1858

Dieu parle à l'homme... durant le sommeil,

dans les visions de la nuit

 

 

S'il est un fait hors de doute, c’est que Don Bosco connaissait l'état de conscience de presque tout le personnel de ses maisons, même des sujets qu'il n'avait jamais confessés. Parfois le Directeur d'un Oratoire ou d'un Patronage recevait un petit billet ainsi conçu :

« Aujourd'hui même, tu renverras tel et tel enfant ».

Signé : abbé JEAN Bosco.

 

Ces enfants, la plupart du temps il ne les connaissait pas, et même il ne les avait jamais vus ; beaucoup d'entre eux étaient considérés, par les Directeurs, comme de bons sujets.

On s'étonnera peut-être que cette faculté de connaître, en dehors des lois naturelles, ne s'étendît pas à tout. Mais Don Bosco se bornait à recevoir ces illuminations telles que les lui envoyait l'Esprit-Saint ; et l'on peut présumer que cette faveur lui était accordée plus spécialement au point de vue de l'intérêt de ses Maisons et des enfants.

C'était ordinairement dans le silence de la nuit, pendant le sommeil, que lui arrivaient ces visions.

Un des enfants de Don Bosco va nous faire le récit d'un de ces Songes, fort connu d'un grand nombre d'élèves, dont plusieurs sont, aujourd'hui, dans la Congrégation Salésienne.

 

* *

*

 

« En 1858, Mgr. Belasio venait de donner les exercices spirituels à l'Oratoire. Sa parole avait produit des fruits merveilleux, et, sous l'impression de ferveur extraordinaire où nous étions tous, bien des cœurs étaient revenus à Dieu avec des résolutions particulièrement fermes et généreuses.

Et cependant, un jour, Don Bosco nous dit qu'il n'était pas content de nous.

Il faut avoir été aimé par Don Bosco pour comprendre quelle angoisse nous étreignit le cœur, à ce moment inoubliable !

Mais le bon Père continua :

— Après tout ce que j'ai fait, et malgré tout ce que je ne cesse de faire pour vous, je me flattais de vous voir correspondre plus fidèlement à mes soins.

Et ces paroles, Don Bosco nous les disait une semaine ou deux après une retraite exceptionnellement bénie !

Le lendemain soir, il nous raconta le songe qu'on va lire ; même les plus petits d'alors se le rappellent jusque dans ses moindres détails. Et ce genre de communications ne nous surprenait point ; dès ce temps-la, la pensée de notre Père ne perdait jamais de vue ses enfants, et son cœur, nous le savions bien, ne battait que pour nous.

Nous avions terminé la prière. Une voix bien-aimée, un peu émue, s'éleva au milieu d'un silence plein d'une vague inquiétude...

 

« La nuit dernière, j'ai fait un rêve... j'étais aux Becchi. Je venais de quitter notre petite maison ; pour me promener un peu dans la campagne, lorsque j'aperçus un bon vieillard, assis sur une pierre. Me voyant tout pensif, et un peu triste peut-être, il se mit à m'adresser des reproches :

— Qu'as-tu donc ! Tu es un orgueilleux ; que crois-tu être ? Parce que tu aimes tes enfants, tu voudrais les voir correspondre à tes soins. Mais Jésus n'aimait-il pas les hommes, lui, et ne les aime-t-il plus !

— Oui, mais après les exercices spirituels... après tant de labeurs !...

— Veux-tu les voir, tes enfants, tels qu'ils sont maintenant ? Veux-tu les voir dans l'avenir ? Veux-tu les compter ?

— Oh, oui, oui !

— Viens alors.

Le vieillard m'entraîna à sa suite jusque dans un champ nommé Bacaiau, terrain ingrat et sablonneux, où, dans mon enfance, j'étais si souvent venu travailler.

Au milieu de ce champ, je vis un appareil que je ne saurais guère définir. L'inconnu me dit :

— Approche, et regarde tes enfants.

Je fis quelques pas, puis, collant mon œil à une lunette, je vous vis tous... là-bas... vous... mes fils. Je vous connus tous ; mais combien vous étiez différents de ce que je pensais ! Les uns se bouchaient les oreilles, les autres avaient la langue percée ; ceux-ci louchaient affreusement ; ceux-là avaient la tête malade. Plus loin, des enfants dont le cœur était rongé par des vers ; d'autres avec un cadenas aux lèvres ; enfin, les derniers, portant, accroupis sur leurs épaules, de gros singes d'une laideur repoussante. Bien peu d'entre vous étaient exempts de toute infirmité. À mesure que je regardais, je fondais en larmes :

— Mais est-il possible que ce soient là mes fils ! Que signifient ces physionomies étranges ?

 

À cette exclamation,  le vieillard prit la parole :

— Écoute : les mains dans les oreilles désignent ceux qui, pour ne pas mettre en pratique ta parole, ne veulent point l'entendre. La langue percée indique les mauvais discours, surtout contre la modestie. Ceux qui louchent, interprètent et jugent mal la grâce de Dieu, et préfèrent la terre au ciel. La tête malade, c'est le mépris de tes conseils, et la satisfaction des propres caprices Mais vois ces deux malheureux : le ver des mauvaises passions leur dévore le cœur. Là-bas, ces lèvres cadenassées, ce sont des confessions mal faites qui les ont fermées, et le Diable siège dans toutes les bouches pour les empêcher de s'ouvrir. Les pauvres petits qui portent sur leurs épaules ce gros singe, sont les tristes esclaves du Démon. Pour ceux-là, tu auras beau te sacrifier, tu ne réussiras pas à les gagner ; ils ne veulent à aucun prix secouer le joug de Satan. Vois-tu enfin, dans cet angle, ceux qui ont les mains liées ... ? Ils n'ont pas tenu compte de tes avertissements, et n'ont pas voulu se convertir quand il en était temps encore. La justice humaine viendra à ton secours pour leur apprendre que le péché ne porte pas bonheur.

Je regardais, et je pleurais...

— Mais.... les voilà donc tous perdus !.... tant de fatigues !... et inutiles !...

— Et qui es-tu donc, toi, qui prétends convertir, parce que tu as travaillé ? A-t-il épargné sa peine, le divin Sauveur ?

En disant ces mots, l'inconnu changea de place l'appareil, donna un tour à un mécanisme placé sur le côté, et me dit :

— Regarde, maintenant. Vois comme Dieu est généreux ! Et, pour ces quelques âmes qui ne correspondent pas à tes soins, vois combien il t'en veut rendre !

Alors je vis mes fils en nombre incalculable, et d'une diversité presque infinie de costumes, de pays, de forme extérieure, de langues... Et j'avais beau regarder : je ne pouvais les connaître tous, ni les comprendre.

— Les voilà, me dit le vieillard, les voilà les fils que Dieu t'enverra ; et il t'en donnera tant, que tu ne sauras plus où les placer.

 

Cependant, au milieu de cette multitude d'enfants, j'en distinguai quelques-uns qui m'étaient parfaitement connus. Nos prêtres les faisaient amuser, et les instruisaient.

Mais le vieillard donna un nouveau tour à l'appareil, et un autre spectacle se présenta à mes regards.

Dans le champ, il y avait des laboureurs que d'autres dirigeaient et surveillaient puis venaient des semeurs.

Dans un coin, je vis ensuite des travailleurs occupés à aiguiser leurs faulx à la meule ; d'autres les battaient, pour en affiler le tranchant, puis les passaient aux surveillants, chargés de les distribuer. Quelques-uns se croisaient les bras, et d'autres sortaient du champ, c'est-à-dire de l'Oratoire.

Aussitôt la moisson couchée sur le sol, des bras vigoureux la liaient en gerbes, qui s'amoncelaient sur le charriot, et ce charriot s'ébranlait, guidé par un seul ouvrier (1).

 

Don Bosco termina son récit en disant :

— Je connais tous ceux que j'ai vus, et je leur parlerai en particulier. Que Dieu m'aide à les convertir. Qu'il m'envoie des enfants de toutes les parties du monde : je l'en bénirai de toute mon âme. Mais qu'il me console d'abord en m'accordant de pouvoir vous gagner, tous, à son amour, vous qu'il m’a confiés les premiers, à l'Oratoire. »

 

Ce songe, raconté par Don Bosco, avec simplicité, produisit un effet considérable ; et, durant toute cette année mémorable, on se le répétait, en récréation, en s'avertissant mutuellement, pour fuir le mal et donner un peu de joie à Don Bosco.

Chacun voulait savoir en quel état il avait été vu ; et nous étions, tous, stupéfaits de nous entendre dévoiler les secrets de notre intérieur, connus de notre Père par des voies si évidemment surnaturelles. Aussi 1858 fait-il époque dans nos souvenirs : ce furent des jours de salut, d'héroïques résolutions, et de vocations religieuses.

 

Don Bosco était maître absolu de nos cœurs.

 

(1) Don Bosco a dit, bien souvent, que cet ouvrier avait les traits de Don Rua, et il ajoutait que Don Savio, placé à l'arrière, poussait le charriot. Or, Don Rua est le Successeur de Don Bosco, à la tête de la Congrégation Salésienne ; et Don Savio, vicaire de Mgr. Cagliero en Patagonie, au moment où paraît ce livre, dirige les Œuvres Salésiennes dans ces lointaines contrées ; et, placé à l'arrière de cette moisson d'âmes, récoltée dans le champ de Don Bosco, il lui donne, sans nul doute, une puissante impulsion.