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VIE DE GEMMA GALGANI


CHAPITRE XIII



HUMILITÉ PROFONDE.




« Voulez-vous connaître, dit saint Augustin, le premier degré de la sainteté ? C'est l'humilité ; et le second ? l'humilité ; et le troisième ? l'humilité. Autant de fois vous renouvellerez votre demande, autant de fois je répondrai l'humilité. » L'orgueil, en effet, principe funeste de tous les vices, éloigne l'homme de Dieu, tandis que l'humilité, mère féconde de toutes les vertus, l'en rapproche. Cette profonde doctrine était celle de Gemma. Quelques instants avant de mourir, priée par une sœur infirmière de lui indiquer la plus importante des vertus et la plus chère à Dieu, elle répondit avec vivacité : « L'humilité, l'humilité, car elle est le fondement de toutes les autres. »

Lorsque je fus appelé à porter mon jugement sur l'esprit de la servante de Dieu, je me servis de cette pierre de touche infaillible de la perfection évangélique. Beaucoup de personnes, dont son propre confesseur, se montraient plus qu'hésitantes devant les manifestations si extraordinaires qui se produisaient en elle depuis ses premiers pas dans les voies intérieures, et elles se disaient l'une à l'autre : « Un tel état, rencontré à peine dans les grands saints qui sont l'honneur de l'Église, peut-il venir de Dieu ? » Il viendra certainement de Dieu, pensais-je, si l'humilité y est jointe.

Dès le début dc mon examen, je constatai chez la pieuse jeune fille une grande intelligence de l'importance dc cette vertu et le souci de la pratiquer avant toute autre. Bientôt elle m'apparut pénétrée d'humilité jusque dans les dernières profondeurs de son être. Le doute n'était donc pas possible et je m'écriai dans mon émotion : Heureuse enfant ! éclairée de précoces lumières de Dieu, vous avez su bâtir sur une base inébranlable le magnilique édifice de vos vertus. Votre sainteté est à mes yeux hors de conteste.

Pendant la retraite qu'elle fit à l'âge de treize ans dans l'Institution Guerra, elle entendit le prédicateur répéter avec insistance : « Souvenons-nous que nous ne sommes rien et que Dieu est tout. » L'impression produite sur son esprit par cette pensée fut si vive qu'elle ne s'effaça jamais. Il n'est pas une seule de ses lettres son directeur, où le sentiment de sa propre bassesse ne soit exprimé avec une force toujours croissante, au fur et à mesure de ces progrès dans la connaissance de Dieu. Les lumières merveilleuses et éclatantes qui lui furent communiquées sur la divinité réalisèrent à ce point en elle la brève parole de saint Augustin : Noverim te, noverim me : en vous connaissant mon Dieu, je me connaîtrai, - que l'orgueil lui paraissait impossible. Et, en vérité, jamais une pensée de propre estime ne contamina son esprit. « Comment ? avait-elle coutume de dire, je m'enorgueillirai ? Y aurait-il pire folie ? »

Dans une circonstance où je lui avais adressé quelques reproches en vue de la mortifier, je l'avertis de se prémunir contre l'orgueil, dont je feignais d'avoir découvert dans son cœur un germe secret. J'en reçus cette réponse « J'ai lu votre lettre, Mon Dieu, ayez pitié de moi. Il est vrai, il n'est que trop vrai, l'orgueil est en moi. Écoutez père : à peine ai-je eu lu le mot orgueil que le démon s'en est servi pour essayer de me jeter dans le désespoir et pendant près d'une heure j'ai bien souffert. Au moment où je n'en pouvais plus j'ai couru devant le crucifix, et prosternée le front dans la poussière je lui ai demandé pardon, le suppliant de me faire mourir à ses pieds ; mais il ne m'a pas fait mourir. Peu après, j'ai recouvré le calme. Mon pauvre Jésus, vous fais-je souffrir ! Où en arriverai-je si je continue de marcher de ce pas ? Votre lettre disait vrai, père ; je vous en remercie à genoux. Quelle peine auront fait à Jésus mes pensées de superbe ! »

Quelles pouvaient bien être ces pensées de superbe ? Il eût été certainement très difficile à Gemma de le dire ; mais elle y croyait sur la foi de son directeur. Sa lettre continue : « Père, dites à Jésus d'avoir pitié de moi, de ma pauvre âme qui, loin d'être toujours bonne, est attentive à se remplir de malice, d'iniquité et d'orgueil. Mais Jésus, qui m'a fait la grâce de connaître ce vilain péché, me donnera celle de me corriger. » Et plus loin : « J'ai peur, je tremble que Jésus ne me châtie pour l'avoir offensé et vous avoir fait de la peine. Et savez-vous le châtiment que je redoute et que je mériterais ? c'est d'être condamnée à ne plus l'aimer. Lui, mon Jésus. Non, non, Jésus, choississez tout autre châtiment, mais pas, celui-là. Mon cher père, Si vous apercevez encore en moi de l'orgueil, ne perdez pas de temps, détruisez-moi ou traitez-moi n'importe comment, mais guérissez-m'en promptement. »

Les actes correspondaient aux paroles. On ne lui vit jamais un air hautain, et personne ne l'a entendue se louer ou faire parade de ses qualités. Au contraire, sa modestie, son horreur de l'ostentation et son industrie à tenir dans l'ombre tout ce qui aurait pu attirer les regards des hommes, étaient sans égales.

« Par charité, père, m'écrivait-elle, ne parlez de moi à personne, sinon pour me faire connaître telle que je suis. Je m'humilierai, je me convertirai, je demanderai pardon à tous d'avoir surpris leur bonne foi par mes artifices, et Jésus infiniment bon me fera miséricorde. »

La jeune fille était douée, on le sait, de rares qualités naturelles : vivacité et pénétration d'esprit, décision de caractère, force d'âme, etc. ; et cependant on l'eût dite, aux apparences. une fillette sans intelligence et sans jugement : elle implorait conseil, aide et direction comme si elle eût été d'elle-même incapable de la moindre décision.

Elle avait appris avec succès à l'institution Guerra le français, le dessein et la peinture ; mais, une fois ses études terminées, il ne sortit jamais de ses lèvres une parole rappelant la belle langue d'au-delà des monts ; on ne lui vit non plus jamais en main les crayons ou le pinceau. On apprit seulement après sa mort, d'une de ses anciennes maîtresses, qu'elle possédait ces diverses connaissances.

Gemma n'utilisa pas davantage une grande facilité de versfication, malgré des instances parfois très vives, voulant éviter, disait-elle, un travail de vanité et en tous cas une perte de temps.

Elle possédait également une voix ravissante et des dispositions peu communes pour la musique vocale. Les personnes qui connaissaient sa passion de louer son bien-aimé Jésus et la divine Mère se seraient attendues à entendre sortir de ses lèvres pures, au moins dans ses heures de labeur solitaire, quelque pieux cantique. Mais non ; on ne l'entendit jamais chanter, fût-ce à voix basse.

Chez une jeune fille d'un naturel très ardent et peu timide, c'étaient là des preuves non équivoques d'une profonde vertu.

Les dons de la grâce ne le cédaient en rien aux qualités de sa riche nature. Le Seigneur les lui avait départis sans mesure. Un magnifique cortège de vertus la plaçait au rang des âmes les plus belles que nous révèle l'hagiographie. Mais tandis que son entourage s'émerveillait devant ces trésors du ciel, elle seule paraissait les ignorer, ou n'y arrêtait sa pensée que pour s'humilier davantage devant Dieu et devant les hommes. Bien souvent elle suppliait le Seigneur, jusqu'à l'importunité, de lui retirer certaines grâces signalées qu'elle ne croyait point faites pour elle. « Ne m'envoyez pas, ô Jésus, disait-elle, de ces dons extraordinaires sans aucune proportion avec ma faiblesse : je ne suis bonne à rien. Comment correspondrai-je à de si grandes faveurs ? Cherchez, cherchez une plus grande âme. » Un jour qu'elle insistait plus que de coutume, le Sauveur, ce maître incomparable d'humilité, voulant confirmer toujours davantage sa servante dans cette vertu, lui dit intérieurement : « Fais ce qui est en ton pouvoir, mais je veux me servir de toi, précisément parce que tu es la plus pauvre et la plus pécheresse de toutes mes créatures. » Cette fois Gemma se trouva sans réplique ; elle répondit simplement avec une familiarité charmante : « Jésus, faites à votre guise, je serai contente. »

Une autre fois le Seigneur lui montra son âme à la clarté de la lumière infinie, afin d'aviver par cette vue ses sentiments d'humilité ; en même temps sa voix divine lui disait au fond du cœur qu'elle devrait avoir honte de paraître aux regards des hommes. Gemma s'abaissait alors plus profondément que jamais, rougissait d'elle-même et restait consternée. « Si vous voyiez, me confia-t-elle, comme mon âme est difforme Jésus me l'a fait voir. »

Pendant quelque temps le doux Sauveur, pour redoubler l'amour de sa servante en le rendant anxieux, semblait ne tenir aucun compte d'elle et lui apparaissait sous un air sévère. « Jésus, disait-elle, ne me regarde presque plus ; ou c'est d'un air si grave que parfois je me vois forcée de ne le point regarder non plus. Il semble me repousser. J'en éprouve un vrai tourment. Je suis donc comme abandonnée de Jésus pour mes péchés. Et que faire ? À qui recourir ? demandez-le vous-même à Jésus, père, et écoutez bien sa réponse. »

Le sentiment de son indignité la couvrait d'une telle confusion en présence de la Majesté divine, que dans les fréquentes apparitions du Seigneur elle hésitait souvent à lever les yeux pour le contempler, lors même qu'elle en recevait les gages de la plus ineffable tendresse. Les faveurs divines pouvaient descendre à torrents dans une âme ornée de si belles dispositions, sans risquer d'ébranler une humilité qu'elles ne faisaient qu'accroître. La sainte enfant ne m'entretenait jamais, de vive voix ou par écrit, de ses spéciales communications avec la divinité, sans finir par quelque acte de profonde humilité. Donnons-en un nouvel exemple après tant d'autres. Au sortir d'une extase des plus élevées où le Seigneur l'avait abreuvée d'inénarrables délices, il lui sembla s'éveiller à une vie nouvelle. La brève relation qu'elle m'en fit se terminait ainsi : « Combien ne suis-je pas émerveillée devant l'infinie miséricorde de Dieu ! Oui. Jésus est bien mon Jésus, tout plein de bonté pour une misérable pécheresse et la plus ingrate de ses créatures. Il a lui-même opéré de nouveau le miracle de ma conversion, en daignant me donner dans une vive lumière la connaissance de ma bassesse. »

Gemma s'abîmait dans son néant en présence de l'Être infini, mais la pensée de son infidélité aux dons du ciel la pénétrait d'effroi. Sa très haute conception de la vertu et de l'honneur dû à la majesté du Créateur par une vie sainte et pure, sa connaissance parfaite du prix des grâces reçues, qui coulaient, disait-elle souvent, le sang même de Jésus, lui rendaient toute vaine complaisance impossible. Bien plutôt, elle se confondait et tremblait de tout son être.

Voici à ce sujet quelques-uns de ses accents :

« Je devrais songer, cher père, à tout ce qui une manque pour être une digne fille de Jésus, et au contraire... (1) Je devrais lutter avec courage, me faire violence, et au contraire... Il ne me reste qu'à m'humilier sous la main toute-puissante de Dieu et à prier sans consulter mes goûts. » Le sentiment de son indignité était une plaie vive qu'elle portait en plein cœur, et qui saignait au moindre contact. « Voici le mois de mai, écrivait-elle encore. À la pensée des grands bienfaits que j'ai reçus de ma céleste Mère dans les premières années de ma vie, j'ai honte de n'avoir pas su reconnaître ce cœur et cette main qui me comblaient avec tant d'amour. Et, ce qui est pire, je n'ai répondu à tant de faveurs que par l'ingratitude. »

Je me permis de lui dire un jour, dans l'intention de favoriser son mépris d'elle-même : « Je ne comprends pas, mon enfant, que Jésus ose se salir les mains dans un pareil fumier. » Elle sourit à ces mots, l'humble vierge, et laissa voir sa joie d'entendre enfin le qualificatif juste qu'elle-même cherchait depuis longtemps. Elle ne manqua pas dans la suite de se l'appliquer à tout instant, dans la conversation, dans la correspondance et jusque dans l'extase. « Jésus, est-il possible de vous souiller ainsi les mains dans ce fumier de Gemma ? » « Je vous en prie, disait-elle également à son ange gardien dans ses apparitions, je vous en prie, ne venez pas vous salir près de ce fumier. »

Elle usait d'une autre expression de sa propre invention, celle d'être avili. « Que ferons-nous, père, de cet être avili ? c'est-à-dire, entendait-elle, de cette créature déshonorée, profanée, abjecte et dégoûtante aux yeux de Dieu et des hommes. » « Ô ma céleste Mère, s'écriait-elle tout en pleurs, ô mon Seigneur adoré, n'allez-vous pas relever cet être avili ? et quand ? » Avec ce même sentiment dans l'âme, ayant appris que j'allais me rendre auprès de la tombe du Confrère Gabriel de l'Addolorata, elle m'écrivit longuement pour me charger près du jeune Bienheureux de diverses commissions, particulièrement de la suivante : « Dites au Vénérable (2) Gabriel : Que ferons-nous de Gemma ? Dites-le lui, père, et faites-moi savoir la réponse. »

L'humble vierge était confuse et souffrait même des moindres prévenances dont elle se jugeait indigne. « Je demande Jésus, m'écrivait-elle, de la patience à l'égard de cette bonne tante. Elle est pour moi pleine d'attentions, alors que je n'en voudrais aucune. Si vous voyiez, père ; en certaines choses elle me préfère aux autres ; elle va jusqu'à me chauffer le lit. Sont-ce là des choses à faire pour moi ? pour moi qui mériterais, n'est-ce pas ? selon l'expression de mon confesseur, d'être traitée comme un simple oiseau de basse-cour. On me comble de prévenances. Si du moins je savais dire merci ! Si mes froides prières pouvaient être de quelque utilité à ceux qui me font du bien ! Je voudrais être tenue par tous pour une esclave. »

Les âmes pieuses, celles surtout qui ont fait vœu de virginité, appellent volontiers Jésus leur époux et affectionnent le titre d'épouses de Jésus. Le Verbe divin, dans son amour infini pour notre pauvre humanité, a contracté en effet avec elle une union bien plus intime que toute union terrestre, et Lui-même se plaît à donner à nos âmes les noms les plus affectueux. Gemma l'aimait de toute l'ardeur d'un cœur embrasé, et elle en recevait à son tour les marques les plus touchantes de divine tendresse ; cependant jamais elle n'usait à son égard de la douce appellation d'épouse. Pauvre fille, servante inutile, vierge folle, misérable créature, tels étaient, pour se désigner, ses termes préférés. Deux ou trois fois seulement, on l'entendit, dans une haute extase appeler son bien-aimé Sauveur Époux de sang.

Ses lettres se terminaient invariablement par la formule suivante : « Priez pour moi ; je suis la pauvre Gemma. » Je lui conseillai de prendre un surnom pieux, et de se signer, par exemple, Gemma de Jésus. Mon choix la mortifia beaucoup ; elle y vit une prétention excessive et fit difficulté de l'agréer. J'insistai, en lui faisant observer que Gemma de Jésus ne signifierait nullement qu'elle était digne de Jésus, mais bien qu'elle entendait se glorifier en Lui seul. L'explication parut la satisfaire et elle se signa effectivement : La pauvre Gemma de Jésus mais ce fut pour peu de temps. Le sentiment de sa propre bassesse finit par prévaloir et faire oublier complètement mon conseil. Elle revint à sa vieille habitude, pour s'appeler simplement jusqu'à la fin de ses jours : La pauvre Gemma.

Dans cette vive et profonde conviction de sa misère, elle demandait à tous ceux qui l'approchaient, et avec une éloquence toujours ingénieuse, l'aumône de leurs prières. « Recommandez-moi à Jésus, m'écrivait-elle, et dites aux autres de le faire également ; c'est une grande charité que de prier pour moi. Veuillez me donner votre bénédiction et dire au Confrère Gabriel (3) de penser aussi à la pauvre Gemma. » Et dans une autre lettre : « Si vous saviez, mon père, les moyens dont se sert Jésus pour confondre ma superbe ! Oh ! comme je suis mauvaise, si vous saviez Qui me donnera les vertus qui attirent Jésus ? Priez-le et faites-le prier de me donner bientôt les moyens de remédier à ma grande misère, de me faire connaître l'horreur de mes ténèbres et de m'éclairer. » Et encore : « Faites prier toutes les âmes saintes pour que malgré ma bassesse et mon indignité Jésus soit glorifié dans ma pauvre âme. »

Se recommander à son tour aux prières de la servante de Dieu était la mettre à la torture. On lui infligeait souvent ce supplice, si grande était l'idée qu'avaient de sa vertu tous ceux qui la connaissaient. « Écoutez-moi, répondait-elle à une confidente intime : je suis surprise de votre insistance à me demander des prières pour cette dame. Si vous ne me connaissiez pas, vous seriez excusable ; mais du moment que vous savez suffisamment qui je suis..., je n'en dis pas davantage. Une âme mauvaise, remplie de défauts et qui se soucie peu ou point du tout de Jésus, que pourrait-elle obtenir ? Cependant je vous obéirai, mais n'ayez aucune confiance en moi ; je ne suis bonne à rien. » Elle écrivait à un vénérable prêtre : « Je prierai pour vous ; mais vous savez bien que mes pauvres prières sont faibles, molles ; Jésus, qui se cache, ne les entendra pas. » Jésus qui se cache, c'est ainsi que la chère enfant appelait le Seigneur, lorsqu'il lui soustrayait le sentiment de sa douce présence pour la laisser languir dans une désolante aridité.

Elle supporta longtemps, sans oser jamais s'en plaindre, ce martyre du délaissement divin qui mettait à l'épreuve sa fidélité, mais où elle voyait la juste conséquence de ses péchés. « Mon père, m'écrivait-elle d'une main tremblante, Jésus, à la fin, s'est éloigné de moi pour ma grande froideur. Oh ! Il a bien raison ; aussi je lui rends grâces quand même et je l'adore. »

De fréquentes vexations diaboliques, sincèrement attribuées par elle à quelque faute secrète punie par la justice divine, lui étaient également un motif de s'humilier. « Je sais, je sais, me disait-elle, pourquoi Jésus me laisse entre les mains du démon ; je vous le dirai, père, en confession ; mais je m'en suis déjà repentie. Il paraît que mon ange gardien lui-même a honte de se tenir à mon côté. » La naïve jeune fille, dans la pensée que son entourage devait apercevoir l'ange ainsi courroucé, me dit avec une ineffable ingénuité : « Peut-être feriez-vous bien, père, de dire à mon ange de ne pas se laisser voir des autres, mais de se tenir caché. »

Elle trouvait un sujet de confusion jusque dans l'abattement physique insurmontable, provoqué par les atroces douleurs de ses stigmates. « Vous voyez, père, disait-elle, comme je suis toujours arriérée, comme la souffrance me répugne ; ah ! La belle force d'âme ! J'oserais presque choisir dans les mains de Jésus les souffrances qui m'agréent et rejeter les autres. Priez mon âme. » Elle se croyait, par son infidélité aux grâces divines, la cause initiale de tout désordre survenant autour d'elle, et même des désagréments les plus ordinaires de la vie. Volontiers elle eût supplié, comme Jonas, qu'on l'enlevât de ce monde, pour éviter aux autres de souffrir par sa faute.

Gemma était exacte, nous l'avons dit, à révéler à son père spirituel, lorsqu'elle sentait le besoin d'une direction, les secrets de sa conscience. Un étranger l'eût prise peut-être en cela pour une de ces âmes légères dont la plus douce satisfaction est de parler d'elles-mêmes et de leurs affaires. Cependant une telle ouverture coûtait à l'humble enfant une peine inexprimable. Elle eût préféré se cacher sous terre, que de dire ou écrire un seul mot des merveilles de la grâce dans son âme. Laissons-lui encore la parole :

« Depuis le temps que je vous dis certaines choses, la honte devrait m'être passée ; au contraire, elle va croissant. Mais ce n'est pas de la honte ; je ne sais comment m'exprimer ; c'est comme de la peur. » En réalité, il y avait les deux : honte de révéler ce qui pouvait tourner à sa louange, et peur, en s'exprimant mal, d'induire en erreur sur son compte. « J'ai peur, continue-t-elle, dans toutes les choses extraordinaires qui m'arrivent journellement, j'ai peur de me tromper et de tromper les autres. Je ne le voudrais cependant pas. Priez beaucoup Jésus de m'aider à n'abuser personne. J'en ai une telle peur qu'à certains jours je voudrais me cacher à tous les regards. »

Mais de quelle tromperie pouvait bien être capable cette âme si candide, ignorante même de la manière de tromper, ainsi qu'en fait foi cette angélique demande que je reçus un jour. « Je voudrais, mon père, que vous m'expliquiez bien la signification du mot tromper, parce que je ne voudrais tromper personne. »

S'il lui en coûtait à ce point de manifester à son confesseur « les choses de Jésus, » selon sa propre expression, quelle ne devait pas être sa répugnance à l'égard de toute autre personne !

Instruite à l'école de saints, elle avait adopté pour règle de conduite la grande maxime du prophète Isaïe : Secretum meum mihi : Je garde pour moi les secrets de mon cœur ; et elle les garda si bien que, à part son directeur et, par l'ordre formel de ce dernier, sa pieuse mère adoptive, personne ne les connut. Gemma cependant vivait dans la crainte continuelle d'en laisser malgré elle transpirer quelque chose au dehors. « Je me surveille et je me fais violence, me disait-elle, mais je redoute de ma part un élan soudain et irréfléchi qui découvre ce qui doit rester caché. En chemin et à l'église je tâche de me distraire, mais sans toujours y réussir ; et ainsi les autres peuvent concevoir de moi une estime imméritée. »

De cette grande crainte provenait un ardent désir d'ensevelir sa vie dans un cloître. Là du moins, pensait-elle, je serai à l'abri des regards du monde. Cette âme céleste, si indifférente à tout ici-bas, si morte à elle-même, sans inclination, sans volonté, me parut un peu tenace dans ce seul désir de la vie religieuse dont je dus bien souvent la reprendre et la mortifier. Il n'est presque pas une de ses lettres qui n'y revienne avec insistance. « Père, ne me laissez pas dans le monde. Le monde n'est pas fait pour moi ; j'y ai peur. Venez vite à Lucques pour me cloîtrer. Oh Pourquoi me laissez-vous ainsi exposée à tous les regards ? Et qu'en serait-il de moi si certaines choses venaient à se divulguer ! » Gemma renonça seulement à son projet le jour où le Seigneur lui fit connaître clairement qu'il avait d'autres desseins sur elle.

Cette crainte excessive, jointe à une très grande réserve à l'égard de ses propres directeurs, auxquels elle ne s'ouvrait point sans un véritable besoin, nous a fait perdre bien des secrets édifiants, emportés par la jeune vierge dans la tombe. Le Seigneur l'a permis pour nous laisser un parfait modèle d'humilité.

On peut comprendre la blessure que devait faire à son cœur toute marque de vénération. Celui qui eût soupçonné l'immense chagrin qu'elle en concevait se fût certainement abstenu par pitié de lui témoigner son estime. Cependant il lui arrivait souvent des lettres, signées parfois de noms distingués ; tandis que beaucoup de personnes, désireuses de l'approcher, s'entendaient avec les membres de la famille pour se trouver comme par hasard en sa compagnie. Dans ce dernier cas, la jeune fille selon son habitude tâchait de se retirer à l'instant ; et si l'obéissance la forçait rester, on la voyait souffrir violence comme une personne sur les épines ; à moins toutefois qu'une extravagance préméditée ne vînt la délivrer. Une fois entr'autres je m'en souviens, (4) un respectable personnage se présenta pour la voir. Impossible à Gemma de se dérober ; mais sitôt avertie, elle court se saisir d'un gros chat familier, le prend dans ses bras et se présente au salon en lui faisant mille caresses mêlées d'agaceries enfantines (ce qui, notez-le bien, ne lui était jamais arrivé de sa vie.) Le jeu lui réussit ; notre personnage, peu au courant sans doute des procédés semblables employés par des saints célèbres pour dérouter l'admiration des hommes, hausse les épaules avec mépris ; et Gemma, heureuse de la réussite de l'innocent stratagème, sans plus s'occuper de l'importun visiteur, s'en retourne en sautillant, le chat dans ses bras.

Bienheureuse folie, qui est aux yeux de Dieu sagesse et vertu ! Bienheureuse humilité, qui tenant l'homme à sa place attire les grâces qui font fleurir les vertus !

Cette recherche de l'humiliation et de l'oubli avait pour principe, nous l'avons vu, la connaissance surnaturelle de son néant et la conviction de son infidélité aux grâces divines. Mais ce n'est pas tout la sainte jeune fille croyait faillir à chaque pas et être noircie de défauts.

Dans l'opinion d'un très grand nombre, la vraie sainteté transforme les fils d'Adam en des créatures idéales. Les hagiographes eux-mêmes se complaisent souvent à nous présenter leurs héros sous des traits célestes qui n'ont rien de commun avec notre humaine misère. C'est une erreur les saints sont des hommes véritables, nés comme nous d'un père déchu, dont ils ont hérité une nature viciée. La grâce du Rédempteur relève bien notre nature et l'améliore, mais non jusqu'au point de la refaire entièrement et de la rétablir dans l'état de primitive innocence. Il y aura toujours en elle en ce monde deux côtés, si on peut ainsi s'exprimer, l'un céleste, ennobli de dons surnaturels ; l'autre humain, avec d'inhérentes fragilités. Pourquoi voiler dans les vies des saints ce second côté qui par son opposition au premier fait apparaître dans un jour d'autant plus admirable la vertu toute-puissante de la grâce divine ? selon les paroles de Dieu dans saint Paul : Virtus in infirmitate perficitur. (5)

Les âmes les plus pures sont donc encore sujettes aux répugnances et aux dégoûts dans l'exercice de la vertu ; elles aussi sentent parfois le poids de la chair et l'aiguillon des passions ; elles aussi ont lieu de craindre pour leur salut et éprouvent le besoin de se faire violence pour garder à Dieu leur fidélité. Leur volonté peut subir, bien qu'involontairement, de légères défaillances, et se laisser surprendre par les mouvements spontanés de la nature. Or, éclairées des plus vives lumières par ce Dieu dont elles ont entrevu dans des visions mystérieuses l'infinie pureté. l'ombre d'une faute leur apparaît une monstruosité, et le plus léger manquement, un crime. Tel est le secret de leurs larmes, de leurs pénitences et des noms ignominieux de grands pêcheurs, de scélérats indignes de vivre sur la face de la terre, qu'ils se donnent sans cesse.

Ainsi, dans les défauts de Gemma et dans ce qu'elle appelait de gros péchés il n'y avait certainement rien de volontaire ; plutôt que de commettre l'ombre d'une faute vénielle elle se fût jetée dans le feu. « Je ne voudrais pas pécher, disait-elle, mais je suis mauvaise ! J'ai beau me surveiller et prendre de la peine, je retombe toujours. Le mal est que je ne m'aperçois de mes fautes qu'après les avoir commises ; autrement Jésus sait bien que je ne l'offenserais pas. »

Au tribunal de la pénitence Gemma ne faisait pas cette distinction entre le volontaire et l'involontaire le conscient et l'inconscient, et avec une conviction qui eût induit en erreur le plus expérimenté des confesseurs, elle se déclarait coupable sur tous les points. Elle accusait ses manquements sans timidité, sans cette affectation et ces soupirs qui sont la marque ordinaire des âmes faibles, avec ordre, franchise et précision, avec distinction de leur nombre, de leur espèce et de leur gravité. Je la laissais dire ; puis, soupesant ces diverses accusations, je n'y découvrais en définitive que des actes de vertu ou des imperfections de pure fragilité.

Une expérience de plusieurs années et l'audition fréquemment renouvelée de la confession générale de toute sa vie me permettent d'attester que la sainte enfant n'a jamais commis un seul péché formel pleinement délibéré. Elle a passé sa vie entière, c'est-à-dire 25 ans, en ce monde corrompu et corrupteur, sans imprimer de souillure à sa robe blanche du baptême, qu'elle a portée au ciel dans son éclat immaculé. Telle est également l'affirmation de ses autres confesseurs, consignée dans leurs dépositions authentiques.

Mais Gemma ne l'entendait pas ainsi, et la frayeur que lui inspirait l'état de son âme la jetait presque dans le désespoir. « Est-il possible, me disait-elle, étreinte par l'angoisse, est-il possible que Jésus soit content de moi ? Oh ! comme souvent je rougis et je tremble, eu me voyant si impure devant Jésus qui est la pureté même. Je l'ai bien des fois méconnu ; je lui ai tourné le dos lorsque sa tendre voix m'appelait. Mon père, demandez à Jésus, sans vous lasser, miséricorde pour mon âme ; implorez le pardon de mes péchés. Dites à Jésus que pour réparer mes fautes mille tourments du corps et de l'âme me paraîtront peu de chose. Ô mon Dieu, le châtiment, si terrible qu'il soit, n'égalera jamais ma culpabilité. Châtiez-moi donc, pourvu que vous m'enleviez le poids de mes péchés, qui m'opprime et m'écrase. Malheur à moi, si une seule minute je perdais la vue de mes iniquités. Ô Jésus que j'ai déshonoré, quel dégoût j'éprouve en moi-même ! Seule la bonne volonté qu'il me semble avoir me réconforte un peu au milieu de tant de misères. »

Ces sentiments. répétés sous mille formes toujours expressives et saisissantes, revenaient presque à chaque lettre sous la plume de l'humble servante de Dieu, surtout lorsqu'elle écrivait dans l'extase. Sous le l'apport de leur continuité toujours admirablement soutenue, je ne crois avoir rien lu de comparable dans la vie des autres saints.

Dans une vision elle avait demandé au Sauveur qui pleurait, la cause de ses larmes. Réfléchissant dans la suite à cette apparition, elle me dit « Je me reconnais coupable de mille iniquités, et j'ai eu le courage de demander à Jésus pourquoi il pleurait. »

Une autre fois. à la suite d'un petit incident de famille dont elle s'était attribué selon son habitude toute la faute, elle conçut une telle horreur d'elle-même qu'il fut malaisé de relever son courage. « Mais que fais-je donc, père ? s'écriait-elle. Je finirai par être abandonnée de tous. Le désespoir voudrait me prendre ; mais non, ô ma céleste Mère, mère des orphelins, je n'ai pas la volonté de déplaire à Dieu, ni à vous, père, ni personne ; non, je ne l'ai pas. croyez-moi. Mais je ne me comprends pas ; il y a en moi du mystère. »

Gemma ne s'expliquait pas comment, à côté d'une volonté si résolue de faire le bien, pouvaient exister quelques fragilités. qu'elle s’exagérait d'ailleurs beaucoup.

Le Seigneur, pour la maintenir dans ces bas sentiments d'elle-même, permit à l'infernal ennemi de troubler son esprit au point de presque la persuader de sa damnation. C'est alors que la pauvre enfant, cherchant en vain le calme et la paix, écrivait à son directeur d'une plume tremblante : « Si jamais, père, vous me voyez en danger de me perdre ; si jamais vous me croyez dans les mains du démon, pensez à me porter secours ; je veux sauver mon âme à tout prix. Que dois-je faire pour cela ? »

Il plut à Dieu, qui se sert de tout pour le bien de ses élus, de donner quelque vertu à mes pauvres conseils, et Gemma, qui s'en trouvait un peu réconfortée dans ses craintes, me les réclamait sans cesse. « Ô père, vous ne soupçonnez pas encore le grand besoin que j'ai de vos conseils. Si vous saviez le soulagement que m'apporte une seule de vos lignes ! vos paroles me redonnent courage dans mes souffrances et mes larmes. Aidez-moi, aidez-moi ; sinon vous me verrez bientôt réduite en cendres de péché. »

L'horreur de Gemma pour le péché provenait, sans doute, de la crainte de souiller son âme et de se damner ; mais bien plus de son amour pour Dieu, que le péché offense. À cet amour, parvenu à un degré si élevé, correspondait une immense contrition pour les grands outrages dont elle croyait se rendre continuellement coupable envers la Majesté divine. « Comment ! s'écriait-elle parfois, ne pensant pas être entendue, un Dieu si grand et si digne d'être aimé, être offensé par moi ? Et qui suis-je donc pour avoir tant de hardiesse ? Mon pauvre Jésus ! » Cette pensée la faisait pâlir et arrachait à ses yeux des larmes amères qu'on voyait couler, dit un témoin oculaire, le long de ses joues « comme deux fontaines. » Dans les extases mêmes, où elle goûtait d'ordinaire des délices divines, elle se confondait, pleurait et demandait miséricorde d'un accent émouvant : « Pardonnez-moi, Jésus ! ô Père, pardonnez-moi tant de péchés. »

En certains jours le Seigneur lui faisait éprouver d'une façon extraordinaire ces sentiments de componction, et Gemma, préférant à toutes les douceurs célestes la faveur de pleurer ses fautes d'un regret plus amer, le suppliait ardemment d'en hâter la venue. Elle en conservait ensuite précieusement le souvenir et comptait les heures qui la séparaient du renouvellement de ces ineffables angoisses. « II y a tant de jours, m'écrivait-elle, que je n'avais plus ressenti la douleur de mes péchés. Jésus vient de m'accorder de nouveau cette grâce. Hier soir, j'ai pleuré beaucoup à ses pieds. Qu'elles étaient amères, ces larmes, et douces en même temps ; et quelle violence dans les serrements de mon cœur qui paraissait devoir se briser de douleur ! »

Voici comment se produisait cette grâce. Dans le recueillement de l'oraison un flot de claire lumière envahissait soudain son esprit, mettant à nu les détours les plus secrets de son âme. Elle se voyait alors toute couverte des plus noires taches de péchés et apercevait le Seigneur tantôt grandement irrité, tantôt triste et affligé des affronts reçus de sa part. La pauvre enfant commençait à trembler ; dans l'immense regret de ses fautes elle perdait les sens et tombait par terre, inanimée. Ces angoisses terribles duraient souvent de longues heures et parfois un jour entier.

Gemma les appelait douces et amères à la fois. Qu'est-ce donc qui pouvait mêler quelque douceur à une telle amertume ? La pensée que le Seigneur agréait ce supplice intérieur comme une compensation à ses offenses. Voici en effet ses paroles :

« Ce soir, père, tous mes péchés se sont présentés comme d'habitude à mon esprit ; je les ai vus si énormes qu'il m'a fallu faire effort pour ne pas éclater en sanglots ; et ma douleur en a été si vive que je n'en avais pas encore éprouvé de semblable. Leur nombre dépasse infiniment la capacité de mon âge. Ce qui me console, c'est d'en ressentir une très grande douleur, que je voudrais ne jamais voir sortir ni tant soit peu s'effacer de mon âme. Mon Dieu, jusqu'où a été ma malice ! »

Gemma recevait la grâce de ce repentir extraordinaire toutes les fois qu'elle était favorisée d'un recueillement plus profond et d'une union plus intime avec Dieu, mais surtout dans la nuit du jeudi au vendredi, où le Seigneur l'admettait à la participation des douloureux mystères de sa Passion. « Le jeudi soir, écrit-elle, je me sens saisie d'une grande tristesse à la pensée de tous mes péchés, qui se présentent alors particulièrement à mon esprit ; ils me couvrent de confusion et me pénètrent d'une immense douleur. Les quelques souffrances que m'envoie Jésus m'apportent seules un peu de repos ; je les offre pour les pécheurs, spécialement pour moi, puis pour les âmes du Purgatoire. »

Ainsi purifiée dans la douleur et dans les larmes, confirmée dans le mépris d'elle-même, la jeune vierge se trouvait admirablement préparée aux sublimes extases qui revenaient périodiquement chaque semaine.

L'humilité est un vase très pur et très solide, où Dieu se plait uniquement à verser ses grâces ; elle dilate le pauvre cœur humain en le rendant capable de tous les dons du ciel.

Dans la première édition de cette Biographie je racontais un fait assez singulier que le désir de ménager la susceptibilité de certains esprits trop influencés par le rationalisme moderne me fit supprimer dans les éditions postérieures. Des plaintes nombreuses reçues de toute part au sujet de cette omission me déterminent à la réparer aujourd'hui. Je ne vois pas du reste la nécessité d'une pareille réserve touchant un fait réel qu'il est loisible à chacun d'interpréter à sa façon. Comme il me fournira l'ocasion de mettre encore mieux en évidence l'humilité de Gemma, je le transcrirai, sans y ajouter de commentaire.

Lorsque j'arrivai à Lucques pour la première fois, en septembre 1900, la servante de Dieu s'occupait par ordre de son confesseur à la rédaction d'un journal relatant les événements quotidiens de sa vie intérieure. Ennemi, par principe, d'une méthode qui tient le pénitent constamment replié sur lui-même, je conseillai la cessation d'un travail, à mon avis, vain et dangereux ; et le vertueux confesseur retira aussitôt ses ordres. La lecture attentive du manuscrit, que je trouvai rempli d'une sagesse céleste et de détails importants, très précieux pour la composition éventuelle d'une biographie, me fit regretter ma précipitation. Excellente en soi, ma maxime n'était certainement pas applicable dans le cas présent. Je cherchai donc le moyen de réparer mon erreur. Une idée se présenta que je voulus réaliser sans délai à la faveur de la simplicité de la jeune fille. « À vous entendre, lui dis-je sans autre préambule, vous avez commis dès votre première enfance une infinité dc péchés. Je connais très-bien ceux dont vous vous rendez coupable journellement, mais ne serait-il pas bon de consigner par écrit dans une confession générale toutes les fautes de votre vie avec leurs moindres circonstances ? Sachant à quelle pécheresse j'aurai à faire il me sera plus facile de bien vous guider dans les voies de la vertu. » La sainte enfant qu'animait le désir ardent d'une direction sûre tomba dans le piège, non cependant sans avoir manifesté combien il lui en coûterait de me satisfaire. « Ah ! disait-elle, de quelles explications pouvez-vous avoir besoin, mon père, et quels péchés faut-il vous faire connaître ? Imaginez-vous de combien s'en peuvent rendre coupables les âmes les plus mauvaises, autant j'en ai commis. Et puis, je songe qu'après la lecture de cet écrit, effrayé d'avoir vu tant de péchés, vous ne voudrez plus, c'est bien certain, me servir de père. »

Sur mes instances et par pure obéissance Gemma se mit à l'œuvre, en suppliant son ange gardien de lui prêter assistance et de remettre en sa mémoire tant de choses, horribles pour elle. « Mon cher père, dit-elle dans l'introduction, préparez-vous à en entendre de toutes... J'écrirai tout, bien et mal ; ainsi vous pourrez mieux comprendre quelle a été ma méchanceté, contrastant avec la bonté que tout le monde me témoignait ; quelle a été mon ingratitude envers Jésus, et combien peu j'ai écouté les conseils de mes parents et de mes maîtresses. Je commence, mon cher père. Vive Jésus ! »

Au cours de son travail, Gemma dut soutenir une lutte continuelle contre sa répugnance à parler d'elle-même. Le soin de révéler exactement ses fautes la contraignait d'écrire toute l'histoire de sa vie, et le souci de faire ressortir ses infidélités et son ingratitude envers le Seigneur l'obligeait, selon mes prévisions, à manifester les grandes grâces qu'elle en avait reçues. Écoutons-la nous dire encore la vivacité de sa peine : « Mon Jésus. que toujours soit faite votre très sainte volonté ! Combien je souffre d'avoir à écrire certaines choses ! La répugnance du début, loin de diminuer, va toujours croissant, et j'éprouve une peine mortelle. Peut-être voulez-vous aussi, ô mon Dieu, que j'écrive ces choses secrètes que vous me donnez à connaître par votre bonté en vue de m'humilier et de me tenir toujours dans mon néant. Si vous le voulez, ô Jésus, je suis prête même à cela. Exprimez-moi votre volonté. »

Les appréhensions de son humilité s'aggravaient d'un doute. « Mais, s'écriait-elle, ces écrits, à quoi serviront-ils ? à votre plus grande gloire, ô Jésus, ou bien à m'enfoncer toujours davantage dans mes péchés ? C'est vous qui les avez voulus, et j'ai obéi ; à vous de veiller. Dans la plaie de votre côté je cache chacune de mes paroles, aimable et bien-aimé Jésus ! »

Les tourments de l'humble vierge provenaient certainement, pour une bonne part, de l'infernal ennemi qui prévoyait quel bien sortirait de son travail. Un jour il lui apparut et lui dit avec un sourire amer : « C'est parfait : écris bien toutes choses. Ignores-tu que j'en suis entièrement l'auteur ? Si on vient à le découvrir quelle honte pour toi ! et que deviendras-tu ? »

Cependant l'obéissance triompha, et dans un temps assez court Gemma eut composé un petit volume in-octavo d'une centaine de pages. Avec quel art merveilleux elle s'y étudie à dissimuler les plus belles fleurs de ses vertus et les meilleurs dons du ciel dans l'ombre de péchés dont elle déclare les avoir profanés ! Il faudrait lire ces pages pour s'en faire une idée. Vains efforts cependant : trahie par la simplicité de son cœur, là ou elle croit se déshonorer en parlant de malice et de désordre elle nous donne une autobiographie d'une rare édification.

J'avais donc atteint mon but ; mais le démon furieux mit son astuce en œuvre pour anéantir ce résultat. Il en est peut-être qui croiront difficilement le fait que je vais raconter ; sa réalité demeure pourtant hors de doute et je me suis gardé d'y ajouter aucun détail fantaisiste.

Lorsque le manuscrit fut terminé, Gemma le confia d'après mes ordres à madame Cécilia, qui le cacha dans un tiroir, en attendant l'occasion de me le remettre. Au bout de quelques jours, elle crut voir le démon sortir, un volume à la main et le sourire moqueur, par la fenêtre de la chambre où se trouvait ce tiroir, et disparaître dans l'air. Habituée à de semblables apparitions, la jeune fille n'en tint aucun compte. Plus tard, l'ennemi vint la tourmenter par d'horribles tentations, et comme il ne pouvait réussir à la vaincre, il s'éloigna en grinçant des dents, et criant néanmoins d'un ton de triomphe : « Guerre, guerre ; ton manuscrit est dans mes mains. (6) » Gemma, qui avait reçu de ma part la recommandation de manifester à la tante vigilante tout ce qui lui survenait d'extraordinaire, crut de son devoir de lui donner connaissance de cette vision. Madame Cécilia, fortement intriguée, courut ouvrir son tiroir le manuscrit n'y était plus. Bientôt averti moi-même, j'éprouvai une vive contrariété d'une pareille perte. Comment la réparer ? Me trouvant dans la suite à Isola du Grand Rocher, près de la tombe du Bienheureux Gabriel, l'idée me vint d'exorciser le démon pour le contraindre à restituer ces écrits, dans le cas où il les eût véritablement enlevés. Je pris l'étole, le rituel et l'eau bénite, et de la tombe même du Bienheureux je procédai en règle aux conjurations. Dieu intervint par sa puissance, car à l'heure même le volume était rapporté à la même place d'où il avait disparu depuis plusieurs jours ; mais dans quel état ! Toutes les pages, du haut en bas, se trouvaient noircies de fumée et en partie brûlées, comme si on les eût exposées, chacune séparément, au-dessus d'un foyer ardent. Cependant les lettres restaient lisibles. Je tiens en ma possession ce volume ainsi passé par l'enfer. Il renferme, je le répète, des confidences très précieuses et les secrets les plus importants de la vie intérieure de Gemma, arrachés par l'obéissance à son humilité, humilité vraiment exceptionnelle qui devait infailliblement l'élever aux plus hauts sommets de la perfection morale.




(1) Ces points de suspension, si fréquents sous la plume de Gemma, signifient son impuissance â exprimer sa misère.

(2) Le Bienheureux Gabr. n’était pas encore béatifié.

(3) Le Bienheureux Gabriel.

(4) Je me trouvais alors dans cette maison hospitalière.

(5) 2 Cor. XII, 9. Ma puissance éclate davantage dans la faiblesse.

(6) Gemma raconte elle-même cette dernière apparition, dans une lettre à son directeur, la XXVIIIe du volume : Lettere et Estasi della serva di Dio, Gemma Galgani.