car elle se fie à lui, elle s’abandonne, et tout occupée à son devoir, elle ne pense ni à elle, ni à ce qui lui est nécessaire, ni aux moyens de se le procurer.

 Plus elle s’applique à son petit ouvrage tout simple et tout caché, tout secret et tout méprisable qu’il est à l’extérieur, plus Dieu le diversifie, l’embellit, l’enrichit par la broderie et les couleurs qu’il y mêle : « Mirificavit Dominus sanctum suum » (Ps. 4, 4) (Le Seigneur a rendu admirable celui qui lui est fidèle).

 Il est vrai qu’une toile simplement abandonnée à l’aveugle au pinceau ne sent à chaque moment que la simple application du pinceau. Chaque coup de ciseau ne peut faire sentir à une pierre aveugle qu’une pointe cruelle qui la détruit ; car la pierre, par ces coups réitérés, ne sent rien moins que la figure que l’ouvrier opère en elle. Elle ne sent qu’un ciseau qui la diminue, qui la râcle, qui la coupe, qui la défigure ; et une pauvre pierre, par exemple, que l’on veut faire devenir un crucifix, une statue, et qui ne le sait pas, si on lui demande : « Qu’est-ce donc qui se passe en toi ? », elle pourrait répondre : « Ne me le demandez pas, car quant à moi je n’ai autre chose à savoir et à faire qu’à me tenir ferme sous la main de mon maître, et à aimer ce maître, et à souffrir son action pour l’ouvrage auquel je suis destinée ; c’est à lui à connaître le moyen de l’exécuter ; j’ignore ce qu’il fait et ce que je deviens par son opération, je sais seulement que ce qu’il fait est le meilleur et le plus parfait, et je reçois chaque coup de ciseau comme ce qu’il y a de plus excellent pour moi, quoiqu’à dire le vrai, chaque coup ne porte dans mon sentiment que l’idée d’une ruine, d’une destruction, d’un défigurement, mais je laisse tout cela et, contente du moment présent, je ne pense qu’à ce qui est du devoir, et je reçois l’opération de ce maître habile sans la connaître et sans m’en occuper. »

 Oui, chères âmes, âmes simples, laissez à Dieu ce qui lui appartient et filez en paix et doucement votre quenouille. Tenez pour vous que ce qui se passe intérieurement est le meilleur ainsi qu’extérieurement. Laissez faire Dieu et soyez lui abandonnées. Laissez la pointe du ciseau et de l’aiguille agir. Ne sentez en toutes ces variétés si grandes qu’une simple apposition de couleurs qui paraît propre à barbouiller votre toile ; ne correspondez à toutes ces opérations divines que par la manière si uniforme et si simple d’une entière remise, de l’oubli et de l’application à votre devoir. Marchez dans votre ligne et sans savoir la carte du pays, les tenants et aboutissants, les noms, les qualités, les lieux, marchez à l’aveugle sur cette ligne et tout cela vous sera appliqué passivement. Cherchez le seul règne de Dieu et sa justice par l’amour et par l’obéissance, et tout vous sera donné. On voit un grand nombre d’âmes qui s’inquiètent et qui demandent : « Qui nous donnera la sainteté et la perfection, la mortification, la direction ? » Laissez-les dire, laissez-les chercher dans les livres les termes, les qualités de ce merveilleux ouvrage, sa nature et ses parties. Quant à vous, demeurez en paix dans l’unité de Dieu par votre amour et marchez à l’aveugle dans le sentier ferme et droit de vos obligations.

 Les anges sont à côté de cette nuit et leurs mains servent de barrière. Si Dieu veut de vous davantage, son inspiration vous le fera connaître. L’ordre de Dieu donne à toutes choses un ordre surnaturel et divin ; tout ce qu’il touche, tout ce qu’il renferme et tous les objets sur lesquels il se répand, deviennent sainteté et perfection, car sa vertu n’a point de bornes. Pour diviniser ainsi toues choses et ne point s’écarter à gauche, il faut considérer si l’inspiration reçue de Dieu, telle que l’âme se le persuade, ne l’éloigne point des devoirs de son état ; en ce cas l’ordre de Dieu doit être préféré ; il n’y a rien à craindre, à exclure, à distinguer. C’est pour l’âme le moment précieux et le plus salutaire pour elle, pouvant s’assurer qu’elle accomplit le bon plaisir de son Dieu.

 Chaque saint est saint par l’accomplissement de ces mêmes devoirs auquel cet ordre l’applique ; ce n’est point par les choses en elles-mêmes, leur nature, qualités propres, qu’il faut mesurer la sainteté de l’âme et l’opère en elle, l’éclairant, la purifiant et mortifiant. Toute la vertu de ce qui s’appelle saint est donc dans cet ordre de Dieu ; ainsi il ne faut rien rechercher, rien rejeter, mais prendre tout de sa part et rien sans lui. Les livres, les avis des sages, les prières vocales, les affections intérieures, si l’ordre de Dieu les ordonne, tout cela instruit, dirige, unir. En vain le quiétisme ne veut point adopter tous ces moyens et tout le sensible, car il y a des âmes que Dieu veut faire aller par cette voie et leur état et leurs attraits le marquent assez sensiblement. En vain l’on se figure des façons d’abandon où toute la propre activité est rejetée et une entière quiétude recherchée, car si l’ordre de Dieu est qu’on se procure certaines choses par soi-même, l’abandon consiste à le faire ; en vain on détermine : le plus parfait est la soumission à l’ordre de Dieu. Cet ordre pour les uns se borne aux devoirs de leur état et à ce qui vient de providence sans aucune activité, voilà le plus parfait de ceux-là ; pour les autres, outre ce qui vient de providence sans activité, cet ordre marque encore plusieurs autres devoirs singuliers, plusieurs actions qui s’étendent au-delà de l’état. L’attrait et l’inspiration sont alors la marque de l’ordre de la volonté de Dieu et le plus parfait de ces âmes est d’ajouter toutes ces choses inspirées, mais avec les précautions que l’inspiration exige pour ne point manquer aux devoirs de l’état et aux choses de pure providence. Et d’aller se figurer que ces âmes sont plus ou moins parfaites, précisément à cause des différentes choses où elles sont appliquées, c’est placer la perfection, non dans la soumission à l’ordre de Dieu, mais dans les choses. Dieu se forme les saints comme il lui plaît ; c’est son ordre qui les fait tous, et tous sont soumis à cet ordre ; cette soumission est le véritable abandon, c’est le plus parfait.

 Les devoirs de l’état et ce qui vient de providence est commun à tous les saints ; c’est ce que Dieu marque à tous généralement. Ils vivent cachés dans l’obscurité, car le monde est si malheureux qu’ils évitent les écueils, mais ils ne comptent pas pour cela être des saints ; plus ils sont soumis à cet ordre de Dieu, plus aussi ils se sanctifient. Mais il ne faut pas croire que ceux en qui Dieu fait éclater les vertus par des actions singulières et extraordinaires, par des attraits et inspirations non suspects dans l’ordre de Dieu qui devient un devoir, en aillent pour cela moins par la voie d’abandon. Ils ne seraient pas abandonnés à Dieu et à sa volonté, et elle ne serait pas maîtresse de touts leurs moments, et tous leurs moments ne seraient pas la volonté de Dieu, s’ils se contentaient des devoirs de leur état et des choses de pure providence ; il faut qu’ils s’étendent et se mesurent selon l’étendue des desseins de Dieu dans cette voie qui leur est intimée par l’attrait, et que l’inspiration leur soit un devoir et qu’ils y soient fidèles. Et comme il y a des âmes dont tout le devoir est marqué par une loi extérieure et qui s’y doivent tenir renfermées parce que l’ordre de Dieu les y resserre, il faut que les autres, outre le devoir extérieur, soient encore fidèles à cette loi intérieure que le Saint Esprit leur grave dans le cœur.

 Mais qui sont les plus Saints ? C’est pure et vaine curiosité de le chercher. Chacun doit suivre la route qui lui est tracée. La sainteté consiste à se soumettre à l’ordre de Dieu et à ce qui s’y trouve de plus parfait ; le reste de ces connaissances ne nous avance en rien, puisque ce n’est point dans la quantité ou qualité des choses ordonnées qu’il faut rechercher la sainteté. Si l’amour propre est le principe qui les fait agir, ou s’il n’est pas rectifié lorsque l’on s’aperçoit de ses recherches, on sera toujours pauvre dans l’abondance que l’ordre de Dieu ne remplit pas. Cependant pour décider en quelque chose la question, je pense que la sainteté répond à l’amour qu’on a pour le bon plaisir de Dieu, et que plus cet ordre et volonté sont aimés, de quelque nature que soit le matériel qu’ils ordonnent, plus aussi il y a de sainteté. Et cela se voit en Jésus, Marie, Joseph, car dans leur vie particulière il y a eu plus de grandeur et de forme que de matière, et on n’écrit pas que ces personnes si saintes aient cherché la sainteté des choses, mais seulement la sainteté dans les choses. Il faut donc conclure qu’il n’y a point de voies particulières et singulières qui soient les plus parfaites, mais que le plus parfait en général est la soumission à l’ordre de Dieu, chacun selon son état et sa condition.

 Le premier devoir est dans le nécessaire auquel il faut même se contraindre ; le second est le devoir de l’abandon et pure passivité ; le troisième demande beaucoup de simplicité, de douce et suave cordialité, mobilité d’âme au souffle de la grâce qui fait tout faire, car on ne fait que se laisser aller et obéir simplement, librement à ses impressions ; et pour n’y être point trompé, Dieu ne manque jamais de donner aux âmes de sages conducteurs qui marquent la liberté ou la réserve que l’on doit avoir pour faire usage de ces inspirations. Et c’est le troisième devoir qui proprement excède toute loi, toute forme et toute manières déterminée ; c’est ce qui fait le singulier et l’extraordinaire dessein, c’est ce qui règle leurs prières vocales, leurs paroles intérieures, le sentiment de leurs facultés et l’éclatant de leur vie : ces austérités, ce zèle, cette prodigalité de tout eux-mêmes pour le prochain, ce zèle, cette prodigalité de tout eux-mêmes pour le prochain. Et comme cela appartient à la loi intérieure du Saint Esprit, personne ne doit s’y porter et se le prescrire, ni le désirer, ni gémir de ne pas avoir ces grâces qui nous font entreprendre ces sortes de vertus non communes, car elles ne doivent avoir lieu dans les circonstances que par l’ordre de Dieu ; sans cela, comme nous l’avons dit, il y aurait à craindre l’illusion où notre esprit aurait part. Il faut remarquer qu’il y a des âmes que Dieu veut tenir cachées, obscures et petites à leurs yeux et à ceux des autres, que bien loin de leur ordonner de telles choses apparentes, son ordre ne porte pour elles que le contraire. Et si elles sont bien instruites, elles seraient trompées d’aller par cette voie : la leur est la fidélité dans leur marche, et elles trouvent la paix dans leur bassesse. Il n’y a donc de différence dans leurs voies que ce qu’elles en mettraient dans l’amour et soumission à la volonté de Dieu ; car si elles surpassaient les âmes qui semblent travailler plus qu’elles par les travaux extérieurs, qui ne doute que leur sainteté ne fût plus éminente ? Cela montre que chaque âme doit se contenter des devoirs de son état et des ordres de pure providence ; il est clair que Dieu l’exige de toutes les âmes. Pour ce qui est de l’attrait et de l’impression vive reçue dans l’âme, il ne faut pas s’y déterminer de soi-même, ni en augmenter le sentiment intérieur. L’effort naturel est directement opposé et contraire à l’infusion ; cela doit venir dans la paix. La voix de l’Époux doit réveiller l’épouse qui ne doit aller qu’autant que le souffle de l’Esprit Saint l’anime. Si elle sort par elle-même, elle ne fera rien du tout. Quand donc elle ne sent point d’attrait et de grâce pour tant de merveilles qui rendent les saints admirables, il faut qu’elle se fasse justice à elle-même et qu’elle dise : « Dieu a voulu cela des saints et ne le veut pas de moi ».

 Je crois que si les bonnes âmes étaient instruites de cette conduite qu’elles doivent tenir, elles s’épargneraient bien de la peine. J’en dis de même des personnes du monde et des âmes de providence. Si les premières savaient ce qu’elles ont dans les mains à chaque instant à pratiquer, je veux dire leurs devoirs journaliers et les actions de leur état ; si les secondes connaissaient que les choses dont elles ne font point de cas et qu’elles regardent même comme inutiles et étrangères à la sainteté dont elles se forment des idées qui les étonnent et qui, toutes bonnes qu’elles sont, ne laissent pas de leur nuire parce qu’elles les bornent à ce qu’elles s’en figurent d’éclatant et de merveilleux ; si toutes savaient que la sainteté consiste dans toutes les croix de providence de chaque moment que leur état leur fournit, et que ce n’est pas cet état extraordinaire qui est ce qui conduit au plus élevé de la perfection, que la pierre philosophale est la soumission à l’ordre de Dieu qui change en or divin toutes leurs occupations etc.… qu’elles seraient heureuses ! Qu’elles verraient que pour être saint il n’y aurait pas plus à faire qu’elles ne font et à souffrir qu’elles ne souffrent ; que ce qu’elles laissent perdre et ne comptent pour rien suffirait pour acheter une sainteté éminente.

 Que je désirerais être missionnaire de votre sainte volonté et apprendre à tout le monde qu’il n’y a rien de si aisé, de si commun, ni de si présent dans les mains de tout le monde que la sainteté ! Que de même que le bon larron et le mauvais n’avaient pas des choses différentes à faire et à souffrir n’avaient pas des choses différentes à faire et à souffrir pour être saints, ainsi deux âmes, dont l’une est mondaine et l’autre tout intérieure et spirituelle n’ont rien de plus à faire et à souffrir l’une que l’autre ; et que celle qui se damne se damne en faisant par fantaisie ce que l’autre qui se sauve fait par soumission à votre volonté ; et que celle qui se damne, se damne en souffrant avec regret et avec murmure ce que l’autre souffre avec résignation ; ce n’est donc que le cœur qui est différent.

 O chères âmes qui lisez ceci, il ne vous en coûtera pas davantage ; faites ce que vous faites, souffrez ce que vous souffrez, il n’y a que votre cœur seul à changer. Ce qu’on entend par le cœur c’est la volonté ; ce changement consiste donc à vouloir tout ce qui vous arrive par l’ordre de Dieu. Oui, la sainteté du cœur est un simple (fiat), une simple disposition de volonté conforme à celle de Dieu. Qu’y a-t-il de plus aisé ? car qui ne peut aimer une  volonté si aimable et si bonne ? Et par ce seul amour tout devient divin.
 

Chapitre IX
 

DE L’EXCELLENCE DE LA VOLONTÉ DE DIEU ET DU MOMENT PRÉSENT
 

 Il n’y a rien de plus raisonnable, de plus parfait, de plus divin que la volonté de Dieu. Sa valeur infinie peut-elle croître par quelques différences des temps, des lieux, des choses ? Si on vous donne le secret de la trouver à tous moments, vous avez donc ce qu’il y a de plus précieux et de plus digne de nos désirs. Que souhaitez-vous, âmes saintes ? Donnez-vous une libre carrière, portez vos vœux au-delà de toutes mesures et de toutes bornes ; étendez, dilatez votre cœur à l’infini ; j’ai de quoi le remplir, il n’est point de moment où je ne vous fasse trouver tout ce que vous pouvez désirer.

 Le moment présent est toujours plein de trésors infinis, il contient plus que vous n’avez de capacité. La foi est la mesure, vous y trouverez autant que vous croyez ; l’amour est aussi la mesure, plus votre cœur aime, plus il désire, et plus il croit trouver, plus il trouve. La volonté de Dieu se présente à chaque instant comme une mer immense, que votre cœur ne peut épuiser : il n’en reçoit qu’autant qu’il s’étend par la foi, par la confiance et par l’amour ; tout le reste du créé ne peut remplir votre cœur qui a plus de capacité que ce qui n’est pas Dieu. Les montagnes qui effraient les yeux ne sont que des atomes dans le cœur. C’est dans cette volonté cachée et voilée dans tout ce qui vous arrive au moment présent qu’il faut puiser, et vous la trouverez toujours infiniment plus étendue que vos désirs. Ne faites la cour à personne, n’adorez point l’ombre et le fantôme, ils ne peuvent ni vous donner ni vous ôter. La seule volonté de Dieu fera votre plénitude qui ne vous laissera aucun vide ; adorez-la, allez droit à elle, pénétrant et abandonnant toutes les apparences. La mort des sens, leur nudité, leurs soustractions ou destructions sont le règne de la foi ; les sens adorent les créatures, la foi adore la volonté divine. Ôtez les idoles aux sens, ils pleurent comme des enfants désespérés, mais la foi triomphe, car on ne peut lui enlever la volonté de Dieu. Quand le moment effraie, affame, dépouille, accable tous les sens, alors il nourrit, il enrichit, il vivifie la foi qui se rit des pertes comme un gouverneur dans une place imprenable se rit de remparts inutiles.

 Quand la volonté de Dieu s’est révélée à une âme et lui a fait sentir qu’elle se donne à elle aussi de son côté, elle éprouve en toutes rencontres un secours puissant ; pour lors elle goûte par expérience le bonheur de cette venue de Dieu dont elle ne jouit que parce qu’elle a compris dans la pratique l’abandon où elle doit être à tous les moments de cette volonté tout adorable.

 Pensez-vous qu’elle juge des choses comme ceux qui les mesurent par les sens et qui ignorent le trésor inestimable qu’elles renferment ? Celui qui sait que cette personne déguisée est le roi en use bien autrement à son arrivée que celui qui voyant une figure d’un homme du commun, traite cette personne selon l’apparence. De même l’âme qui voit la volonté de Dieu dans les plus petites choses, dans les plus désolantes et les plus mortelles, et qui en vit, reçoit tout avec une joie, une jubilation, un respect égal ; et, ce que les autres craignent et fuient, elle ouvre toutes ses portes pour le recevoir avec honneur. L’équipage est petit, les sens le méprisent, mais le cœur sous cette apparence vile respecte également la majesté royale et plus elle s’abaisse pour venir en ce petit train et en secret, plus le cœur est pénétré d’amour. Je ne puis rendre ce que le cœur sent quand il reçoit la divine volonté si rapetissée, si pauvre, si anéantie. Ah ! que cette pauvreté d’un Dieu, cet anéantissement jusqu’à loger dans une crèche, reposer sur un peu de paille, pleurant, tremblant, pénètre le beau cœur de Marie. Interrogez les habitants de Bethléem, voyez ce qu’ils pensent. Si cet enfant était dans un palais avec l’appareil des princes, ils lui feraient la cour ; mais demandez à Marie, à Joseph, aux Mages, aux pasteurs : ils vous diront qu’ils trouvent dans cette pauvreté extrême un je ne sais quoi qui leur rend Dieu plus grand plus aimable. Ce qui manque aux sens rehausse, accroît et enrichit la foi ; moins il y a pour ceux-là, plus il y a pour l’âme.

 Adorer Jésus sur le Thabor, aimer la volonté de Dieu dans les choses extraordinaires, cela n’est pas si fort une vie excellente de foi que d’aimer la volonté de Dieu dans les choses communes et d’adorer Jésus sur la croix, car la foi n’est excellemment vivante que lorsque l’apparent et le sensible la contredisent et font effort pour la détruire. Cette guerre des sens rend la foi plus glorieusement victorieuse.

 Trouver également Dieu dans les plus petites choses et les plus communes comme dans les grandes, c’est avoir une foi non commune, mais grande et extraordinaire. Se contenter du moment présent ; c’est goûter et adorer la volonté divine dans tout ce qui se rencontre à souffrir et à faire dans les choses qui composent par leur succession le moment présent. Ces âmes simples par la vivacité de leur foi adorent Dieu également dans tous les états les plus humiliants, rien ne se dérobe au perçant de leur foi. Plus les sens disent : « Ce n’est point là un Dieu », plus ces âmes embrassent et serrent le bouquet de myrrhe ; rien ne les étonne, ne les dégoûte. Marie verra fuir les apôtres, elle demeurera constamment au pied de la croix, et reconnaître son Fils quelque défiguré qu’il soit par les crachats et les plaies. Au contraire elles le rendent plus adorable, plus aimable aux yeux de cette tendre mère, et plus on vomira contre lui de blasphèmes, plus sa vénération sera grande. La vie de la foi n’est qu’une poursuite continuelle de Dieu au travers de ce qui le déguise, le défigure, le détruit pour ainsi dire et l’anéantit.

 Voici encore Marie : depuis l’étable jusqu’au Calvaire, elle trouve toujours un Dieu que tout le monde méconnaît, abandonne et persécute. De même les âmes de foi outrepassent une suite continuelle de morts, de voiles, d’ombres et d’apparences qui font effort pour rendre la volonté de Dieu méconnaissable, la poursuivent et l’aiment jusqu’à la mort de la croix. Elles savent qu’il faut toujours laisser les ombres pour courir après ce divin soleil qui, depuis son lever jusqu’à son coucher, quelles que soient les nuées sombres et épaisses qui le cachent, éclaire, réchauffe, embrase les cœurs fidèles qui le bénissent, le louent, le contemplent dans tous les points de ce cercle mystérieux. Courez donc, âmes fidèles, contentes et infatigables, après ce cher Époux qui marche à pas de géant et va d’un bout du ciel à l’autre (Ps. 18, 6). Rien ne peut se dérober à ses yeux, il marche au-dessus des plus petits brins d’herbe comme au-dessus des cèdres. Les grains de sable se trouvent sous ses pieds comme les montagnes. Partout où vous pouvez mettre le pied, il y a passé et il n’y a qu’à le poursuivre incessamment pour le trouver partout où vous serez.

 La parole de Dieu écrite est pleine de mystères, sa parole exécutée dans les événements du monde ne l’est pas moins. Ces deux livres sont vraiment scellés. La lettre de tous les deux tue. Dieu est le centre de la foi, c’est un abîme de ténèbres qui de ce fond se répandent sur toutes les productions qui en sortent. Toutes ses paroles, toutes ses œuvres ne sont pour ainsi dire que des rayons obscurs de ce soleil encore plus obscur. Nous ouvrons les yeux du corps pour voir le soleil et ses rayons, mais les yeux de notre âme, par lesquels nous voyons Dieu et ses ouvrages, sont yeux fermés. Les ténèbres tiennent ici la place de la lumière ; la connaissance est une ignorance et on voit en ne voyant pas. L’Écriture Sainte est une parole obscure d’un Dieu encore plus obscur ; les événements du siècle sont des paroles obscures de ce même Dieu si caché et si inconnu. Ce sont des gouttes de la nuit, mais d’une mer de nuit et de ténèbres. Toutes les gouttes, tous les ruisseaux tiennent de leur origine ; la chute des anges, celle d’Adam, l’impiété et l’idolâtrie des hommes, avant et après le déluge, du vivant des Patriarches qui savaient et racontaient à leurs enfants l’histoire de la création et de la conservation encore toute récente, voilà des paroles bien obscures de l’Écriture Sainte ! Une poignée d’hommes préservés de l’idolâtrie dans la perte générale de tout le monde jusqu’à la venue du Messie, l’impiété toujours régnante, toujours puissante, ce petit nombre de défenseurs de la vérité toujours persécutés et maltraités, les traitements faits à Jésus Christ, les plaies de l’Apocalypse ! Quoi donc ! ce sont là des paroles de Dieu, c’est ce qu’il a révélé, ce qu’il a dictée ? Et les effets de ces terribles mystères qui continuent jusqu’à la fin des siècles, sont encore la parole vivante que nous enseignent la Sagesse, la Puissance, la Bonté ; tous les attributs divins l’expriment par tout ce qui arrive au monde. Tout cela prêche. Hélas ! il faut le croire, cela ne se voit point.

 Que veut dire Dieu par les Turc, les Hollandais, les Protestants ? Tout cela prêche avec éclat, tout cela signifie les perfections infinies. Pharaon et tous les impies qui l’ont suivi et le suivent ne sont que pour cela ; mais assurément, si l’on ouvre les yeux, la lettre dit le contraire : il faut s’aveugler et cesser de raisonner pour y voir des mystères divins.

  Vous parlez, Seigneur, à tous les hommes en général, par les événements généraux. Toutes les révolutions ne sont que des flots de votre Providence qui excitent des orages et des tempêtes dans le raisonnement des gens curieux. Vous parlez en particulier à tous les hommes par ce qui leur arrive de moment en moment, mais au lieu d’entendre en tout cela la voix de Dieu, de respecter l’obscurité et le mystère cela la voix de Dieu, de respecter l’obscurité et le mystère de sa parole, on n’y regarde que la matière, le hasard, l’humeur des hommes ; on trouve à redire à tout, on veut ajouter, diminuer, réformer, et on se donne une liberté entière de commettre des excès dont le moindre serait un attentat s’il s’agissait d’une seule virgule des Sainte Écritures. « C’est la Parole de Dieu, dit-on, tout y est saint, véritable ». Si on n’y comprend rien, on n’en a que plus de vénération, on rend gloire et justice aux profondeurs de la sagesse de Dieu, cela est bien juste. Mais ce que Dieu vous dit, chères âmes, les paroles qu’il prononce de moment en moment, qui ont pour corps non de l’encre et du papier (1 Cor. 3, 3), mais ce que vous souffrez, ce que vous avez à faire d’un moment à l’autre, ne méritent-elles rien de votre part ? Pourquoi ne respectez-vous pas dans tout cela la vérité et la bonté de Dieu ? Il n’y a rien qui ne vous déplaise, vous censurez tout. Ne voyez-vous pas que vous mesurez par les sens et la raison ce qui ne peut se mesurer que par la foi ? Et que, lisant avec les yeux de la foi la Parole de Dieu dans les Écritures, vous avez grand tort de lire avec d’autres yeux dans ses opérations.
 

 Il faut de la foi pour tout ce qui est divin ; si nous vivions sans interruption de la vie de la foi, nous serions dans un commerce continuel avec Dieu, nous lui parlerions bouche à bouche. Ce que l’air est à nos pensées et à nos paroles pour les transmettre, tout ce qui nous arrive à faire et à souffrir le serait à celles de Dieu ; ce ne serait que le corps de sa Parole, en tout elle se produirait au-dehors ; tout nous serait saint, tout nous serait excellent. La gloire établit cet état dans le ciel, la foi l’établirait sur la terre, il n’y aurait de différence que dans la manière.

 Nous ne sommes proprement bien instruits que par les paroles que Dieu prononce exprès pour nous ; ce n’est pas par les livres, ni par la curieuse recherche des histoires que l’on devient savant dans la science de Dieu ; cela n’est qu’une science vaine et confuse qui enfle beaucoup. Ce qui nous instruit, c’est ce qui nous arrive d’un moment à l’autre, c’est ce qui forme en nous cette science expérimentale que Jésus Christ a voulu avoir avant que d’enseigner quant à l’extérieur, puisqu’étant Dieu, par la prescience il connaît tout. Mais pour nous elle nous est absolument nécessaire si nous voulons parler au cœur des personnes que Dieu nous adresse.

 On ne sait parfaitement que ce que l’expérience nous a appris par la souffrance et par l’action. C’est là l’onction du Saint Esprit qui parle au cœur des paroles de vie, et tout ce qu’on dit à d’autres doit sortir de cette source. Ce qu’on lit, ce que l’on voit ne devient science divine que par cette fécondité, cette vertu et cette lumière que lui donne l’acquis. Tout cela n’est qu’une pâte, le levain y est nécessaire, le sel doit l’assaisonner et lorsqu’il n’y a que des idées vagues sans ce sel, l’on est comme des visionnaires qui savent les chemins de toutes les villes et s’égarent en allant à leur maison. Il faut donc écouter Dieu de moment en moment pour être docte dans la théologie vertueuse qui est toute pratique et expérimentale. Laissez-là ce qui est dit aux autres, n’écoutez que ce qui vous est dit pour vous et à vous, il y en a assez pour exercer votre foi, car tout l’exerce, la purifie, l’accroît par son obscurité.

 La foi est l’interprète de Dieu dans les éclaircissements qu’elle donne ; on ne pense pas même que Dieu parle, on n’entend que le langage confus des créatures qui ne signifie que misère et que mort ; mais la foi enseigne premièrement que c’est le suc de la sagesse qui pénètre les épines (« buisson » de l’Horeb (Ex. 3, 2), elle développe ensuite ses chiffres, et on ne voit que grâces et perfections divines dans le galimatias et le jargon des créatures. La foi donne une face céleste à toute la terre ; c’est par elle que le cœur est transporté, ravi pour converser dans le ciel. Tous les moments sont des révélations que Dieu lui fait.

 Tout ce que nous voyons d’extraordinaire dans les saints, visions, paroles intérieures, ce n’est qu’un crayon de l’excellence de leur état continuel et caché dans l’exercice de la foi ; car cette foi ressent ces transports, puisque la vie, c’est de posséder tout cela dans tout ce qui arrive de moment en moment. Lorsque cela éclate visiblement, ce n’est pas que la foi ne l’eût déjà, mais c’est pour en faire voir l’excellence et attirer les âmes à la pratique, comme la gloire du Thabor et les miracles de Jésus Christ n’étaient pas des surcroîts de son excellence : c’étaient des éclairs qui sortaient de temps en temps de cette nuée obscure de l’Humanité pour la rendre aimable aux autres.

 Le merveilleux des saints, c’est leur vie de foi continuelle en toutes choses ; tout le reste sans elle ne serait que diminutions de sainteté ; leur sainteté dans la foi amoureuse qui les fait jouir de Dieu en toutes choses n’a pas besoin de cet extraordinaire ; s’il devient utile, c’est pour les autres qui peuvent avoir besoin de ce témoignage et de ces signes. Pour l’âme de foi, contente de son obscurité, elle ne s’y appuie point, elle les laisse saillir pour que le prochain en profite et ne prend pour elle que ce qu’elle trouve de plus commun : ordre de Dieu, bon plaisir de Dieu qui exerce sa foi en se cachant et non en se manifestant. La foi ne veut point de preuves et ceux qui ont besoin de preuves ont moins de foi ; ceux qui vivent de foi reçoivent les preuves non comme preuves, mais comme ordre de Dieu et en ce sens les choses extraordinaires ne contredisent point l’état de pure foi ; mais il se trouve en beaucoup de saints, que Dieu élève pour le salut des âmes, des raisons qui éclairent les plus faibles. C’est ainsi qu’étaient les prophètes et les apôtres et que tous les saints ont été et seront quand Dieu les choisit pour les mettre sur le chandelier ; or il y en aura toujours, comme il y en a toujours eu. Il y en a une infinité dans l’Église qui sont cachés et qui, n’étant que pour briller dans le ciel, ne répandent dans cette vie aucune lumière, mais vivent et meurent dans une profonde obscurité.

 Il n’y a que la source qui puisse désaltérer, les ruisseaux irritent la soif ; si vous voulez penser, écrire et vivre comme les prophètes, les apôtres, les saints, abandonnez-vous comme eux à l’opération devine.

 O amour inconnu ! Il semblerait que vos merveilles soient finies et qu’il n’y ait plus qu’à copier vos anciens ouvrages, à citer vos discours passés ! Et l’on ne voit pas que votre action inépuisable est une source infinie de nouvelles pensées, de nouvelles souffrances, de nouvelles actions, de nouveaux patriarches, de nouveaux prophètes, de nouveaux apôtres, de nouveaux saints qui n’ont pas besoin de copier la vie ni les écrits les uns des autres, mais de vivre dans un perpétuel abandon à vos secrètes opérations. Sans cesse nous entendons dire : « Les premiers siècles, le temps des saints ! » quelle façon de parler ! Tous les temps ne sont-ils pas la succession des effets de l’opération divine qui s’écoule sur tous les instants, les remplit, les sanctifie, les surnaturalise tous ? Y a-t-il jamais eu une ancienne manière de s’abandonner à cette opération qui ne soit pas de saison ? Les saints des premiers temps ont-ils eu d’autres secrets que celui de devenir de moment en moment ce que cette action divine en voulait faire et cette action cessera-t-elle de répandre jusqu’à la fin du monde sa grâce sur les âmes qui s’abandonneront à elle sans réserve ?
 

  Oui, cher amour ! adorable, éternel et éternellement fécond et toujours merveilleux ! action de mon Dieu, vous êtes mon livre, ma doctrine, ma science ; en vous sont mes pensées, mes paroles, mes actions, mes croix. Ce n’est pas en consultant vos autres ouvrages que je deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c’est en vous recevant en toutes choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux ; c’est en cela que je veux tous les imiter, tous les citer, tous les copier.

 Ce n’est que faute de savoir faire tout l’usage que l’on peut de l’action divine qu’on a recours à tant de moyens. Cette multiplicité ne peut donner ce qu’on trouve dans l’unité d’origine, dans laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir incomparablement. Jésus nous a envoyé un maître que nous n’écoutons pas assez ; il parle à tous les cœurs et il dit à chacun la parole de vie, la parole unique, mais on ne l’entend pas. On voudrait savoir ce qu’il a dit aux autres, et on n’écoute pas ce qu’il dit à nous-mêmes. Nous ne regardons pas assez les choses dans l’être surnaturel que l’action divine leur donne ; il faut toujours  le recevoir et agir selon son mérite, à cœur ouvert, d’un air plein de confiance et de générosité, car il ne peut faire de mal à ceux qui le reçoivent ainsi.

 L’immense action, qui dès le commencement des siècles jusqu’à la fin est toujours la même en soi, s’écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et identité à l’âme simple qui l’adore, l’aime, et en jouit uniquement.

 Vous seriez ravi, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu ; une action de cette force, une vie de cette manière vous seraient agréables. Tout perdre, mourir délaissé, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment. Et moi, Seigneur, je rends gloire et toute gloire à votre action ; je trouve en elle tout le bonheur du martyre, des austérités, des services rendus au prochain. Cette action me suffit et de quelque manière qu’elle me fasse vivre et mourir, je suis content ; elle me plaît par elle-même au-delà de toutes les qualités de ses instruments, de ses effets, puisqu’elle s’étend sur tout, qu puisqu’elle s’étend sur tout, qu’elle divinise tout, qu’elle change tout en soi. Tout m’est ciel, tous mes moments me sont l’action divine toute pure ; et en vivant et en mourant, je veux être content d’elle.

 Oui, chères âmes, je ne vous marquerai plus les heures et les manières ; vous serez toujours les bienvenues. Il me semble, action divine, que vous m’avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de démarche que dans votre sein infini. Tout ce qui coule aujourd’hui de vous coula hier. Votre fond est le lit du torrent de grâces qui se répand incessamment ; vous les soutenez, vous les agitez ; ce n’est donc plus dans les bornes étroites d’un livre, d’une vie de saint, ou d’une idée sublime que je dois vous chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur toutes les créatures. L’action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action divine dans les pensées des personnes spirituelles, je n’irai plus demander mon pain de porte en porte, je ne leur ferai plus la cour.

 Oui, Seigneur, je veux vivre d’un air à vous faire honneur, en enfant d’un vrai père infiniment sage, bon et puissant. Je veux vivre comme je crois, et puisque cette action divine s’applique par toutes choses, à tous moments, à ma perfection, je veux vivre de ce grand et immense revenu, revenu immanquable, toujours présent et de la façon la plus propre. Y a-t-il créature dont l’action puisse égaler celle de Dieu ? Et puisque cette main incréée manie elle-même tout ce qui m’arrive, irais-je chercher des secours dans les créatures qui sont impuissantes, ignorantes et sans affection ? Je mourais de soif, je courais de fontaine en fontaine, de ruisseau en ruisseau, et voilà une main qui a fait un déluge ; l’eau m’environne de toutes parts. Tout devient pain pour me nourrir, savon pour me blanchir, feu pour me purifier, ciseau pour me donner des figures célestes. Tout est instrument de grâce pour toutes mes nécessités ; ce que je chercherais dans tout autre chose, cela me cherche incessamment et se donne à moi par toutes les créatures.

 O amour, faut-il que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout le monde avec toutes vos faveurs, et qu’on vous cherche dans les coins et recoins où l’on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne pas respirer dans l’air, de chercher où mettre ses pieds en pleine compagne, de ne pas trouver d’eau dans le Déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas recevoir son onction en toutes choses !

 Vous cherchez des secrets d’être à Dieu, chères âmes ? Il n’y en a point, sinon de se servir de tout ce qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est péché et hors du devoir ; il n’y a qu’à recevoir tout et laisser faire. Tout vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est plus étendue, plus présente que les éléments ; il entre en vous par tous vos sens, supposé que l’on s’en use que par l’ordre de Dieu, car il faut les fermer et résister à ce qui n’est pas de sa volonté. Il n’y a point d’atome qui pénètre en vous et ne fasses pénétrer cette action divine jusqu’à la moelle de vos os ; tant est que ces liqueurs subtiles qui coulent dans vos veines ne coulent que par le mouvement qu’elle leur donne. Toute la différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce ; tous vos sentiments, vos pensées, de quelque parts que cela vienne, tout cela part de cette main invisible. Il n’y a ni cœur, ni esprit créé qui puisse vous apprendre ce que cette action fera en vous ; vous l’apprendrez par l’expérience successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n’y a qu’à toujours aimer et estimer pour le meilleur ce qui est présent par une parfaite confiance en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien.

 Oui, cher amour ! toutes les âmes porteraient des états surnaturels, sublimes, admirables, inconcevables, si toutes se contentaient de vos actions ! Oui, si l’on savait laisser faire cette divine main, on arriverait à la perfection la plus éminente ; toutes y arriveraient car elle est offerte à tous. Il n’y a qu’à ouvrir la bouche et elle entrera comme d’elle-même, puisqu’il n’y a point d’âme qui n’ait un caractère singulier d’une sainteté merveilleuse ; de façon que toutes vivraient, agiraient, parleraient miraculeusement ; elles n’auraient que faire de se copier les unes les autres, l’action divine les singulariserait toutes par les choses les plus communes.

 Par quels moyens, ô mon Dieu, pourrais-je faire goûter ce que j’avance à vos créatures ? Faut-il que j’aie un si grand trésor et que, pouvant enrichir tout le monde, je voie les âmes sécher comme les plantes des déserts ! Venez, âmes simples, qui n’avez aucune teinture de dévotion, qui n’avez aucun talent, pas même les premiers éléments d’instruction, ni méthode, et n’entendez rien aux termes spirituels, qui êtes étonnées et qui admirez l’éloquence des savants, venez, je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous vos pieds, sur votre tête, et autour de vous ; je vous unirai à Dieu et je vous ferai tenir par la main dès le premier moment que vous pratiquerez ce que je vous dirai. Venez, non pour savoir la carte du pays de la spiritualité, mais pour la posséder et vous y promener à l’aise sans crainte de vous égarer. Venez à nous, non pour savoir l’histoire de l’action divine, mais pour en être les objets, non pour apprendre ce qu’elle a fait dans tous les siècles et ce qu’elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous n’avez pas  besoin de savoir les paroles qu’elle a fait entendre aux autres pour les réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront propres.

 C’est là l’esprit universel qui s’écoule dans tous les cœurs pour leur donner une vie toute particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les apôtres, et tous sans étudier les écrits les uns des autres servent d’organes à cet Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes savaient s’unir à cette action, leur vie ne serait qu’une suite de divines écritures qui, jusqu’à la fin du monde, se continue, non avec l’encre et le papier, mais sur les cœurs22  (2 Cor. 3, 3) (« Vous êtes une lettre du Christ rédigée par nos soins, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos cœurs »). C’est de tout cela qu’est rempli le livre de vie qui ne sera pas, comme l’Écriture Sainte, l’histoire de l’action divine durant quelques siècles depuis la création divine durant quelques siècles depuis la création du monde jusqu’au jugement : toutes les actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites et l’Écriture sera alors une histoire complète de l’action divine.

 La suite du Nouveau Testament s’écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux apôtres, non pour écrire des livres canoniques, mais pour continuer l’histoire de l’action divine par leur vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette action s’exprime d’une manière vivante. Les livres que le Saint Esprit dicte présentement sont des livres vivants ; chaque âme sainte est un volume, et cet écrivain céleste fait une véritable révélation de l’opération intérieure, s’expliquant dans tous les cœurs et se développant dans tous les moments.

 L’action divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a formées de toutes choses. Tout a en Dieu ses propres idées, cette seule Sagesse les connaît ; quand vous connaîtriez toutes celles qui ne sont pas pour vous, cette connaissance ne pourrait vous diriger en rien. L’action divine voit dans le Verbe l’idée sur laquelle vous devez être formé, c’est l’exemplaire qui lui est proposé. Elle voit dans le Verbe tout ce qui est convenable pour toues les âmes saintes. L’Écriture Sainte en comprend une partie, et les ouvrages que l’Esprit Saint forme dans l’intérieur achève le reste sur les exemplaires que le Verbe lui propose. Ne voit-on pas que l’unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle, est d’être un sujet souple en ses mains ; que les efforts, les spéculations de l’esprit ne peuvent rien faire à cela ? que cet ouvrage ne se fait point par voie d’adresse, d’intelligence, de subtilité d’esprit, mais par voie passive d’abandon à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme un toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ; ne voit-on pas que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et opérera dans tous les siècles, n’est point ce qui fait que cette volonté nous rend conforme à l’image que le Verbe a conçue de nous ? que c’est ce cachet ou l’impression de ce cachet mystérieux ; et que cette impression ne se fait pas dans l’esprit par des idées, mais dans la volonté par abandon.

 La sagesse de l’âme simple consiste à se contenter de ce qui lui est propre, à se renfermer dans le terme de son sentier, à ne point outrepasser sa ligne. Elle n’est point curieuse de savoir les façons d’agir de Dieu. Elle se contente de l’ordre de sa volonté sur elle, ne faisant point d’efforts pour la deviner par comparaison, par conjectures, n’en voulant savoir que ce que chaque moment lui révèle, lorsque la Parole du Verbe se fait entendre au fond de son cœur ; ne s’informant point à l’Époux de ce qu’il a dit qu’aux autres, se contentant de ce qu’elle reçoit au fond de son âme, de façon que d’un moment à l’autre, quelque peu et de quelque nature que ce soit, tout la divinise à son insu. Voilà de quelle manière l’Époux parle à son épouse par les effets très réels de son action que l’épouse n’aperçoit point, ne voyant que le naturel de ce qu’elle souffre, de ce qu’elle fait. Ainsi la spiritualité de l’âme est sainte, toue substantielle et intimement répandue dans tout son être. Ce n’est point ce qui la détermine que ces idées et paroles tumultueuses qui, étant seules, ne servent qu’à enfler. On fait un grand usage de l’esprit pour la piété, cependant il est peu nécessaire, il est même contraire, il ne faut faire usage que de ce que Dieu donne à souffrir et à faire, et on laisse cette substance divine pour occuper l’esprit des merveilles historiques de l’ouvrage divin au lieu de les accroître par sa fidélité.

 Les merveilles de cet ouvrage qui satisfont la curiosité dans nos lectures ne servent qu’à nous dégoûter de ces petites choses en apparence par lesquelles elles en feraient en nous de grandes, si nous ne les méprisions pas. Insensés que nous sommes, nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui vantent son histoire, et lors même qu’elle veut la continuer en écrivant sur nos cœurs non avec l’encre, nous tenons le papier dans une inquiétude continuelle et nous l’empêchons d’agir par la curiosité de voir ce qu’il fait en nous et ce qu’il fait ailleurs.

 Pardon, divin amour, car je n’écris ici que mes défauts et je n’ai pas encore conçu ce que c’est que de vous laisser faire. Je ne me suis point encore laissé jeter en moule ; j’ai parcouru tous vous ateliers, j’ai admiré toutes vos figures, mais je n’ai point encore eu l’abandon nécessaire pour recevoir les traits de votre pinceau. Enfin je vous ai trouvé, mon cher Maître, mon Docteur, mon Père, mon cher Amour ! Je serai votre disciple, je ne veux plus aller qu’à votre école ; je reviens comme l’enfant prodigue affamé de votre pain, je laisse les idées et les livres spirituels, j’abandonne tout commerce, n’usant plus de tout cela que par action divine, non pour me satisfaire, mais pour vous obéir, comme en toutes choses qui se présenteront. Je veux me renfermer dans l’unique affaire du moment présent pour vous aimer, pour m’acquitter de mes obligations et vous laisser faire.

 Quand une âme a trouvé la motion divine, elle quitte toutes les œuvres, les pratiques, les méthodes, les moyens, les livres, les idées, les personnes spirituelles afin d’être solitaire sous la seule conduite de Dieu et de cette motion qui devient l’unique principe de sa perfection. Elle est en sa main comme tous les saints y ont toujours été, elle sait que cette action divine connaît seule la voie qui y est propre, et que si l’âme cherchait des moyens créés, elle ne pourrait que s’égarer sur ce terrain de l’inconnu que Dieu opère dans elle. C’est donc l’action inconnue qui dirige et conduit les âmes par des routes qu’elle seule connaît. Il en est de ces âmes comme des dispositions de l’air : on ne les connaît que par le moment présent, ce qui doit suivre a ses causes dans la  volonté de Dieu et cette volonté ne l’explique que par les effets. Ce qu’elle fait en ces âmes et leur fait faire, soit par instincts secrets non suspects, soit par le devoir de l’état où elles sont, est tout ce qu’elles connaissent de spiritualité, ce sont là leurs visions et révélations, c’est toute leur sagesse, leur conseil, et cela est tel que jamais rien ne leur manque. La foi les assure de la  bonté de ce qu’elles font ; si elles lisent, si elles parlent, si elles écrivent, si elles consultent, ce n’est que pour chercher des moyens distingués de l’action divine ; tout cela est de son ordre et elles le reçoivent comme tout le reste, prenant toute cette motion divine, et ne prenant pas les choses, usant de l’être et du non-être. Toujours appuyées par la foi sur cette infaillible, immuable et toujours efficace action en chaque moment, elles la voient, elles en jouissent en tout sous les plus petits objets comme sous les plus grands. Chaque moment la leur donne tout entière ; ainsi elles usent des choses, non par confiance en elles, mais par soumission aux choses divines et à cette opération intérieure qu’elles croient trouver aussi parfaitement sous les apparences contraires. Leur vie se passe donc, non en recherches, en désirs, en dégoûts, en soupirs, mais dans une continuelle assurance d’avoir toujours le plus parfait.

 Tous les états que le corps et l’âme portent, ce qui leur arrive au-dehors et au-dedans, ce que chaque moment leur révèle, c’est pour elles la plénitude de cette action, c’est leur félicité. Le plus ou le moins n’est que misère et disette, car ce que cette action fait est la vraie et la juste mesure. Ainsi, si elle ôte les pensées, les paroles, les livres, la nourriture, les personnes, la santé, la vie même, c’est la même chose que si elle donnait le contraire. L’âme l’aime et la croit aussi sanctifiante ; elle ne raisonne point sur sa conduite ; il suffit que les choses soient pour être approuvées par elles, il suffit qu’elles ne soient pas pour être crues inutiles.

 Le moment présent est toujours comme un ambassadeur qui déclare l’ordre de Dieu, le cœur prononce toujours le fiat. L’âme s’écoule ainsi par toutes ces choses dans son centre et son terme ; elle ne s’arrête jamais, elle va à tous vents, toutes les routes et les manières l’avancent également vers le large et l’infini ; tout lui est moyen, tout est instrument de sainteté sans aucune différence que de tenir toujours ce qui est présent pour l’unique nécessaire. Ce n’est plus oraison ou silence, retraite ou conversation, lire ou écrire, réflexions ou cessation de pensées, fuite ou recherche des livres spirituels, abondance ou disette, langueurs ou santé, vie ou mort, c’est tout ce que chaque moment produit de l’ordre de Dieu. C’est là le dépouillement, le renoncement, la renonciation du créé, non réel mais affectif, pour n’être rien par soi et pour soi, pour être en tout dans l’ordre de Dieu et pour lui plaire, faisant son unique contentement de porter le moment présent comme s’il n’y avait au monde autre chose à attendre.

 Si tout ce qui arrive à l’âme abandonnée est l’unique nécessaire, on voit bien que rien ne lui manque et qu’elle ne doit jamais se plaindre, que, si elle le fait, elle manque de foi et vit par la raison et les sens qui ne voient jamais cette suffisance de la grâce, et ne sont pas contents. Sanctifier le nom de Dieu, c’est, selon l’expression de l’Écriture, reconnaître sa sainteté, l’adorer, l’aimer en toutes choses qui procèdent de la bouche de Dieu comme des paroles. Ce que Dieu fait à chaque moment est une parole qui signifie une chose ; ainsi toutes celles où il intime sa volonté sont autant de noms et autant de paroles où il nous montre son désir. Cette volonté n’est qu’une en elle-même ; elle n’a qu’un nom inconnu et ineffable, mais elle est multipliée à l’infini dans ses effets qui sont tous autant de noms qu’elle prend. Sanctifier le nom de Dieu, c’est connaître, c’est aimer, c’est adorer ce nom ineffable qui est son essence ; c’est aussi connaître, adorer et aimer son adorable volonté à tous les moments, dans tous ses effets, regardant tout cela comme autant de voiles, d’ombres, de noms de cette volonté éternellement sainte. Elle est sainte dans toutes ses œuvres, sainte dans toutes ses paroles, sainte dans toutes les façons de paraître, sainte dans tous les noms qu’elle porte. C’est ainsi que Job bénissait le nom de Dieu. Cette désolation universelle qui lui signifiait sa volonté fut bénie par ce saint homme ; il la nommait non une ruine, mais un nom de Dieu, et en le bénissant il protestait que cette divine volonté, signifiée par les apparences les plus terribles, était sainte, quelques formes, quelques noms qu’elle prît (Jb. 1, 21).  Aussi bien que David le bénissait en tous temps et à chaque moment (Ps. 71, 17-19). C’est donc par cette continuelle découverte, par cette manifestation, cette révélation de la divine volonté de Dieu en toutes choses, que son règne est en nous, qu’il fait en terre ce qu’il fait au ciel, qu’il nous nourrit incessamment (Mt. 6, 9-11). Elle comprend et contient toute la substance de cette incomparable oraison dictée par Jésus Christ ; on la récite plusieurs fois le jour vocalement, selon l’ordre de Dieu et de la sainte Église, mais on la prononce à tous moments dans le fond du cœur, lorsqu’on aime à souffrir et à faire ce qui est ordonné par cette adorable volonté. Ce que la bouche ne peut prononcer que par plusieurs syllabes, paroles, et avec eu temps, le cœur le prononce réellement à chaque instant, et les âmes simples sont ainsi appliquées à bénir Dieu dans le fond de leur intérieur. Elles gémissent de leur impuissance de ne le pouvoir faire autrement, tant il est vrai que Dieu donne à ces âmes de foi des grâces et des faveurs par cela même qui en paraît la privation. C’est là le secret de la sagesse divine, d’appauvrir les sens en enrichissant le cœur ; le vide de l’un fait la plénitude de l’autre et cela si universellement que plus il y a de sainteté dans le fond, moins il en paraît au dehors.

 Ce qui arrive à chaque moment porte l’empreinte de la volonté de Dieu. Que ce nom est saint ! qu’il est donc juste de le bénir, de le traiter comme une chose qui sanctifie ce qu’elle désigne ! Peut-on donc voir ce qui porte ce nom sans l’estimer infiniment ? C’est une manne divine qui coule du ciel pour donner un accroissement continuel dans la grâce ; c’est un royaume de sainteté qui vient en l’âme ; c’est le Pain des anges qui se mange sur la terre comme au ciel ; il n’y a rien de petit dans nos moments, puisque tous renferment un royaume de sainteté, une nourriture angélique.

 Oui, Seigneur, que le royaume vienne dans mon cœur pour le sanctifier, le nourrir, le purifier, le rendre victorieux de mes ennemis. Précieux moments, que tu es petit à mes yeux, que tu es grand aux yeux de mon cœur ! Mais le moyen de recevoir de petites choses de la main d’un Père qui règne dans les cieux ! Tout ce qui vient de là est très excellent, tout ce qui en descend porte le caractère de son origine.

 Il est juste, Seigneur, que l’âme qui n’est pas satisfaite par la plénitude divine du moment présent qui descend du Père des lumières,  soit punie par l’impuissance de se trouver contente dans aucune chose. Si les livres, les exemples des saints, les discours spirituels ôtent la paix, cette réplétion de rassasiement du moment présent est une marque que ce n’est point pur abandon du moment présent à l’action divine et qu’on se remplit de ces choses par propriété. Leur plénitude alors ferme l’entrée à celle de Dieu ; il faut s’en vider comme d’un empêchement, mais quand l’action divine ordonne ces choses, l’âme les reçoit comme le reste, c’est-à-dire comme ordre de Dieu. Elle les laisse telles qu’elles sont et n’en prend rien que le simple usage pour être fidèle et dès que le moment des pensées est passé, elle les abandonne pour se contenter du moment présent.

 La lecture spirituelle par action divine donne souvent l’intelligence de sens que les auteurs n’ont jamais eue. Dieu se sert des paroles et des actions des autres pour inspirer des vérités qui n’ont point été exprimées, il veut éclairer par ces moyens, il est de l’abandon de s’en servir ; et tout moyen appliqué par l’action divine a une efficacité qui surpasse toujours la vertu naturelle et apparente.

 C’est le caractère de l’abandon de mener toujours une vie mystérieuse et de recevoir de Dieu les dons extraordinaires et miraculeux par l’usage des choses communes, naturelles, fortuites, de hasard, et où il ne paraît rien que le cours ordinaire des humeurs du monde et des éléments. Ainsi les sermons les plus simples et les conversations les plus communes et les livres les moins relevés deviennent à ces âmes, par la vertu de l’ordre de Dieu, des sources d’intelligence et de sagesse. C’est pourquoi elles ramassent avec soin les miettes que les esprits forts foulent aux pieds ; tout leur est précieux, tout les enrichit, elles sont dans une indifférence inexprimable pour toutes choses et n’en négligent aucune, respectant tout et en retirant leur utilité.

 Quand Dieu est en toutes choses, l’usage que l’on en fait par son ordre n’est point usage des créatures, mais c’est jouissance de l’action divine qui transmet ses dons par ces différents canaux. Ils ne sanctifient point par eux-mêmes, mais seulement comme instruments de l’action divine qui peut communiquer et communique très souvent ses grâces aux âmes simples par des choses qui paraîtraient opposées à la fin qu’elle se propose. Elle éclaire avec de la boue comme avec la plus subtile matière et l’instrument dont elle veut se servir est toujours l’unique, tout lui est égal. La foi croit toujours que rien ne lui manque ; elle ne se plaint point de la privation des moyens qu’elle croit être utiles pour son avancement, parce que l’ouvrier qui les met en œuvre y supplée efficacement par sa volonté. Cette volonté sainte est toute la vertu des créatures.

 L’esprit avec tout ce qui en dépend veut tenir le premier rang entre les moyens divins, il faut le réduire au dernier rang entre les moyens divins, il faut le réduire au dernier rang, comme un esclave dangereux dont le cœur simple, s’il sait s’en servir, peut tirer de grands avantages, mais qui peut aussi nuire beaucoup, s’il n’est pas assujetti. Quand l’âme soupire après les moyens créés, l’action divine lui dit au cœur qu’elle lui suffit ; quand elle veut y renoncer réellement l’action divine lui dit que ce sont des instruments qu’il ne faut prendre ni laisser, mais qu’il faut s’ajuster avec simplicité à l’ordre de Dieu, usant de tout comme n’en usant pas, étant privé de tout comme ne manquant de rien. L’action étant une plénitude in déficiente, le vide que cause l’action propre est une plénitude déguisée qui exclut l’action divine. La plénitude de l’action divine faite par un moyen créé qu’elle applique, est un véritable accroissement de sainteté et simplicité, de pureté, de détachement. On reçoit un prince lui-même (2 Cor. 6, 10) en recevant sa suite ; ce serait lui faire injure que de ne témoigner aucune affection à ses officiers sous prétexte de vouloir le posséder seul. Faisons l’application : tout cela est de son ordre. Dieu était saint dans les siècles passés, il l’est de même dans le présent, il le sera dans tous les siècles à venir : il n’y a point de moments qu’il ne remplisse de son infinie sainteté.

 Si ce que Dieu choisit lui-même exprès pour vous ne vous suffit pas, quelle autre main que la sienne pourrait vous suffire ? Si vous êtes dégoûté d’une viande que la divine volonté a elle-même préparée, quelle nourriture ne sera pas insipide à un goût si dépravé ? Une âme ne peut être véritablement nourrie, fortifiée, purifiée, enrichie, sanctifiée, que par cette plénitude du moment présent. Que voulez-vous donc davantage ? Puisque vous y trouvez tous les biens, pourquoi les chercher ailleurs ? L’entendez-vous mieux que Dieu ? Puisqu’il ordonne que ce soit ainsi, comment pourriez-vous désirer que ce ne fût pas ? Sa sagesse et sa bonté peuvent-elles se tromper ? Dès qu’elles font une chose, ne devez-vous pas être pleinement convaincu qu’elle est excellente ? La conclusion qui doit se présenter à l’esprit, c’est que l’action émanée par l’ordre de Dieu doit être excellente puisqu’elle est sa volonté, et je ne puis trouver ailleurs une sainteté, quelque bonne qu’elle soit en elle-même, qui soit plus appropriée pour ma sanctification.

 Qu’il se trouve d’infidélité au monde ! que l’on pense indignement de Dieu, puisque sans cesse l’on trouve à redire à l’action divine, ce que l’on n’oserait faire du moindre artisan dans son art ! Et l’âme veut se réduire à n’agir que dans les bornes et selon les règles qu’imagine notre faible raison ; on prétend la réformer ; ce ne sont que plaintes, que murmures ; on est surpris du traitement que les Juifs ont fait à Jésus Christ. Ah ! divin amour ! adorable volonté ? La volonté divine peut-elle venir mal à propos, peut-elle avoir tort ?

 - Mais j’ai telle affaire, une telle chose me manque, on m’enlève les moyens nécessaires ; cet homme me traverse dans de si saintes œuvres, cela n’est-il pas tout à fait déraisonnable ? Cette maladie me prend lorsque je ne puis me passer absolument de la santé ? – Et moi je dis que la volonté de Dieu est la seule chose nécessaire. Ainsi tout ce qu’elle ne donne point est inutile. Non, chères âmes, rien ne vous manque, tout ce que vous appelez revers, contretemps, mal-à-propos et sans raison, contrariétés, si vous saviez ce que c’est, vous seriez dans une extrême confusion. Ce sont des blasphèmes, mais vous n’y pensez pas. Tout cela n’est autre chose que la volonté de Dieu ; elle est blasphémée par ses chers enfants qui la méconnaissent.

 Lorsque vous étiez sur la terre, ô mon Jésus, les Juifs vous traitaient de magicien, vous nommaient Samaritain (Jn. 8, 48) ; et aujourd’hui de quel œil regarde-t-on votre adorable volonté, ô vous qui vivez dans les siècles des siècles, toujours digne de bénédiction et de louange ! S’est-il écoulé un moment depuis la création jusqu’à celui où nous vivons et s’en écoulera-t-il jusqu’au jugement dans lequel le saint Nom de Dieu ne soit digne de louange ! Ce Nom qui remplit tous les temps et ce qui se passe dans tous les temps ! Ce Nom qui rend toutes choses salutaires ! Quoi ! ce qui s’appelle volonté de Dieu me pourrait faire du mal ? Je craindrais, je fuirais le Nom de Dieu ? Et où irais-je donc pour trouver quelque chose de meilleur si j’appréhende l’action divine sur moi, puisque c’est l’effet de sa divine volonté.

 Comment devons-nous écouter la parole qui nous est dite au fond du cœur à chaque moment ? Si nos sens, si notre raison n’entendent pas, ne pénètrent pas la vérité et la bonté de ces paroles, n’est-ce pas à cause de leur incapacité pour les vérités divines ? Dois-je être étonné de ce qu’un mystère déconcerte la raison ? Dieu parle, c’est un mystère, c’est donc une mort pour mes sens et la raison, car les mystères sont de nature à les immoler. Le mystère n’est que vie au cœur par la foi, il n’y a que contradiction pour le reste. L’action divine mortifie, vivifie par le même coup ; et plus on sent de mort, et plus on croit qu’il donne la vie ; plus le mystère est obscur, plus il contient de lumière. C’est ce qui fait que l’âme simple ne trouve rien de plus divin que ce qui l’est moins en apparence ; c’est ce qui fait la vie de la foi.
 
 

Chapitre X
 

TOUT LE SECRET DE LA SPIRITUALITÉ CONSISTE À AIMER DIEU ET LE SERVIR
S’UNISSANT À SA SAINTE VOLONTÉ POUR TOUT CE QUI ARRIVE À FAIRE ET À SOUFFRIR

 

 Toutes les créatures sont vivantes dans la main de Dieu ; les sens n’aperçoivent que l’action de la créature, mais la foi croit à l’action divine en tout. Elle voit que Jésus Christ vit en tout et opère dans toute l’étendue des siècles, que le moindre moment et le plus petit atome renferment une portion de cette vie cachée et de cette action mystérieuse. L’action des créatures est un voile qui couvre les profonds mystères de l’action divine. Jésus Christ après sa résurrection surprenait ses disciples dans ses apparitions, il se présentait à eux sous des figures qui le déguisaient, et aussitôt qu’il se découvrait, il disparaissait. Ce même Jésus qui est toujours vivant, toujours opérant, surprend encore les âmes qui n’ont pas la foi assez pure et assez perçante. Il n’y a aucun moment où Dieu ne se présente sous l’apparence de quelque peine, de quelque obligation ou de quelque devoir. Tout ce qui se fait en nous, autour de nous et par nous, renferme et couvre son action divine, quoiqu’invisible, ce qui fait que nous sommes toujours surpris et que nous ne connaissons son opération que lorsqu’elle ne subsiste plus. Si nous percions le voile et si nous étions vigilants et attentifs, Dieu se révélerait sans cesse à nous et nous jouirions de son action en tout ce qui nous arrive ; à chaque chose nous dirions : « Dominus est » (Jn. 21, 7), c’est le Seigneur ! Et nous trouverions dans toutes les circonstances que nous recevons un don de Dieu, que les créatures sont de très faibles instruments, que rien ne nous manquerait, et que le soin continuel de Dieu le porte à nous départir ce qui nous convient. Si nous avions de la foi, nous saurions bon gré à toutes les créatures, nous les caressions, nous les remercierions intérieurement de ce qu’elles servent et se rendent si favorables à notre perfection, appliquées par la main de Dieu.

 La foi est la mère de la douceur, de la confiance, de la joie ; elle ne peut avoir que de la tendresse et de la compassion pour ses ennemis qui s’enrichissent si fort à ses dépens. Plus action de la créature est dure, plus celle de Dieu la rend avantageuse à l’âme ; il n’y a que l’instrument qui la gâte et les mains de ce tourneur surnaturel ne sont impitoyables que pour ôter à l’âme ce qui lui est préjudiciable. La volonté de Dieu n’a que des douceurs, des faveurs, des trésors pour les âmes soumises ; on ne peut avoir trop de confiance en elle ni s’y abandonner. Elle peut et veut toujours ce qui contribuera le plus à notre perfection, pourvu toutefois que nous laissions faire Dieu ; la foi n’en doute pas. Plus les sens sont infidèles, révoltés, désespérés, incertains, plus la foi dit : « Cela est Dieu ! tout va bien ! » Il n’y a rien que la foi ne digère et ne surmonte ; elle passe au-delà de toutes les ténèbres et quelque effort que les ombres fassent, elle les perce pour aller jusqu’à la vérité ; elle l’embrasse toujours avec fermeté et ne s’en sépare jamais.

 Je crains plus ma propre action et celle de mes amis que celle de mes ennemis ; il n’y a point de prudence égale à celle de ne point résister à ses ennemis et de ne leur opposer qu’un simple abandon ; c’est avoir le vent en poupe, il n’y a qu’à se tenir en paix. Ce sont des galériens qui mènent au port à toutes rames ; il n’y a rien de plus sûr à opposer à la prudence de la chair que la simplicité ; elle élude admirablement toutes les ruses sans les connaître, sans y penser même. L’action divine lui fait prendre des mesures si justes qu’elle surprend ceux qui la veulent surprendre ; elle profite de tous leurs efforts, elle s’élève par où on l’abaisse, toutes les contrariétés lui tournent en bien et, en laissant faire ses ennemis, elle en tire un service si continuel et si suffisant que tout ce qu’elle doit craindre est de se mettre de la partie et de travailler à un ouvrage dont Dieu veut être le principe ; ses ennemis en sont les instruments ; elle n’a rien à faire qu’à voir en paix ce que Dieu fait et à suivre avec simplicité les attraits qui sont toujours heureusement conduits par la prudence surnaturelle de l’Esprit divin qui atteint très infailliblement le point et les circonstances intimes de chaque chose, et applique l’âme, sans qu’elle le sache, si à propos que tout ce qui s’oppose à elle ne manque jamais d’être détruit.

 L’unique et l’infaillible mouvement de l’action divine applique toujours l’âme simple à propos, elle correspond à tout très sagement par son intime direction. Elle veut tout ce qui arrive, tout ce qui se passe, tout cde qu’elle sent hors le péché. Quelquefois cela se fait avec connaissance et quelquefois sans connaissance, étant mû par des instincts obscurs à dire, à faire, à laisser les choses sans avoir d’autres raisons. Souvent l’occasion et la raison qui la déterminent ne sont que d’un ordre naturel ; l’âme simple n’y entend aucun mystère, c’est un pur hasard, une nécessité, une convenance, ce n’est même rien à ses yeux ni à ceux des autres. Et cependant la divine action qui est l’intelligence, la sagesse et le conseil de ses amis, se sert en sa faveur de toutes ces choses si simples ; elle se les approprie, elle les ajuste si industrieusement à touts ceux qui font des projets pour lui nuire qu’il est impossible qu’ils en viennent à leur fin. Avoir affaire à une âme simple, c’est avoir affaire à Dieu. Quelle mesure prendre contre le Tout-Puissant dont les voies sont inscrutables ? Dieu prend en main la cause de l’âme simple : il n’est pas nécessaire qu’on étudie vos intrigues, qu’elle oppose inquiétude à inquiétude en épiant soigneusement toutes vos démarches ; son Époux la décharge de tous ces soins, elle vous le met en tête et se repose sur lui, pleine de paix et de sécurité. L’action divine délivre l’âme et l’exempte de tous ces moyens bas et inquiets si nécessaires à la prudence humaine. Cela est bon pour Hérode et les pharisiens, mais les mages n’ont qu’à suivre en paix leur étoile, l’enfant n’a qu’à se laisser porter entre les bras de sa mère, ses ennemis avancent ses affaires plus qu’ils n’y nuisent (Mt. 1, 7-8) ; plus ils tâcheront de les traverser et de les surprendre, plus il agira tranquillement et librement, il ne les ménagera point, il ne leur fera point bassement la cour pour détourner leurs coups, leur jalousie, leur méfiance ; leurs persécutions lui sont nécessaires. Jésus Christ vivait ainsi dans la Judée, il vit encore dans les âmes simples de la même manière, il y est généreux, doux, libre, paisible, sans crainte, sans besoin de personne, voyant toutes les créatures dans les mains de son Père empressées à le servir, les unes par leurs passions criminelles, les autres par leurs saintes actions, celles-ci par leurs contradictions, celles-là par leur obéissance et leur soumission. L’action divine ajuste merveilleusement tout cela ; rien ne manque, rien n’est de trop, il n’y a de mal et de bien que ce qu’il faut. L’ordre de Dieu applique à chaque moment l’instrument qui lui est propre, et l’âme simple élevée par la foi trouve tout bien et ne veut ni plus ni moins que ce qu’elle a. Elle bénit en tous temps cette main divine qui fait couler si suavement ses eaux si salutaires le long de son fond ; elle reçoit ses amis et ennemis avec la même douceur, car c’est la façon de Jésus de traiter tout le monde comme instrument divin. On n’a besoin de personne, et cependant on a besoin de tous ; l’action divine rend tout nécessaire et il faut le recevoir de sa part prenant tout selon sa qualité et sa nature, y correspondant avec douceur et humilité selon ce qu’il est, ainsi que dit saint Paul et que Jésus Christ pratiquait encore mieux, traitant les simples simplement et les grossiers avec bonté (1 Cor. 9, 22). Il n’appartient qu’à sa grâce d’imprimer cet air surnaturel qui les particularise et s’approprie si merveilleusement à la nature de chaque personne. Cela ne s’apprend point dans les livres, c’est un vrai esprit prophétique et l’effet d’une révélation intime, c’est une doctrine du Saint Esprit ; pour la concevoir il faut être dans le dernier abandon, le dégagement le plus parfait de tout dessein, de tout intérêt, quelque saint qu’il soit. Il faut n’avoir que l’unique affaire au monde de se laisser passivement à l’action divine pour s’adonner à ce qui regarde les obligations de son état, laissant agir l’Esprit Saint dans l’intérieur sans regard sur ce qu’il opère, étant bien aise même de ne pas le connaître. Tout ce qui arrive dans le monde n’est souvent que pour le bien des âmes soumises à la volonté de Dieu.

 La figure du monde se montre d’or, d’airain, de fer, de terre. Ce mystère d’iniquité qui n’est que l’assemblage confus de toutes les actions intérieures et extérieures des enfants de ténèbres, cette bête sortie de l’abîme pour faire la guerre à l’homme intérieur et spirituel, dès le commencement des siècles, et tout ce qui s’est passé jusqu’à présent, n’est qu’une suite de cette guerre (Ap. 13, 1 sv). Les monstres se succèdent les uns aux autres, l’abîme les dévore et les revomit ; il envoie incessamment de nouvelles vapeurs. Le combat commencé au ciel entre Lucifer et saint Michel dure encore. Le cœur de cet ange superbe et envieux est devenu un abîme inépuisable de toutes sortes de maux ; il a révolté les anges contre les anges dans le ciel et tout son soin depuis la création du monde est de susciter toujours (Ap. 12, 7-8) de nouveaux scélérats parmi les hommes qui prennent la place de ceux qu’il engloutit. Lucifer est le chef de ceux qui s’y soumettent avec joie. Ce mystère d’iniquité n’est que l’aversion de  l’ordre de Dieu, c’est l’ordre ou plutôt le désordre du diable ; ce désordre est un mystère, car il cache sous de belles apparences des maux irrémédiables et infinis. Tous ces impies qui, depuis Caïn jusqu’à ceux qui désolent présentement l’univers, ont été en apparence de grands, de puissants princes qui ont fait grand bruit dans le monde et que les hommes ont adorés. Mais cette apparence trompeuse est un mystère : ce ne sont que des bêtes qui sont montées de l’abîme les unes après les autres pour renverser l’ordre de Dieu ; mais cet ordre qui est un autre mystère a toujours opposé des hommes véritablement grands et puissants qui ont porté le coup mortel à ces monstres, et, à mesure que l’enfer en a vomi de nouveaux, le ciel aussi fait naître des héros qui les ont combattus. L’histoire ancienne, sainte et profane, n’est que l’histoire de cette guerre, l’ordre de Dieu est toujours demeuré victorieux, ceux qui sont rangés de son côté, de même, et sont heureux pour une éternité ; et l’injustice n’a jamais pu protéger les déserteurs, elle ne les a payés que de mort et de mort éternelle.

 On croit toujours être invincible quand on a l’impiété en tête. Ô Dieu ! le moyen de vous résister ! Quand une seule âme aurait l’enfer, le monde contre elle, elle ne pourrait craindre dans le parti de l’abandon à l’ordre de Dieu. Cette apparence monstrueuse armée de l’impiété, de tant de puissance, cette tête d’or, ce corps d’argent, d’airain, de fer, tout cela n’est qu’un fantôme de poussière éclatante, une petite pierre la rend le jouet des vents (Dn. 2, 34).

 Que le Saint Esprit est admirable pour représenter tous les siècles ! Tant de révolutions qui surprennent si fort les hommes qui viennent avec tant d’éclat et sont comme autant d’astres qui roulent sur la tête des autres, tant d’événements extraordinaires, tout cela n’est qu’un songe qui échappe à la mémoire de Nabuchodonosor à son réveil, quelque terrible que soient les impressions qui se font sur son esprit.

 Tous ces monstres ne viennent au monde que pour exercer le courage des enfants de Dieu ; et lorsqu’ils sont assez instruits, Dieu leur donne le plaisir de tuer leur monstre ; le ciel ensuite enlève les victorieux et l’enfer engloutit les vaincus ; il reproduit un autre monstre et Dieu appelle de nouveaux athlètes dans le champ de bataille. Et cette vie n’est qu’un spectacle continuel qui fait la joie du ciel, l’exercice des saints de la terre et la confusion de l’enfer ; ainsi tout ce qui s’oppose à l’ordre de Dieu ne sert qu’à le rendre plus adorable. Tous les ennemis de l’équité sont les esclaves de la justice et l’action divine bâtit la céleste Jérusalem avec les instruments de la Babylone qui n’est composée que de leurs pièces usées et brisées.

 À quoi servent les plus sublimes lumières, les divines révélations quand on n’aime pas la volonté de Dieu ? Lucifer n’a pu approuver son ordre ; la conduite de l’action divine que Dieu lui révélait en lui découvrant le mystère de l’Incarnation, ne lui causa que de l’envie ; et une âme simple et éclairée des seules lumières de la foi ne peut se lasser d’admirer, de louer, aimer l’ordre de Dieu, de le trouver non seulement dans les créatures saintes, mais même dans le désordre et la confusion des plus déréglées. Un grain de pure foi éclaire plus l’âme simple que Lucifer ne l’a été par ses lumières si élevées.

 La science de l’âme fidèle à ses obligations, tranquillement soumise aux ordres intimes de la grâce, douce et humble envers tous, vaut mieux que la plus profonde pénétration du mystère. Si on ne voyait que l’action divine dans tout cet orgueil et cette dureté de l’action des créatures, on ne les recevrait jamais qu’avec douceur et avec respect. Leurs désordre ne ferait point quitter l’ordre, quelque train qu’elles aillent ; il ne faut jamais quitter cette union à l’action divine qu’elles portent et qu’elles portent et qu’elles donnent par la douceur et l’humilité ; il ne faut pas regarder la voie qu’elles tiennent, mais marcher toujours avec fermeté dans la sienne, et c’est ainsi qu’en pliant doucement, on brise les cèdres et on renverse les rochers ; car qu’y a-t-il dans les créatures qui puisse résister à la force d’une âme fidèle douce et humble ? Si nous voulons vaincre infailliblement tous nos adversaires, il ne leur faut opposer que ces armes. Jésus Christ nous les a mises entre les mains pour notre défense, il n’y a rien à craindre quand on sait s’en servir ; il ne faut pas être lâche, mais généreux, car l’action des instruments divins ne consiste qu’en cela. Dieu fait le sublime et le merveilleux, et jamais l’action propre qui fait la guerre à Dieu ne peut résister à celui qui est uni à l’action divine par la douceur et l’humilité.

 Qu’est-ce que Lucifer ? C’est un bel esprit, le plus éclairé de tous les esprits, mais un esprit mécontent de Dieu et de son ordre. Le mystère de l’iniquité n’est que l’étendue de ce mécontentement qui se manifeste de toutes les manières possibles. Lucifer, autant qu’il est en lui, ne voudrait rien laisser tel que Dieu l’a fait et ordonné ; partout où il pénètre, vous y voyez toujours l’ouvrage de Dieu défiguré.

 Plus une personne a de lumière et de science, de capacité, plus elle est à craindre, si elle n’a pas le fondement de la piété qui consiste  à être contente de Dieu et de sa volonté. C’est par le cœur réglé qu’on est uni à l’action divine, sans lui tout n’est que pure nature et pour l’ordinaire pure opposition à l’ordre de Dieu qui n’a point, à proprement parler, d’autres instruments que les humbles. Il est toujours contredit par les superbes qui ne laissent pas cependant de lui servir comme des esclaves pour l’accomplissement de ses desseins. Quand je vois une âme qui fait son tout de Dieu et de la soumission à ses ordres, quelque dénuée qu’elle soit de toute autre chose, je dis : « Voilà une âme qui a de grands talents pour servir Dieu ». La sainte Vierge et saint Joseph ne portaient point une autre apparence. Le reste sans cela me fait peur et je crains d’y voir l’action de Lucifer, je me tiens sur mes gardes et m’affermis dans mon fond pour l’opposer uniquement à tout cet éclat sensible qui alors ne me paraît qu’un verre fragile.

 L’ordre de Dieu est toute la politique de l’âme simple ; elle le respecte dans ces actions irrégulières que le superbe fait pour l’avilir. Ce superbe méprise une âme devant les yeux de laquelle il n’est rien, car elle ne voit que Dieu en lui et en toutes ses actions. Souvent il pense que sa modestie est une marque qu’elle l’appréhende, quoique ce ne soit que le signe de cette crainte amoureuse qu’elle a de Dieu et de sa volonté qui lui est présente dans le superbe. Non, pauvre insensé, l’âme simple ne te craint pas, tu lui fais compassion ; c’est à Dieu qu’elle répond, lorsque tu penses qu’elle te parle, c’est à lui qu’elle croit avoir affaire, elle ne te regarde que comme un de ses esclaves, ou plutôt comme une ombre sous laquelle il se déguise. Ainsi plus tu prends le ton haut, plus de son côté elle le prend bas ; et lorsque tu crois la surprendre elle te surprend toi-même. Tes finesses, tes violences, ne sont pour elle que des faveurs de la Providence. Le superbe est encore une énigme que l’âme simple et éclairée par la foi explique très intelligiblement. Cette découverte de l’action divine dans tout ce qui se passe à chaque moment est l’intelligence la plus subtile que l’on puisse avoir en cette vie des choses de Dieu. C’est une révélation continuelle, c’est un commerce avec Dieu qui se renouvelle sans cesse, c’est la jouissance de l’Époux non en cachette, à la dérobée, dans le cellier, dans la vigne, mais à découvert et en public, sans crainte d’aucune créature (Cantique des Cantiques). C’est un fond de paix, de joie et d’amour, de contentement de Dieu vu, su, plutôt cru vivant et opérant toujours le plus parfait en tout ce qui se présente à tous les instants. C’est le paradis éternel qui n’est, à la vérité, présentement qu’en choses informes, couvertes de ténèbres ; mais l’Esprit de Dieu qui en arrange en cette vie secrètement toutes les pièces par cette continuelle et féconde présence de son action, dira au jour de la mort : « Fiat lux » (Gen. 1, 3), et alors on verra les trésors que renferme la foi dans cet abîme de paix et de contentement de Dieu qui se trouve à chaque moment et en tout ce qui est à souffrir et à faire.

 Quand Dieu se donne ainsi, tout le commun devient extraordinaire et c’est pour cela que rien ne le paraît ; c’est que cette voie est par elle-même une voie extraordinaire, par conséquent il n’est pas nécessaire de l’orner de merveilles qui ne lui sont pas propres. C’est un miracle, une révélation, une jouissance continuelle, à de petites fautes près ; mais en soi son caractère est de n’avoir rien de sensible et de merveilleux, mais de rendre merveilleuses toutes les choses communes et sensibles ; c’est ce que la sainte Vierge pratiquait.
 
 

Chapitre XI
 

DANS LE PUR ABANDON À DIEU
TOUT CE QUI NOUS PARAÎT OBSCURITÉ EST ACTION DE FOI

 

 Il y a genre de sainteté où toutes les communications divines sont lumineuses et distinctes. Dans la voie passive de foi, tout ce que Dieu communique tient de sa nature et de ces ténèbres inaccessibles qui environnent son trône ; ce ne sont que sentiments confus et ténébreux. L’âme qui s’y trouve, appréhende souvent somme le prophète d’aller donner et se briser contre quelque écueil en marchant au travers de cette obscurité. Non, âme fidèle, ne craignez point, c’est là votre voie et la conduite de Dieu sur vous, il n’y a rien de plus sûr et de plus infaillible que les ténèbres de la foi. Mais de quel côté aller quand la foi est si obscure ? Allez partout où vous voudrez ; on ne peut plus s’égarer quand on n’a plus de chemin à chercher et que l’obscurité rend tout égal ; on ne peut plus tendre à aucune terme et on n’a aucun objet devant les yeux.

 - Mais il me semble à chaque moment tomber dans un précipice ; tout me peine ; je sens bien que j’agis par abandon, mais il me semble que je ne puis faire quelque chose qu’en cessant d’agir par vertu ; j’entends toutes les vertus qui se plaignent que je m’éloigne d’elle ; plus ces plaintes me paraissent aimables et m’y attachent, plus l’impression obscure qui me pousse paraît m’en éloigner. J’aime la vertu, mais je cède à l’attrait ; je ne vois pas qu’il me mène bien, mais je ne puis m’empêcher de le croire.

 L’esprit court à la lumière, mais le cœur ne veut que les ténèbres. Toutes les personnes, tous les esprits lumineux plaisent à mon esprit, mais mon cœur ne goûte que les entretiens et les discours où il n’entend rien ; et tout son état et sa voie sont une impression du don de la foi qui fait aimer, goûter des principes, des vérités, des chemins où l’esprit n’a ni objet, ni idée, où il tremble et frémit et chancelle. L’assurance est je ne sais comment au fond de mon cœur, et celui-ci va comme il est poussé, convaincu de la bonté de l’impression, non par évidence, mais par sentiment de foi. C’est qu’il est impossible que Dieu mène une âme sans lui imprimer une certitude de la bonté de sa voie qui est d’autant plus grande qu’elle est moins aperçue. Et cette certitude est victorieuse de toutes les créatures, de toutes les peurs, de tous les efforts, de toutes les idées de l’esprit ; il a beau crier, lutter, chercher mieux. L’épouse sent l’Époux sans sentir, car lorsqu’elle le veut toucher, il disparaît ; elle sent la droite de l’Époux qui l’environne (Cant. 3, 1) et elle aime mieux s’égarer en s’abandonnant à sa conduite qui la mène sans raison et sans ordre, que de s’assurer en prenant avec effort les routes marquées de la vertu.

 Allons donc, mon âme, allons à Dieu par l’abandon et puisque la vertu vient de l’industrie et des efforts, avouons-lui notre impuissance et notre confiance en Dieu qui ne nous réduirait pas à ne pouvoir marcher à pied, s’il n’avait la bonté de nous porter sur ses bras. Qu’avons-nous besoin de lumière, Seigneur, de voir, de sentir, d’assurance, d’idée, de réflexions, puisque nous ne marchons pas, mais nous sommes portés sur le sein de la Providence ? Plus il y aura de ténèbres, d’abîmes, d’écueils, de morts, de déserts, de craintes, de persécutions, de sécheresses, de disettes, d’ennuis, d’angoisses, de désespoirs, de purgatoires, d’enfer en notre route, plus notre foi et notre confiance seront grandes. Il suffira de jeter les yeux sur vous pour être assuré dans les plus grands périls. Nous oublierons les chemins et leurs qualités, nous nous oublierons nous-mêmes, et tout à fait abandonnés à la sagesse, à la bonté, à la puissance de notre guide, nous ne nous souviendrons plus que de vous aimer, de fuir tout péché, non seulement évident, mais les plus léger, de remplir les obligations du devoir. Voilà le seul soin, cher amour, que vous laissez à vos chers petits enfants, vous vous chargez de tout le reste. Plus tout le reste est terrible, plus ils attendent et ils voient votre présence ; ils n’ont soin que d’aimer comme s’ils n’étaient plus et ils remplissent leurs petits devoirs comme un enfant sur le sein de sa mère s’occupe à ses seuls amusements, comme s’il n’avait au monde que sa mère et ses jeux. L’âme doit outrepasser tout ce qui lui fait ombre ; la nuit n’est pas le temps d’agir, mais de se reposer ; la lumière de la raison ne peut qu’accroître les ténèbres de la foi, le rayon qui les perce doit venir d’aussi haut qu’elles.

 Quand Dieu se communique à l’âme comme vie, il n’est plus devant ses yeux comme voie et comme vérité. L’épouse cherche l’Époux la nuit, il est derrière elle, il la tient entre ses mains, il la pousse. Elle le cherche devant, il la fuit. Il n’est plus objet d’idées ; il est principe et source. Il y a dans l’action divine des ressources secrètes et inopinées, merveilleuses et inconnues pour tous les besoins, embarras et troubles, les chutes, les renversements, les incertitudes, les inquiétudes, les doutes des âmes qui n’ont plus de confiance dans leur action propre. Plus la scène est mêlée, plus on espère de charme dans le dénouement. Le cœur dit : « Tout ira bien », c’est Dieu qui conduit l’ouvrage ; rien ne fait peur. La peur même, la suspension, la désolation sont des versets de cantiques ténébreux. On est ravi de n’en pas omettre une syllabe, on sait que tout se termine au Gloria Patri ; ainsi on fait sa voie de son égarement. Les ténèbres même servent de conduite, les doutes, d’assurance ; et plus Isaac est en peine de trouver de quoi faire le sacrifice, plus Abraham attend tout de la Providence (Gen. 22, 7-8).

 Les âmes qui marchent dans la lumière chantent des cantiques de lumière ; celles qui marchent dans les ténèbres chantent le cantique des ténèbres ; il faut laisser chanter à l’une la partie et le motet que Dieu lui donne jusqu’au bout. Il ne faut rien mettre dans ce qu’il remplit, il faut laisser couler toutes les gouttes de ce fiel de ces divines amertumes, quand il enivrerait. Jérémie, Ézéchiel étant de même, toutes leurs paroles n’étaient que des soupirs et des sanglots, et la consolation ne se trouvait jamais que dans la continuation de leurs lamentations. Qui aurait arrêté le cours de leurs larmes nous aurait dérobé les plus beaux endroits de l’Écriture. L’esprit qui désole est le seul qui puisse consoler ; ses différentes eaux coulent de même source.

 Quand Dieu étonne une âme, il faut qu’elle tremble ; quand il la menace, elle est effrayée ; il n’y a qu’à laisser se développer l’opération divine, elle porte dans toute son étendue le mal et le remède.

 Pleurez, chères âmes, tremblez, soyez dans l’inquiétude et à l’agonie ; ne faites point d’effort pour changer cette divine frayeur, ces célestes gémissements ; recevez dans le fond de votre être les ruisseaux dont Jésus a porté la mer dans sa sainte âme. Allez toujours, semant des larmes tant que le souffle de la grâce les fera couler et insensiblement ce souffle les fera sécher ; les nuées se dissiperont, le soleil répandra sa lumière, le printemps vous couvrira de fleurs (Cant. 2, 11-12) et la suite de votre abandon vous fera trouver l’admirable variété que porte dans toute son étendue l’action divine. En vérité c’est bien en vain que l’homme se trouble ; tout ce qui se passe en lui est semblable à un songe, une ombre suit et détruit l’autre, les imaginations se succèdent dans ceux qui dorment, les unes affligent, les autres consolent ; l’âme est le jouet de ces apparences qui se dévorent les unes les autres et le réveil fait voir que toutes n’avaient rien qui dût arrêter l’âme. Il dissipe toutes les impressions et on ne tient compte ni de ces périls ni de ces bonheurs du sommeil.

 Dans quel sens, Seigneur, pourrais-je dire que vous tenez endormis tous vos enfants sur votre sein pendant toute la nuit de la foi ? que vous vous divertissez à faire passer dans leurs âmes une infinité et une infinie variété de sentiments qui ne sont au fond que de saintes et mystérieuses rêveries ? Par l’état où la nuit et le sommeil les mettent, elles causent en eux de véritables et douloureuses craintes, des angoisses et des ennuis que vous dissiperez et convertirez au jour de la gloire en de véritables et solides joies.

 C’est au point et à la suite de ce réveil que les âmes saintes rendues entièrement à elles-mêmes et dans une pleine liberté de juger, ne pourront se lasser d’admirer les adresses, les inventions, les finesses et les tromperies amoureuses de l’Époux, combien ses voies sont impénétrables, qu’il était impossible de développer ses énigmes, de le surprendre dans ses déguisements, ni d’admettre aucune consolation quand il voulait répandre la frayeur et l’alarme. À ce réveil les Jérémie, les David voyaient que ce qui était en Dieu et dans les anges des sujets de joie, les désolait inconsolablement.

  Ne réveillez point l’épouse, ô esprits forts, industries, actions humaines ; laissez-la gémir, trembler, courir, chercher ; il est vrai, l’Époux la trompe, il se déguise ; elle rêve et ses peines ne sont que des peines de nuit et de sommeil (Cant. 3, 5). Mais laissez-la dormir, laissez l’Époux travailler sur cette âme chérie et représenter en elle ce que Lui seul sait peindre et exprimer ; laissez-lui développer la suite de cette apparence, il la réveillera quand il sera temps. Joseph fait pleurer Benjamin (Gen. 44, 4-17 ; 45, 1-6) : serviteurs de Joseph, ne découvrez pas son secret à ce cadet ! Joseph le trompe, la tromperie est à l’épreuve de toute sa pénétration et de toute son industrie ; Benjamin et ses frères sont plongés dans une douleur irrémédiable, ce n’est qu’un jeu de Joseph ; les pauvres frères n’y voient rien sinon un mal sans ressources ; ne leur dites rien, il remédiera à tout, il les réveillera lui-même et ils admireront sa sagesse à faire voir tant de maux, de désespoir dans le plus réel sujet de joie qu’il y ait jamais eu pour eux au monde.

 Quiétistes ignorants et sans expérience qui voulez une paix et une insensibilité dans l’épouse qui n’a pas été en Jésus et Marie, ni dans les David, les prophètes et les apôtres, que vous connaissez peu le pouvoir de l’action divine, l’étendue et la force, la variété et l’efficace des ombres de la pure foi ! Que le sommeil de l’épouse dans cette nuit profonde vous est peu connu ; que votre doctrine est convaincue de fausseté dans les admirables opérations et dans les jeux que l’Esprit Saint nous décrit dans le Cantique des Cantiques ! Toutes ses paroles démentent vos maximes. L’état de pure foi est un état de pure croix ! Tout est sombre, tout est pénible, c’est une nuit qui noircit tout ce qui se présente ; il est vrai que l’âme est résignée, qu’elle est contente du bonheur de Dieu, mais elle ne sent rien moins que cela. C’est un purgatoire où tout le senti et l’aperçu n’est que souffrance et la plus grande de toutes est de ne trouver en soi que la résignation et d’elle est contente du bonheur de Dieu, mais elle ne sent rien moins que cela. C’est un purgatoire où tout le senti et l’aperçu n’est que souffrance et la plus grande de toutes est de ne trouver en soi que la résignation et d’avoir une si forte tendance à son bien-être que celui de Dieu soit comme indifférent et ne touche point. Qu’il y a de différence entre agir par principes objectifs, principe idéal, principe d’imitation ou de maxime et agir par principe de motion di vine !

 L’âme est poussée sans voir le chemin frayé devant ses yeux ; ce n’est ni par où elle a vu, ni d’après ce qu’elle a lu qu’elle va ; l’action propre va de la sorte et elle ne peut aller autrement, elle ne peut rien risquer. Mais l’action divine est toujours nouvelle, elle ne marche pas sur ses anciens pas, elle trace toujours de nouvelles routes ; les âmes qu’elle conduit ne savent où elles vont, leurs sentiers ne sont ni dans les livres ni dans leurs réflexions. L’action divine leur en fait continuellement l’ouverture, elles n’y entrent que par son impulsion.

 Quand on est conduit par un guide qui mène dans un pays inconnu, de nuit, à travers les champs, sans route frayée, selon son génie, sans prendre avis de personne et sans vouloir découvrir ses desseins, peut-on prendre un autre parti que celui de l’abandon ? À quoi sert de regarder où l’on est, d’interroger les passants, de consulter la carte et les voyageurs ? Le dessein et le caprice, pour ainsi dire, d’un guide qui veut que l’on se confie en lui, sera contraire à tout cela ; il prendra plaisir à confondre l’inquiétude et la méfiance d’une âme ; il veut une entière remise en lui ; si l’on s’aperçoit qu’il mène bien, ce ne sera plus ni foi ni abandon. L’action divine est essentiellement bonne, elle ne veut point être réformée ni contrôlée ; elle a commencé dès la création du monde et, dès cet instant, elle développe de nouvelles preuves ; elle ne limite point ses opérations, sa fécondité ne s’épuise point ; elle faisait cela hier, elle fait ceci aujourd’hui ; c’est la même action qui s’applique à tous les moments par des effets toujours nouveaux et elle se déploiera ainsi éternellement. Elle a fait des Abel, des Noé, des Abraham sur différentes idées. Isaac sera un original, Jacob ne sera pas sa copie ni Joseph la sienne ; Moïse n’a pas eu son semblable parmi ses pères ; David, les prophètes sont tous d’une autre figure que les patriarches ; saint Jean les passe tous. Jésus-Christ est le premier-né : les apôtres agissent plus par l’impression de son esprit que par l’imitation de ses œuvres. Jésus Christ ne s’est point imité lui-même, il n’a point suivi à la lettre toutes ses maximes. L’Esprit divin a toujours inspiré sa sainte âme, ayant toujours été abandonné à son souffle ! Elle n’avait pas besoin de consulter le moment précédent pour donner la forme au suivant, le souffle de la grâce formait tous ses moments sur le modèle des vérités éternelles que la Sainte Trinité en conservait dans son invincible et impénétrable sagesse. L’âme de Jésus Christ reçoit les ordres à chaque moment et elle les produit au-dehors ; l’Évangile fait voir la suite de ces vérités dans la vie de Jésus Christ et le même Jésus qui est toujours vivant et toujours opérant, vit et opère encore de nouvelles choses dans les âmes saintes.

 Voulez-vous vivre évangéliquement, vivez en plein et pur abandon à l’action de Dieu. Jésus Christ en est la source ; il était hier, il est encore aujourd’hui pour continuer encore sa vie et non pour la recommencer ; ce qu’il a fait est fait, ce qui reste à faire se fait à tout moments. Chaque saint reçoit une partie de cette vie divine, Jésus Christ est différent en tous, quoiqu’il soit le même ; la vie de chaque saint est la vie de Jésus Christ, c’est un évangile nouveau. Les joues de l’Époux sont comparées à des plates-bandes et des parterres couverts de fleurs odoriférantes (Cant. 5, 13) ; l’action divine est le jardinier qui varie admirablement le parterre. Ce parterre n’est semblable à aucune autre ; parmi toutes les fleurs il n’en est pas deux qui se ressemblent et que l’on puisse dire être de même, sinon par l’abandon qu’elles font d’elles-mêmes à l’ouvrage du jardinier, le laissant maître de faire ce qu’il lui plaît, se contentant de faire de leur côté ce qui est de leur nature et de leur état. Laisser faire Dieu et faire ce qu’il exige de nous, voilà l’Évangile, voilà l’écriture générale et la loi commune.

 Voilà donc le facile, le clair, la propre action de tous les instruments divins ; c’est l’unique secret de l’abandon ; mais secret sans secret, art sans art ; c’est la voie droite, Dieu qui exige cela de tous l’a expliqué clairement et le rend très intelligible et très simple. Ce que la voie de pure foi a d’obscur n’est pas dans ce que l’âme doit pratiquer, mais dans ce que Dieu s’est réservé. Rien de plus facile à comprendre que la première chose et rien de plus lumineux. Le mystérieux n’est que dans ce que Dieu fait lui-même. Voyez ce qui se passe dans l’Eucharistie : ce qui est nécessaire pour changer le corps de Jésus Christ est si clair et si aisé que tout le monde, quelque grossier qu’il soit, en est capable, s’il en a le caractère. Et cependant c’est le mystère des mystères où tout est si caché et si obscur, si incompréhensible que plus on est éclairé et spirituel, plus il faut de foi pour le croire. La voie de pure foi présente quelque chose de semblable ; son effet est de faire trouver Dieu à chaque moments, voilà la chose la plus relevée, la plus mystique, la plus béatifiante. C’est un fonds inépuisable de pensées, de discours, d’écritures, c’est un assemblage et une source de merveilles. Cependant, pour produire cet effet si prodigieux, que faut-il ? Une chose : laisser faire Dieu et faire tout ce qu’il veut selon son état. Rien de plus aisé dans la vie spirituelle et qui ne soit à la portée de tous. Voilà donc ce merveilleux, ce chemin obscur ; pour y marcher l’âme a besoin d’une grande foin, tout est d’autant plus suspect que la raison a toujours à redire ; être obligé de croire ce qu’on ne voit pas ; tout ce qu’on a lu n’est point cela, c’est chose nouvelle. Les prophètes étaient des saints, ce Jésus est un enchanteur (Mt. 27, 63) ; ainsi parlaient les Juifs. Ah ! que l’âme qui, à leur exemple, est scandalisée, a peu de foi !

 Dès l’origine du monde Jésus Christ vit en nous, il opère en nous tout le temps de notre vie. Celui qui s’écoulera jusqu’à la fin du monde est un jour. Jésus a vécu et il vit encore, il a commencé en soi-même et il continue dans ses saints une vie qui ne finira jamais. O vie de Jésus qui comprend et excède tous les siècles ! Vie qui fait à tout moment de nouvelles opérations ! Si tout le monde n’est pas capable de contenir tout ce que l’on pourrait écrire de Jésus, de ce qu’il a fait ou dit, et de sa vie en lui-même, si l’Évangile ne nous en rayonne que quelques petits traits, si la première heure est si inconnue et si féconde, combien faudrait-il écrire d’évangiles pour faire l’histoire de tous les moments de cette vie mystique de Jésus Christ qui multiplie les merveilles à l’infini et les multipliera éternellement, puisque tous les temps, à proprement parler, ne sont que l’histoire de l’action divine ! Le Saint Esprit a fait marquer en caractère infaillibles et incontestables quelques moments de cette vaste durée, il a ramassé dans les Écritures quelques gouttes de cette mer, il a fait voir par quelles secrètes et inconnues manières il a fait paraître Jésus Christ au monde. On voit les canaux et les veines qui, dans la confusion des enfants des hommes, distinguent l’origine, la race, la généalogie de ce premier-né. Tout l’Ancien Testament n’est qu’une petite route des innombrables et inscrutables voies de ce divin ouvrage ; il n’y a que ce qui est nécessaire pour arriver à Jésus. L’Esprit divin a tenu tout le reste caché dans les trésors de sa sagesse. Et de toute cette mer de l’action divine il ne fait paraître qu’un filet d’eau qui, étant parvenu à Jésus, s’est perdu dans les apôtres et a été abîmé dans l’Apocalypse ; de sorte que le reste de l’histoire de cette divine action qui consiste dans toute la vie mystique que Jésus mène dans les âmes saintes jusqu’à la fin des siècles, n’est que l’objet de notre foi. Tout ce qui en est écrit n’en est que plus évident. Nous sommes dans les siècles de la foi, le Saint Esprit n’écrit plus d’évangiles que dans les cœurs ; toutes les actions, tous les moments des saints, sont l’évangile du Saint Esprit ; les âmes saintes sont le papier, leurs souffrances et leurs actions sont l’encre. Le Saint Esprit, par la plume de son action, écrit un évangile vivant ; et on ne pourra le lire qu’au jour de la gloire où, après être sorti de la presse de cette vie, on le publiera.

 Ô la belle histoire ! le beau livre que l’Esprit Saint écrit présentement ! Il est sous la presse, âmes saintes, il n’y a point de jour qu’on n’en arrange les lettres, que l’on n’y applique l’encre, que l’on n’en imprime les feuilles. Mais nous sommes dans la nuit de la foi, le papier est plus noir que l’encre ; il n’y a que confusion dans les caractères, c’est une langue de l’autre monde, on n’y entend rien ; vous ne pourrez lire cet évangile que dans le ciel. Si nous pouvions voir la vie et regarder toutes les créatures non en elles-mêmes, mais dans leur principe, si nous pouvions, encore un coup, voir la vie de Dieu dans tous les objets, comme l’action divine les meut, les mêle, les assemble, les oppose, les pousse avec des termes contraires, nous reconnaîtrions que tout a ses raisons, ses mesures, ses proportions, ses rapports dans ce divin ouvrage. Mais comment lire ce livre dont les caractères sont inconnus, innombrables, renversés et couverts d’encre ! Si le mélange de vingt-quatre lettres est incompréhensible de sorte qu’elles suffisent à composer à l’infini des volumes différents et tous admirables dans leur genre, qui pourra exprimer ce qu’un Dieu fait dans l’univers ! Qui pourra lire et comprendre le sens d’un si vaste livre dans lequel il n’y a pas une lettre qui n’ai sa figure particulière et qui ne renferme, dans sa petitesse, de profonds mystères ? Les mystères ne se voient ni se sentent, ils sont objets de foi. La foi ne juge de leur vérité et bonté que par leur principe, car en eux-mêmes ils sont si obscurs que toutes leurs apparences ne servent qu’à les sceller, les cacheter, et aveugler ceux qui jugent par la raison seule.

 Apprenez-moi, divin Esprit, à lire dans ce livre de vie ! Je veux devenir votre disciple et, comme un simple enfant, croire à ce que je ne puis voir. Il me suffit que mon maître parle ; il dit cela, il prononce, il assemble des lettres de cette façon, il se fait entendre ainsi : cela suffit. Je juge que c’est tout comme il l’a dit, je n’en vois point de raison, mais il est la vérité infaillible. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il voit, est véritable. Il veut que les lettres soient ensemble pour faire un mot, qu’un tel nombre en fasse un autre. Il n’y en a que trois, que six, il ne faut que cela, et moins ferait un faux sens ; lui seul qui sait les pensées, peut assembler les lettres pour les écrire. Tout signifie, tout a un sens parfait ; cette ligne finit ici parce qu’il le faut, il n’y a pas une virgule qui manque, un point inutile. Je le crois présentement et, lorsque le jour de la gloire me révélera tant de mystères, je verrai ce que je ne comprends que confusément et qui me paraît si embrouillé, si embarrassé, si peu sensé et suivi, si imaginaire ; tout cela me ravira, me charmera éternellement par les beautés, l’ordre, les raisons, la sagesse et les incompréhensibles merveilles que je découvrirai.

 Tout ce que nous voyons n’est que vanité et mensonge. La vérité des choses est en Dieu. Qu’il y a de différence entre les idées de Dieu et nos illusions ! Comment se peut-il qu’étant continuellement avertis que tout ce qui se passe dans le monde n’est qu’une ombre, qu’une figure, que mystère de foi, nous nous conduisions toujours humainement et par le sens naturel des choses qui n’est qu’énigme ? Nous donnons toujours dans le piège, comme des insensés, au lieu de lever les yeux et de remonter au principe, à la source, à l’origine des choses où tout a un autre nom et d’autres qualités, où tout est surnaturel, divin, sanctifiant, où tout est partie de la plénitude de Jésus Christ, où tout est pierre de la Jérusalem céleste (Ap. 3, 12), où tout entre et fait entrer dans cet édifice merveilleux. Nous vivons comme nous voyons et comme nous sentons et nous rendons inutiles cette lumière de la foi qui nous conduirait si sûrement dans le labyrinthe de tant de ténèbres et d’images parmi lesquelles nous nous égarons comme des insensés, faute de marcher à la faveur de la foi, qui ne voit rien que Dieu et de Dieu et qui vit toujours de lui, laissant et outrepassant la figure.

 La foi est la lumière du temps, elle seule attire la vérité sans la voir, elle touche ce qu’elle ne sent point, elle voit tout ce monde comme s’il n’était point, voyant tout autre chose que ce qui est apparent. C’est la clé des trésors, la clé de l’abîme (Ap. 9, 1) et de la science de Dieu (Lc. 11, 52), c’est la foi qui convainc toutes les créatures de mensonge, c’est par elle que Dieu se révèle et se manifeste en toutes choses, qu’il les divinise : elle ôte le voile et découvre la vérité éternelle. Quand une âme a reçu cette intelligence de la foi, Dieu lui parle par toutes les créatures ; l’univers est pour elle une écriture vivante que le doigt de Dieu trace incessamment devant ses yeux. L’histoire de tous les moments qui coulent est une histoire sainte ; les Livres saints que l’Esprit de Dieu a dictés ne sont pour elle que le commencement des divines instructions. Tout ce qui arrive et qui n’est point écrit pour elle, est pour elle la suite de l’Écriture. Ce qui est écrit est le commentaire de ce qui ne l’est pas. La foi juge de l’un par l’autre ; l’abrégé écrit est l’introduction à l’histoire de la plénitude de l’action divine raccourcie dans les Écritures ; l’âme y découvre des secrets pour pénétrer les mystères qu’il renferme dans toute son étendue.