Précédent | |
QUATRIÈME DEGRÉ |
|
De la bienheureuse et toujours louable Obéissance.
|
|
1. C'est à ceux-là seuls qui combattent sous les étendards de Jésus Christ, que nous adresserons désormais la parole, selon l'ordre que nous avons cru devoir suivre; car comme la fleur précède toujours le fruit, de même la fuite du siècle précède toujours l'obéissance, soit qu'on quitte le monde par une séparation réelle, soit qu'on ne le quitte qu'en renonçant à son esprit et à ses maximes. C'est sur ces deux séparations du monde que l'âme, sur deux ailes d'or, s'efforce de monter au ciel; c'est ce que le psalmiste chantait dans ses airs si doux et si agréables : "Qui me donnera, disait-il, des ailes semblables à celles de la colombe, afin que je puisse voler jusqu'au ciel, et m'y reposer délicieusement après avoir travaillé, médité et pratiqué une humilité profonde et une obéissance parfaite ?" (cf. Ps 54,7) 2. Mais je crois qu'il est à propos de considérer ici quelles sont les armes spirituelles dont se servent les généreux soldats de Jésus Christ dont il est question ici, et de connaître de quelle manière ils tiennent le bouclier de la foi et de la confiance en Dieu, pour repousser loin d'eux toute pensée d'infidélité et de désobéissance; comme ils ont toujours l'épée de l'esprit de Dieu hors du fourreau pour immoler tous les mouvements de leur propre volonté, comme ils sont entièrement couverts des cuirasses de la patience et de la douceur pour émousser toutes les pointes dangereuses des injures, des moqueries et des paroles outrageantes, et comme ils portent sur la tête le casque du salut, qui consiste dans les prières ferventes de leur supérieur, qui les défend des traits enflammés de leurs ennemis. Voyez comme ils sont fermes et inébranlables dans leurs positions, et comme néanmoins ils jouissent de la délicieuse liberté des enfants de Dieu; car tandis qu'ils sont immobiles dans leurs prières continuelles, ils ne laissent pas d'exercer les devoirs de la charité en faveur de leurs frères en Dieu. 3. L'obéissance est donc un renoncement parfait à sa propre volonté, lequel se fait remarquer par des actions extérieures; ou plutôt, c'est une entière mortification des passions dans une âme pleine de vie, c'est un mouvement qui nous fait agir avec une simplicité parfaite et sans aucune préférence, c'est une mort volontaire, une vie exempte de toute curiosité, une assurance au milieu des dangers, un excellent moyen de défense pour paraître devant Dieu, une sécurité désirable à l'heure de la mort, une navigation sans écueils et sans tempêtes, et un voyage qu'on fait en sûreté et sans peine. Oui l'obéissance donne à une âme la paix et le calme contre la crainte de la mort, ensevelit la volonté, et fait vivre l'humilité; elle ne résiste et ne contredit jamais; elle ne prononce aucun jugement, et regarde avec une égale indifférence les biens et les maux de la vie présente. Aussi l'homme qui aura saintement mortifié son coeur sous le joug de l'obéissance, n'aura rien à craindre pour ses actions, et paraîtra devant Dieu avec une confiance assurée. Enfin disons que l'obéissance est un renoncement entier à ses lumières personnelles et à son propre jugement, pour les soumettre parfaitement aux lumières et au jugement d'un supérieur. 4. Cependant, il faut l'avouer, les commencements de cette mortification, ou plutôt de cette mort religieuse par laquelle il faut crucifier la volonté du coeur, les sens de la chair, sont accompagnés de beaucoup de travaux et de peines; les progrès qu'on fait dans l'obéissance, sont encore suivis de quelques sueurs et de quelques difficultés; mais enfin on se trouve délivré heureusement de toute sensation pénible et douloureuse, et l'on entre dans une paix et une tranquillité parfaites : car la seule peine qu'éprouve cet heureux homme d'obéissance, mort et vivant tout à la fois, c'est de connaître qu'il a suivi sa volonté en quelque chose : alors il craint d'avoir à répondre à Dieu de la détermination qu'il a prise de lui-même. 5. Vous qui, pour courir plus vite et plus facilement, vous préparez à vous décharger de tout; qui désirez vous charger du joug de Jésus Christ; qui cherchez par le moyen de l'obéissance à vous défaire du lourd fardeau que vous avez porté; qui, pour jouir de la seule véritable liberté, voulez vous rendre esclaves de la volonté des autres; qui, soutenus et protégés par le secours des autres, tâchez de traverser la mer immense qui sépare le temps de l'éternité : sachez, et ne l'oubliez jamais, que vous avez choisi le chemin le plus court et le plus sûr, quoique le plus difficile et le plus raboteux, et qu'en le suivant, vous ne pouvez vous égarer qu'autant que vous vous laisseriez aller à prendre confiance en votre propre jugement, et que vous refuseriez de vous laisser conduire par vos supérieurs. En effet, ils sont tous parvenus au but heureux qu'ils se proposaient, ceux qui, dans les choses bonnes, religieuses et agréables à Dieu, ont été dirigés par les lumières et la sagesse de leurs directeurs : car l'obéissance consiste essentiellement, en toute chose, à se défier de soi-même jusqu'à la fin de la vie. 6. Ainsi, lorsque nous avons enfin pris la résolution de porter le joug de Jésus Christ, et de confier à un père spirituel le soin et la conduite de notre âme, nous devons, s'il nous reste tant soit peu de jugement et de sagesse, bien voir et bien peser quelles sont les lumières et la prudence de celui à qui nous allons confier une affaire d'une aussi haute importance; et, si j'ose m'exprimer ainsi, il nous faut tout employer pour connaître le directeur que nous choisissons, afin que nous n'ayons pas le malheur de tomber entre les mains d'un mauvais matelot, au lien d'un pilote expérimenté; d'un homme ignorant et malade lui-même, au lieu d'un médecin sage et prudent; d'une personne remplie de vices, au lieu d'une personne d'une vertu consommée, et d'un esclave de ses passions, au lieu de quelqu'un qui en serait parfaitement délivré : et qu'ainsi, en voulant éviter Scylla, nous ne tombions dans Charybde, et que nous ne fassions un déplorable naufrage. Au reste, une fois que nous serons entrés dans la carrière de la piété et de l'obéissance, nous devons absolument nous interdire tout jugement sur le vertueux directeur que nous aurons choisi, et ne censurer en aucune façon sa conduite, ni ses actions, quand même nous remarquerions en lui certaines imperfections et certaines chutes : hélas, nul homme sur la terre n'en est exempt ! En agissant autrement, nous ne retirerions aucun fruit de notre obéissance. 7. Que cette considération nous fasse comprendre combien il nous est nécessaire, pour avoir en nos directeurs une confiance parfaite et constante, de graver si profondément dans nos esprits et dans nos coeurs, les bonnes oeuvres et les vertus que nous leur voyons pratiquer; que rien ne soit capable de les effacer de notre mémoire, et que, lorsque les démons chercheraient à nous porter à nous défier des lumières et de la sagesse des directeurs qui nous conduisent, nous repoussions victorieusement cette tentation par le souvenir de leurs bonnes et saintes actions. Car nous ne pouvons révoquer en doute que nous nous portons à faire ce qui nous est ordonné, avec d'autant plus de zèle et de promptitude, que nous avons plus de confiance en celui qui est à notre tête. Aussi pouvons-nous assurer que ceux qui manquent de confiance en leurs directeurs, sont bien près de tomber, si déjà ils ne sont pas tombés, puisque "tout ce qui ne vient pas de la confiance est péché." (Rom 14,23). 8. Si donc il vous vient quelques pensées de juger et de condamner votre directeur, rejetez-les avec autant d'horreur que vous devez rejeter la pensée de faire une action déshonnête avec une vierge. Cette tentation est une vipère de l'enfer, à laquelle vous devez fermer toute entrée, toute ouverture, et refuser toute place dans votre coeur. Dites avec un saint orgueil, à ce dragon : "Sache, infâme imposteur, que je n'ignore pas que ce n'est pas moi qui ai reçu le pouvoir de juger les actions de mon père spirituel, et que je sais parfaitement que c'est lui qui a le droit incontestable de juger les miennes." 9. Nos anciens nous ont appris que nous trouvons des armes spirituelles dans le chant des psaumes, que les exercices de la prière sont les remparts pour nous défendre, que les larmes de la pénitence sont un bain où notre âme se purifie de ses souillures, et que, sans l'obéissance, qui est la confession du Seigneur, personne, s'il est chargé de péchés, ne pourra voir Dieu. 10. Celui qui est parfaitement soumis et obéissant, prononce contre lui-même; et si, pour plaire à Dieu, il obéit parfaitement, quoique ce qu'il fait ne soit pas exempt d'imperfection, il n'aura point à en rendre compte au souverain Juge. On ne peut pas en dire autant de celui qui fait sa propre volonté en quelque chose, quoiqu'il lui semble qu'il accomplit les ordres de son supérieur; car il rendra compte à Dieu de ce qu'il y a, dans son acte d'obéissance, de conforme à sa propre volonté qu'il a suivie. Si, dans cette circonstance, le supérieur du monastère ne cesse de le corriger et de le reprendre, tout n'est pas perdu pour lui; mais si malheureusement ce supérieur garde le silence, je n'ose dire ici ce que je pense. 11. Tous ceux qui dans le Seigneur, obéissent avec simplicité de coeur, traversent heureusement la carrière religieuse; car, elle évitant toute recherche curieuse sur les choses qui leur sont commandées, ils échappent aux ruses et aux embûches des démons. 12. La première chose que nous avons à faire par rapport au directeur que nous avons choisi, c'est de lui faire une confession exacte de tous les péchés de notre vie, et, s'il juge à propos de nous en faite faire une confession publique, de nous soumettre à cet ordre de bon coeur; car cet aveu, soit secret, soit public, de nos fautes ne contribuera pas peu à cicatriser et à guérir les plaies qu'elles ont faites à notre âme. |
|
Histoire d'un voleur pénitent. 13. Étant allé un jour dans un monastère, dont l'abbé était un juge et un pasteur excellent, j'y entendis prononcer un jugement bien terrible. Voici le fait : Pendant que j'étais dans ce monastère, il y arriva un voleur fameux, qui demandait à grands cris de pouvoir y entrer pour embrasser la vie monastique. L'abbé, comme un bon père et un bon médecin, lui ordonna de prendre sept jours pour se reposer, et pour examiner et connaître quels étaient les usages et la manière de vivre du monastère. Ce laps de temps passé, il le fit appeler en particulier auprès de lui, et lui demanda s'il désirait encore de demeurer dans le monastère et d'y vivre selon les règles de la maison. Comme il lui répondit affirmativement avec une candeur et une franchise admirables, l'abbé lui dit qu'il fallait qu'il lui fit une confession entière et bien détaillée des crimes dont il avait souillé sa vie. À peine l'abbé avait-il donné cet ordre, que le voleur s'empressa de l'exécuter; il lui déclara donc tous ses péchés avec une sincérité et une prudence étonnantes. Mais pour l'éprouver encore, l'abbé lui demanda s'il consentit à faire devant toute la communauté la confession qu'il venait de lui faire. Cet homme n'hésita pas un instant de répondre affirmativement : tant étaient vives et sincères la haine et la contrition qu'il avait de ses péchés, et tant la honte de les déclarer ainsi possédait peu son âme; il déclara même que, s'il le fallait, il les proclamerait au milieu d'Alexandrie. Le saint abbé, en voyant d'aussi heureuses dispositions, assembla tous les moines dans l'église du monastère. Ils étaient trois cent trente, et c'était un dimanche après l'évangile. Il fit venir ce voleur, qui était déjà justifié. Il avait les mains liées derrière le dos, le corps revêtu d'un cilice effrayant, la tête couverte de cendres; quelques frères le menaient avec une corde, et d'autres le frappaient légèrement avec des verges. Comme tout le monde n'avait rien su de ce qui se passait, ce spectacle effraya tellement les religieux, qu'ils ne purent retenir leurs cris, ni comprimer leurs gémissements. Quand il fut arrivé à la porte de l'église, le supérieur, plein de zèle et de sagesse, lui dit d'une voix forte et terrible : "Arrêtez-vous, car vous êtes indigne d'entrer dans la maison de Dieu." Ces paroles, sorties de la bouche de ce prudent directeur, qui était dans le lieu saint, frappèrent ce voleur d'une si grande terreur, qu'il ne crut pas avoir entendu une voix humaine, mais un violent coup de tonnerre, et que saisi de crainte et d'horreur, il tomba le visage contre terre : c'est ce que lui-même nous a plusieurs fois assuré avec serment. Or tandis que ce voleur pénitent était ainsi prosterné, et qu'il arrosait le pavé d'un torrent de larmes, l'abbé, qui dans cette action ne cherchait que le salut de ce malheureux, et qui voulait aussi présenter à ses moines un modèle efficace d'une profonde et salutaire humilité, lui dit et lui commanda de déclarer avec ordre, en détail et devant tout le monde, les crimes qu'il avait commis et les fautes qu'il avait faites; ce que cet excellent pénitent fit en frissonnant, et en causant à ceux qui l'entendaient confesser des crimes horribles et inouïs, un étonnement et une terreur inexprimables : car il confessa non seulement les péchés qu'il avait commis en violant les lois ordinaires de la nature et en portant la brutalité au delà des créatures raisonnables, mais encore des empoisonnements, des homicides et d'autres attentats si exécrables, qu'il n'est pas permis aux oreilles de les entendre, ni à la plume de les transcrire. Quand il eut achevé, l'abbé ordonna qu'on lui coupât les cheveux et qu'on le reçoive au nombre des frères. 14. Plein d'admiration pour la sagesse de ce saint homme, j'osai lui demander en particulier quelles étaient les raisons qui l'avaient engagé à donner à ses moines un spectacle si extraordinaire. Or voici la réponse que me fit cet excellent médecin des âmes : "J'en ai agi de le sorte, me dit-il, pour deux raisons principales. La première, afin que ce pénitent, par la honte temporelle et passagère qu'il éprouverait en confessant publiquement ses péchés, se préservât de la confusion future et éternelle; et c'est ce qui lui est heureusement arrivé, car il n'était pas encore relevé de terre, que déjà Dieu lui avait généreusement pardonné tous ses crimes; et vous ne devez point en douter, mon cher abbé Jean, car un de nos moine qui était présent et très attentif, m'a certifié qu'il avait vu un homme d'un aspect terrible, lequel, d'une main, tenait un papier écrit, et de l'autre, une plume avec laquelle il effaçait sur le papier chaque péché, à mesure que ce pénitent, prosterné par terre, en faisait la confession. Eh certes ! Cela ne doit point nous surprendre, car n'est-il pas écrit : "Aussitôt, ô mon Dieu, que j'ai pris la résolution de confesser mes iniquités devant vous et contre moi-même, vous m'avez pardonné la noirceur et l'impiété de mes péchés" (Ps 31,5). La seconde raison que j'ai eue de me conduire de la sorte, c'est qu'ayant dans ma communauté quelques moines qui n'ont point encore fait la confession de leurs fautes, j'ai voulu profiter de cette circonstance pour les engager à la faire; car, sans la confession, personne ne peut obtenir le pardon de ses péchés." |
|
Autres traits de vertu | |
15. Mais, outre ce que je viens de raconter, j'ai vu dans cet illustre abbé, et dans le monastère qu'il dirigeait avec tant de prudence et de sagesse, plusieurs autres choses qui m'ont ravi d'admiration et d'étonnement, et qui méritent d'être rappelées. Je tâcherai au moins de faire connaître les principales; car je suis demeuré assez longtemps dans cette maison, pour m'instruire exactement de la vie, de la discipline et de la conduite des moines qui l'habitaient; et je vous assure qu'en considérant avec quelle ardeur ces faibles mortels faisaient des efforts pour imiter la vie et la perfection des intelligences célestes, j'en étais hors de moi-même, et mon étonnement était sans bornes. 16. Une sainte amitié les tenait étroitement unis, leur charité les uns pour les autres les liait tous par des chaînes indissolubles; et ce qui me ravissait, c'est que leur affection était exempte de toute familiarité et de toute légèreté, soit dans leurs rapports les uns avec les autres, soit dans leurs conversations. Ils avaient surtout le plus grand soin de ne blesser en rien la conscience de leurs frères. Si quelquefois il arrivait qu'un frère laissât paraître quelque aversion pour un autre frère, l'abbé en purgeait de suite le monastère, et l'envoyait en exil dans une autre maison, comme un misérable. Or voici ce qui arriva sous mes yeux : Un jour un moine dit quelques paroles injurieuses à un autre; aussitôt que le saint abbé l'eut appris, il ordonna qu'on le chassât du monastère, en disant qu'on ne pouvait pas souffrir deux démons dans la même maison : un, qui était visible, et un autre, qui était invisible, c'est-à-dire un démon réel, et un homme qui était semblable à un démon. 17. Parmi ces respectables moines, j'ai vu des choses qui peuvent également nous être utiles et nous frapper d'admiration : par exemple, je remarquai une société de frères, formée par l'esprit de Dieu, et fortifiée par la plus parfaite charité. Ils avaient en partage, ce qu'il y a de plus excellent, soit dans l'action, soit dans la contemplation; ils se livraient avec tant d'ardeur aux exercices de la vie religieuse, qu'ils n'avaient presque plus besoin des avis ni des conseils de leur supérieur : tant ils s'excitaient les uns les autres à une ferveur, à une diligence presque divines. Ils avaient concerté, réglé et déterminé certaines pratiques de piété, toutes particulières; ainsi par exemple, si pendant l'absence de l'abbé, il arrivait à quelqu'un d'eux de parler d'un autre d'une manière peu convenable, ou de le condamner par un jugement inconsidéré, ou de dire quelques paroles inutiles, aussitôt un frère, par un signe secret, l'avertissait de sa faute, et le faisait rentrer dans le devoir; et si ce moine paraissait ne pas comprendre, ou ne pas voir ce signe, alors celui qui l'avertissait, devait se prosterner et se retirer. Dans les moments de récréation, la pensée de la mort et du jugement était le sujet ordinaire et habituel de leurs conversations. 18. Il m'est impossible ici de ne pas vous parler de la vertu rare et singulière du frère qui était chargé de préparer les mets. Comme dans les occupations tumultueuses de sa charge je le voyais d'un recueillement admirable, et tout baigné de larmes, je le priai de ne pas trouver mauvais que je lui demandasse de quelle manière il avait obtenu de Dieu une si grande faveur. Vaincu par mes instances continuelles, il me fit enfin cette réponse : "C'est, me dit-il, parce que dans ma charge, je n'ai jamais cru servir les hommes, mais Dieu même; que je me suis jugé indigne de tout repos, et de toute tranquillité, et qu'en voyant toujours devant moi le feu matériel, cette vue me rappelle sans cesse le souvenir des flammes éternelles." 19. Considérons encore une autre pratique de piété non moins rare ni moins étonnante. À table même, ces fervents moine n'interrompaient pas leurs saintes méditations et par des signes particuliers, ils s'avertissaient les uns les autres de se renouveler dans l'esprit de prière et d'oraison; et ce n'était pas seulement dans cette occasion qu'ils en agissaient de la sorte, mais toutes les fois qu'ils se rencontraient, ou se réunissaient. 20. Leur charité les uns pour les autres était admirable; car, s'il arrivait à l'un d'eux de faire quelque faute, ou quelque manquement, les autres allaient le trouver pour lui demander avec instance de se décharger sur eux du soin et de la peine de rendre compte au supérieur de cette faiblesse, et d'en recevoir la réprimande et la punition. De là il arrivait que l'abbé connaissait quels étaient les sentiments de charité qui régnaient dans les coeurs de ses moines, et que, ne pouvant pas ignorer que le coupable n'était pas parmi ceux qui se présentaient devant lui, il les reprenait avec moins de sévérité et les punissait avec moins de rigueur; souvent même il ne se mettait point en peine de chercher à connaître quel était celui qui avait fait la faute. 21. Du reste les entendait-on jamais s'entretenir de discours vains, ridicules et facétieux ? S'il arrivait que quelqu'un eut quelque légère contestation avec un frère, un autre frère, qui se trouvait présent, en se prosternant contre terre, mettait fin de suite à la question; que si ce moyen ne réussissait pas, et ne faisait pas cesser toute aigreur et tout ressentiment, on avertissait le père qui remplaçait l'abbé, afin qu'il prit les moyens efficaces pour procurer une réconciliation parfaite avant le coucher du soleil. Enfin, si ce dernier moyen était inutile, et que le coeur des frères, qui s'étaient offensés, demeurât inflexible, on leur interdisait toute nourriture jusqu'à ce qu'ils se fussent parfaitement réconciliés; et quelquefois même on chassait impitoyablement ces moines opiniâtres du monastère et de la société des frères. 22. Or cette discipline, si régulière et si louable, n'était pas stérile, comme on peut en juger : elle produisait de grands biens et procurait de grands avantages; car la plupart des frères faisaient les plus grands progrès et dans la vie active et dans la vie contemplative, et, remplis de lumière et de discernement, ils étaient d'une modestie parfaite et d'une humilité profonde. Aussi voyait-on dans ce monastère un spectacle tout céleste, et bien capable d'exciter la plus grande admiration. On voyait des vieillards, sur le visage de qui éclatait une majesté vénérable, accourir, comme de simples enfants, pour recevoir les ordres du supérieur, et faire consister toute leur gloire et tout leur bonheur à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude et une soumission entière. 23. Pénétré de respect pour des moines qui avaient passé jusqu'à cinquante ans dans les exercices constants de l'obéissance, je ne puis un jour m'empêcher de leur demander de quelle consolation ils avaient joui dans la pratique si pénible et, si gênante de cette vertu. Or, les uns me répondirent que par la pratique de l'obéissance ils étaient descendus si avant dans l'humilité, qu'ils avaient été heureusement exempts de tout autre combat, et qu'ils avaient continuellement goûté les douceurs d'une paix profonde; et les autres m'avouèrent que par là ils avaient eu le bonheur d'en venir au point de ne pas éprouver la moindre peine ni le moindre trouble au milieu des injures et des outrages. 24. Parmi ces hommes respectables et dignes d'une éternelle mémoire, j'ai encore remarqué certains vieillards dont la tête était blanchie par les années, et qui ressemblaient plutôt à des anges qu'à des hommes. Or, ces vieillards, conduits et dirigés par l'esprit de Dieu, sanctifiés par les efforts continuels de leur bonne volonté, étaient arrivés au plus haut degré d'innocence, de simplicité et de sagesse; car, alors que les fourbes présentent deux faces : une qui paraît et qu'on peut voir, et une autre qui est cachée et invisible, l'homme ami de la simplicité ne présente, lui, qu'une seule et même face, et se manifeste tel qu'il est. Ces vieillards étaient encore bien loin d'annoncer l'affaiblissement de la raison et de montrer la moindre chose qui portât le caractère de cette puérile légèreté qui fait que, dans le siècle, les vieillards se font si souvent mépriser. Aussi ne voyait-on en eux qu'une douceur charmante, une bonté ravissante et une gaieté pleine de gravité; on ne remarquait rien dans leur conduite ni dans leurs conversations, qui soit dissimulé, étudié, faux, ou peu sincère; chose qu'il est bien rare de trouver parmi les hommes. Leur sainte âme n'avait qu'une seule ambition, c'était de se reposer en Dieu et d'obéir à leur supérieur; c'est pourquoi, tandis qu'à l'égard de leur abbé, ils étaient comme de petits enfants sans malice et sans fraude, ils étaient pleins de vigueur et de courage contre les démons et les vices, et les poursuivaient les uns et les autres avec une espèce de fureur. 25. Mais, hélas, père saint, et vous troupeau fidèle si chéri de Dieu, ma vie entière ne suffirait pas, si je voulais raconter ici toutes les vertus et les actions vraiment célestes de ces moines; cependant j'estime comme très important de vous retracer leurs travaux et leurs sueurs: cette vue sera bien plus capable d'enflammer vos coeurs d'une noble ardeur pour le ciel, que les instructions que je vous donnerais, et les exhortations que je vous adresserais. Au reste, tout le monde sait que souvent les choses défectueuses sont corrigées par celles qui sont plus parfaites. Ce que je vous conjure de m'accorder, c'est de croire que tout ce que je vous raconte ici, ne contient ni fable ni fiction, mais que c'est le langage de la plus exacte vérité : car je sais que le doute seul qu'on a sur la vérité d'un fait, suffit pour empêcher qu'on en retire des fruits et des avantages. Reprenons le cours de notre discours. |
|
Histoire d'Isidore. 26. Dans le temps que j'étais dans ce monastère, j'y rencontrai un homme de qualité, qu'on appelait Isidore. Il avait été un des principaux magistrats d'Alexandrie; mais ayant généreusement renoncé aux affaires du siècle, dans la gestion desquelles il s'était fait un grand nom et une brillante réputation, il s'était retiré dans cette maison religieuse. Le saint abbé qui le reçut, connut de suite que toute la vivacité de son esprit et toute l'ardeur de son coeur étaient portées vers le mal; qu'il était violent, impitoyable, arrogant et plein de lui-même. Mais la sagesse et la prudence de cet excellent supérieur lui firent rompre les pièges dans lesquels les démons tenaient cet homme captif; et voici de quelle manière il s'y prit : "Isidore, lui dit-il, si vous avez pris la ferme résolution de porter le joug de Jésus Christ, je veux avant toute chose que vous vous exerciez dans la pratique de l'obéissance." À quoi Isidore répondit : "Mon très saint Père, je me donne à vous pour vous être aussi soumis que le fer l'est au forgeron." Cette réponse satisfit et encouragea l'abbé, qui, charmé de la comparaison dont il s'était servi, le mit de suite comme sur l'enclume. "Eh bien, mon cher frère, lui dit l'abbé, je juge à propos et je vous ordonne de vous tenir à la porte du monastère, de vous mettre à genoux devant tous ceux qui entreront ou qui sortiront, et de leur dire : Mon Père, priez pour moi, car je ne suis qu'un épileptique spirituel." Isidore obéit à l'abbé avec la même soumission et la même exactitude que les anges obéissent à Dieu. Ce fut ainsi qu'il passa sept années consécutives. Or, après qu'il eut passé ce temps dans ce dur et pénible exercice, et qu'il eut acquit, une obéissance parfaite, une humilité profonde et une vive componction de ses péchés, l'abbé, dans sa haute sagesse, jugea que par ces vertus solides cet homme était digne d'être reçu au nombre des frères et d'entrer dans les ordres sacrés; mais Isidore, qui, pendant tout ce temps avait pratiqué une patience si extraordinaire et une soumission si généreuse, fit tant d'instances, soit par lui-même, soit par les autres, soit par moi-même, pour qu'on lui permît d'achever sa carrière dans ce même lieu et dans les mêmes exercices, laissant assez à comprendre qu'il croyait n'avoir pas fort longtemps à vivre, et qu'il était sur le point de sortir de ce monde, ainsi que l'apprit l'événement, que l'abbé lui accorda ce qu'il demandait avec tant de zèle et d'ardeur. Mais dix jours après, cet illustre pénitent alla prendre possession de la gloire éternelle qu'il avait méritée par le mépris parfait qu'il avait eu pour la gloire temporelle; et sept jours après sa mort, conformément à la parole qu'il lui avait donnée, il attira dans le ciel le portier du monastère : car il lui avait dit quelques jours avant de mourir : "Si j'ai quelque pouvoir auprès de Dieu dans le ciel, nous serons bientôt réunis ensemble auprès de Lui, pour ne nous séparer jamais." Or tout cela arriva de la sorte, parce que le Seigneur voulut, d'une manière sensible et frappante, faire connaître l'excellence et le mérite de l'obéissance par laquelle il n'avait pas eu honte de faire exactement et de grand coeur les choses basses et humiliantes qu'on lui avait ordonnées, et de son humilité profonde, par laquelle il avait si parfaitement imité le Fils de Dieu. 27. Or, pendant qu'Isidore vivait ainsi à la porte du monastère, je me permis un jour de lui demander quelles étaient les pensées qui remplissaient son esprit, et les sentiments qui agitaient son coeur. Comme il vit qu'en me répondant, il contribuerait à mon salut, et me serait de quelque utilité, il n'hésita pas de me faire la réponse suivante La première année, me dit-il, je me suis continuellement représenté que c'étaient mes péchés qui m'avaient ainsi vendu et rendu esclave. Cette considération me navrait le coeur d'amertume et de douleur, et me portait à me faire violence pour accomplir les ordres qu'on m'avait donnés; c'est pourquoi, en me prosternant aux pieds de mes frères, je les arrosais de mes larmes, et quelquefois de mon sang. Après cette première année, je conçus l'espérance que Dieu récompenserait et ma soumission et ma patience; ce qui fut cause que je fis sans peine ma pénitence. Enfin les cinq dernières années je ne sentis en moi-même qu'un vif sentiment de mon indignité, qui me faisait juger indigne, non seulement d'entrer dans le monastère, mais de demeurer même où j'étais; de jouir de la présence et de la conversation des frères; d'être admis à la participation des saints mystères, et même d'être regardé par quelque personne que ce fût. C'est pourquoi, tenant mes yeux et plus encore mon esprit et mon coeur abaissés vers la terre, je conjurais ceux qui entraient ou qui sortaient, de prier Dieu pour moi." |
|
Histoire de Laurent 28. Un jour que j'étais à table auprès du supérieur, il se pencha tout doucement vers moi et me dit à l'oreille : "Voulez- vous que dans un vieillard d'une extrême vieillesse je vous fasse voir une raison et une sagesse toute célestes ?" Comme je lui fis signe que je le désirais et le lui demandais, il appela un bon père nommé Laurent; il était placé à une autre table. Ce respectable moine avait déjà passé quarante-huit ans dans le monastère; c'était le second prêtre en dignité dans l'église de la communauté. Il se rendit aussitôt auprès de son supérieur, se mit à genoux, selon la coutume de la maison, pour recevoir sa bénédiction; puis il se leva pour prendre ses ordres, mais l'abbé ne lui dit rien, et le laissa debout devant la table, sans lui rien donner à manger. Or tout cela se faisait au commencement du repas. Enfin il demeura près d'une heure au moins, immobile et sans mouvement; ce qui me causait une telle confusion, que je n'osais regarder ce bon père tout blanc de vieillesse : car il avait quatre-vingts ans. Il resta donc en cet état jusqu'à la fin du repas, sans que l'abbé lui dit un seul mot. Quand le repas fut fini, son supérieur lui commanda d'aller trouver Isidore, ce grand pénitent dont nous avons parlé, et de lui réciter ce paroles du psalmiste : "J'ai attendu longtemps le Seigneur, et je ne me suis point lassé de l'attendre." (Ps 39). 29. Or, comme je suis très malicieux, je ne manquais pas de chercher l'occasion de parler à ce vénérable vieillard, pour lui demander à quoi il pensait pendant qu'il était ainsi debout devant la table. "Je regardais, me répondit-il, Jésus Christ dans la personne de mon supérieur; aussi ne considérais-je pas le commandement qui m'était imposé comme venant d'un homme, mais comme venant de Dieu; c'est pourquoi, mon cher père Jean, j'étais bien loin de croire que j'étais debout auprès d'une table, autour de laquelle étaient assis de simples mortels; mais me figurant être devant l'autel du Seigneur, je Lui adressais, selon mon pouvoir, de ferventes prières; et je peux vous assurer qu'il ne m'est pas même venu dans l'esprit une mauvaise pensée contre mon supérieur, tant est grande la confiance que j'ai en lui, et tant est forte l'affection que je lui porte; car, ajouta-t-il, "l'amour ne pense mal de personne" (1 Cor 13). Au reste, mon Père, sachez bien que le démon ne trouve plus d'issue pour entrer dans un coeur qui s'est dévoué et consacré entièrement à la simplicité, à l'innocence et à la bonté. |
|
Histoire d'un économe 30. Comme Dieu, dans sa Miséricorde et sa Justice, avait donné aux religieux de ce monastère un abbé qui en était le sage pasteur et le tendre sauveur, il lui avait accordé un économe, un administrateur admirable; car c'était un homme plein de modération et de prudence, de douceur et de patience, tel enfin qu'on trouverait peu d'hommes qui pussent lui ressembler. Or comme l'abbé voulait que l'exemple de son humilité et de sa patience servît au salut des frères, il le reprit un jour fort sévèrement, quoiqu'il fût innocent, et poussa cette sévérité, jusqu'à le chasser honteusement de l'église. Sachant de science certaine qu'il n'avait pas fait la faute, pour laquelle on le punissait avec tant de rigueur, je pris à part le supérieur pour servir d'avocat à son économe; mais ce sage directeur me répondit : "Je sais aussi bien que vous, mon Père, qu'il est innocent; mais comme il ne convient pas à un père, et que c'est une chose condamnable d'ôter à son enfant qui a faim le morceau de pain qu'il va manger, de même un père spirituel se rend à lui-même et à son inférieur un bien mauvais service, s'il ne cherche pas à tout moment à lui procurer de nouveaux mérites et de nouvelles couronnes, soit en lui faisant des reproches et lui présentant des humiliations, soit en le couvrant de mépris, et lui fournissant des mortifications, soit enfin en l'exerçant dans des railleries et des blâmes, selon néanmoins qu'il le sait capable de tout supporter avec patience et résignation; car autrement cet inférieur se trouve privé de trois grands avantages : le premier, c'est qu'il ne mérite pas la récompense d'une correction charitable soufferte avec patience, le second, ses frères sont privés des bons effets que son exemple produirait dans eux; enfin le troisième, et c'est ici le plus grand mal qui puisse arriver, les inférieurs perdent peu à peu la douceur et la patience, car il arrive souvent que ceux-là mêmes qui, dans leurs travaux spirituels et dans les humiliations, paraissaient être vraiment des hommes de patience, s'ils ne sont pas exercés, repris et humiliés de temps en temps par leur supérieur, qui les regarde pour des gens vertueux et parfaits, tombent bien vite dans un funeste relâchement; et leur âme, quoiqu'elle soit une terre bonne, grasse et fertile, si elle n'est pas arrosée souvent par l'eau de l'humiliation, perd bien vite et bien facilement son heureuse fertilité, et finit ordinairement par ne plus produire que les ronces, et les épines de l'orgueil, du dérèglement des moeurs et d'une confiance présomptueuse, laquelle chasse toute crainte de Dieu. C'était ce que n'ignorait pas le grand Apôtre, lorsqu'il donnait cet avis à son cher Timothée : "Pressez les fidèles, lui disait-il, à temps et à contretemps." (2 Tim 4,2). 31. À toutes ces raisons, je répliquais qu'il pourrait arriver par des circonstances malheureuses, mais surtout par la faiblesse de la nature humaine, qu'il y en aurait plusieurs qui, se voyant repris sans raison, et même avec raison, abandonneraient le monastère; mais la réponse de ce trésor de sagesse ne se fit pas attendre : "Une âme, répartit-il, que Jésus Christ a liée avec son pasteur par les chaînes de l'amour et de la foi, conservera invariablement cette sainte union : elle préférerait plutôt répandre tout son sang que de la rompre jamais, surtout si Dieu s'est servi de lui pour la guérir des plaies que le péché lui avait faites; car elle se souvient de ce qui est écrit : "Ni les anges, ni les principautés, ni aucune autre créature, ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu, qui est notre Seigneur Jésus Christ" (Rom 8.38-39); et si cette âme n'est pas liée, attachée et unie inséparablement avec son directeur, je ne peux sûrement pas concevoir comment elle peut, d'une manière utile, demeurer dans un lieu où rien ne la retient qu'une obéissance fausse et trompeuse." Certes, il faut avouer que ce grand homme ne se trompait pas, puisque, par les moyens dont il s'est servi, il a si heureusement dirigé et conduit, offert et consacré à Jésus Christ, un grand nombre d'âmes, qui ont été comme des hosties vivantes. |
|
Histoire d'Abbacyre 32. Consultons donc la Sagesse de Dieu, elle se trouve même dans des vases d'argile; c'est ce qui doit nous frapper du plus grand étonnement. C'est la résolution que me fit prendre la conduite de quelques jeunes religieux, car j'étais hors de moi-même, en voyant avec quelle vivacité de foi, avec quelle constance, avec quelle patience et quelle force d'âme ils souffraient d'être repris, mortifiés et méprisés, non seulement par leur supérieur, mais encore par des frères qui étaient bien au dessous de lui. Il y avait dans le monastère un frère qui fixait mes regards d'une manière toute particulière; il s'appelait Abbacyre, et il y avait déjà passé quinze ans. Or je m'aperçus qu'il était presque partout maltraité par tous les moines, et qu'il n'y avait pas de jour où ceux qui servaient à table, ne le chassassent du réfectoire, parce qu'il était naturellement porté à parler. Je cherchai l'occasion de lui parler; et l'ayant rencontrée, je lui demandai instamment de me dire pour quelles raisons on le chassait ainsi du réfectoire, et qu'on l'envoyait dormir, sans avoir rien mangé à souper. "Croyez-moi, mon père, me répondit-il avec simplicité, les moines ne me traitent ainsi que pour connaître mes dispositions intérieures et pour savoir si je serai propre à mener une vie solitaire; ce n'est donc point avec sévérité, mais dans le désir charitable de m'éprouver, qu'ils en agissent de la sorte. C'est pourquoi connaissant parfaitement les pieuses intentions de notre excellent supérieur et des autres pères, je souffre tout avec joie et plaisir. Voilà quinze ans que je suis au monastère, et qu'on me traite comme vous voyez. Lorsque je suis entré dans cette maison, les pères ne m'ont pas caché qu'on y éprouve pendant trente ans ceux qui ont renoncé au monde; et certes, mon cher père Jean, ce n'est pas sans de bonnes raisons qu'on tient cette conduite : car n'est-ce pas dans le creuset et dans le feu, qu'il faut faire passer l'or pour le polir et l'épurer ?" 33. Ce courageux Abbacyre vécut encore deux ans, pendant mon séjour dans cette communauté; et comme il était sur le point de partir de ce monde, il dit aux frères qui entouraient son lit de mort : "Je vous remercie, mes frères, et je rends grâce à Dieu, de m'avoir traité comme vous avez fait; car voilà dix-sept ans que vous m'avez mis par là à l'abri des épreuves et des tentations des démons." Ces paroles firent une si vive impression sur l'esprit de l'abbé, ce juste appréciateur des vertus de ses frères, qu'il mit Abbacyre au nombre des confesseurs, et fit placer son corps auprès de ceux des saints pères qui reposent dans l'intérieur du monastère. |
|
Histoire de Macédonius 34. Je ferais une peine réelle à tous ceux qui ont du zèle et de l'amour pour la pratique de la vertu, si je ne disais rien ici des saints exercices et des grands travaux de Macédonius, premier diacre de ce monastère. Ce grand serviteur de Dieu, si favorisé de son divin Maître, demanda à l'abbé, deux jours avant la solennité des Rois, que les Grecs appellent Théophanie, la permission d'aller à Alexandrie pour des affaires importantes qui exigeaient nécessairement ce voyage. La permission lui fut accordée, mais à la condition expresse d'être de retour au monastère pour préparer tout ce qui était nécessaire pour la solennité. Mais le démon, ennemi juré de la vertu, fit naître tant d'obstacles, que Macédonius ne put revenir au temps fixé; il n'arriva que le lendemain de la fête. Pour le punir de sa désobéissance, l'abbé le suspendit de ses fonctions, et le condamna à vivre parmi les novices. Or ce saint diacre, grand par sa patience, mais plus grand encore par son humilité constante, reçut cet ordre et accepta cette pénitence avec le même calme et la même tranquillité d'esprit, que s'il n'eût pas été question de lui même. Après avoir passé quarante jours parmi les novices, l'abbé voulut lui rendre sa charge et ses honorables fonctions; mais le lendemain, que l'abbé l'avait rétabli dans sa dignité, il alla trouver son supérieur, pour le prier avec instance de vouloir bien le laisser dans ce état d'humilité et de pénitence, et de le laisser vivre jusqu'à la fin de sa vie au milieu des jeunes frères. Pour obtenir cette grâce, il l'assurait qu'il avait eu le malheur de commettre, à son voyage, une faute qui le rendait absolument indigne de pardon. Cependant, quoique le saint abbé sût parfaitement qu'il n'en était rien, et que son diacre n'alléguait ce prétexte qu'afin de pouvoir demeurer dans l'état d'abaissement où il était, il céda au désir si louable, de sa ferveur et de son humilité. On vit donc au milieu des jeunes moines, un homme vénérable par sa dignité et par son âge, leur demander le secours et l'assistance de leurs prières, afin, leur disait-il, d'obtenir de Dieu le pardon de l'exécrable désobéissance dont il s'était rendu coupable à Alexandrie. Ce saint diacre, tout indigne que j'en fusse, daigna m'apprendre un jour la raison particulière qui lui avait tant fait désirer de rester dans cet état humiliant. "Jamais, me dit-il, je ne me suis vu moins attaqué par les troubles intérieurs, ni moins agité par les travaux de la guerre spirituelle que nous faisons au démon, et jamais je n'ai goûté si délicieusement les douceurs abondantes de la lumière céleste, que depuis que je suis dans les exercices de cette pénitence. |
|
Histoire de l'économe du monastère 35. Le propre des anges, ajouta-t-il, c'est de n'être plus exposés à faire des chutes, et même, ainsi que quelques docteurs l'enseignent, de ne pouvoir tomber; le propre des hommes est de faire des fautes mais par la grâce de Dieu ils peuvent s'en relever toutes les fois que ce malheur leur arrive. Les démons, au contraire, sont tombés pour ne jamais pouvoir se relever de leur chute." Voici encore ce que me raconta l'économe de ce monastère célèbre. "Lorsque, me dit-il, j'étais jeune, et que j'étais chargé de prendre soin des animaux de la maison, j'eus le malheur de faire une faute énorme; mais, comme je m'étais accoutumé à ne jamais tenir caché dans mon coeur le serpent qui s'y était glissé, je pris celui-ci par la queue, aussitôt que je le sentis, et le montrai au médecin spirituel de mon âme; je lui découvris donc de suite la méchante action dont je m'étais rendu coupable. Me regardant avec un visage riant et me donnant un léger soufflet, il m'adressa ses paroles : Allez, mon fils, continuez vos exercices ordinaires comme auparavant, et ne craignez rien. Je me confiai entièrement à sa parole; et quelques jours après, je fus assuré de ma guérison, et je marchai dans les voies de Dieu avec une grande joie, mais néanmoins avec crainte et tremblement." 36. Quelques docteurs, ont sagement observé que, comme il y a certaines différences essentielles dans toutes les créatures auxquelles Dieu a donné l'existence, de même dans les maisons religieuses, nous voyons différentes manières de marcher et de s'avancer dans la carrière et dans la pratique de la vertu, et diverses inclinations mauvaises qu'il faut combattre et mortifier. C'est ainsi que le sage médecin qui présidait à ce monastère, s'étant aperçu que quelques-uns de ses moines se plaisaient par ostentation et par vanité, à paraître devant les séculiers, lorsque ceux-ci venaient au monastère, les humiliait sévèrement en leur présence, tantôt en leur commandant ce qu'il y avait de plus bas et de plus méprisable tantôt en leur faisant les reproches les plus ignominieux de sorte que ces moines furent obligés, pour éviter cet affront, de se cacher dès qu'ils voyaient entrer les gens du monde. Or cette conduite produisait un effet vraiment étonnant, car elle faisait que la vaine gloire poursuivait la vaine gloire, et empêchait ces moines de se donner en spectacle aux autres. |
|
Histoire de saint Ménas. |
|
Suite |