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Vie
de Sainte Catherine de Gênes

 

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE I

Aperçu Historique

CHAPITRE II

Détails sur l'enfance et la jeunesse de la sainte

CHAPITRE III

Mariage de Catherine et ses suites

CHAPITRE IV

Conversation de Catherine

CHAPITRE V

Pénitence de Catherine

CHAPITRE VI

Détails sur la vie intérieure et sur les jeunes
extraordinaires de Catherine

CHAPITRE VII

Conversion du mari de la sainte

CHAPITRE VIII

Effets admirables de l'amour de Dieu dans l'âme
de Catherine et son union avec Notre-Seigneur

CHAPITRE IX

Suite du précédent

CHAPITRE X

Ardent amour de sainte Catherine
pour la très sainte Eucharistie

 

 

CHAPITRE I

Aperçu Historique

La sainte dont nous écrivons la biographie naquit, vécut et mourut à Gênes; elle a été l'une des plus grandes gloires de cette ville célèbre. Les noms qu'elle a portés comptent parmi les plus illustres de la République, et ont joué un rôle immense dans les annales génoises; on les y retrouve, pour ainsi dire, à chaque page. Ces noms fameux, le retentissement qu'ils ont eu pendant plusieurs siècles, et le contraste qu'ils forment avec la vie toute cachée en Dieu à laquelle se voua Catherine, nous ont décidé à placer, en tête de la biographie de la sainte, le court aperçu historique qu'on va lire. La connaissance de la position qu'elle était destinée à occuper dans le monde fera ressortir davantage la grandeur de son humilité, comme de la bassesse et de la pauvreté auxquelles elle s'est condamnée.

Entrons maintenant en matière. La plupart des auteurs fixent la fondation de Gênes, par les Liguriens, à l'année 707 avant Jésus-Christ; elle fut conquise par les Romains et incorporée à la Gaule-Cisalpine vers l'an 222, Magon, frère d'Annibal, la détruisit, en 205, pendant la seconde guerre punique. Les Romains la relevèrent trois ans plus tard, et sous les empereurs, elle devint une ville municipale. Après la chute de l'empire, Gênes appartint successivement aux Hérules, aux Ostrogoths, aux exarques grecs, aux Lombards et à Charlemagne. Elle se rendit indépendante sous les successeurs de ce prince, au commencement du dixième siècle, et se donna des consuls. Les Génois, destinés à jouer bientôt un rôle si important, formaient alors une simple association de mariniers, établie sur le littoral et pierreux que baigne le golfe de Ligurie.

Navigateurs et commerçants hardis, ils ne tardent pas à devenir riches et puissants; dès le onzième siècle, ils entreprennent de lointaines expéditions, transportent en Judée les pèlerins de la Terre-Sainte, et tiennent en respect les pirates sarrasins. Pendant les croisades, ils se montrent à la fois guerriers intrépides et marchands habiles; ne perdant jamais de vue les intérêts de leur commerce, ils se ménagent le trafic avec les infidèles de l'Égypte et de la Mauritanie; leur puissance est respectée et redoutée de tous les peuples qui habitent les côtes de la Méditerranée.

L'empire de cette mer est disputé tour à tour par les Pisans, leurs premiers rivaux, et par les Vénitiens; mais Gênes la superbe tient énergiquement tête à ses adversaire; et, malgré des guerres incessantes, son pouvoir et ses richesses prennent de prodigieux accroissements. Elle forment de nombreux établissements en Corse, en Sardaigne, en Sicile, en Espagne, en Syrie, dans l'Archipel et dans tous le Levant. Ses colonies régies par des consuls, dorées de franchises et de privilèges, brillent d'un éclat extraordinaire.

Mais les Génois, maîtres de la mer, redoutés en Orient, et qui ont déjà promené leurs armes victorieuses depuis les côtes de l'Espagne jusqu'au fond du Pont-Euxin, sont encore  réduits chez eux à l'enceinte de leurs murailles; ils ne possèdent pas même les deux rivières du Ponant et du Levant, qui constitueront plus tard le territoire de la République. Au douzième siècle, Gênes commence enfin à soumettre ses plus proches voisins et les force à reconnaître son autorité. Elle dévaste les domaines des comtes de Lavagne, qui touchent le sol génois, parce que ces seigneurs sont soupçonnés  d'entretenir des intelligences avec Pise; elle bâtit le fort de Rivarola, pour dominer les possessions des comtes, et les oblige à lui prêter le serment de fidélité. Quelques membres de cette noble race, qu'Augustin Justiniani fait descendre des anciens princes de Bavière, viennent alors à Gênes en qualité d'otages; il y restent et y obtiennent le droit de bourgeoisie. Cinquante ans plus tard, on trouve la famille divisée en plusieurs branches, dont les unes sont établies à Lavagne, les autres à Gênes sous le nom de Fieschi (en latin Flisci ). Sainte Catherine, dont nous écrivons l'histoire, sort de cette souche. Vers ce temps, une noblesse domestique et municipale se forme dans la ville et arrive promptement à une très haute illustration.

Les descendants des familles qui ont occupé les principales charges dans la magistrature urbaine prennent la qualité de nobles; les fils commencent à succéder aux emplois et aux commandements des pères; l'aristocratie remplace le régime démocratique qui, jusqu'alors avait été seul en vigueur. La politique génoise, purement mercantile, et n'ayant en vue que l'intérêt particulier, tient la République dans une sorte d'isolement, et, pendant longtemps, ne lui permet pas de jouer un rôle très marqué parmi les cités italiques. Elle cherche à se soustraire à l'avidité et aux exigences des empereurs allemands, tout en s'efforçant de demeurer à l'écart dans la grande lutte d'indépendance des villes lombardes. Adonnée presque exclusivement à son commerce, elle réussit, même après l'issue malheureuse de la croisade de 1189, et lorsque le royaume de Jérusalem n'existe plus que de nom, à continuer son trafic avec les villes de la Syrie soumises à Saladin. Les marchands génois pénètrent jusqu'à Alep et à Damas; jamais la guerre n'interrompit leur négoce; ils font des traités avec les rois maures du Maroc, de Valence et des îles Baléares; avec l'Egypte (en 1200); enfin avec les princes chrétiens de la Petite-Arménie. Cependant les factions guelfe et gibeline finissent par se dessiner également dans la ville de Gênes. Les deux partis y ont de nombreux adhérents; alternativement victorieux et vaincus ils s'excluent et s'exilent réciproquement, tiennent la République dans une agitation continuelle, et changent fréquemment la forme du gouvernement, le nom et les attributions de ceux auxquels ils confient le pouvoir. Les Spinola et les Doria sont les chefs des Gibelins; les Grimaldi et les Fieschi sont à la tête des Guelfes. Mais, au milieu des désordres et des incessantes révolutions qui ensanglantent souvent ses rues, malgré ses luttes continuelles avec Pise, et surtout avec Venise, sa rivale et son irréconciliable ennemie, Gênes étend de plus en plus sa puissance au dehors, et ses relations avec le Levant prennent de prodigieux accroissements. Michel-Paléologue, successeur des empereurs grecs réfugiés à Nicée, rentre à Constantinople en 1261, et met fin à l'empire latin, avec l'assistance des Génois; il leur assigne le faubourg de Galata comme siège principal de leurs colonies.

Vers la même époque, les armateurs de Gênes établissent à Scio, à Mételin, à Ténédos, et dans d'autres lieux de l'Archipel grec, de grandes seigneuries qui forment autant de points d'appui pour les navigateurs de la métropole. Les colons de Galata et de Pera sont les grands fournisseurs de Constantinople; le monopole du commerce de la mer Noire est dans leurs mains; ils contractent des alliances avec les tartares de la Crimée et des embouchures du Tanais; une colonie qu'ils ont établie à Caffa, à l'extrémité de la mer Noire, s'élève à un degré extraordinaire de prospérité et devient l'une des sources principales de la fortune colossale de Gênes. L'essor du commerce de la République ne s'arrête pas même lors de la prise de Ptollémais et de l'expulsion des chrétiens de la Terre-Sainte (1291 ); elle traite avec le Soudan d'Egypte et établit un consul à Alexandrie. Après la fin des croisades, les Génois vont partout où l'on peut trouver des acheteurs et des vendeurs. l'Egypte est alors le marché principal pour les productions de l'Inde; ils prennent en secret la route de la Perse, afin d'éviter le monopole fiscal du soudan. Maître de la mer Noire, ils ouvrent un négoce immense à Tana, sur la mer d'Azoff; les produits de l'Asie viennent y affluer. Ils entretiennent aussi des relations suivies avec le midi de la France, et y établissent des consuls et des comptoirs. Plus hardis que leurs rivaux, ils s'aventurent même sur l'Océan, et, dès le commencement du quatorzième siècle, ils transportent de grands approvisionnements de blé en Angleterre. La République parvient ainsi à une opulence extraordinaire; son commerce brille du plus grand éclat pendant plusieurs siècles. Il commence à baisser après la découverte de l'Amérique et la circumnavigation du cap de Bonne-Espérance. La prise de Constantinople, par Mahomet II, et la perte des colonies de la mer Noire, qui en est la conséquence, lui portent le coup le plus funeste. Prospère au dehors, Gênes continue, pendant toute la période sur laquelle nous venons de jeter un coup d'oeil, à être en proie aux déchirements intérieurs; les familles rivales se disputent le pouvoir, s'expulsent réciproquement, et les annales de la République présentent une succession non interrompue de sanglantes révolutions. Les guerres avec les villes ennemies, et Gênes est en lutte fréquente avec ses voisins; elle joue son rôle dans tous les troubles qui agitent l'Italie à cette époque. Mêlée aux querelles épouvantables occasionnées par la succession de Sicile, tantôt gibeline, on la voit tour à tour aragonaise et angevine, d'après celle de ses factions qui domine dans le moment. Les riches familles plébéiennes profitent des désordres, pour dominer à leur tour et pour exclure la noblesse de l'exercice des plus hautes fonctions. Une aristocratie nouvelle se forme alors; ses membres jouissent par le fait de tous les avantages et de tous les droits des nobles, mais sans en prendre le titre. Les familles qui composent cette aristocratie plébéienne, et parmi lesquelles brillent en première ligne les Adorne, les Frégose, les Guarea, les Montalte et les Boccanegra, se disputent et se ravissent alternativement le pouvoir tout comme les Doria, les Spinola, les Fieschi et les Grimaldi se l'étaient disputé précédemment. Les Adorne et les Frégose, rivaux irréconciliables, s'efforcent de rendre héréditaire dans leurs maisons la puissance souveraine. Les haines guelfes et gibelines se perpétuent, et les nobles prennent une part active à toutes les querelles, tantôt en cherchant à ressaisir le gouvernement, tantôt en soutenant, la lance et l'épée au poing, les familles populaires de leur parti. Sainte Catherine Fiesca entra, par son mariage, dans celle des Adorne. Cependant les classes inférieures, les artisans et la populace, veulent à leur tour, enlever à l'aristocratie nouvelle le pouvoir que celle-ci a enlevé à la noblesse. Une anarchie épouvantable s'ensuit. Les Génois espèrent se procurer le repos et la sécurité en se plaçant sous la seigneurie d'un prince étranger. Ils se flattent de trouver les maîtres qu'ils se choisissent fidèles à leurs promesses et disposés à respecter la liberté de la République. Ils se donnent successivement à l'Empereur Henri VIII de Luxembourg, à Robert, roi de Naples, à l'archevêque Visconti, duc de Milan, à Charles VII de France, et au marquis de Montferrat. Ils rétablissent à plusieurs reprises les seigneuries des rois de France et des ducs de Milan; mais toutes ces expériences leur prouvent simplement l'impossibilité de concilier la forme républicaine avec la domination d'un prince étranger; chaque seigneurie nouvelle a pour prompte conséquence une nouvelle révolution et de nouveaux conflits. Ce fut bien plus tard seulement que la République, fatiguée de désordres, puissante encore, quoique déchue de son antique splendeur, humiliée par Venise après des luttes séculaires, et dépouillée de ses plus riches colonies, arriva enfin à un gouvernement régulier, par la fusion générale de tous les partis. La sainte dont nous écrivons l'histoire naquit vers le milieu du quinzième siècle, dans un temps fécond en malheurs, peu d'années avant la prise de Constantinople, qui devait porter un coup mortel au commerce de Gênes dans le levant. Les luttes intestines entre les partis des Adorne et des Frégose atteignent alors la plus extrême violence; la République se trouve activement mêlée aux guerres des Angevins et des Aragonais, et aux expéditions en Italie de Charles VIII et de Louis XII; la seigneurie de la ville passe alternativement aux ducs de Milan et aux rois de France, et chaque année pour ainsi dire, voit naître une révolte contre le maître qu'on s'est donné. Les annales de Gênes de cette période renferment, à côté de quelques pages brillantes, l'histoire d'un despotisme sans gloire d'une foule de conjuration, et d'intrigues, et d'une rapide décadence. C'est également pendant la vie de Catherine, que Christophe Colomb, sujet de la République, à laquelle il avait vainement offert ses services, dote la couronne d'Espagne d'un nouveau monde, dont la découverte eut bientôt de si fatales conséquences pour sa patrie. Ce même temps est une époque de deuil et de désolation pour l'Eglise. Le grand schisme avait relâché tous les liens : le désordre était partout. L'année qui voit naître notre sainte voit mourir Eugène IV; et, après le pontificat glorieux de Nicolas V et les règnes de Calixte III, de Pie II (Enéas Sylvius) et de Paul II, commence pour la papauté une époque d'humiliation qui rappelle les jours les plus terribles du dixième siècle. L'impeccabilité n'a pas été promise aux successeurs de saint Pierre; mais si leur vertu a pu faillir, leur foi n'a point subi d'éclipse. Bien plus, au temps dont nous parlons, les pontifes dont la conduite privée a donné lieu à des critiques malveillantes, ont été les seuls, parmi leurs contemporains, à comprendre les vrais intérêts de la Chrétienté! ils se sont efforcés de pousser l'Europe à une croisade contre l'envahissement des Turcs; mais aucun prince ne répondit à leurs appels répétés : absorbés par le présent et par les intérêts d'une ambition mesquine et égoïste, les souverains fermèrent les yeux sur les dangers dont l'avenir les menaçait, et sur les périls que couraient la Pologne et la Hongrie. Pie III, neveu de Pie II, à Alexandre VI; il meurt après un pontificat de quelques jours. Jules II (de la Rovère ) est élu à sa place. Assurer l'indépendance du Saint-Siège et la liberté de l'Italie est la grande pensée qui domine ce pape. Quelque jugement que l'on porte sur ses actes, on ne peut s'empêcher de reconnaître en lui un homme loyal et droit, méprisant la corruption, et supérieur aux faiblesses du népotisme. Les dernières années de la vie de sainte Catherine de Gênes s'écoulent sous le règne de Jules II; vingt mois à peine séparent sa mort de l'ouverture du cinquième concile de Latran (10 mai 1512 ); quelques années plus tard, Léon X monte sur la chaire de saint Pierre et Luther donne le signal de la déplorable révolution religieuse du seizième siècle. Nous connaissons maintenant les lieux et les temps auxquels se rattache l'histoire de notre sainte. Catherine est une de ces âmes d'élite que Dieu donne à la terre dans les époques de malaise et de ténèbres, pour indiquer au pèlerin chrétien la voie que le monde a perdue, et pour lui prouver que le Seigneur veille et poursuit l'oeuvre de la sanctification de l'humanité, même pendant les jours les plus mauvais.

Chapitre II

Détails sur l'enfance et la jeunesse de la sainte.

Catherine naquit à Gênes, vers la fin de l'année 1447; la date précise de sa naissance ne se retrouve nulle part. Elle était fille de Jacques Fiesque, auquel René d'Anjou avait confié la vice-royauté de Naples, et petite-fille de Robert, frère du pape Innocent IV. Un autre membre de la famille Fiesque, qu'Hubert Folietta désigne comme la plus noble de Gênes, ceignit la tiare sous le nom d'Adrien V, et la soeur de ce pape épousa un prince de la maison de Savoie. La famille des Fiesque avait donné déjà à l'Eglise et à l'Etat un grand nombre de cardinaux, de guerriers et de magistrats distingués par la science, l'intrépidité et la capacité. La mère de notre sainte était également d'illustre origine, et se nommait Françoise de Nigro. Catherine avait trois frères, Jacques, Jean et Laurent, et une soeur, nommée Limbania; on croit, mais sans en être sûr, qu'elle était la cadette de sa famille et que Limbania en était l'aînée. Quoi qu'il en soit, la sainte naquit dans la maison paternelle, bâtie sur la place dite du Filo, et elle fut baptisée dans l'église métropolitaine, placée sous l'invocation de saint Laurent. On lui donna le nom de Catherine. Le Père Parpera et quelques-uns de ses biographes se plaisent à supposer que ce fut en l'honneur de sainte Catherine de Sienne, qui était alors en grand renom, ou de sainte Catherine d'Alexandrie, savante et martyre, sous le patronage de laquelle disent-ils, Dieu voulut placer la fille des Fiesque, pour indiquer qu'elle serait un jour elle-même très savante dans la vraie science, et martyre par les flammes de l'amour divin.Les parents de Catherine étaient de pieux et fervents chrétiens; ils élevèrent leur fille dans la crainte et dans l'amour de Dieu. Elle profita de leurs leçons, et déjà dans sa plus tendre enfance elle donna des gages de sa sainteté future. Jamais on ne la vit jouer comme le font ordinairement les enfants; calme et silencieuse, pleine d'innocence et de docilité, elle s'empressait d'obéir au moindre signe de sa mère; une admirable modestie brillait dans son extérieur, et, dès ses plus jeunes ans, sa conduite témoignait de son ardente charité envers Dieu et le prochain. Elle avait à peine atteint sa huitième année lorsque Dieu la favorisa à un degré extraordinaire du don de l'oraison. Le témoignage de ses biographes et de ses contemporains est unanime à cet égard et ce témoignage a été confirmé de la manière la plus solennelle par le pape Clément XII, dans sa bulle de canonisation. La petite Catherine se retirait dans les lieux les plus cachés du palais de son père, pour méditer sur la passion de Notre-Seigneur, et souvent, après l'avoir cherchée pendant longtemps on la trouvait enfin baignée de larmes, et livrée à de sublimes contemplations. Une image représentant Jésus-Christ mort, couché sur le sein de la très sainte Vierge, était suspendue dans la chambre de l'enfant. Catherine sanglotait toutes les fois qu'elle levait les yeux vers ce tableau et, suivant l'un de ses premiers historiens, « on voyait alors, exprimée sur son visage, toute l'amertume des douleurs du Sauveur, et un tremblement extraordinaire s'emparait de ses membres ». Alors aussi un immense désir de partager les souffrances de Jésus-Christ remplit son jeune coeur, que pénétrait la composition la plus tendre et la plus ardente; et dans sa ferveur elle voulut au moins user des moyens qui étaient à sa disposition afin de souffrir avec son bien-aimé et pour lui. Elle commença donc à mener une vie austère et mortifiée : elle s'interdit entièrement l'usage des mets qui flattaient son goût, et tous les soirs elle ôtait le matelas et les draps de son lit pour coucher sur une simple paillasse; un morceau de bois remplaçait son oreiller; elle se retranchait de son sommeil autant qu'il lui était possible. Catherine avait soin de cacher ces austérités aux personnes qui l'entouraient et aux femmes qui la servaient. Lorsqu'elle fut arrivée à l'âge de douze ans, son oraison atteignit un degré encore plus sublime. Elle a fait connaître elle-même l'état dans lequel elle se trouvait alors. Sa disposition était celle de l'abandon le plus parfait à la conduite de Dieu et à la volonté de la Providence envers elle. Elle se sentait entraînée à contempler sans cesse les choses du Ciel, dans lesquelles elle mettait sa joie et ses délices se reconnaissant faite pour elles, elle s'en nourrissait y trouvait son repos, et foulait aux pieds les biens de la terre, qui ne lui inspiraient qu'horreur et dégoût. A cet âge également, les avantages physiques de Catherine excitaient l'admiration de tous ceux qui l'approchaient. Ses contemporains nous font d'elle les portraits les plus charmants. « La beauté extérieure, dit son plus ancien biographe, n'est pour rien dans la sainteté, elle est un don frivole et passager, cependant nous pensons faire plaisir à nos lecteurs en leur dépeignant Catherine telle qu'elle a été dans sa jeunesse. Elle était grande, svelte, et parfaitement bien faite; elle avait la tête bien proportionnée, le visage ovale, les traits d'une régularité admirable, et une chevelure magnifique. De très longs cils noirs voilaient son regard, et son front, élevé et pur, semblait le siège de l'intelligence et de la pensée. En un mot, son extérieur était aussi aimable aux yeux du monde, que son âme était agréable aux yeux de Dieu. Noble, belle et riche, elle possédait tous les biens que l'on envie ici-bas et qui pouvaient l'attacher au siècle ». Mais Catherine était aussi indifférente à la beauté qu'aux autres avantages; les hommages dont elle était l'objet ne lui inspiraient que tristesse et dégoût; elle cherchait à s'y soustraire en vivant le plus possible dans la solitude et en restant étrangère aux conversations mondaines. La pauvreté, la souffrance et l'abjection étaient les objets de tous ses désirs, car elle aspirait à marcher sur les traces du divin Maître, qui en a fait ses compagnes chéries et fidèles durant son pèlerinage ici-bas. Mais, estimée et chérie de tout ce qui l'entourait, notre jeune sainte ne trouvait pas ce qu'elle cherchait. Lorsqu'elle se voyait être traitée comme Dieu traite ceux qu'il aime particulièrement, et passer par le laborieux noviciat de la douleur et de l'humiliation. Cependant son union avec Notre-Seigneur croissait et devenait de plus en plus intime et habituelle, elle ne tenait plus à rien de ce qui est terrestre; ses pensées étaient au ciel, elle éprouvait de l'éloignement et de la répugnance pour tout ce qui n'est pas Dieu et ne conduit pas à lui. Les créatures lui étaient un insupportable fardeau, elle ne se plaisait que dans la présence de Jésus-Christ; l'amour le plus violent l'y tenait comme enchaînée et, suivant l'expression de ses historiens, elle y passait son temps dans les colloques les plus suaves, et dans une telle aliénation de ses sens, qu'elle n'en pouvait, pour ainsi dire, plus faire aucun usage. Telle était Catherine à 13 ans. Voulant se donner entièrement à Dieu, qui se communiquait à elle avec tant d'amour et de familiarité, et comprenant que la liberté d'esprit, le recueillement et le silence étaient les conditions indispensables de la vie d'oraison à laquelle elle se sentait appelée, la sainte se décida à entrer dans le cloître. On comptait alors à Gênes un grand nombre de monastères de femmes, où régnait la régularité la plus édifiante; elle préféra le couvent appelé de Notre-Dame des Grâces; il était soumis à la règle de Saint- Augustin, et Limbania, soeur aînée de Catherine, y avait pris le voile et donnait les plus touchants exemples à la communauté. Catherine ouvrit son coeur à son directeur spirituel, lui fit part de son désir, et le pria instamment, s'il approuvait ses pensées, de la faire admettre dans ce monastère. Le directeur, témoin des faveurs journalières dont Dieu comblait sa jeune pénitente, ne fut pas étonné de cette confidence; toutefois, voulant éprouver encore sa vocation avant d'y donner son assentiments, il la combattit d'abord avec énergie; il objecta à Catherine sa grande jeunesse, les sévérités de la règle, les difficultés de la pauvreté, de l'humilité et de l'obéissance, et surtout les assauts innombrables que le démon ne manque pas de livrer aux âmes qui aspirent à mener une vie parfaite. L'enfant prédestinée détruisit ces objections, avec une fermeté calme et modeste et un sens admirable; puis elle affirma à son père spirituel que, loin de l'effrayer par le tableau qu'il venait de lui faire, il l'avait au contraire affermie dans son désir. Alors le vénérable prêtre n'hésita plus; « les réponses de Catherine lui avaient semblé plutôt divines qu'humaines et dictées par une sagesse surnaturelle »; il promit d'agir. En effet, il se rendit le jour suivant au couvent de Notre-Dame, et après avoir parlé à la supérieure et aux religieuses  des grâces extraordinaires dont Dieu favorisait Catherine, il exposa sa requête, et demanda pour elle avec les plus vives instances, l'entrée du monastère et l'habit de novice. Les Mères eussent accédé volontiers au désir du confesseur; « car le spectacle des vertus de Catherine eût nécessairement exercé la plus heureuse influence sur leur congrégation ». Mais la règle s'opposait à ce qu'on admît des jeunes personnes d'un âge aussi tendre. Le directeur de Catherine fit inutilement de nouvelles instances; il représenta en vain qu'il ne fallait pas repousser une enfant d'aussi grande espérance et dans laquelle les vertus et les grâces exceptionnelles compensaient amplement le défaut d'âge : « les religieuses aimèrent mieux renoncer au trésor qu'on leur proposait, que de transgresser leurs coutumes ». Ce refus causa à Catherine la plus poignante douleur et, pendant quelques moments, elle demeura comme accablée sous ce coup auquel elle avait été si loin de s'attendre. Toutefois elle s'en releva promptement. Depuis plusieurs années, l'exercice de la conformité à la volonté de Dieu était un de ceux auxquels elle se livrait avec le plus de zèle et d'ardeur. Elle s'était proposé : De ne jamais rien faire par principe de propre volonté, et d'avoir cette volonté plus en horreur que l'enfer et les démons, puisque sans elle rien ne peut suivre à la créature; De se conformer à la volonté de Dieu en tout ce qui lui arriverait, et en tout ce qu'elle rechercherait; De recevoir tout ce qui adviendrait de la part des créatures, comme étant conduit par l'ordre de Dieu, puisque rien ne se fait sans sa volonté; Enfin de vouloir toutes choses pour les mêmes motifs que Dieu les veut, sans considération d'aucun intérêt particulier. Le moment était venu de mettre en pratique ces saintes résolutions. Après avoir ployé un instant, Catherine se redressa avec énergie et se dit : « C'est Dieu qui me fait subir cette épreuve; son adorable volonté à mon dessein, pour des raisons que je ne connais pas, mais qui sans doute sont justes et miséricordieuses; je lui remets le soin de ma personne, afin qu'il me fasse arriver à mon but par les voies que sa sagesse jugera les meilleures ». Et aussitôt toute amertume disparut du coeur de la jeune sainte. En effet, ajoute son biographe, le Seigneur avait ainsi disposé les choses, parce que les dons extraordinaires qu'il destinait à cette âme d'élite devaient édifier le monde, et ne pas demeurer celées au fond d'un couvent. Catherine reprit aussitôt son genre de vie ordinaire, ses jeûnes et ses mortifications, et elle avança rapidement dans les voies de la perfection. L'amour de Dieu et du prochain était le mobile de toutes ses actions; jamais elle ne se permettait une parole inutile, jamais on ne la voyait livrée à une gaîté immodérée; tout son temps était consacré à Jésus, toutes ses pensées étaient pour lui. Elle avait une extrême délicatesse de conscience; la moindre faute la plus légère imperfection oppressait son coeur d'un poids insupportable, et elle ne retrouvait la paix intérieure qu'après avoir pleuré son péché et s'en être accusée au tribunal de la pénitence. Dieu récompensa sa fidélité à correspondre à la grâce, en lui donnant une intelligence surprenante des mystère les plus augustes de la religion. Ces mystères étaient les sujets habituels des méditations de Catherine. Elle avait surtout une extrême dévotion pour la passion du Sauveur; et souvent on la trouvait agenouillée aux pieds de son crucifix, baignée de larmes, sanglotant, soupirant, et dans une désolation aussi grande que si elle eût sous les yeux l'agonie et la mort du divin Rédempteur. Telle était notre sainte au moment où elle allait achever sa seizième année.

Chapitre III

Mariage de Catherine et ses suites.

Une terrible et douloureuse épreuve était réservée à Catherine. Elle avait perdu son père en 1460 ou 1461, et l'exercice de l'autorité paternelle était dévolu à Jacques, frère aîné de la sainte. Gênes était alors le théâtre des querelles les plus violentes entre les Adorni et les Fregosi; la république était alternativement sous la seigneurie des rois de France et des ducs de Milan, et se trouvait mêlée à toutes les guerres occasionnées par la succession de Naples; une anarchie épouvantable régnait fréquemment dans la ville; les deux familles rivales s'arrachaient tour à tour le pouvoir et passaient du siège ducal à l'exil. Prosper Adorne fut élu doge en 1461. La seigneurie était en ce moment aux mains des Français. Paul Frégose, archevêque de Gênes, ayant ourdi une conspiration contre eux, les fit expulser du territoire génois. La lutte entre les Adorni et les Fregosi recommença; le doge s'enfuit, et fut remplacé par Louis Fregose, auquel son parent Paul, homme ambitieux et dur, enleva le pouvoir. Ce dernier réunit ainsi sur sa tête la double dignité archiépiscopale et ducale.Mais alors Louis XI, roi de France, transféra au nouveau duc de Milan, François Sforza, les droits de sa couronne sur Gênes. Sforza s'étant emparé de Savone et d'une partie considérable du sol de la République, Paul Fregose quitta secrètement la ville. Tout le monde était fatigué de troubles et aspirait à la paix; les familles nobles, dont les rivalités avaient été jadis si fatales à Gênes, agirent d'un commun accord en cette occasion; Hiblet Fiesque fit ouvrir les portes aux troupes milanaises que conduisaient Paul Doria et Jérôme Spinola, et Sforza fut proclamé seigneur de Gênes, aux conditions auxquelles les ducs de la maison de Visconti l'avaient été autrefois. Les auteurs du temps font éloge de la seigneurie de François et nous apprennent que Gênes lui dut quelques années de tranquillité. Les Fiesque et les Adorne, longtemps divisés en qualité de Guelfes et de Gibelins, se trouvaient au nombre des familles qui s'étaient rapprochées au milieu des conflits dont nous venons de rendre un compte sommaire. Jacques Fiesque voulut cimenter la réconciliation par un mariage, afin d'en assurer la durée. Il s'entendit avec sa mère, et proposa la main de sa soeur Catherine à Julien Adorne, fils de l'un des chefs de cette puissante maison. Julien accepta, et l'on fut promptement d'accord sur les conditions de cette union, dont le jour fut fixé au 13 janvier 1463. Le futur s'engagea à demeurer pendant les deux premières années de son mariage chez la mère de Catherine, et il assura à son épouse la possession d'une fort belle maison qu'il possédait sur la place de Sainte-Agnès. Catherine ne fut instruite de ce qui se préparait qu'après la conclusion de tous les arrangements préliminaires. Elle en ressenti une inexprimable affliction; car elle avait toujours conservé l'espérance d'être reçue au monastère de Sainte Marie des Grâces, au moment où son âge rendait son admission possible. Son désir de se retirer dans un couvent, de prendre à jamais congé du siècle, de ses plaisirs et de ses dangers, de vivre uniquement pour l'époux divin que son coeur s'était choisi, et de lui consacrer sa virginité, n'avait jamais varié depuis le temps où elle en avait entretenu pour la première fois son confesseur. Cependant, habituée dès sa plus tendre enfance à vivre dans la parfaite obéissance de sa mère, et à voir l'ordre divin dans tout ce qui lui advenait de la part des créatures, la sainte se soumit sans se permettre une plainte ou un murmure. Humble victime sacrifiée à des intérêts de famille, elle se laissa mener à l'autel, et prononça le oui fatal, malgré son horreur pour le lien conjugal. Il lui apparaissait comme une lourde croix qu'elle devait traîner à la suite de Jésus-Christ sur la montée du Calvaire. La croix fut plus pesante encore que Catherine ne l'avait pensé. Les convenances selon le mode avaient été seules consultées dans cet hymen; Jacques Fiesque n'avait vu dans le mari qu'il avait choisi pour sa soeur qu'un jeune homme d'un extérieur avenant, riche et d'illustre naissance. Il ne s'était pas enquis du reste. Or les biographes contemporains s'accordaient tous pour faire de Julien Adorne le plus triste portrait. C'était, nous disent-ils, un homme dur, violent et emporté, joueur et voluptueux, ami du faste et de la magnificence, recherchant les sociétés les plus gaies et les plus brillantes, et s'y faisant remarquer par ses prodigalités, son faste, son élégance et son ton léger et railleur. On comprend tout ce que Catherine eut à souffrir d'un époux de ce caractère.

Elle ne put se faire illusion sur le sort qui l'attendait. Dès les premiers jours de mariage, Julien lui reprocha son genre de vie austère et retiré, et ne lui témoigna que froideur et dédain; il ne renonça ni à ses habitudes de dissipation, ni aux compagnies folles et légères qu'il avait coutume de fréquenter. La sainte cependant réunissait tout ce qui pouvait enchanter : sa beauté était sans égale à Gênes; elle avait un esprit charmant et l'humeur la plus douce et la plus égale. Julien était parfaitement insensible à ces avantages; il n'aspirait qu'à s'amuser et à briller dans le monde; l'amour de sa femme pour la retraite, la prière et la méditation, l'irrita de plus en plus, et bientôt il en vint à ne lui adresser la parole que pour l'accabler des expressions de son mépris et de sa haine. Le désir de Catherine avait été de gagner l'affection de celui auquel son sort se trouvait lié; mais, pour rester en bonne harmonie avec Julien, il eût fallu, ou qu'elle l'amenât à embrasser son genre de vie, ou qu'elle adoptât les moeurs de son époux. L'un et l'autre étaient impossibles : en adoptant les moeurs d'Adorne, Catherine perdait son âme; en essayant de le faire changer de conduite, elle s'attirait des injures et de mauvais traitements. Cette situation finit par lui briser le coeur; elle se retira chez elle, se séquestra entièrement du monde, se fit une solitude dans sa demeure, et évita tous les rapports et toutes les conversations avec les créatures, lesquelles d'ailleurs ne pouvaient lui procurer aucun soulagement. Prosternée jour et nuit au pied de la croix, elle s'efforçait de se tenir aux côtés du Sauveur agonisant, de s'unir à ses souffrances, à sa patience et à sa résignation, de repasser dans son coeur les circonstances de la Passion de l'Homme-Dieu, et de produire les actes de vertu qui y ont rapport. Mais là également elle ne trouva aucune consolation. Il semblait que le Seigneur l'eût abandonnée : plus elle pleurait, plus elle gémissait et priait, plus aussi sa douleur devenait poignante et amère. Cet état dura cinq longues années, pendant lesquelles Catherine, consumée par l'affliction, maigrit au point de devenir entièrement méconnaissable. Les biographes ne nous donnent du reste point de détails sur cette époque de vie; ils se bornent à nous dire qu'elle fut absolument sevrée de toute consolation et que la conduite de Julien Adorne devint de jour en jour plus scandaleuse et plus mauvaise. Cependant les parents de notre sainte, se repentant peut-être  de l'avoir obligée à contracter un mariage qui avait eu de si funestes conséquences, effrayés aussi de son excessive maigreur, et croyant que son genre de vie solitaire et mortifié était la principale cause de son changement, eurent recours à toutes sortes de moyens et d'artifices pour la rendre au monde. Tantôt ils lui représentaient que sa manière d'être était indigne de sa naissance et du rang qu'elle tenait dans la société; tantôt ils lui disaient qu'en continuant à vivre de la sorte, elle compromettait sa santé au point de se rendre coupable d'une espèce de suicide, et de mettre ainsi en danger son salut éternel. Enfin Catherine se laissa prendre à leurs sophismes : le désir de se délivrer de trop fréquentes importunités, et l'espoir de trouver, dans les distractions extérieures, quelque soulagement à la douleur qui l'accablait, entrèrent pour beaucoup dans sa résolution. Elle commença donc à se donner quelque liberté, à entretenir un commerce de visites avec les femmes de son rang et à user avec modération de certains plaisirs, dont jusqu'alors elle s'était toujours tenue éloignée. Lorsque le monde vit que cette noble âme était entrée dans sa voie, dit son biographe anonyme, il crut la posséder à jamais, et il fit son possible pour l'enlacer de plus en plus, de manière à ce qu'elle ne pût se dégager à l'avenir. Elle devint l'objet de tous les égards, de toutes les tentations, de toutes les félicitations. Catherine dépeint admirablement cette époque de son existence dans la première partie de ses dialogues. Le corps et l'amour-propre tiennent à l'âme, leur compagne de voyage, le langage de la chair contre l'esprit; langage que le monde également tient qu'il cherche à entraîner dans son tourbillon et qu'il veut arracher au recueillement intérieur. La sainte mena ce nouveau genre de vie pendant cinq années; durant tout ce temps, son confesseur nous l'atteste, elle ne se rendit coupable d'aucune faute grave; mais son grand amour de Dieu, l'horreur que lui inspirait le moindre péché véniel, et sa profonde humilité, lui faisaient dire, plus tard, qu'elle avait perdu la grâce encouru l'aveuglement de l'âme, et qu'elle s'était rendue digne de la haine de Dieu et de l'enfer. Cependant Catherine avait trop prié et trop souffert dans sa vie pour pouvoir rester dans l'illusion. Le monde la fêta en vain et multiplia inutilement autour d'elle ses joies et ses distractions, elle n'y trouva aucun plaisir; loin de là, l'inconduite de son mari rendit sa douleur de plus en plus cruelle; et sa situation pendant cette époque de dissipation fut plus terrible encore qu'elle ne l'avait été pendant les cinq années de solitude et d'abandon. C'était en vain, dit notre sainte elle-même, que tous les plaisirs s'unissait pour satisfaire mes appétits, ils ne pouvaient les rassasier : car, l'âme étant d'une capacité infinie, et les choses de la terre étant nécessairement bornées, il était impossible que de semblables jouissances parvinssent à la contenter. Grâces soient rendues au Seigneur, qui a si sagement disposé les choses, ajoute-t-elle; car si l'homme trouvait sur la terre le repos et la satisfaction, bien peu d'âmes seraient sauvées. L'ennui et le dégoût s'emparèrent enfin à tel point de Catherine, qu'elle devint incapable de se supporter elle-même. Le remords rendit son affection encore plus poignante; elle se reprocha jour et nuit de s'être éloignée de Dieu, pour rechercher les plaisirs et les consolations de la terre, qui n'avaient servi qu'à augmenter ses tourments. Le désir de rompre avec le monde et de briser avec le siècle s'empara de son coeur; mais elle ne savait comment s'y prendre, ni à qui s'adresser pour trouver secours et conseils.

Telle était sa situation en l'année 1474 après dix années de mariage, lorsque la veille de la fête de Saint-Benoît, elle entra dans l'église consacrée à ce saint; et, s'étant prosternée à terre, elle s'écria, presque désespérée : San Benedetto, prega Dio che mi faccia stare tre mesi nel letto infirma (saint Benoît, demandez à Dieu qu'il m'envoie une grave maladie de trois mois ); elle espérait que les douleurs physiques pourraient apporter quelque soulagement aux intolérables angoisses de son âme. Catherine ne fut pas exaucée; mais cette prière devint pour elle le point de départ d'une vie nouvelle, ainsi que nous le raconterons au chapitre suivant.

Chapitre IV

Conversation de Catherine.

La sainte toujours en proie aux mêmes tourments, se rendit au couvent de Notre Dame des Grâces, le jour de la fête de Saint-Benoît, dans l'espoir de trouver allègement à ses peines en les communiquant à Limbania.

Celle-ci, partageant les douleurs de sa soeur et profondément affligée de la voir si malheureuse, lui conseilla de se rendre auprès du directeur des religieuses, prêtre éclairé et de très sainte vie, et de lui ouvrir son cœur. Catherine, après avoir hésité pendant quelques moments, céda aux insistances et aux exhortations de son aînée, et lui promit de revenir le lendemain pour se confesser. En effet, le jour suivant, elle entre de bonne heure dans l'église du monastère, et, après avoir adressé une fervente prière à Dieu, elle demande le confesseur de la maison. Celui-ci, prévenu déjà par Limbania, accourt et se place dans le confessionnal. Catherine le suit mais, au moment où elle s'agenouille, un rayon de lumière céleste éclaire son intelligence, et elle sent un dard brûlant pénétrer jusqu'au plus profond de son coeur et l'embraser des flammes de l'amour divin. Etonnée, ravie, hors d'elle-même, elle perd à la fois l'usage de la parole et du sentiment. Une vive lumière l'éclaire, et lui fait assister en quelque sorte, comme spectatrice, à la merveilleuse opération que Notre-Seigneur fait en elle. Elle découvre clairement, et du même coup d'oeil, d'un côté l'infinie bonté de Dieu, d'une autre part, la grandeur de la malice que renferme le moindre péché commis contre cette immense miséricorde, et, en particulier, la gravité de ses propres offenses. Alors une inexprimable douleur s'empare d'elle, et la contrition qui remplit son coeur est telle, qu'elle est au moment de tomber sans connaissance. Elle voudrait maintenant pouvoir proclamer à la face du ciel et de la terre ses péchés, ses misères et ses défauts, pour se venger sur elle-même en se condamnant à l'humiliation et au mépris; mais clouée à sa place, incapable de faire un mouvement ou de proférer un son, elle ne peut que dire et répéter mille fois, intérieurement, ces paroles : Non piu mondo, non piu peccati : Plus de monde, plus de péchés.Cependant le prêtre croit que Catherine garde le silence pour se préparer à sa confession ; dans ce moment, on l'appelle pour une affaire pressante, il s'éloigne en promettant de revenir bientôt. Il revient en effet et retrouve Catherine dans la même attitude et dans le même silence. Il l'exhorte à parler; alors elle fait un immense effort et parvint aussi à proférer ces mots : Padre, se vi piacesse, lascerei volontieri questa confessione per un altra volta : Mon père, si cela vous convenait, je remettrais volontiers cette confession à un autre temps. Le prêtre y consent; alors Catherine retourne promptement à sa demeure et s'enferme dans la pièce la plus reculée de la maison, afin de donner un libre cours aux sentiments qui remplissent son coeur. Elle se dépouille de ses vains ornements de femme et les jette loin d'elle pour ne jamais les reprendre. Des soupirs embrasés s'échappent de son coeur, elle répand des torrents de larmes et en inonde le pavé de sa chambre; elle voudrait laver ses péchés dans son sang et le verser jusqu'à la dernière goutte pour Celui qui a versé le sien pour elle. Plus elle considère la bonté du Seigneur, qui veillait sur elle et la suivait alors qu'elle cherchait son repos et sa consolation dans les créatures, en dehors de ce Dieu si bon, si aimable, si digne d'être aimé, plus aussi son affliction devient amère et profonde. La claire vue de ses misères et des miséricordes divines est toujours devant les yeux de son âme; et, à ce spectacle, il semble que le coeur de Catherine soit au moment de se briser d'amour et de douleur. Elle ne peut que dire et répéter d'une voix entrecoupée de sanglots : « Se peut-il, ô Amour, que vous m'ayez prévenue avec une telle bonté, et qu'en un moment vous m'ayez fait connaître tant de choses que ma langue ne saurait exprimer ? » La sainte rend compte, dans ses Dialogues, de l'impétuosité de ses sentiments, pendant ces journées qui marquent pour elle le commencement d'une nouvelle vie. Elle y proclame qu'elle eût mérité l'enfer, qu'elle ne savait où cacher sa honte, parce que partout elle rencontrait Dieu, et qu'elle étalait à ses yeux, malgré elle, toutes ses impuretés. « Comment pouvez-vous me souffrir, ô Seigneur, moi qui ne puis plus me supporter moi-même, ajoute-t-elle;... mes larmes et mes soupirs sont inutiles; ma contrition ne saurait vous être agréable et, si votre miséricorde ne vient à mon aide, mes pénitences ne me serviront de rien, car toutes mes peines n'ont aucune proportion avec mes offenses ». Catherine veut simplement faire comprendre, par ces expressions de son énergique repentir, que jamais les fruits de la pénitence ne doivent être attribués aux forces humaines, mais uniquement à la bonté et à la miséricorde infinies de Dieu; elle nous donne une grande leçon de véritable et profonde humilité, et nous rappelle qu'après avoir fait tout ce qui est en notre pouvoir, nous ne devons pas cesser pour cela de nous considérer comme des serviteurs inutiles, ainsi qu'il est dit dans l'Evangile. Tandis qu'elle est en proie à la torture morale que lui cause la vue de ses ingratitudes et de la bonté de Dieu, Notre Seigneur, qui veut désormais la posséder sans aucun partage, lui apparaît chargé de sa lourde croix; il est couvert de sang, de la tête aux pieds, et en répand en si grande abondance, que toute la maison en parait inondée. Il regarde Catherine avec une ineffable tendresse et lui dit pour la consoler : "Vois, ma fille, tout ce sang a été répandu au Calvaire pour l'amour de toi, en expiation de tes fautes. « La vue de cet immense amour suspend en effet pendant quelques moments la douleur de la sainte; mais bientôt le souvenir de sa tiédeur et de son ingratitude envers un Dieu si aimable allume en son coeur une haine inextinguible, un profond mépris d'elle-même. Elle s'accable de reproches et s'écrie à haute voix : « O Amour! je ne pécherai plus jamais, et, s'il en est besoin, je suis prête à confesser mes péchés en public ».

Chapitre V

Pénitence de Catherine.

Catherine, après avoir passé quelques jours dans les dispositions que nous venons de décrire, retourna à l'église de Sainte Marie des Grâces pour se confesser. Elle fit une confession générale de sa vie entière, avec une si extrême contrition  et des signes si manifestes de douleur intérieure, que le prêtre auquel elle ouvrit son coeur en demeura pénétré d'étonnement et d'admiration,et permit immédiatement à sa pénitente de communier. Ceci se passait le jour où l'Eglise célèbre la fête de l'Annonciation de la Vierge. Catherine s'approcha de la table sainte et reçut le corps de Notre-Seigneur. Alors Dieu donna cette faim insatiable de la très sainte Eucharistie qu'elle a toujours conservée depuis. La privation du pain de vie causait de si intolérables tourments, que ses confesseurs, voyant dans ce symptôme une preuve évidente de la volonté divine, l'admirent bientôt à la communion quotidienne. Cependant Catherine avait constamment devant les yeux ses fautes passées, et ce souvenir entretenait son repentir et sa haine d'elle-même. Elle résolut, pour se punir, de se livrer aux oeuvres de la pénitence la plus sévère. Son mari, dans la maison duquel elle continua d'habiter, lui accorda la liberté de vivre comme elle le voudrait, et renonça, Dieu l'y incitant, à ses droits d'époux; il s'engagea à n'être désormais qu'un frère pour Catherine. Sous ce rapport, au moins, il demeura fidèle à sa parole. Maîtresse de ses actions, notre sainte entra courageusement dans la voie qu'elle avait choisie; d'un seul bond, elle atteignit le sommet de la perfection, et jamais elle ne fit de pas en arrière. Sa conversion, oeuvre toute divine, fut aussi prompte et aussi complète que l'avaient été celles de saint Paul et de sainte Madeleine; et dès le premier moment, elle se montra digne de marcher sur les traces de ces deux illustres saints, par la fidélité parfaite avec laquelle elle correspondit à la grâce.

Peu de pénitents ont poussé aussi loin qu'elle la mortification extérieure et intérieure. Catherine réduisit d'abord ses sens dans la servitude la plus complète. Elle fit un pacte avec ses yeux : constamment elle les tenait fixés à terre, au point de rester étrangère à ce qui se passait autour d'elle, de ne rien voir et de ne pas reconnaître les passants. De même elle interdit à sa langue toute parole inutile; et, pour se punir de l'abus qu'elle estimait en avoir fait autrefois, il lui arrivait souvent de la frotter contre le sol de manière à la mettre en sang. Mangeant uniquement pour vivre et forçant son corps à se contenter du nécessaire le plus strict et le plus réduit, elle s'interdit à jamais l'usage de la viande et des fruits qu'elle aimait beaucoup; et, lorsqu'on lui présentait quelque mets agréable qui pouvait la délecter, elle avait soin d'y mêler adroitement de la poudre d'absinthe ou d'aloès, de manière à lui donner un goût nauséabond et désagréable. Elle s'astreignit aussi à dormir fort peu; souvent elle mettait dans son lit des ronces et des chardons pour se priver de la douceur du repos. Mais, ainsi qu'elle nous le dit elle-même, Dieu qui voulait la laisser jouir du sommeil nécessaire, déjouait son calcul, et elle dormait aussi bien sur les épines que sur le duvet. Non contente de ces différents exercices, elle portait constamment un très rude cilice; et tous les jours elle passait six à sept heures en prières, immobile, agenouillée à nu sur la terre. Elle avoue que le corps en souffrait beaucoup; mais elle dit aussi qu'il s'y soumettait et ne laissait pas pour cela de servir l'âme avec zèle et fidélité. Les jeûnes auxquels elle se condamna étaient longs et sévères; cependant le feu qui la consumait desséchait à tel point son intérieur, que pendant les années qui suivirent sa conversion elle souffrit presque constamment d'une faim insatiable. « Ce qu'elle avalait, dit son biographe contemporain, était tout aussitôt consumé; elle eût digéré le fer ». Catherine s'attacha avec plus de soins encore à la mortification intérieure qu'à celle qui n'a rapport qu'à l'extérieur. « Les macérations infligées au corps, avait-elle coutume de dire, sont parfaitement inutiles lorsqu'elles ne sont pas accompagnées de l'abnégation du moi ». Pour mettre cette maxime en pratique, la sainte s'efforçait de découvrir toutes ses affections et les tendances de la volonté propre, afin de les vaincre et de les détruire. Dès que son appétit naturel aspirait à une chose, elle la lui refusait et l'obligeait à embrasser l'opposé; dès que la nature éprouvait de l'horreur ou de la répugnance pour quoi que ce soit, Catherine agissait à l'encontre de ce sentiment, pour asservir plus complètement la chair à l'esprit. Elle en vint ainsi à n'avoir plus aucun désir, aucune préférence, à se trouver, vis-à-vis de tout ce qui n'était pas Dieu, dans un état parfait de sainte indifférence. Elle prit également l'habitude de se soumettre aux autres, d'obéir avec promptitude, même à ses inférieurs, lorsqu'ils lui commandaient des choses permises, mais contraires à sa volonté; exerçant ainsi la vertu d'humilité dans sa plus grande perfection. A toutes les mortifications dont nous venons de rendre compte, Catherine joignit encore les exercices de la charité la plus sublime. Fort peu de temps après sa conversion, elle se dévoua au service des pauvres malades. L'administration dite de la Miséricorde existait depuis longtemps à Gênes; elle avait été fondée en 1403, par l'archevêque Pileus Marinus, qui avait confié à quatre des principaux citoyens de la République la gestion des biens des malheureux et des hôpitaux. Ces magistrats s'associaient habituellement huit dames nobles, riches, et de conduite irréprochables, lesquelles étaient chargées de veiller aux besoins des pauvres, notamment des pauvres honteux, et de les secourir. Or les matrones qui remplissaient ces fonctions à l'époque dont nous nous occupons, prièrent Catherine d'aller à la recherche des infirmes répandus dans la ville et de leur donner ses soins. Elle ressentit une joie inexprimable lorsqu'elle vit que, par pure obéissance, et sans que la volonté propre s'en fût mêlée, il lui était permis de servir Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la personne des infortunés; « et elle trouva de la sorte, dit son biographe anonyme, l'occasion d'exercer son ardente charité et d'accomplir en même temps les actes de la mortification la plus héroïque ».

La sainte commença sans délai l'exercice de son nouvel emploi. Tous les jours, la noble jeune femme, vêtue avec la plus grande simplicité, et les yeux constamment baissés, suivant sa coutume, parcourait les rues et les places publiques pour découvrir les pauvres et les malades qui cachaient leur détresse. Conduite par l'amour divin, elle finissait toujours par les trouver, et elle s'empressait de leur prodiguer ses soins et de leur rendre les plus humbles services. Rencontrait-elle quelques lépreux, quelques gens couverts d'ulcères ou de plaies engendrant la gangrène, ceux-là devenaient les objets de son dévouement le plus tendre; elle leur procurait des demeures saines et commodes, des lits, du linge, la nourriture et les remèdes dont ils avaient besoin; elle consacrait à cet emploi ses propres deniers aussi bien que les fonds de l'oeuvre de la Miséricorde. Mais elle ne se bornait pas à ces soins généreux, elle remplissait auprès des malades les offices de garde et de servante, jusque dans leurs détails les plus rebutants; elle emportait dans sa demeure les haillons des pauvres, les purifiait, les lavait, les purgeait de la vermine, les raccommodait, et les rendait parfumés et remis en bon état à ceux à qui ils appartenaient. Jamais Dieu ne permit qu'aucun des affreux insectes qui pullulent habituellement dans ces livrées de la misère s'attachât à Catherine. Notre sainte, non contente d'aller à la recherche des malheureux dans les différents quartiers de la ville, se rendait très souvent aussi à l'hospice de Saint-Lazare, destiné aux incurables. Des malades horribles à voir s'y trouvaient réunis; il en était qui, couverts de hideux ulcères de la tête aux pieds, répandaient l'odeur la plus infecte; désespérés par la souffrance, ils avaient sans cesse le blasphème à la bouche et prodiguaient  l'injure à tout ce qui approchait. Catherine leur opposait une douceur inaltérable; elle les soignait, les nourrissait, les calmait et les exhortait à la patience, à se soumettre à la volonté de Dieu et à donner un mérite infini à leurs douleurs en les unissant à celles plus cruelles encore que Jésus-Christ avait endurées pour l'amour d'eux. Elle revenait si souvent à la charge qu'habituellement elle consolait et fortifiait ceux même qui, d'abord, s'étaient montrés les plus durs et les plus récalcitrants. Cependant notre jeune sainte avait livré de rudes combats et subi de terribles assauts, avant d'être arrivée à la faculté de voir et de soigner impunément toutes les misères humaines.

Elle avait une horreur, instinctive pour les maladies, les ordures, les mauvaises odeurs surtout; mais l'esprit lutta avec courage contre les répugnances de la chair. Lorsque Catherine sentait son estomac en pleine révolte, à la vue de certains ulcères purulents et de certains insectes, elle portait résolument à la bouche ce qui causait son dégoût le plus violent et elle l'avalait. Et ces actes héroïques elle ne se borna pas à les faire une ou deux fois, elle les répéta jusqu'à ce qu'elle eût remporté le triomphe le plus complet, et que la nature fût domptée assez parfaitement pour être devenue indifférente à toutes choses et ne trouver de plaisir ou de peine en rien. Après que Catherine se fût livrée quatorze mois aux mortifications et aux oeuvres de pénitence dont il a été question dans ce chapitre, Dieu lui révéla qu'elle avait abondamment satisfait à sa justice.

« A cette même époque, ajoutent ses biographes contemporains, le souvenir peignant de ses fautes, qui jusqu'alors l'avait poursuivie jour et nuit, lui fut enlevé complètement; de telle sorte qu'elle ne le garda pas plus que si tous ses péchés eussent été jetés au fond de la mer ». Toutefois, malgré la certitude intime qu'elle éprouvait à cet égard, la sainte continua, pendant trois années encore, la pénitence que nous avons décrite ci-dessus. Au bout de ce temps, il n'existait plus en elle de vestiges d'aucun de ses appétits naturels; elle avait acquis une telle force dans les habitudes vertueuses, que la pratique de la perfection ne lui semblait accompagnée d'aucune difficulté, et qu'il ne lui arriva plus jamais d'avoir de tentation.

Chapitre VI

Détails sur la vie intérieure et sur les jeunes
extraordinaires de Catherine
.

Tandis que Catherine domptait la nature, brisait ses inclinaisons et anéantissait la volonté propre, jamais elle ne perdait la présence de Dieu. Elle ne l'avait pas perdue une seule fois depuis le jour où elle s'était vue terrassée comme un nouveau Saul dans le confessionnal de Sainte Marie des Grâces. « A partir de cet heureux instant, l'amour divin remplit son être, à l'exclusion de tout autre sentiment ».

Jamais il n'y eut, dans Catherine de Gênes, de hauts et de bas, de mouvements de ferveur ou de prostration extraordinaire. Sa conversion ne s'était pas faite peu à peu et graduellement; elle avait été complète et instantanée. La sainte ne comprenait pas que l'âme qui aime Dieu pût ne pas être toute à lui dès le premier moment, et qu'il fût possible d'avancer méthodiquement dans les voies de l'amour. Elle avait parfois des discussions, à ce sujet, avec sa belle-soeur Thomasine Fiesca, pieuse femme de très grand mérite, qui, elle aussi, avait formé le projet de fuir le siècle et les dangers du monde. Mais Thomasine, loin de rompre brusquement avec la société, se retirait peu à peu, avait peur de sa propre inconstance, et coupait doucement les liens qui l'avaient enlacée; en un mot elle cheminait lentement vers la perfection, par des vertus acquises. Tandis que Catherine y était arrivée d'un seul bond, par la grâce de Dieu. Notre sainte blâmait la marche timide de sa belle-soeur, et lui disait parfois que le véritable amour de Dieu ne pouvait s'arranger de tant de lenteur et de paresse à son service. « Catherine, lui répondait alors Thomasine, vous prenez les choses en désespérée; j'ai peur de ne pouvoir persévérer, et je serais trop accablée de honte, s'il me fallait revenir sur mes pas ». Et Catherine redoublait d'étonnement : la possibilité de retourner en arrière lui paraissait plus incompréhensible encore que tout le reste. "Si je revenais sur mes pas, s'écriait-elle, presque hors d'elle-même, je voudrais non seulement qu'on m'arrachât les yeux, mais encore qu'on me couvrit de toutes sortes d'opprobres et de honte." Les deux nobles femmes continuèrent cependant à suivre leurs différentes voies. Thomasine fit de grands progrès dans la vertu; ayant perdu son mari, elle prit le voile dans le couvent des dominicaines de Saint-Sylvestre, et vingt ans plus tard, Dieu se servit d'elle pour réformer un autre monastère du même ordre. Les contemporains célèbrent sa haute prudence, sa sainteté et son grand amour de Dieu.

Thomasine a laissé divers écrits et traités de dévotion très estimés; elle avait un talent remarquable pour la peinture, et, pendant plusieurs siècles, ses ouvrages en tapisserie ont fait l'admiration du public; elle mourut en 1535, âgée de quatre-vingt-six ans. Quant à Catherine, Dieu seul continua à faire ses opérations dans son âme et à la guider vers les hauteurs de la perfection la plus sublime, sans l'assistance d'un prêtre régulier ou séculier. Elle se bornait à se confesser; mais, pendant vingt-cinq ans, elle n'eut en qualité de directeur spirituel que Notre-Seigneur lui-même par ses instructions, il réglait la vie intérieure et extérieure de la sainte et lui apprenait tout ce qu'elle devait savoir. "Dieu, qui s'était chargé du soin de ma sanctification, dit à ce propos Catherine, ne voulait pas qu'un autre que lui ne se mêlât de cette affaire." Cette marche, tout exceptionnelle, a quelque chose qui effraie à la première vue; elle est contraire à la pratique que recommande l'Eglise comme la plus prudente et la plus sûre. La direction d'un guide sage et éclairé met en effet à l'abri des illusions de la vanité et des pièges du démon. Toutefois, saint Grégoire-le-Grand nous enseigne, dans ses Dialogues, que parfois Dieu conduit directement certaines âmes privilégiées, sans l'intervention d'aucune créature. « Il est des âmes, dit ce grand Pape, qui ont le Saint-Esprit pour maître; de sorte que, si la conduite des docteurs leur manque, la censure du maître des docteurs ne leur fait pas défaut. Mais, ajoute saint Grégoire, cette voie de liberté ne convient pas à tous. Que les faibles prennent garde de se croire ainsi sous la conduite du Saint-Esprit, de peur qu'ils ne deviennent maîtres de l'erreur, en refusant de se constituer les disciples d'un homme. L'âme qui est véritablement remplie de l'Esprit-Saint a, pour le savoir, des signes infaillibles, le progrès des vertus et l'humilité ». Les deux signes que saint Grégoire-le-Grand indique comme infaillibles se trouvaient réunis au plus haut degré dans Catherine; d'ailleurs, ses biographes les plus anciens nous apprennent que Dieu prenait soin de la rassurer et de dissiper les inquiétudes qu'on chercha à lui inspirer en diverses rencontres, à l'occasion de la voie qu'elle suivait. Cédant à l'avis de ceux qui lui disaient qu'elle marcherait plus en sûreté dans le chemin de l'obéissance, il lui arriva quelquefois de vouloir se soumettre à une direction spirituelle; mais elle éprouvait  alors un découragement et un malaise intérieur si grands, qu'elle était obligée de renoncer à son projet; et elle entendait distinctement la voix de son bien-aimé, qui lui disait en son coeur : « Confie-toi en moi, et ne te laisse pas troubler par ces pensées de crainte ».

Dieu, qui voulait la diriger seul, avait avec elle des colloques dans lesquels il lui donnait d'admirables leçons. Les trois premières règles d'une vie parfaite que le céleste précepteur communiqua à cette âme prédestinée furent les suivantes : « Ma fille, que jamais on ne vous entende dire : “Je veux, ou je ne veux pas; Vous ne direz jamais : Le mien, mais toujours, le nôtre; Ne vous excusez jamais; mais soyez toujours prête à vous accusez” ». Catherine grava ces leçons dans son coeur, et dans sa mémoire, et les mit fidèlement en pratique pendant toute sa vie. « En une autre occasion », disent ses biographes contemporains et les pièces de canonisation, « le Maître suprême, parlant à sa disciple bien-aimée, lui dit : “Je veux que vous donniez pour fondement à votre vie spirituelle ces paroles du Pater : Que votre volonté soit faite; cela signifie, ma fille, que vous devez vous conformer parfaitement à la volonté de Dieu, en toutes choses, à savoir, en tout ce qui a rapport à votre corps et à votre âme, à vos parents et à vos amis, à vos propriétés, à vos joies et à vos douleurs. Dans la salutation angélique, vous choisirez le mot Jésus, vous l'imprimerez profondément dans votre coeur, et, dans toutes les occasions et les nécessités de votre vie, ce mot divin vous servira de guide et de bouclier. Je veux aussi que vous preniez dans tous les livres saints une seule expression, qui en est comme la substance et le sommaire; la voici : Amour. L'amour vous rendra droite et gaie, prête à tout, fidèle, courageuse, et il vous préservera de toute erreur. Il vous dirigera par sa lumière, sans que jamais l'assistance d'aucune créature vous soit nécessaire; car jamais l'amour n'a besoin d'aide; il suffit pour faire réussir tout ce qu'il entreprend; il ne redoute rien; rien ne le fatigue, le martyre même lui semble plein de douceur. Aucune parole ne saurait donner une juste idée ni de la puissance de l'amour, ni de ses effets. Enfin l'amour règlera et purifiera vos inclinaisons et vos sentiments, et il consumera toutes les autres affections de votre âme et de vos sens” ». Catherine obéit merveilleusement à ces enseignements célestes, et Dieu la combla de grâces de plus en plus extraordinaires. L'une de ces grâces lui fut accordée au commencement du carême de la troisième année après sa conversion. Au jour de l'Annonciation, Notre-Seigneur fit entendre sa voix au coeur de la sainte et l'invita à l'accompagner dans le désert pour jeûner avec lui. Elle accepta avec joie, et, au même moment, elle perdit complètement le goût des aliments corporels et la faculté d'en faire usage. Elle resta jusqu'à Pâques sans prendre d'autre nourriture que le pain des Anges, qu'elle recevait chaque matin. Les trois jours de la fête, elle retrouva la faculté de manger, puis elle la perdit de nouveau, jusqu'à l'accomplissement de la sainte quarantaine.

Pendant les premiers temps de ce jeûne prodigieux, Catherine craignit que l'excessive répugnance qu'elle éprouvait pour les aliments ne fût une illusion produite par Satan. Elle continua donc à s'asseoir tous les jours à la table commune, et elle fit des efforts inouïs pour manger. Mais aussitôt que, surmontant son dégoût extrême, elle avait avalé quelque chose, son estomac le rejetait avec d'inexprimables douleurs. Ses commensaux stupéfaits d'un phénomène aussi extraordinaire, eurent inutilement recours à tous les moyens qu'emploie la médecine en pareil cas; et ne sachant plus qu'imaginer, ils firent ordonner à Catherine, par son confesseur, de manger comme tout le monde. Elle obéit avec sa promptitude habituelle; mais, cette fois, le vomissement fut encore plus douloureux que les précédents, et la sainte sembla prête à rendre le dernier soupir. Le confesseur, admirait l'opération divine, n'osa plus renouveler l'expérience. A partir de ce moment et pendant vingt-trois années consécutives, Catherine Adorne observa ce jeûne complet durant tous les carêmes et tous les avents. Jamais elle ne mangeait depuis le lundi de la Quinquagésime jusqu'au dimanche de Pâques, ni depuis la Saint-Martin jusqu'au jour de Noël; seulement elle prenait de loin en loin un verre d'eau mêlée de sel et de vinaigre, non point par goût ou par besoin, mais en mémoire de la boisson offerte au Sauveur crucifié. « Et lorsqu'elle avalait ce détestable breuvage, ajoutent ses biographes, on eût dit, au bruit qu'il opérait dans l'estomac de la sainte, qu'il tombait sur une pierre rougie au feu, tant était grande l'ardeur intérieure qui la consumait ». Il ressort avec évidence des témoignages contemporains et de toutes les pièces du procès de canonisation que, durant ses longues abstinences, Catherine se sentait plus forte et plus robuste qu'à l'ordinaire; elle travaillait davantage sans se fatiguer, dormait plus longtemps et mieux, et avait toutes les apparences d'une santé plus florissante que d'habitude [1]. Son humilité ne subit aucune altération à la suite des grâces et des faveurs visibles et extraordinaires que Dieu lui accordait; car, un jour que plusieurs personnes s'étonnaient de son jeûne prolongé, elle s'écria : « Si nous voulons admirer les opérations divines, occupons-nous plutôt des grâces intérieures que des choses extérieures. Mon abstinence est l'oeuvre de Dieu, ma volonté n'y est pour rien. Je ne puis donc m'en glorifier; nous ne devons pas même nous en étonner, car rien n'est difficile au Seigneur. Attachons-nous à considérer uniquement l'amour avec lequel sa divine majesté opère dans tout ce qu'elle fait, pour subvenir à nos nécessités et pour sa gloire. Quand l'âme voit les oeuvres si pures et si nettes de cet amour, qui agit sans considération d'aucun mérite de notre part, elle sent qu'à son tour elle doit aimer Dieu d'un amour désintéressé, n'ayant en vue que le Seigneur, et non pas les grâces qu'elle en pourrait recevoir; elle comprend que Dieu est digne d'être aimé pour lui-même, sans mesure, et sans égard à aucun intérêt personnel ».

Baillet, disciple zélé et fidèle de la triste école qui s'est efforcée de dépouiller les saints de leur auréole et de faire disparaître les miracles de l'histoire de l'Eglise, a cherché à jeter du doute sur le fait si avéré des jeûnes de Catherine de Gênes. Il le combat par de pitoyables raisons, dont la principale est que la chose lui paraît incroyable. Baillet réussit simplement à faire acte d'aveuglement et d'ignorance : d'aveuglement, parce qu'un événement miraculeux attesté unanimement par les témoins contemporains les plus dignes de foi, examiné d'après toutes les règles de la critique historique, et reconnu véritable dans un procès de canonisation, ne saurait être raisonnablement l'objet d'un doute; d'ignorance, parce qu'il lui eût suffi de jeter un coup d'œil sur les annales ecclésiastiques, pour trouver une foule d'exemples de jeûnes semblables. On les rencontre à travers tous les siècles, depuis les temps de saint Siméon Styliste et de saint Patrick, apôtre de l'Irlande, jusqu' à ceux de saint Nicolas de Flue, qui, pendant vingt années, ne prit aucune autre nourriture que la très sainte Eucharistie, de sainte Catherine de Sienne, d'Angèle de Foligno, et de tant d'autres saints qu'il est inutile de citer ici.

Chapitre VII

Conversion du mari de la sainte.

Catherine placée a la tête du grand hôpital de Gênes conversion de marc Del Sale. Julien Adorne avait continué à mener une vie dissipée, et à se livrer à sa passion pour le jeu et pour les plaisirs du monde. Catherine, sans jamais se plaindre, priait Dieu de sauver cette âme qui courait à sa perte. Julien ne mettait pas de bornes à ses folles prodigalités; au bout de quelques années, il se trouva complètement ruiné, et, après avoir payé ses dettes, il se vit réduit à un état voisin de la pauvreté. La fortune de sa femme avait disparu avec la sienne. Alors enfin, il rentra en lui-même, pria humblement Catherine de lui pardonner sa conduite passée, se fit recevoir tertiaire dans l'ordre de Saint-François, et s'associa aux bonnes oeuvres de notre sainte. Catherine continuait à aller à la recherche des infirmes et des malheureux, et à leur prodiguer les secours et les consolations. Mais Dieu, voulant faire davantage la charité de sa fille bien-aimée, la transporta sur un plus vaste théâtre. Il inspira aux nobles administrateurs du grand hôpital de Gênes la pensée de confier à cette femme héroïque la surveillance du service des malades de leur établissement. Ils espéraient que, si elle acceptait cette proposition, les employés, encouragés par les exemples, rempliraient leurs devoirs avec plus de zèle, qu'elle leur apprendrait à donner des soins, non seulement aux corps, mais encore aux âmes des infirmes; et enfin ils jugeaient que la présence d'une femme de si sainte vie et d'un rang si élevé ferait rejaillir beaucoup d'honneur sur l'hospice et sur ses chefs et directeurs. Catherine fut priée, en conséquence, d'étendre sa charité aux nombreux infortunés que renfermait cette immense maison, et de leur donner la même assistance qu'à ceux de la ville. Elle accepta joyeusement; car son divin Maître lui avait dit : « Ma fille, je veux que toutes les fois que vous serez priée d'accomplir une oeuvre de charité, telle que de servir les pauvres et les malades, vous ne vous en excusiez jamais, et que toujours vous accomplissiez la volonté d'autrui ». Une maison de très modeste apparence, située à côté de l'hospice et de laquelle dépendait un petit jardin, était alors disponible. Catherine la loua, afin d'être plus près de ceux qu'elle devait soigner. Elle s'y établit avec son époux, et commença à exercer son nouvel emploi. Jour et nuit on voyait la noble femme, jeune et belle encore, couverte de  vêtements grossiers, parcourir les salles, s'arrêter à tous les lits, prodiguant les consolations, et renouvelant les actes héroïques dont nous avons rendu compte précédemment. Les contemporains rapportent entre autres faits que, dans les premiers temps du séjour de Catherine au grand hospice, on y avait recueilli une tertiaire franciscaine, personne de sainte vie, atteinte d'une fièvre pestilentielle. Cette femme eut une agonie de huit jours, pendant lesquels elle perdit l'usage de la parole. Notre sainte la visitait fréquemment, et l'engageait à appeler Jésus. La moribonde ne pouvait proférer un son; mais le mouvement de ses lèvres et l'expression de son regard prouvaient qu'elle avait la volonté de le faire, et que son coeur était brûlant d'amour. « Alors, dit encore le vieil historien, Catherine, lui voyant la bouche pleine de Jésus, ne se contint plus; elle baisa avec transport les lèvres de la mourante, pour y recueillir le nom sacré de son bien-aimé. Mais, elle y prit aussi le germe de la peste qui la réduisit à toute extrémité. Elle en guérit contre toute espérance, et rentra dans ses fonctions habituelles ». Catherine eut occasion d'exercer l'obéissance à un degré héroïque, tandis qu'elle assistait les malheureux du grand hospice. Elle exécutait humblement, sans se permettre une observation ou une réplique, les ordres que lui donnaient les officiers inférieurs et les serviteurs de l'établissement, et ceux-ci abusaient des vertus de la sainte, pour la traiter comme si elle eût été leur servante, et l'accabler souvent des reproches les plus injustes. Elle supportait tout, jamais elle ne répondait; et cette humilité excessive lui attirait de nouveaux mépris. Ces mépris étaient pour elle une source de joie intime; car son désir le plus ardent était d'occuper le dernier rang dans l'estime de tout le monde; elle chercha, et réussit, à se rendre plus vile encore dans l'opinion de ceux qui l'entouraient, en demandant l'aumône dans les rues et aux portes des églises, et en vendant l'ouvrage de ses mains pour vivre. Les employés de l'hôpital profitèrent avec empressement de cette circonstance pour tourner en ridicule une personne dont le zèle et l'abnégation contrastaient avec leur paresse et leur vénalité. Mais, si les serviteurs de l'hospice méprisaient la sainte, ses nobles protecteurs, au contraire, observateurs de ses vertus, de son dévouement, et de la puissance merveilleuse que Dieu lui avait donnée pour la conversion des âmes, éprouvaient pour elle une vénération sans bornes. A près avoir été témoins, pendant plusieurs années, de son ardeur et de ses travaux, ils la nommèrent rectrice de l'établissement, et ils lui conférèrent des pouvoirs illimités. Catherine accepta, sans sortir pour cela de son humilité et de son abjection; elle remplit scrupuleusement les devoirs étendus de sa charge; mais ne renonça à aucune de ses oeuvres habituelles de charité. On était stupéfait en voyant que, malgré ses longues oraisons, ses fréquents ravissements, elle savait s'arranger de manière à ne rien négliger, et à ne jamais oublier la moindre des affaires confiées à ses soins. Dieu lui-même y veillait; les immenses sommes nécessaires à l'entretien de l'établissement lui passaient par les mains; elle était chargée des recettes et des dépenses; elle tenait registre de tout, et jamais, après de longues années de gestion, on ne put découvrir l'erreur la plus légère dans ses comptes. « Mais, dit à ce propos son biographe, autant elle était attentive au bien des pauvres, autant elle avait peu de souci de ce qui lui appartenait en propre; Catherine ne s'occupait en aucune façon de ses affaires privées, elle avait remis à Dieu la direction de tout ce qui regardait sa personne, et elle était à cet égard dans l'indifférence la plus complète ». La sainte dirigea jusqu'à sa mort le grand hospice de Gênes. Ce qu'il y a de plus remarquable et de plus extraordinaire, c'est qu'en remplissant avec un zèle incomparable ses laborieuses fonctions de directrices, elle se bornait à obéir à l'impulsion divine qui la poussait à travailler, à marcher et à parler, mais sans faire, pour ainsi dire, d'acte de volonté. Les puissances de son âme étant complètement submergées dans l'océan de l'amour de Dieu, elle restait étrangère à ce qui se passait autour d'elle : « Elle était si pleine de Dieu, dit son plus ancien historien, que l'accès de son coeur et de son esprit demeurait entièrement fermé aux créatures; elle était par conséquent incapable d'appliquer sa mémoire, son intelligence, et ses autres facultés, aux actions extérieures; mais, lorsque cela devenait nécessaire, le Seigneur la rendait à elle-même, de manière qu'elle pût opérer au dehors ».

Catherine, tout en agissant lorsque Dieu l'y incitait, ne sortait pas de la solitude et du recueillement intérieur, et ne permettait jamais à quoi que ce soit de se placer entre elle et son bien-aimé. Sa crainte à ce sujet était telle, qu'un jour elle s'écria : « Seigneur, vous me commandez d'aimer le prochain, et cependant je ne puis aimer que vous, et je ne veux pas que jamais l'amour de la créature se mêle à celui que je vous porte : comment donc ferai-je ? ». La voix divine qui lui parlait se fit entendre dans l'intérieur de son cœur, et lui dit : « Ma fille, celle qui m'aime doit aimer aussi ce que j'aime; par conséquent elle doit aimer le prochain, après Dieu, s'employer de corps et d'âme pour procurer son salut, et ne jamais éviter les occasions, même pénibles et dangereuses, de lui porter secours. L'amour du prochain est une marque infaillible de l'amour que la créature porte à Dieu, puisque le Seigneur est le créateur, le père et le conservateur de tous les hommes. C'est par l'amour du prochain que la créature reconnaîtra véritablement le grand amour que Dieu lui porte; ne pouvant faire de bien à la divine Majesté qui n'en a pas besoin, elle en procure, pour son amour, aux membres souffrants de Jésus-Christ. La charité envers le prochain est une des vertus les plus excellentes elle consiste : A lui vouloir le même bien que l'on se veut à soi-même. A céder les intérêts temporels pour procurer le salut de son âme. A lui faire le bien sans en rien prétendre, purement pour l'amour de Dieu ». Catherine fut alors rassurée, craignant cependant la faiblesse humaine, et redoutant ce qui aurait pu troubler son colloque intérieur, elle demanda au Seigneur de lui enlever, complètement et parfaitement, le souvenir de toute oeuvre de charité aussitôt qu'elle l'aurait accomplie. Cette grâce lui fut accordée. Nous avons dit qu'en se chargeant de la direction du grand hôpital, la sainte n'avait pas cessé de s'occuper des infortunés de la ville. Or il advint, un jour qu'une femme, nommée Argentine, se rendit à l'hospice pour demander à Catherine de venir voir son mari et de prier Dieu pour lui. C'était un nommé Marco del Sale, qui habitait dans le quartier du Môle. Il avait un cancer au nez; et, après avoir fait usage inutilement des remèdes employés dans la médecine, il était dans un état voisin du désespoir. " Notre sainte était de si grande et prompt obéissance " envers chacun ", que, lorsqu'on l'appelait pour faire une oeuvre de miséricorde, elle se levait aussitôt et allait là où on  la conduisait. Elle suivit donc l'étrangère; et, étant arrivée auprès du malade, elle le consola par quelques paroles toutes parfumées de charité et d'humilité. Puis elle partit, accompagnée d'Argentine, pour retourner à l'hôpital. Les deux femmes, passant devant l'église de Sainte Marie des Grâces, dite la vieille, y entrèrent. Là, s'étant agenouillée dans un coin, Catherine se sentit poussée à prier pour Marco del Sale; et, après avoir terminé son oraison, elle s'en revint chez elle et congédia Argentine. Celle-ci s'empressa d'aller rejoindre son mari. Elle le trouva aussi changé que si d'un démon il fût « devenu un ange »; dès qu'il la vit, il s'écria, d'un cœur joyeux et attendri : « O Argentine, dis-moi qu'elle est la sainte âme que tu m'as amenée ici ? » — « C'est Madame Catherine Adorna, répondit-elle, qui est de très parfaite vie ». Alors le malade ajouta : « je te prie pour l'amour de Dieu, de me l'amener une autre fois ». Sa femme le lui promit; et, en effet, le jour suivant elle retourna à l'hôpital, supplia la bienheureuse Catherine de visiter encore Marc, et lui raconta ce qui s'était passé. La sainte n'ignorait pas le changement qui s'était opéré dans le malade; la correspondance qu'elle avait sentie pendant sa prière de la veille l'avait instruite de tout. Car jamais elle ne pouvait se mettre à faire d'oraison particulière, que d'abord elle ne se sentit émue intérieurement et attirée de Dieu, et cette même émotion lui faisait comprendre aussi qu'elle serait exaucée. Lorsqu'elle entra dans la chambre de Marc, il l'embrassa et pleura longtemps; puis, le visage baigné de larmes, il lui dit avec une extrême douceur : -" Madame, j'ai désiré que vous vinssiez ici, premièrement pour vous remercier de la grande charité que vous m'avez témoignée, et puis pour vous demander une grâce que je vous supplie de ne pas me dénier. Il faut que vous sachiez que, lorsque vous fûtes partie d'ici, Notre Seigneur Jésus-Christ vint visiblement à moi, en la même forme sous laquelle il apparut à sainte Madeleine dans le jardin; il me donna sa très sainte bénédiction, me pardonna mes péchés, et me dit de me préparer, parce qu'au jour de l'Ascension je m'en irais à lui. Je vous prie donc, ma très douce mère, qu'il vous plaise d'accepter Argentine pour votre fille spirituelle, et de toujours la tenir auprès de vous; et toi, Argentine, je te prie de l'avoir pour agréable." Les deux femmes, ayant entendu ces paroles, y acquiescèrent joyeusement. Catherine partit, et Marc fit demander un religieux de l'ordre de Saint-Augustin, du monastère de la Consolation, se confessa et communia. Puis il mit ordre à ses affaires avec un notaire, en présence de ses parents, en ayant soin de disposer toutes choses de manière que chacun fût satisfait. Ceux qui l'entouraient croyaient que l'excès de la souffrance lui avait fait perdre le sens, et ils lui disaient : — Marc, prends courage, car bientôt tu seras en santé; il n'est pas encore besoin que tu t'occupes de ces choses. Mais leurs discours ne firent aucune impression sur le malade. La veille de la fête de l'Ascension, il demanda encore le même religieux, se confessa de nouveau et reçut le saint viatique; puis il se fit donner l'extrême-onction avec la recommandation de l'âme, « se munissant ainsi de toutes choses nécessaires à son voyage avec de grands sentiments de dévotion ». Lorsque la nuit commença, Marc pria le confesseur de retourner à son monastère. « Quand le moment sera venu, ajouta-il, je vous avertirai ». Chacun étant alors sorti de la maison, il demeura seul avec Argentine, sa femme; et, se tournant vers elle, il lui présenta le crucifix qu'il tenait à la main, et lui dit : « Mon amie, voilà celui que je te laisse pour mari; prépare-toi à souffrir; je te l'annonce, tu souffriras beaucoup; mais donne-toi toute à Dieu, et réjouis-toi, car la douleur est l'échelle par laquelle on monte au ciel ». Marc passa toute la nuit à donner de pieux avis à celle qu'il allait quitter; et, l'aube du jour ayant paru, il lui dit encore : « Argentine, reste fidèle à Dieu, l'heure est venue ». Ayant prononcé ces paroles, il expira doucement. Au même moment, son confesseur entendit distinctement frapper à la fenêtre de sa cellule, et dire ces mots : Ecce Homo, — Voici l'homme. Il comprit que Marc était allé à Dieu. Le corps ayant été enseveli, Argentine se retira auprès de Catherine, qui l'accepta pour sa fille spirituelle, ainsi qu'elle l'avait promis. Elle ne la quitta plus, et c'est grâce aux soins de cette veuve dévouée que notre sainte atteignit un âge avancé. « Si elle n'eût eu cette fille, elle fût morte longtemps auparavant ». Argentine eut beaucoup à souffrir, moralement et physiquement, de plusieurs douloureuses et longues maladies; Marc le lui avait annoncé; mais elle porta sa croix avec une angélique patience.

Catherine la menait toujours et partout avec elle; et un jour qu'elles se trouvaient ensemble dans l'église de Notre-Dame, dont il a été question ci-dessus, la sainte dit à sa compagne : « C'est ici le lieu où fut impétrée la grâce pour votre mari ». Le Seigneur permit qu'elle prononçât ces paroles, afin que ce grand miracle fût publié et manifesté pour l'édification des fidèles.

Chapitre VIII

Effets admirables de l'amour de Dieu dans l'âme
de Catherine et son union avec Notre-Seigneur
.

Nous croyons nécessaire de présenter quelques observations au lecteur, avant de commencer ce chapitre et ceux qui le suivront, afin qu'il n'en force pas le sens. La crainte des peines de l'enfer est un sentiment bon et saint que l'Eglise approuve; à plus forte raison, elle approuve l'espoir des récompenses. Les plus grand saints se sont aidés pendant la vie de ce dernier stimulant. Mais Dieu peut élever ici-bas certaines âmes à un état qui semble réservé exclusivement aux bienheureux; l'erreur serait exceptionnel. Le Seigneur a voulu faire pour Catherine un miracle perpétuel; il a voulu nous montrer un séraphin dans une chair mortelle. Voilà ce qu'il importe de ne pas oublier en parcourant les chapitres qu'on va lire.

Mais, dira-t-on, à quoi bon proposer une vie inimitable ? Pourquoi est-il dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », demanderons-nous à notre tour ? Ces préliminaires posés, nous reprenons notre récit. Le langage humain ne fournit pas de termes propres à exprimer et à faire comprendre le degré d'amour de Dieu auquel était arrivé Catherine. Depuis le jour où la grâce l'avait terrassée aux pieds de son confesseur, cet amour, dégagé de tout alliage impur, de toute attache aux créatures, de toute influence exercée par les sens, de tout mélange d'amour-propre, ne s'était pas refroidi un instant, et seul il avait rempli son cœur et son esprit. Elle affirmait elle-même ne pas savoir ce que c'était que souffrir intérieurement ou extérieurement par la chair, le monde, le démon ou quelque autre cause que ce soit; transformée et fondue entièrement en son Dieu, sa volonté ne pouvait considérer comme choses adverses rien de ce qui lui arrivait; loin de là, elle prenait tout, plaisir et peine, santé, maladie ou souffrance, comme lui étant envoyé par celui qu'elle aimait; et dès lors elle y trouvait sa volupté et sa joie. Souvent Dieu la faisait boire au torrent des délices des bienheureux, et la remplissait d'une suavité spirituelle si exquise, que le corps lui-même y participait et en ressentait les surprenants effets. Cela lui arrivait en particulier après la communion. Lorsqu'elle éprouvait ces joies qui lui faisaient connaître par anticipation le bonheur des élus, elle s'adressait au Seigneur et lui disait : « O Jésus, voulez-vous m'attirer par ces douceurs ? C'est vous-même que je désire et que j'attends, et non pas ce qui vient de vous. Je n'ai pas besoin de ces secours, pour m'approcher de vous. Je veux vous aimer d'un amour pur et sincère, sans aucune nourriture pour le corps ou pour l'âme. Je fuis ces goûts délicieux qui, si je les savourais, mettraient obstacle au désintéressement de mon amour. Je ne recherche pas ces suavités dans la vie présente; vous le savez, ô mon Dieu, je n'aspire qu'à jouir de vous seul; je dois donc tenir mon coeur dégagé de ces consolations et n'y attacher aucun prix, car souvent elles corrompent l'amour. Je vous résisterai, ô mon Dieu, tant que je le pourrai, je ne me prêterai à aucune de ces jouissances, et je vous supplie de ne les accorder désormais, ni à moi, ni à ceux qui ne cherchent et ne veulent que votre amour, car ce ne sont pas les moyens qui y mènent ! »

Mais Catherine avait beau faire, plus elle refusait les consolations spirituelles, plus Dieu les lui accordait, précisément parce qu'elle les refusait. Elle eût désiré que toutes les créatures aimassent Dieu et le servissent sans aucun espoir de récompense. Notre -Seigneur lui avait fait connaître un jour la pureté de l'amour qui, pendant sa vie terrestre, l'avait poussé à souffrir pour elle. Cette vue avait allumé un sentiment de reconnaissance si passionné dans le coeur de Catherine, qu'à son tour elle voulait aimer Dieu pour lui-même et sans aucun intérêt. « O mon très doux Jésus, s'écriait-elle, avons-nous besoin de consolations et de l'espérance d'être récompensés sur la terre et au ciel, pour nous engager à vous aimer et à vous servir ? Vous qui êtes le Seigneur de toutes choses, vous n'avez pas consulté les satisfactions de votre âme et de votre corps, lorsque vous êtes venu ici-bas pour opérer  le salut du monde ! L'homme donc, à son tour, devrait n'avoir aucun égard aux siennes dans l'accomplissement de votre sainte volonté. Ce qu'exige d'ailleurs cette volonté souverainement aimable est pour notre bien et notre utilité ». La bienheureuse Catherine avait sans cesse présentes à la mémoire les paroles de Jésus-Christ : « Celui qui connaît mes commandements, et qui les observe, a pour moi un amour véritable." Et il lui semblait que, plus que personne, elle était tenue d'obéir à la loi sainte, pour exprimer à Dieu sa tendresse et la violence de son amour. " O Seigneur, disait-elle souvent, si les autres ont une obligation d'observer vos commandements, si pleins de suavité et si conformes à l'esprit, bien que contraires à la sensualité, j'en veux avoir dix. Vous nous les imposez pour nous procurer la paix, le bien suprême, l'union avec vous !" La sainte, ajoute encore son premier historien, était si dégagée des créatures, des affections, et des sentiments propres de l'âme et du corps, et si complètement plongée, avec l'entendement, la volonté et la mémoire, dans le paisible océan de son amour, que souvent elle ne trouvait plus de mots pour exprimer ce qu'elle éprouvait, et alors tout son parler était soupirs remplis de flammes ardentes avec perte des sens.

Il lui paraissait que chacun pouvait se précipiter avec les moelles de l'âme et du corps dans le même amour qu'elle, et que, puisque Dieu s'est fait homme pour nous faire Dieu, nous devons tous nous faire Dieu par participation. Elle sentait en elle-même un continuel rayon d'amour venant d'en haut; ce rayon lui avait été donné dès le commencement de sa conversion, et la liait au Seigneur comme par un fil d'or pur et indescriptible. Elle savait que jamais ce fil ne se délierait, que jamais elle ne perdrait Dieu, et toute crainte mercenaire et servile avait disparu de son coeur. Sa confiance était telle, que lorsqu'elle était attirée à prier pour quelque chose, il lui était en l'esprit : Commande, car l'amour le peut faire. « O mon doux Amour, s'écriait-elle alors, je ne saurais comprendre que l'on puisse aimer autre que vous, et si je la comprenais j'en aurais une peine extrême ». Puis, s'adressant à ceux qui l'entouraient, elle ajoutait, les yeux enflammés et le visage brûlant : « L'amour divin est proprement et vraiment notre amour, car nous avons été créés pour lui; mais l'amour de toute autre chose n'est en réalité que de la haine, car il nous prive de notre propre et vrai amour qui est Dieu. Aimons donc celui qui nous aime, à savoir le Seigneur; laissons ce qui ne nous aime pas, c'est-à-dire, toutes les choses au-dessous de Dieu, car elles sont ennemis du vrai amour et lui font obstacle ! » « C'est amour est si doux et si plein de charmes ineffables, qu'à côté de lui tout autre amour parait triste et désolé; il rend l'homme si riche, que tous les biens de ce monde lui semblent une pure misère : il élève et porte si fort les affections en haut, qu'on ne sent plus la terre sous les pieds et que l'on ne connaît plus les peines d'ici-bas; il donne enfin à la créature une si parfaite liberté, qu'elle demeure toujours avec Dieu sans aucun empêchement ». De semblables expressions étaient fréquentes dans la bouche de Catherine; elles ravissaient ceux qui avaient le bonheur d'entendre cette femme séraphique.

Un religieux franciscain, le Père Dominique de Pouzo, se trouvait un jour présent à un de ces entretiens. Voulant éprouver la sainte, ou espérant peut-être lui inspirer le regret de ne pas avoir embrassé l'état monastique, il se mit à vanter cet état et à dire qu'en sa qualité de religieux, ayant renoncé à jamais aux choses de la terre, il était plus apte à aimer Dieu que Catherine, qui tenait encore au monde par le bien conjugal. Impatiente de ce discours qui prétendait poser des bornes à son amour, elle se leva, les yeux étincelants, comme ravie hors d'elle-même par la puissance des sentiments qui bouillonnaient dans son coeur, et elle s'écria : « Si j'étais persuadée que votre scapulaire pût ajouter la moindre étincelle au feu de mon amour, et si je ne pouvais m'en emparer autrement, je vous l'arracherais, sachez-le bien. Au reste, il se peut que votre état régulier et votre renoncement à tout vous fassent acquérir des mérites supérieurs aux miens, et si cela est, je vous en félicite. Mais, pour ce qui est de l'amour de Dieu, jamais je ne croirai que je sois incapable d'en avoir autant que vous; rien n'arrête le mien, et, si quelque chose pouvait lui faire obstacle, il ne serait pas pur ». Elle prononça ces mots avec une si extrême véhémence, qu'elle avait l'air d'une prophétesse inspirée. Puis, quittant les assistants étonnés, elle se retira dans sa chambre et dit à Dieu : « O Seigneur de tout mon être, si le monde, le mariage, ou quoi que ce soit, était capable de m'empêcher de vous aimer, l'amour serait une chose vile; mais il a assez de force pour vaincre tout ce qui s'oppose à lui ! ». Les Bollandistes observent, au sujet des paroles que nous venons de rappeler, qu'assurément il n'entrait pas dans la pensée de Catherine de contester que l'état religieux ne fût pas le plus parfait de tous, ou d'établir entre la condition de séculier et celle de religieux une comparaison défavorable à ce dernier, mais qu'elle voulait simplement faire connaître la disposition dans laquelle la bonté divine avait mis son âme." Elle comprenait qu'il est plus difficile d'arriver au pur amour dans le siècle que dans la vie religieuse; mais elle jugeait avec raison que l'habit seul ne fait pas le moine." On se tromperait également si l'on croyait découvrir dans ces expressions quelque trace de vaine gloire ou de présomption. Ces sentiments étaient complètement étrangers à Catherine. « Elle eût supporté mille morts plutôt que de s'attribuer quelque bien et de ne pas tout rapporter au Seigneur; elle savait que, par elle-même, elle était vile et pleine d'iniquités, et elle avait coutume de répéter souvent que l'homme, livré à ses seules forces, parcourrait promptement le cercle complet de la malice, et que toute vaine gloire provient de sottise et d'ignorance ».

Telles étaient les pensées de Catherine. Loin de s'enorgueillir de quoi que ce soit, elle disait : « Je ne voudrais pas que jamais on m'attribuât un seul acte méritoire, quand même je serais certaine avec cela de ne plus tomber et d'être sauvée; la vue d'un tel acte me serait un véritable enfer; je serais pire que le démon et je déroberais à Dieu ce qui lui appartient, si je pensais avoir travaillé moi seule à mon salut et avoir accompli moi seule un acte qui, comme mien, m'aidât à me sauver sans la grâce divine. Toutes les actions et oeuvres vertueuses sont sans valeur si elles ne sont vivifiées par la grâce vivifiante; cependant il est besoin de travailler et de s'exercer, car la grâce divine ne vivifie que celui qui opère, et elle est toujours à sanctifier ce que fait la créature qui n'est point en péché mortel. Tout le monde peut se sauver, car chacun est maître d'user du libre arbitre que Dieu lui a donné pour faire le bien et quitter le mal; mais de même aussi chacun peut être assuré qu'il sera damné éternellement s'il demeure en péché mortel, quelques bonnes oeuvres qu'il produise; car elles ne seraient point vivifiées par la grâce, et elles demeuraient mortes ». Donc nous devons agir et opérer, mais en même temps nous devons reconnaître : « Premièrement, que tout le bien vient de Dieu; c'est en lui qu'il faut le voir, le vouloir, le laisser, car tous les bons mouvements et toutes les bonnes opérations qui se peuvent imaginer descendent de cette source originelle de l'amour divin. Secondement, que tout le mal vient de la créature seule et est commis par vaine gloire; de nous-mêmes nous ne pensons qu'à nos sensualités, nous suivons l'inclinaison mauvaise que le péché a imprimée dans la nature, et cette inclinaison nous tire toujours en bas, de même que la pierre lancée en l'air cherche toujours à revenir à la terre et y revient de fait si elle n'en est empêchée ». Les contemporains rapportent de Catherine beaucoup d'autres paroles encore qui expriment la vive horreur que lui inspiraient la présomption et la vanité, et témoignent de la profonde humilité avec laquelle elle rapportait toutes choses au Seigneur.

Il advint un jour que quelqu'un lui adressa un éloge à l'occasion de ses innombrables oeuvres de charité et de ses mortifications. La bienheureuse repoussa ces paroles louangeuses avec la plus grande énergie et s'écria impétueusement : « S'il y a quelque chose de bon en moi, ou dans d'autres créatures, cela vient véritablement de Notre-Seigneur; ce que je fais de mal vient au contraire de moi seule, je n'en puis attribuer la faute ni au démon ni à qui que ce soit, mais uniquement au mauvais usage que je fais de mon libre arbitre, à ma volonté, à mon inclinaison, à ma superbe, à ma sensualité et à mes mouvements dépravés; si le Seigneur ne m'assistait, je ne ferais jamais aucun bien. Pour ce qui est de mal faire, je suis pire que Lucifer, et cela je le reconnais avec une certitude si complète, que, si tous les anges me disaient le contraire, je ne le croirais pas, parce que je vois clairement que le bien est en Dieu, et qu'en moi, sans la grâce, il n'y a autre chose que défaut, misère et néant... » Le langage de Catherine était plutôt angélique qu'humain, à ce qu'en rapportent ses contemporains. Elle affirmait un jour que, par la bonté de Dieu, elle possédait l'amour, sans crainte de le perdre jamais; puis elle ajoutait que la foi et l'espérance n'existaient plus en elle, et qu'elles avaient été remplacées par la certitude et la possession du bien suprême. « Un cœur qui se trouve en Dieu, dit-elle en une autre occasion, voit au-dessous de soi de toute chose créée, non par orgueil et superbe, mais par l'union qu'il a avec le Seigneur, et par laquelle il lui semble que tout ce qui est à Jésus est aussi tout sien. Oui, mon amour, vous êtes mien, tout est mien, parce que tout ce qui est à vous est à moi. Je ne vois autre chose que vous, c'est vous seul que je comprends et que je connais. Je ne puis être vaincue, vous êtes ma forteresse; on ne saurait me donner de crainte ou d'effroi par l'enfer, ni de joie par le ciel, car tout ce qui m'advient je le prends de votre main, et ainsi je demeure parfaitement en paix auprès de vous. Je suis muette et absorbée en vous, je ne puis voir ni bien, ni béatitude en aucune créature, à moins qu'elle ne soit tellement perdue et plongée en vous, que vous seul demeuriez en elle et elle en vous. Je ne saurais dire en vérité qu'aucun saint soit bienheureux de lui-même, car je vois que la béatitude des saints est hors d'eux et toute en vous par excellence; ils ont la béatitude en tant qu'ils sont anéantis en eux-mêmes et revêtus de vous; ils ne l'ont pas en tant qu'ils se trouvent dans leur être propre. Mais, hélas! en parlant de ces choses, je vois » à quel point les paroles sont défectueuses; elles ne peuvent exprimer ce que je voudrais que chacun pût saisir, étant convaincue que si on me comprenais, toutes les créatures seraient embrasées de l'amour divin. Catherine revenait souvent à exprimer cette ardente envie de pouvoir faire passer dans le cœur des autres les flammes qui brûlaient dans le sien.

L'indifférence de la plupart des hommes envers Dieu lui causait une profonde douleur; il lui semblait inconcevable que l'on pût s'attacher à un autre objet et que l'on tint si peu compte de l'amour immense qui a poussé le Seigneur à prendre notre nature et à subir les tourments de sa passion pour nous sauver. Puis quand elle se rappelait que Dieu l'avait arrachée elle-même à sa tiédeur passée, par une grâce aussi efficace que celle dont il avait usé envers la plus illustre des pénitentes et le glorieux apôtre des gentils, son ardeur redoublait et elle disait à son bien-aimé : « Je ne veux que vous, ô Jésus, et je n'aurai de repos que lorsque je serai parvenue à me cacher dans votre coeur où disparaissent toutes les formes créées ». Ces expressions de la sainte expliquent le violent désir de la mort qui l'assiégea pendant deux années environ; elle n'en pouvait entendre parler sans que tout son intérieur ne débordât de joie. Elle l'allait toujours cherchant avec l'esprit dit son biographe. « O mort cruelle, s'écriait-elle souvent, pourquoi me laisses-tu demeurer en un si grand désir de toi ! Puis elle nommait la mort douce, suave, gracieuse, belle, forte et digne. Je ne trouve en toi qu'un seul défaut, ajoutait-elle, tu es trop lente à qui te désir, et trop prompte à qui  te fuit! Mais, je le reconnais, tu fais toutes choses selon l'ordre établi par ce grand Dieu qui ne se trompe pas; nos appétits désordonnés seuls ne s'accordent pas avec toi; s'ils étaient bien réglés, nous serions tous en paix et en repos, nous ne murmurerions ni contre la volonté du Seigneur, ni contre toi, et nous en viendrions à être aussi indifférents à la vie et à la mort que si nous étions déjà ensevelis ». « Il me semble, disait encore Catherine, que si j'avais eu le droit de faire élection d'une chose, la mort eût été celle que j'aurais choisie; car, grâce à elle, l'âme se trouve sans la crainte de jamais rien faire qui puisse donner empêchement à son pur amour, et en même temps elle est délivrée et tirée hors de la prison de ce pauvre corps et de ce monde, qui cherchent si souvent à l'éloigner de son but pour l'occuper de leurs misérables intérêts. Or l'âme qui est presque tout absorbée en Dieu considère le corps, le monde et leurs oeuvres, comme ses ennemis et, craignant de leur être sujette, elle aspire à s'en séparer. D'ailleurs, elle sait que, par le moyen de la mort corporelle, elle s'unira avec Dieu, dans lequel sont rassemblés et recueillis tous les biens que l'on peut posséder ou désirer. La vie d'ici-bas est une prison obscure pour le coeur généreux et noble qui aime parfaitement Dieu; mais pour les coeurs lâches, abjects et pusillanimes, qui ont mis leurs soins et leurs affections dans la fange des plaisirs, la mort n'est plus une délivrance; elle leur est une désolation et un ennui. « L'âme qui aime Dieu et qui est attirée à la perfection de l'amour, se voyant emprisonnée au monde et en la chair, considérerait la vie corporelle comme un enfer, si la divine providence ne la soutenait; car cette vie l'empêche de parvenir à la fin pour laquelle elle a été créée et qui n'est autre que Dieu lui-même ».

Chapitre IX

Suite du précédent.

Sainte Catherine de Gênes, semblable au roi-prophète, au séraphin d'Assise, et à sainte Rose de Lima, exhortait la création entière, même les choses inanimées, à louer, à bénir, à adorer leur Créateur. Souvent, en entrant dans le petit jardin qui dépendait de sa demeure, elle s'adressait aux fleurs qui y croissaient, et elle leur disait : « Petites plantes, mes amies, n'êtes-vous pas les créatures de mon Dieu, ne vous a-t-il pas donné vos brillantes couleurs et vos senteurs si suaves ?... Aimez-le donc et bénissez-le à votre manière! Mais ces exclamations, par lesquelles la sainte cherchait à livrer passage au feu intérieur qui la consumait, ne servaient au contraire qu'à en augmenter les flammes; les battements accélérés de son cœur paraissaient alors prêts à rompre son enveloppe; et ce cœur bouillonnant, ne pouvant plus contenir les ardeurs qu'il renfermait, les répandait sur la surface du corps, lequel en était pénétré au point de devenir brûlant au toucher ». Le feu divin fini même par se faire jour dans l'organe qui en est le siège principal, la poitrine de Catherine fut traversée, de part en part, d'une ouverture qui attirait et rendait l'air extérieur. La place était douloureuse; la sainte y portait souvent la main par un mouvement instinctif pour se procurer quelque soulagement; « elle haletait comme un soufflet, mais tantôt plus, tantôt moins, car elle n'eût pas pu supporter le plus pendant deux jours consécutifs sans en mourir ». Quand cette extrême ardeur se calmait un peu, le coeur demeurait comme fondu et anéanti dans un océan d'une douceur infinie. Dieu laissait quelquefois Catherine se reposer avec cette impression, plongée et ravie en un goût et en un sentiment intérieur qui l'absorbaient entièrement. Mais bientôt le Seigneur permettait qu'elle subit un nouvel assaut, plus violent même que le précédent. Alors elle était tellement dévorée de l'amour en ses entrailles, qu'elle perdait l'usage de la parole; à peine pouvait-elle prononcer encore, tout bas, ces mots : Mon coeur s'en va, je le sens consumé... Amour, je n'en puis plus. Lorsqu'elle revenait à elle, sa face était si vermeille, qu'on eût dit un chérubin, et il lui semblait qu'elle pouvait s'écrier avec le glorieux apôtre : Qui me séparera de la charité de Dieu ? Catherine assurait que, si on examinait son coeur après sa mort, on le trouverait réduit en cendres et entièrement consumé. Malheureusement cet examen n'a pas été fait; il eût révélé peut-être des phénomènes pareils à ceux qui se sont présentés, lors de l'autopsie de la Clarisse Anne Nobili, de sainte Véronique Juliani et de plusieurs autres mystiques célèbres. Il est digne de remarque que, tandis que Catherine s'était livrée aux mortifications les plus rigoureuses et aux oeuvres les plus austères, pendant les années qui suivirent sa conversion, son corps s'était accommodé de tout; parfaitement soumis à l'esprit, il lui avait obéi sans essayer de regimber ou de se lamenter. Au contraire, lorsque les feux de l'amour qui consumait le coeur de la sainte eurent atteint leur plus grande intensité, ce même corps en souffrit horriblement, sans pourtant jamais se révolter. Cela se comprends et s'explique : pendant les pénitences, l'esprit correspondait encore au corps et lui donnait la vigueur nécessaire à des opérations de cette nature; mais après que l'esprit, en lequel et avec lequel Dieu opérait immédiatement, se fut, en quelque sorte, séparé des choses créées, la partie physique demeura complètement abandonnée. Ses forces ne suffisaient pas à ce qu'elle devait porter, et, cependant, elle ne trouvait nulle part d'aide ni de correspondance. Le corps, dit à ce propos l'historien contemporains, est un sujet capable de se livrer à des pénitences humaines; mais il n'est pas à la hauteur d'un amour si ardent : par conséquent, la nécessité de supporter un esprit devenu tout de feu par une vraie union avec Dieu et une transformation intime en lui était pour lui un tourment plus terrible que le martyre. Toutefois Catherine ne pouvait estimer cette souffrance. Elle n'avait qu'un désir, celui que la volonté divine s'accomplit en elle; elle la sentait imprimée dans son âme, et elle avait une confiance telle que souvent elle s'adressait à Jésus les paroles suivantes : « Je sais qu'en tout ce que je penserai, dirai et ferai, vous ne me laisserez pas faillir ». C'est le propos de l'amour d'unir celui qui aime à l'objet aimé de manière à ce que les deux êtres n'en fassent pour ainsi dire plus qu'un. Or c'est là ce qui était advenu de notre sainte. L'amour immense qui l'attirait vers son Dieu l'avait tellement détachée et si complètement vidée d'elle-même et de toute propriété, qu'elle était perdue dans le Seigneur. « Ce n'était plus elle qui vivait, c'était Jésus qui vivait en elle ». Toute son occupation était en Dieu seul, c'était lui qui semblait vouloir et agir en elle. Un jour on l'entendit s'écrier : « Que je boive ou que je mange, que je me promène ou que je demeure en repos, que je parle ou que je garde le silence, que je dorme ou que je veille, dans la maison comme dans l'église, dans la rue comme dans la maison, saine ou malade, vivante ou morte, à toute heure et dans les moments qui composent ma vie, je veux, ô mon Jésus, que tout se fasse en vous et pour vous. Vous êtes ma force, mon bien, ma volupté, ma béatitude, je ne puis tourner mes regards vers autre chose que vous, au ciel et sur la terre; je ne sais plus si j'ai un corps, une âme, un coeur; je suis transformée en vous, je ne vois, ne sens et ne goûte que le pur amour ». Il résultait de cette absorption en Dieu, que lorsqu'il fallait vaquer aux occupations extérieures, répondre et agir, Catherine, tout en se faisant une violence extrême, n'en pouvait venir à bout. Alors, afin d'être en état de remplir les devoirs que la volonté divine lui avait imposés, elle recourait à la prière. Le Seigneur l'exauçait et lui accordait son secours; aussitôt elle parlait, marchait, remplissait les obligations de sa charge et soignait ses malades, comme si toute son attention eût été portée sur ce qu'elle faisait. Mais, ainsi que nous le disions ci-dessus, son occupation intérieure restait tout autre, et la sainte demeurait parfaitement unie à son Jésus, sans que rien pût jamais l'en distraire. « Tant que je vivrai, disait-elle, je permettrai au monde de faire de mon extérieur ce qu'il voudra; mais pour ce qui est de mon intérieur, il faut qu'il le laisse ainsi qu'il est, car je ne puis, ni ne veux, ni ne voudrais pouvoir l'occuper sinon en Dieu. Dieu l'a pris pour soi, il s'y est enclos, tellement qu'il ne veut ouvrir à personne, et à moi-même moins qu'à tout autre. Il y est aussi fort que sa puissance est grande; il n'y fait autre chose continuellement que de consumer de son amour la créature humaine; et puis après, quand elle sera toute consumée, nous sortirons tous deux de ce corps; et ainsi unis ensemble, nous monterons là-haut en paradis ». En effet Dieu purgeait et nettoyait, de plus en plus, ce vaisseau précieux et élu, augmentait sa capacité et le remplissait davantage. Catherine se sentait toujours si pleine et si rassasiée d'amour divin, qu'il lui semblait impossible que ce sentiment crût encore, et cependant il augmentait en perfection et en quantité à mesure que le travail intérieur s'accomplissait. Écoutons à ce sujet les paroles de la sainte elle-même, telles qu'elles nous ont été conservées par ceux auxquels elle les adressait; les voici : « Je me sens ôter tous les jours de petits brins que le pur amour tire dehors; ses yeux pénétrants voient les imperfections les plus petites, les plus secrètes et les plus ignorées, et il purifie de plus en plus l'intérieur, lequel se voit toujours parfaitement net. Dieu fait ce travail sans que l'homme s'en mêle; le Seigneur connaît seul la netteté qui doit être produite, il montre à la créature la perfection qui en est l'œuvre, sans lui laisser voir les imperfections qui l'accompagnent, et c'est par une disposition toute miséricordieuse. Car, si cette créature (qui s'est remise entièrement entre les mains de Jésus et qui ne peut plus vouloir que perfection et vertu divine), comprenait ce qu'est la plus légère imperfection devant le Très-Haut, et si ensuite elle voyait dans soi toutes celles que Dieu y découvre et qu'il en tire, le désespoir la réduirait en poudre. La douce bonté du Seigneur les lui enlève peu à peu, sans qu'elle s'en aperçoive, comme si c'était chose qui ne la regardait en rien et dont elle n'eût pas à s'occuper ». « Lorsque ce Dieu, si plein de miséricorde, nous adresse son premier appel et nous retire des filets du monde dans lesquels nous sommes enlacés, il nous trouve pleins de vices et de péchés; il nous donne d'abord l'instinct des vertus, plus tard il nous incite et nous provoque à la perfection, puis, par grâce infuse, il nous conduit à l'anéantissement de nous-mêmes [2], et enfin à la vraie transformation. Alors c'est Dieu qui gouverne l'âme et la conduite sans moyen d'aucune créature. L'état de cette âme est une tranquillité si parfaite, qu'intérieurement et extérieurement il lui semble être plongée dans une mer profonde, de laquelle Catherine ne veut nullement dire que l'âme, pour trouver Dieu par l'amour, doive anéantir son être propre et détruire ses facultés, ses forces et ses idées. Elle veut exprimer simplement ce que Bossuet a dit plus tard : que, pour arriver à l'union parfaite avec Dieu, il faut anéantir l'obstacle et la limite, mais non pas l'Être. Le repos en Dieu auquel elle est arrivée, loin d'être de l'inaction, est, suivant l'heureuse expression du R. P. Gratry [3], un acte parfait qui consiste à être tout en action pour Dieu. De même, son occupation en Dieu ne détruit pas l'esprit et la mémoire; elle est, au contraire, un acte puissant de ces facultés; « elle est une pensée simple, où se ramassent, en un, autant qu'il est permis à la faiblesse humaine, toutes les perfections infinies de Dieu » (Bossuet). La mort d'elle-même, dont Catherine, consiste à anéantir l'Égoïsme, qui resserre l'âme dans d'étroites limites, mais non pas à anéantir l'âme elle-même. Son indifférence pour toutes les choses créées n'est pas une annihilation de la volonté et de la liberté; et on peut encore lui appliquer le passage de Bossuet, reproduit par l'auteur remarquable que nous venons de citer : « Cette indifférence est l'étendue et la dilatation d'un cœur qui n'a plus d'autre volonté que celle de Dieu. Notre volonté, tant qu'elle se resserre en elle-même, se donne des bornes; elle s'agrandit, se dégage et devient libre en voulant comme Dieu ».

Bossuet, dans ses écrits contre le Quiétisme, ne combat pas l'emploi des mots néant et anéantissement, dans les traités mystiques, mais seulement comme il le dit lui-même, le sens pernicieux que quelques-uns donnent à ces mots.

« Elle ne sort jamais, quelque chose qui lui advienne en cette vie. Elle demeure comme immuable, sans que rien la puisse troubler, et tellement impassible, qu'elle ne sent autre chose, tant au coeur qu'en l'esprit, tant au dedans qu'au dire, en un mot, la paix divine qui la remplit est telle, que la chair, les nerfs, les entrailles et les os en sont pénétrés. Et plus l'âme va en avant, plus aussi elle s'enfonce et s'abîme, se plonge et se transforme en cette paix; de façon que la partie humaine va toujours s'éloignant du monde et des choses terrestres et naturelles. Le corps ne prend plus de nourriture, et, cependant, il ne se consume ni ne meurt; la créature demeure saine sans les causes ordinaires de la santé, elle ne vit pas soutenue par la nature, mais par un rassasiement incompréhensible, lequel réagit sur le physique. En contemplant son visage radieux et ses yeux purifiés et ardents comme les étoiles qui scintillent au ciel, on croit voir en terre un ange du Trés-Haut. L'amour qui la remplit est de si grande générosité et excellence, qu'il dédaigne de perdre son temps pour les choses estimées les plus belles et les plus précieuses. Il ne s'occupe que de sa netteté et de sa pureté, desquelles sortent d'éclatants rayons de vertus embrasées, et il ne tient aucun compte du reste. Plus je vais en avant, plus je reconnais que l'homme a été créé pour aimer, pour prendre plaisir et se délecter en ce saint et pur amour. Lorsque, par la grâce de Dieu, il est parvenu au port désirable, il ne peut plus faire autre chose qu'aimer et se réjouir, et cette grâce, le Seigneur la lui accorde d'une façon si admirable et si supérieure à toute pensée humaine, que, tout en étant encore en cette vie la créature sent qu'elle participe déjà à la gloire des bienheureux ».

Catherine nous peint ici, d'une manière incomparable, l'état auquel elle était arrivée elle-même, et dont celui-là seul peut parler, qui le connaît par expérience personnelle. En une autre occasion, elle entre sur cet état dans des détails encore plus intimes, en expliquant comment elle avait abandonné tout le soin de sa personne à l'amour divin, et la manière dont il opérait pour la purifier entièrement. « Depuis que l'amour s'est emparé en moi du soin et du gouvernement de toutes choses, disait-elle, il ne m'a pas abandonnée et je ne me suis plus mêlée de rien ». « Je lui avais donné les clés de la maison, avec une grande et ample puissance, afin qu'il fît tout ce qui était nécessaire, sans avoir aucun égard à l'âme, au corps, aux biens, aux parents, aux amis, au monde; il me suffisait que rien ne manquât de ce qui serait requis par la loi du pur amour. Et, lorsque je vis qu'il avait accepté ces pouvoirs et qu'il agissait en conséquence, je me tournai vers lui pour contempler ses opérations, et je demeurai tout absorbée et attentive à suivre son œuvre. Il me faisait reconnaître comme imperfections une foule de choses qui, autrement, m'eussent semblé justes et excellentes. Il découvrait du défaut en tout; lorsque, excitée par mon feu intérieur, je me mettais à parler des choses spirituelles, que je connaissais parce que l'amour me les avait montrées, il me reprenait aussitôt. “Ne parle pas, me disait-il; ne permets pas au feu que tu ressens de s'évaporer par des paroles : ne fais rien qui puisse te procurer quelque rafraîchissement”. Quand je me taisais, sans tenir compte de quoi que ce soit, et en me disant seulement à moi-même : “Si le corps ne peut supporter cela, qu'il en meure, je n'ai de souci de rien”, l'amour me reprenait encore, et me disait : “Je veux que tu fermes tes yeux intérieurs, de façon à ce que le moi du vieil homme ne puisse pas me voir opérer; il faut qu'il reste comme mort, et que tu ne l'emploies en rien”. Alors je demeurais semblable à une chose, ne faisant que soupirer, sangloter et gémir, sans parler, ni prendre garde à rien, et cependant l'amour me disait encore : “Tu as l'air de ne pouvoir te supporter; qu'as-tu ? Si tu éprouves un sentiment humain, ta partie propre vit encore; cesse de sangloter, je ne veux voir aucun de ces signes”. Après avoir été reprise de la sorte je ne faisais plus d'acte intérieur ou extérieur. Mais, quand on parlait devant moi de choses ayant de l'analogie avec ce que je ressentais dans l'âme, mes oreilles écoutaient, j'attendais que l'on dit quelque chose qui pût rendre plus tolérable mon immense assaut intérieur; de même je regardais de côté et d'autre, pour oublier quelque peu la grande ardeur que je ressentais, et me procurer de l'allègement au moyen des yeux. Ces actes ne provenaient pas de ma libre volonté, l'inclinaison naturelle faisait cela sans élection, et je ne m'en apercevais pas; mais l'amour me reprenait encore : “Cette manière de regarder et d'écouter me déplaisent, disait-il : ces choses sont des défenses et des excuses du vieil homme, et il faut qu'il disparaisse”. Ainsi l'amour découvrait les moindres taches, et mon humanité [4] ne pouvait plus se nourrir en aucune façon. Il était si jaloux de mon âme, il examinait tellement toutes choses jusque dans les plus menus détails, il détruisait avec tant de soin tout ce qui ne pouvait demeurer en la présence de Dieu, que malgré la perversité diabolique de ma partie propre, je la vis à la fin dans un anéantissement presque complet, de sorte qu'elle ne pouvait plus me donner aucune crainte. Le purgatoire, ni l'enfer, ni les choses les plus terribles ne m'eussent épouvantée; mais si j'avais vu en moi la moindre opposition à l'action divine, c'est là vraiment ce qui eût été pour moi un enfer pire que celui qu'habitent les démons. Cependant l'amour anéantissement non seulement mon être malin extérieur, mais encore ma partie propre intérieure et spirituelle, qui goûtait et comprenait cet amour, et qui semblait vouloir se transformer toute en Dieu et anéantir de son côté l'être extérieur. Lorsque la partie spirituelle croyait avoir vaincu ce dernier, en lui ôtant les moyens de se repaître, et qu'elle pensait se rapporter à elle-même le bénéfice de sa victoire et en jouir, cet amour insatiable survenait furieux et s'écriait : « A quoi songes-tu ? Ne te figure pas que je te laisserai la moindre chose pour l'âme ou pour le corps. Il faut que, tous deux, ils demeurent absolument nus et dépouillés au-dessous de moi. Je n'ai pas consenti aux sentiments dont tu prétends te nourrir; sache bien que, lorsque je viens cribler une âme, je ne laisse subsister que ce que je juge bon et je ne tolère pas la moindre imperfection, pour petite qu'elle soit. Rien autre que ce que j'aurai approuvé ne pourra se présenter devant Dieu; je veux te transformer en moi, te dépouiller de telle sorte que tu ne puisses plus voir et sentir en toi que le pur amour sans mélange. En un mot, je veux être seul ; car, si j'avais quelque étranger en ma compagnie, les portes du paradis me seraient fermées, elles ne sont ouvertes que pour moi ». « Ce pur amour, dit encore Catherine, use de plusieurs moyens pour mener l'âme à la perfection. Il l'observe lorsqu'elle est occupée de quoi que ce soit avec affection; il tient pour ennemies toutes les choses qu'il lui voit aimer, et il se décide à les détruire sans aucune compassion pour l'âme et pour le corps; mais, considérant la débilité de l'homme, il les retranche petit à petit ». Aveuglés par l'amour-propre, nous tenons excessivement à tout ce qui semble beau, bon et juste, et nous l'aimons comme tel. L'amour pur, voyant cette disposition, dissipe et détruit successivement ce à quoi nous sommes attachés, par la mort, la maladie, la pauvreté, la haine, le scandale et la discorde; il nous frappe dans nos parents, dans nos amis, dans nous-mêmes; nous ne savons plus que faire de nous arrachés aux choses dans lesquelles nous nous délections, nous ne recevons d'elles toutes que peine et confusion. Nous ne comprenons pas pourquoi Dieu fait de pareilles opérations; elles semblent contraires à la raison, à l'ordre éternel et terrestre. Mais nous crions et nous nous tourmentons en vain; en vain nous espérons sortir de si grande angoisse, car ces opérations qui révoltent notre jugement et notre sentiment sont destinées à conduire les âmes à leur but. " Quand l'amour divin nous a tenus quelque temps avec l'âme ainsi suspendue,presque désespérée, ennuyée et dégoûtée de tout ce qu'elle aimait auparavant, il se montre lui-même à elle, avec son céleste visage, joyeux et resplendissant. A lors l'âme, abandonnée et délaissée de tout autre aide, se livre entièrement à lui, puis, l'amour pur lui donnant la connaissance de ce que Dieu a fait en elle, elle s'écrie : " O aveugle que je suis, où étais-je occupée ? qu'allais-je cherchant ? que désirais-je ? Ici est toute la délectation à laquelle j'aspirais, O divin amour ! que vous m'avez doucement trompée pour me dépouiller de l'amour-propre et me revêtir de vous, en qui se trouvent toutes les joies ! A présent que je vois la vérité, je ne me plains plus que de mon ignorance ! " Entièrement convertie à vous, je vous laisse désormais le soin de ma personne, je vois clairement que ce que vous faites de moi vaut infiniment mieux  que  ce que j'en pourrais faire. Vous seul savez conduire l'âme au but de ses recherches et de ses désirs. Livrée à elle-même, elle ignore ce qu'elle doit faire pour y arriver; car elle est aveuglée par la propriété; guidée par vous, elle suit la voie droite et nette, qui conduit à la vraie liberté."

Chapitre X

Ardent amour de sainte Catherine
pour la très sainte Eucharistie
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Catherine était dominée par une seule pensée; elle voulait arriver à l'union avec Dieu, la plus complète, la plus intime, où puisse parvenir la créature; et, comme elle savait que la divine Eucharistie est le moyen le plus puissant d'union que nous ait donné Notre-Seigneur, elle avait, ainsi que nous le disions précédemment, une faim insatiable, et elle s'y sentait irrésistiblement attirée. Aussi Catherine, toujours prête à se soumettre en toutes choses à la volonté d'autrui, ne réussit jamais à briser la sienne sur cet article. Assurément elle n'eût pas communié contrairement aux ordres de son confesseur; et, s'il lui avait défendu de s'approcher de la table sainte, elle s'en fût abstenue sans réclamation; mais le violent désir de recevoir son Dieu, caché sous les espèces consacrées, lui serait toujours resté. Elle exprima un jour ce qu'elle eût éprouvé en semblable circonstance : " Si mon confesseur me disait : Je ne veux pas que vous communiez, s'écria-t-elle, je lui répondrais : Très bien, mon père! Seulement je ne puis pas dire comme vous : Je ne veux pas, car je voudrais bien. Après avoir prononcé ces paroles, Catherine ajouta : " je ne trouve en moi que deux choses auxquelles je ne puis consentir, et une troisième chose qu'il m'est impossible de ne pas vouloir et désirer. Celle que je désire est la sainte communion, parce que la communion est Dieu même; celles auxquelles je ne saurais consentir sont : le péché, pour petit qu'il soit, et la passion de Notre-Seigneur. J'ai beau faire, je ne peux vouloir que Dieu, mon amour, ait enduré de si grands supplices; j'aimerais mieux, si c'était possible, souffrir pour toutes les âmes autant de peines qu'il y en a en enfer [5].

Quels que fussent l'état de la santé de Catherine et les affaires dont elle était chargée, elle communiait tous les jours. Il advint une fois qu'un religieux qui la connaissait à peine, c'était à ce que l'on croit le P. Ange de Clavasio, parlant devant elle de la fréquente communion, lui dit : « Vous communiez tous les matins, comment vous en trouvez-vous ? » La sainte lui répondit avec vérité et simplicité. Alors le religieux, voulant voir si ce désir violent venait vraiment de Dieu, ou s'il était simplement naturel, lui répliqua qu'il pourrait bien y avoir du défaut et de l'abus à communier si souvent : et lui ayant parlé de la sorte, il s'en alla. Catherine, qui avait la conscience excessivement délicate, fut effrayée; et s'abstint pendant plusieurs jours de s'approcher de la sainte table. Son obéissance lui coûta cher. Elle fut en proie, pendant ces jours d'épreuve, à d'indicibles angoisses et aux douleurs les plus affreuses. Les personnes qui l'entouraient reconnurent ainsi que l'expérience qu'on voulait faire sur elle n'était pas conforme à la volonté de Dieu, et que la communion seule pouvait mettre un terme à ses souffrances. Ils firent revenir le P. Ange; celui-ci répara le mal qu'il avait fait, en exhortant la sainte à retourner à sa première coutume, et il l'assura qu'elle pouvait le faire sans abus ni défaut. En une autre occasion, Catherine, gravement malade, n'avalait plus rien et semblait à toute extrémité. Les médecins, après avoir inutilement employé toutes les ressources de la science, déclarèrent qu'il n'y avait plus rien à faire, que le cas était désespéré et la mort prochaine. Alors la sainte, accablée sous le poids d'une angoisse immense, mais intérieurement éclairée de Dieu, dit à son confesseur : « Mon cœur n'est pas fait comme celui des autres : il ne se réjouit que dans son Seigneur; et pour cette cause donnez-le-moi, car si je reçois trois fois la sainte communion, je serai guérie ». Le confesseur, sachant qu'en effet ce seul aliment entretenait la vie en elle, le fait communier ainsi qu'elle le demandait, et le fait justifia pleinement la prédiction. Une autre fois elle rêva, étant endormie, qu'elle ne devait pas communier le jour suivant; et, bien qu'elle pleurât difficilement, elle trouva, en se réveillant, son oreiller trempé et tout pénétré de larmes. Souvent pendant la messe elle était ravie en extase; mais elle revenait toujours à elle pour la communion, et elle s'écriait : « Ah ! Seigneur, je crois que si j'étais morte, je ressusciterais pour vous recevoir, et si l'on me présentait une hostie non consacrée, je la distinguerais comme l'on distingue l'eau du vin ». Elle disait cela, parce qu'elle recevait de l'hostie consacrée un certain rayon d'amour qui lui transperçait le plus profond du cœur. « Elle affirmait également que, si elle voyait toute la cour céleste vêtue uniformément, de sorte qu'il n'y eût aucune différence entre Dieu et les anges, l'amour qu'elle portait en son cœur reconnaîtrait son Seigneur, de même que le chien fidèle reconnaît son maître; et avec moins de difficulté encore, parce que l'amour trouve, sur-le-champ et sans empêchement, son dernier repos en Dieu, qui est sa fin ». Le temps qui s'écoule entre la consécration et la communion lui paraissait toujours d'une intolérable longueur, elle disait alors dans son intérieur : « Hâtez-vous de l'envoyer au plus profond de mon coeur, c'est sa nourriture et son amour; il ne peut supporter de la voir dehors ». Les prêtres, ainsi qu'elle le répétait souvent au commencement de sa conversation, étaient de sa part les objets d'une sainte jalousie. Elle leur enviait le bonheur de pouvoir communier quand ils le voulaient et sans que personne s'en étonnât, de toucher de leurs mains le très saint Sacrement, et surtout de célébrer trois messes dans la bienheureuse nuit de Noël. Il arriva, en 1489, que le pape Innocent VIII mit un interdit de dix jours sur toutes les églises de Gênes. Catherine, ne pouvant plus y communier, se rendit tous les matins dans une chapelle située à une demi-lieue de la ville, pour y recevoir le pain de vie; « et, ajoute notre vieil historien, son désir de s'unir à son bien-aimé était si grand, qu'il lui semblait que son corps se transportait aussi vite que son esprit au lieu où elle le retrouvait ».

* * * * *

[1] Les témoignages contemporains nous apprennent que toutes les fonctions animales habituelles demeuraient suspendues en Catherine durant ces jeûnes.

[2] On commettrait une grave erreur en interprétant dans le sens du faux mysticisme et du quiétisme ce passage et ceux dans lesquels la sainte emploie des expressions semblables.

[3] Prêtre de l'Oratoire de l'immaculée Conception. De la Connaissance de Dieu, T. II, p.61 - 52.

[4] Catherine emploie habituellement l'expression humanité pour désigner le corps des instincts de la nature; c'est en ce sens qu'il faut l'entendre.

[5] Sainte Catherine parle ici de la Passion, en tant que pénible à Notre-Seigneur, et non en tant que méritoire, satisfatoire, et conforme à la volonté de Dieu.

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