Années de jeunesse

 

 

Jean Melchior Bosco naquit le 15 août 1815, jour de l'Assomption de la Sainte Vierge, à Châteauneuf d'Asti, dans les environs de Turin.

Son père, François Bosco, possédait là, au hameau des Becchi, une petite propriété. Il cultivait lui-même son bien, et vivait du produit de ses champs. Il était veuf lorsqu'il épousa, en secondes noces, Marguerite Ochiena, qui lui donna deux fils : l'ainé reçut le nom de Joseph, le cadet fut notre Jean.

Cette union, parfaitement heureuse, fut brisée prématurément par la mort du chef de famille, emporté à la suite d'une courte maladie. Perte irréparable ; car François, homme juste et bon, travailleur infatigable, était le modèle des maris ; c'était, de plus, un chrétien parfait.

 

Jean n'avait que deux ans lorsque l'épreuve visita si cruellement ce paisible foyer ; mais Marguerite était une mère incomparable. Elle prit résolument la direction de la maison, elle n'hésita pas à se mettre elle-même au travail de la terre, avec les deux domestiques de son mari qu'elle avait voulu conserver, et, surtout, elle s'occupa avec une infatigable vigilance de l'éducation de ses enfants.

Cette surprenante éclosion qui fit du petit Jean un apôtre... un Saint ! Elle fut tout entière, on peut le dire, l'œuvre de cette femme remarquable qui, sous les humbles vêtements d'une paysanne, cachait un cœur digne d'une reine.

Marguerite Bosco était marquée de la mâle empreinte que donne la vie des champs ; mais la rudesse native de cette forte race était adoucie, chez elle, par une charité sans bornes, par un immense amour de Dieu et du prochain. De là une véritable distinction et une rare délicatesse de sentiments. Douée d'une grande fermeté, elle se montrait surtout impitoyable lorsqu'il s'agissait de repousser le mal. Le péché lui faisait absolument horreur, et, un jour que, conduisant ses deux fils, elle fit la rencontre d'un vieillard qui proférait des paroles grossières : « mes enfants, dit-elle, si vous deviez jamais ressembler à ce malheureux, je prierais Dieu de vous faire mourir à l'instant ! »

 

Les préoccupations de la vie matérielle n'excluaient pas les soins de l'âme. De bonnes lectures venaient réconforter tous les gens de la maison ; la prière du matin et du soir se faisait en commun, et même, lorsqu'on allait aux champs ou qu'on revenait du travail, la pieuse Marguerite manquait rarement de dire, tout haut, le Rosaire ; ses enfants et les domestiques, répondaient.

Eleve dans ce milieu dont la simplicité ne manquait pas d'une certaine grandeur, sous l'aile d'une de ces mères telles que le bon Dieu les donne à ses élus, Jean Bosco se développa rapidement. Une grande sobriété dans la nourriture, la vie en plein air, un travail soutenu le rendirent fort et robuste. Il était naturellement très observateur, parlait peu, écoutait beaucoup, et faisait preuve d'une intelligence et d'une décision vraiment surprenantes pour son âge.

Il ne tarda pas à prendre sur ses jeunes camarades, et même sur des personnes plus âgées, une influence extraordinaire. Si une discussion avait lieu, il était volontiers choisi pour arbitre ; s'il assistait à une veillée, c'était fête, dans le voisinage, et l'on accourait pour l'entendre. C'est que personne ne savait, comme lui, dire d'émouvantes histoires, dans lesquelles ne tardaient pas à paraître les faits merveilleux qu'il avait lus dans la vie des Saints. Il avait une manière de raconter qui impressionnait vivement son naïf auditoire, et il le tenait des heures entières sous le charme.

Déjà se révélait cette étrange puissance d'attraction qu'il devait posséder à un si haut degré !

 

Ici je ne puis résister au désir de raconter un trait vraiment caractéristique, parce qu'il nous montre le jeune Bosco préludant à son action sur les hommes.

Il arriva qu'un saltimbanque prit l'habitude de venir, tous les dimanches, s'installer sur la petite place qui est devant l'église. Il n'est que trop commun, à la campagne, de voir des jeunes gens rester à la porte de l'église pendant les offices, au lieu d'y assister, et la présence de ce faiseur de tours augmenta sensiblement le nombre des flâneurs.

Le petit Jean avait remarqué le grand déplaisir que cela causait à son pauvre Curé ; d'autant plus que le roulement du tambour commençait avant la fin de la messe, et troublait tout le monde. Son plan fut vite tiré, et rapidement mis à exécution.

À ce moment il faisait fonctions de berger dans une prairie au milieu de laquelle s'élevait un poirier remarquable par la grosseur de ses branches. Il se servit de cet arbre pour disposer des cordes, et il s'ingénia à répéter les tours qu'il avait vu faire.

Comme il était remarquablement fort, et surtout adroit, il fut bientôt passé maître.

À quelques temps de là, lorsque parut le saltimbanque, le jeune berger, placé au premier rang des spectateurs, se mit à dire d'un air narquois, après chacun des tours :

 — ce n'est pas malin, cela.

Cette insistante critique finit par exaspérer le saltimbanque, qui l'apostropha vivement :

— Fais-en donc autant, toi, petit moutard !

— Je vous dis que ce n'est pas malin, – et sans autre formalité, le voilà qui exécute les mêmes tours avec une adresse qui souleva de frénétiques applaudissements ; puis il en fit d'autres qu'il avait imaginés.

Cette passe d'armes d'un nouveau genre se termina par la défaite incontestée du saltimbanque, et on ne le vit plus reparaître.

On peut penser si les gens de Châteauneuf se montrèrent fiers de ce succès, qui donnait un véritable relief à la commune.

Cependant, le dimanche suivant, beaucoup d'entre eux manifestèrent leur regret d'être privés d'une distraction à laquelle ils avaient pris goût.

Alors Jean leurs proposa de remplacer le faiseur de tours, et de leur donner régulièrement leur spectacle favori, ce qui fut accepté avec enthousiasme.

Mais avant de commencer, voilà qu'il se met à leur réciter, avec une sûreté de mémoire imperturbable, tout le sermon qu'avait donné le Curé pendant la Messe, et que, naturellement, ceux qui étaient restés à la porte n'avaient pas entendu. Il y eut bien quelques murmures, quelques timides propos, mais personne ne lâcha pied, et en fut bien récompensé par les beaux tours qui suivirent.

À la séance, suivante Jean Bosco ne se borna pas à la récitation du sermon ; il y joignit une dizaine de chapelet, et, plus tard, le chapelet tout entier. Étrange apostolat s'il en fut ! On acceptait tout ce qu'il demandait, et il est vraiment extraordinaire de voir un jeune garçon, presqu'un enfant, agir ainsi sur les multitudes.

Avec une mère comme Marguerite Bosco, on ne sera pas étonné si la vocation ecclésiastique se révéla de bonne heure chez Jean. Il avait été, à sa naissance, consacré à la Sainte Vierge, et un songe qui le frappa extraordinairement lui avait, en quelque sorte, indiqué la voie qu'il devait suivre. Depuis lors, il manifestait hautement et résolument son intention de devenir prêtre. Mais la réalisation d'un tel désir n'était pas sans difficultés : il n'existait pas d'école dans la paroisse, et, si le petit berger savait à fond le catéchisme que lui avait enseigné sa mère, son instruction n'allait pas beaucoup au-delà.

Il arriva, sur ces entrefaites, que le Curé, frappé des rares dispositions qu'il avait remarquées chez son jeune paroissien, offrit spontanément de lui faire la classe une fois par semaine, ce qui fut accepté, par la mère et le fils, avec une joie facile à comprendre.

 

Les Becchi sont un hameau isolé situé fort loin de l'église de Murialdo, autre hameau de la commune de Châteauneuf d'Asti, et centre religieux de cette partie de la paroisse. C'étaient dix kilomètres pour l'aller et le retour ; mais Jean Bosco faisait allégrement ce trajet.

Son application soutenue et son étonnante mémoire lui permirent de réaliser de rapides progrès. Malheureusement son maître, le vénérable Don Calosso, fort âgé et usé par les fatigues d'un long ministère, fut enlevé subitement par une attaque, et voilà les études arrêtées (1828).

Le chagrin de Jean fut si profond que sa santé menaçait de fléchir ; aussi sa mère lui permit-elle bientôt de suivre l'école publique de Castelnuovo. Seulement le trajet journalier était considérable ; et Marguerite finit par mettre son fils en pension chez un brave homme de sa connaissance. Cette première séparation fut pénible ; mais on évitait une fatigue excessive et une perte de temps fâcheuse.

 

De cette école, Jean passa à celle de Chieri, dont les cours étaient plus sérieux et plus relevés. C'est là qu'il termina ses études de latin.

Le moment était venu de faire choix d'une carrière. Jean n'avait jamais varié dans sa résolution de se consacrer au Seigneur ; seulement il hésita, d'abord, entre le clergé séculier et un ordre religieux. La robe de bure des Franciscains avait pour lui un véritable attrait. D'un autre côté il était toujours sous l'influence de ce songe singulier, qui lui paraissait surnaturel, et dans lequel il s'était vu conduisant un troupeau de moutons qui s'étaient changés en enfants. Il finit par se décider pour le grand Séminaire.

À ce propos, nous devons rapporter une parole superbe de Marguerite Bosco : elle peint admirablement l'austère grandeur de cette femme du peuple. Comme l'on faisait remarquer à Jean que, s'il se décidait pour le clergé séculier, il pouvait, avec ses grandes facultés, prétendre à une position élevée, Marguerite s'écria : Mon fils, si en te faisant prêtre tu devais devenir riche, sache-le, je ne te verrais plus, et je ne mettrais jamais les pieds dans ta maison. Je suis née pauvre, je veux rester pauvre. Une seule chose m'importe : le salut de ton âme.

 

Nous pourrions dire bien des traits intéressants et édifiants qui signalèrent les six années que Jean Bosco passa au grand Séminaire de Chieri ; mais nous avons hâte d'arriver à sa vie sacerdotale.