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VIE DE GEMMA GALGANI
CHAPITRE XI
MOYENS DE PERFECTION : DÉTACHEMENT.
Que celui qui veut venir après moi, dit le Seigneur Jésus, se dépouille de tout ce qu'il possède, renonce à soi-même, se charge de la croix et me suive. Suivre Jésus, c'est s'engager dans la voie de la sainteté, se revêtir de l'homme céleste et parfait, qui n'est autre que ce grand Dieu incarné lui-même ; c'est donc se dépouiller du vieil homme, de l'homme de la nature, qui est terrestre et vicieux, renoncer à ses penchants désordonnés et leur résister par une lutte continuelle. Une pareille entreprise, pour être couronnée d'un succès complet, exige un détachement absolu de tout le créé et plus encore de soi-même, une mortification assidue, une humilité profonde, de la générosité d'âme et un grand courage dans l'épreuve et la souffrance. Tels sont en effet les moyens qui conduisent de rares élus à la perfection évangélique ; et ceux-là deviennent les plus grands saints, qui se signalent davantage dans leur mise en pratique.
Dès sa première enfance, Gemma conçut le désir de marcher sur les traces de Jésus d'aussi près que possible, et se rendit parfaitement compte des moyens indispensables. Elle les mit si bien en œuvre qu'on peut la classer au rang des héroïnes de la vertu, le plus en honneur dans l'Église. Arrêtons-nous d'abord à son détachement.
C'est une chose ardue, pour une jeune fille du monde, de renoncer à la vanité de la toilette. La nature incline si fort le sexe faible au désir de paraître et dc plaire que sans un secours tout particulier d'en haut il se laisse plus ou moins entraîner. Dieu fit de bonne heure à Gemma cette grâce spéciale, surtout le sévère avertissement de son Ange gardien, rapporté au chapitre IV.
Depuis lors elle ne porta plus la moindre parure et son habillement fut des plus simples : une jupe de laine noire, avec un mantelet de même étoffe et de même couleur, et un chapeau de paille également noir. Pas de manchettes aux poignets, de collerette à la gorge, de pendants aux oreilles, d'épingles d'ornement à la poitrine, de fleurs ou de rubans au chapeau ; c'est en vain que sur ce point sa famille lui faisait des reproches. Tel fut jusqu'à sa mort, l'hiver comme l'été, les jours communs et les jours de fête, l'unique vêtement de Gemma elle n'en voulut jamais d'autre.
Le reste des objets à son usage était à l'avenant. Une grossière malle de bois renfermant un peu de linge, un crucifix, un chapelet, deux ou trois petits livres de piété et la statuette de la Vierge des Douleurs formaient tout l'avoir de cette vierge chrétienne. Aucun de ces menus bibelots dont les plus indigents ne sont pas démunis. « Je n'ai rien, disait-elle, gracieusement ; je suis pauvre, pauvre pour l'amour de Jésus. » Elle se défaisait promptement même des images de piété, se sentant d'autant plus à l'aise qu'elle s'était débarrassée de tout ce qui ne lui était point d'une absolue nécessité. « Jésus m'a dit, répétait-elle souvent : Souviens-toi que je t'ai créée pour le ciel ; tu n'as rien à voir avec la terre. Oh ! que voulez-vous que me fassent toutes ces choses dont je n'ai pas besoin ? »
Même dans la maladie, la douce enfant ne manifestait aucun désir et pour que son entourage ne se mît pas en peine à son sujet, elle disait se trouver bien et n'avoir besoin de rien ; en tout temps elle savait se composer et dissimuler ses grandes souffrances, de crainte qu'on ne lui procurât des remèdes ou quelque soulagement. C'était une âme vraiment morte à elle-même.
Gemma chérissait tendrement ses parents et plus particulièrement sa mère. On se souvient avec quelle admirable résignation elle apprit son décès et assista plus tard aux derniers moments de son père, de même qu'elle avait vu mourir peu auparavant, avec non moins de calme, son frère bien-aimé, Eugène. Plus tard elle perdit en une seule année une tante, un autre frère adolescent et sa sœur cadette Julie, jeune fille de dix-huit ans, la chère confidente des plus intimes secrets de son âme.
Or, écoutez avec quelle tranquillité elle annonce à son directeur ces dernières pertes : « Mon cher père, la tante que vous saviez malade est morte ; c'était une bonne chrétienne. Recommandez-la à Jésus ; peut-être a-t-elle besoin de suffrages. Antoine aussi est mort ; pauvre frère, il a tant souffert ! Dites à Jésus de lui faire miséricorde. »
Un peu plus expressive est la lettre qui annonce la perte de Julie ; la douleur y perce quoique résignée et calme. « Vous, père, vous la connaissiez cette sœur ; vous saviez combien elle était pieuse ; mais Jésus l'a voulue pour Lui. Elle est morte avant-hier ma Julie. Vous n'aurez pas à me gronder, car je n'ai pas pleuré ; je savais que Jésus ne le voulait pas. Vive Jésus »
Les sentiments de Gemma dans ce dernier deuil me furent également manifestés par sa bienfaitrice et mère adoptive, qui m'écrivait : « Vous savez, père, combien ces deux sœurs s'aimaient. Cependant la pauvre Gemma ne s'est pas laissé abattre. Elle a d'abord offert sa douleur pour l'âme de sa sœur, et, aussitôt après, a rendu grâces à Jésus. Voyez quelle héroïque vertu ! Moi, au contraire, j'ai tant pleuré ; et Gemma, tachant de me consoler me disait : Ne pleurez pas. »
Bien que cette enfant de bénédiction tînt plus du ciel que de la terre, et parût très indifférente à l'égard de toute personne, elle n'en avait pas moins un cœur excessivement tendre et affectueux. Ignorante, dans sa pureté virginale, de l'amour sensuel ou même simplement humain, et dès lors à l'abri, de ce côté, des doutes et des scrupules, elle aimait avec une pleine liberté d'esprit tous ceux qui lui étaient attachés par quelque lien. Il n'était pas aise, il est vrai de s'en apercevoir, mais les personnes qui l'ont étudiée de près et observée assidûment ont remarqué que cet ange savait aimer, et dans certains cas avec une exquise délicatesse. Toutefois, ce cœur si pur ne restait pas lié et ne se souciait aucunement d'être payé de retour.
La mort ou l'éloignement des personnes aimées ne l'affectait que quelques instants. Elle allait promptement dire à Jésus : « Cet autre sacrifice, je le fais volontiers pour vous, ô Jésus ; seule avec Jésus seul ! » et elle recouvrait aussitôt son calme céleste. Cet ange était très détaché même de son père spirituel. Jamais elle ne se plaignit de la rareté de ses visites ou du retard de ses lettres. « Laissez-moi vous dire, sans me gronder, lui écrivait-elle, que j'aurais un grand besoin de vous voir ; mais si vous ne venez pas je serai également contente. En tout cas, je demande à Jésus de vous envoyer ici ; s'il vous inspire de venir, hâtez-vous. Je vous ai adressé trois lettres, et vous n'avez encore répondu à aucune. Jésus veut, me semble-t-il, que vous me donniez une règle de conduite sur ce point. Je vous écouterai, allez, et je vous obéirai ; mais si vous n'avez pas le temps ou la volonté de m'écrire, faites comme il vous plaira ; je me suis toute abandonnée à Dieu. » Sur le point de mourir, à celui qui lui demandera s'il faut envoyer un télégramme au père pour le faire venir de Rome, elle répondra d'abord affirmativement puis, se reprenant elle donnera contr'ordre. « De lui aussi, dira-t-elle, j'ai fait à Dieu le sacrifice. » Et elle expirera, comme nous le verrons, seule avec Jésus seul, abîmée dans une mer d'angoisses.
Un bien meilleur maître qui la perfectionnait excellemment dans cette nécessaire vertu du détachement, c'est le Sauveur lui-même. Pour rappeler un trait entr'autres, j'avais fait don à Gemma d'une précieuse relique une dent du Bienheureux Gabriel alors seulement Vénérable. Elle la gardait avec un soin jaloux et ne la quittait pas. Or, dans un de ses colloques familiers avec le Seigneur, elle Lui dit avec sa candeur coutumière : « Jésus, le père me parle toujours de détachement mais je ne le comprends guère, parce que je n'ai rien, et je ne sais de quoi me détacher. » Le Sauveur de répondre : Et cette dent du Vénérable Gabriel, n'y es-tu pas trop attachée ? « Je restai interdite, me raconta-t-elle plus tard, et je ne pus m'empêcher de me plaindre : Mais enfin, Jésus, m'écriai-je presque pleurant, c'est une relique précieuse. Le divin Maître prenant alors un air un peu plus grave : Ma fille, je te l'ai dit, cela suffit. Ah ! Jésus, reprenait Gemma, qu'allez-vous donc chercher ! »
Que de choses très édifiantes nous aurions à dire sur l’admirable détachement de la sainte jeune fille ! C'était, dans ses conversations, dans ses lettres et dans ses extases, de sublimes et continuels élans par lesquels elle voulait apprendre à tout l'univers que Dieu seul serait toujours son amour. « Je veux être toute à Jésus, et uniquement à lui, disait-elle ; et que pourrais-je bien aimer sur la terre maintenant que je possède Jésus ? Monde, créatures, vous n'êtes plus pour moi, comme je ne suis pas pour vous ; je ne puis ni ne veux vous aimer. »
Elle écrivait encore dans un compte-rendu de conscience : « Hier matin, dans une étreinte amoureuse que j'ai reçue du Dieu d'amour, je le priais de me détacher de toute chose, de me délivrer de mon corps pour que libre de tout lien je m'en aille droit à lui, à lui seul et pour toujours. Jésus m'a demandé : voudrais-tu voler ? - À vous, mon cher et doux Seigneur. Et Lui de reprendre : Laisse-moi venir encore quelque temps à toi et puis, quand je te délivrerai, tu viendras à moi. »
Ainsi donc, cette pure colombe s'ennuyait sur la terre. Son cœur était ailleurs. Il lui semblait n'être en ce monde que comme une étrangère, qui n'y connaît personne, et à son tour y passe inconnue. Elle-même le disait « Je vis sur la terre, mais il me semble y être comme une âme égarée ; toujours et toujours ma pensée s'échappe vers Jésus, hors duquel tout est pour moi méprisable. »
Dans sa nostalgie du ciel elle comptait les jours. Tel l'exilé qui retourne dans sa patrie, dans sa hâte d'arriver, s'arrête de distance en distance pour mesurer le chemin déjà parcouru et celui qui lui reste encore. La comparaison est de Gemma qui se l'applique avec beaucoup de grâce. « Je suis très contente que le temps s'écoule rapidement ; c'est autant de moins à passer en ce monde où plus rien ne me charme et ne me retient. Mon cœur s'en va sans cesse à la recherche d'un bien, d'un grand bien qu'il ne rencontre pas parmi les créatures, d'un bien qui m'apaise, me console, me donne enfin le repos. »
Celui qui fait si peu cas de la vie temporelle la cède volontiers. comme un objet sans valeur, au premier qui la veut. Lorsque Gemma voyait en danger de mort quelque personne amie, elle courait demander à son directeur l'autorisation de lui donner un, deux, trois ans de sa vie. « Jésus, disait-elle, acceptera l'échange, pourvu que vous, père, y consentiez. » Pour obtenir mon agrément, elle trouvait des arguments ingénieux et touchants, et les présentait avec une telle habileté qu'il fallait bien se mettre en garde pour ne pas courir le risque de céder. « Voyez, père, disait-elle, il s'agit d'une mère de famille qui a tant d'enfants. Oh ! comment feront ces pauvres petits quand ils n'auront plus leur mère ? Laissez-moi le dire à Jésus. Que me font à moi deux ans de moins ! » Elle offrait encore sa vie lorsqu'elle avait entrepris la conversion de quelque grand pécheur ; et elle en avait toujours quelqu'un en vue. « Jésus, je vous donne trois ans de ma vie ; me le convertissez-vous ? » À la fin je me laissai prendre à cette aimable et pressante éloquence j'accordai la permission désirée. Dieu accepta l'échange et Gemma mourut au temps annoncé par elle, en pleine jeunesse et contre toute attente humaine.
Les femmes sont généralement très attachées à leur propre jugement en matière de piété, et Dieu sait combien il est difficile à un directeur éclairé de modifier leur manière de voir lorsqu'il la trouve défectueuse. Peut-être sont-elles plus maniables dans les questions d'ordre matériel, mais dans celles qui regardent la vie purement intérieure elles n'en croient qu'à elles-mêmes. Combien plus s'il s'agit de phénomènes extraordinaires, comme de prétendues visions, de paroles divines, etc. Le confesseur doit s'incliner devant ces illusionnées, adopter leur sentiment, louer leur bienheureux état, ou ce sont des plaintes, des murmures et souvent une hostilité déclarée. Le maudit orgueil a bien d'empire sur les pauvres filles d'Ève !
On ne pouvait découvrir en Gemma l'ombre même de ce grave défaut de son sexe. Elle avait de fortes preuves en faveur de l'origine céleste des manifestations surnaturelles dont son âme était le continuel théâtre. Dieu même l'en assurait par des démonstrations évidentes, palpables, et par des paroles formelles comme celles-ci : Ne crains rien, c'est moi qui opère en toi. Mais cela ne lui suffisait pas ; elle voulait l'avis de son père spirituel et s'en tenait pleinement à son jugement. « Dites-le moi, vous, mon père dois-je croire que c'est Jésus, ou bien le démon, ou mon imagination ? Je suis ignorante et je puis me tromper. Qu'en serait-il de moi si je tombais dans l'erreur ? Vous savez que je ne veux pas ces choses ; il me suffit que Jésus soit content de moi. Qu'ai-je à faire pour lui plaire ? Dites-le moi ; je veux plaire à Jésus à tout prix. »
Parfois tel de ses premiers directeurs, soit dessein de l'éprouver, soit doute réel, la contredisait, la mortifiait impitoyablement et l'appelait sans détour une illusionnée. Tel autre, gaiement embarrassé devant des faits si nouveaux pour lui, ordonnait à sa pénitente, pour se tirer lui-même de difficulté, d'inviter le Seigneur à se retirer et à la laisser dans la voie commune. Gemma remerciait le premier avec une sincère humilité, et répondait au second en ces termes : « Hier, vous m'avez dit de prier Jésus de tout m'enlever, ou bien de se révéler à vous-même ou à une personne désignée par vous. Je prierai beaucoup pour cela, car je veux, je veux cette grâce de toute mon âme. Ma tête m'a promis, me semble-t-il, de suivre en tout la volonté du confesseur. J'ai dit à Jésus que si c'est vraiment Lui qui se fait voir, tout va bien ; si c'est le démon, qu'il le chasse, je n'en veux pas ; et, si c'est ma tête, plutôt la détruire que la supporter. Si vous doutez de la sincérité de ces paroles, dites-le moi car je ne voudrais point dire des mensonges, ni commettre encore des péchés. »
Un jour, le Seigneur la gronda doucement de ce qu'après tant de preuves elle était encore hésitante. « Je doute, répondit-elle humblement, parce que les autres doutent. Si vous êtes Jésus faites-vous connaître comme on le désire. Croyez-nous, sans quoi nous ne pouvons plus aller de l'avant, ni moi, ni mon confesseur. »
Quelquefois le Seigneur l'attirait invinciblement à Lui, et alors elle s'abandonnait à son divin amour ; mais, revenue de ces ineffables étreintes, Gemma retournait demander à son confesseur avec une humble simplicité : « Dites-moi, père, qu'ai-je à faire ? » C'était souvent entre Jésus et sa fille aimante une lutte tendre et émouvante, et lorsque le divin Maître l'en reprenait : « Le confesseur, repartait-elle, m'a dit que vous n'êtes pas Jésus. Le confesseur peut-il se tromper ? »
La vie des justes sur la terre est un tissu de consolations et d'épreuves. Le Seigneur n'épargna ni les unes ni les autres à sa bien-aimée servante ; mais tandis que les épreuves la réjouissaient, elle faisait peu de cas des consolations, dont elle était parfaitement détachée. Sans doute, Gemma les recevait avec gratitude et savait très bien s'en servir de stimulant dans ses ascensions vers la perfection ; mais si Jésus la laissait languir dans les ténèbres et l'abandon, pour si douloureux que fût cet état à son cœur passionnément épris de Lui, elle se déclarait contente. « Jésus fait bien, répétait-elle alors. Ce qui lui plaît doit nous plaire. Et puis, mérité-je ses consolations ? Il me suffit de pouvoir jouir en l'autre vie ; peu m'importe de souffrir en celle-ci. »
Dans de telles dispositions une âme n'a pas à craindre l'illusion. Seuls les ignorants des choses divines et les esprits superficiels peuvent le croire. Nous savons, au contraire, que celui qui se dépouille de soi pour l'amour du Christ se trouve par là même revêtu du Christ et de ses vertus ; et celui qui est revêtu du Christ ne peut devenir le jouet de l'erreur.