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VIE DE GEMMA GALGANI

 

 


CHAPITRE XXI



AMOUR DE L'EUCHARISTIE.




Guidée par l'esprit divin dans les voies d'une admirable sainteté, la bienheureuse enfant allait droit, comme d'instinct, au plus solide et au plus parfait. Toutes les pratiques de dévotion autorisées dans l'Église lui plaisaient, sans nul doute, et elle se réjouissait de les voir suivies par un grand nombre de fidèles ; mais pour elle-même elle n'en voulut que quelques-unes, mieux en rapport avec les dispositions de son âme, qu'elles absorbaient tout entière. C'était la triple dévotion à l'humanité sainte du Verbe et à sa Passion ; à la Mère de Dieu et à ses douleurs ; et à l'Eucharistie. La première attendrissait son cœur, en l'excitant au sacrifice ; la seconde lui inspirait courage et filiale confiance et grâce, à la troisième, nourriture et délicieux rassasiement de toute son âme, elle vivait ici-bas d'une vie céleste.

Sur cette dernière dévotion, d'une incomparable tendresse. nous avons des détails extraordinaires et touchants qui permettent de croire que la jeune vierge a été particulièrement suscitée de Dieu, en nos temps de piété refroidie, pour servir aux chrétiens de modèle et de stimulant dans leur vénération et leur amour du très saint Sacrement.

L'Eucharistie est par excellence le mystère de la foi : mysterium fidei. Dans les autres mystères la raison humaine peut trouver plus ou moins où s'appuyer ; dans celui-ci, totalement déconcertée, elle doit laisser à la foi seule le soin de découvrir le trésor divin qu'il renferme.

Gemma possédait, on l'a vu, une foi d'une vivacité merveilleuse, qui touchait presque à l'évidence. Elle avait en outre le cœur pur, et le Seigneur a promis de se laisser voir des cœurs purs ; elle était humble et simple comme une enfant, et le Seigneur découvre à de telles âmes les secrets de sa sagesse et de sa bonté. Avec le regard clair et pénétrant de sa virginité, de sa simplicité, de sa pureté sans tache, et à l'aide des vives lumières de la foi, versées à flots dans son esprit dans ses hautes contemplations, elle perçait les voiles de cet ineffable sacrement et mesurait la profondeur de ses mystères.

Le commun des âmes pieuses ne peut entrer en communication avec le Dieu caché de l'Eucharistie sans se recueillir préalablement, souvent avec effort ; il suffisait à Gemma de Le rappeler à son souvenir si ce rappel n'était point superflu à cette âme toujours orientée vers Lui - pour le voir aussitôt, comme à découvert, sur l'autel où sa pensée s'était envolée, le sentir présent dans le saint ciboire, et de toutes les fibres de son être tressaillir d'allégresse devant cette douce Majesté.

Pour se former une juste idée de l'ardeur de cette dévotion, il faudrait avoir assisté à ses entretiens sur l'Eucharistie ; il faudrait lire tout ce qu'elle en a écrit dans sa correspondance, et ce que ses familiers en ont surpris sur ses lèvres dans ses colloques extatiques ; car elle seule peut nous livrer les pensées élevées qu'elle recevait du ciel sur ce mystère, et les sublimes sentiments dont son cœur était l'inextinguible foyer. Voici du moins un choix restreint de documents très édifiants, puisés des trois sources.

« Mon père, m'écrivait-elle, vous allez lire une lettre dénuée de sens ; n'importe ; laissez-moi parler de la très sainte communion ; je ne contiens plus mes sentiments. Peut-il y avoir des âmes ignorantes de l'ineffable richesse que renferme la très sainte Eucharistie ? des âmes insensibles aux étreintes divines, aux mystérieuses et ardentes effusions du Cœur sacré de mon Jésus ? Ô Cœur de Jésus, cœur d'amour ! »

« Que votre esprit est suave, ô Jésus disait-elle dans une lettre à une dame romaine, son intime amie. Qu'est-ce donc qui a poussé Jésus à se communiquer à nous d'une manière si belle et si admirable ? Réfléchissons-y : Jésus notre nourriture, Jésus ma nourriture ! En ce moment, que de choses je voudrais vous exprimer, mais je ne sais ; je ne sais que pleurer et redire Jésus ma nourriture ! Et penser qu'il se donne ainsi par le grand amour qu'Il a pour nous ! » Et les larmes de la sainte enfant, aussi douces que spontanées, coulaient sans discontinuer, « larmes silencieuses de reconnaissance et de félicité céleste » selon sa propre expression.

Elle disait à Dieu dans une extase sa gratitude et son bonheur « Je vois bien, Seigneur, qu'au lieu des richesses temporelles et périssables vous m'avez donné la vraie richesse : l'aliment eucharistique du Verbe. Que deviendrais-je si je ne réservais à la sainte hostie toutes mes tendresses. Oh ! oui, je comprends. Seigneur, que pour me faire mériter le paradis des cieux, vous m'en donnez déjà un sur la terre. »

Gemma ne paraissait même pas distinguer entre le paradis des cieux et le « paradis de Jésus » qu'elle goûtait au divin banquet. Dans ses extases elle appelait encore l'Eucharistie « Académie de paradis où l'on apprend à aimer. L'école, ajoutait-elle, expliquant sa pensée, c'est le cénacle ; le Maître, Jésus et les doctrines, sa chair et son sang. »

L'Amante passionnée du divin Prisonnier se tenait nuit et jour par la pensée devant le saint tabernacle ; mais son grand bonheur était de se transporter en personne près de son Dieu caché. Pour éviter la singularité, qu'elle eût toujours en horreur, elle se contentait de se rendre à l'église deux fois par jour le matin pour la sainte messe et la communion, et le soir pour l'adoration publique en usage dans la ville de Lucques. « Je vais à Jésus, disait-elle alors ; allons à Jésus. Il est bien solitaire ; personne ne pense à Lui ; pauvre Jésus ! »

Aussitôt dans le lieu saint, se tournant avec une aisance modeste vers le tabernacle sacré, elle y fixait des regards ardents qu'elle n'en détachait plus, et restait immobile, à genoux, sans plus s'occuper de son entourage que si elle se fût trouvée seule devant Dieu seul. À part cette attitude d'ange adorateur, l'embrasement de son visage et les larmes qui glissaient lentement le long de ses joues, on ne l'eût point distinguée extérieurement de toute autre personne pieuse en prière. Mais son intérieur était bien alors celui d'un brûlant séraphin. « Oh ! qu'elle est grande. disait-elle, la joie, la félicité de mon cœur devant Jésus-hostie ! Et si Jésus me permettait d'entrer dans le saint tabernacle où il réside avec son corps, son sang, son âme et sa divinité, ne serais-je pas en paradis ? »

« Jésus, soupirait-elle devant l'autel eucharistique, âme de mon âme, mon paradis, hostie sainte, me voici près de vous. J'ai senti que vous me cherchiez et je suis accourue. » Puis, avec une filiale confiance, elle ajoutait qu'elle venait Lui tenir compagnie, s'offrir toute à son amour, Lui faire présent de quelque pauvre vertu pratiquée pour lui plaire, prendre ses ordres. ou du moins entendre de sa bouche quelques tendres paroles, et par dessus tout Lui demander amour sur amour.

Avec quels élans de foi son âme s'épanchait ! Les paroles suivantes proférées dans l'extase le feront comprendre : « Me voici devant vous, ô Jésus. Je vous présente mon âme ; cette âme. ô Jésus, que vous avez formée, non de votre substance ni d’aucun élément matériel, mais par la puissance du Verbe que vous êtes Vous-même ; cette âme spirituelle, votre œuvre immortelle, que vous avez sanctifiée, purifiée par le saint baptême, ah ! … » Ici Gemma garde le silence. développant mentalement sa pensée ; bientôt elle reprend : « Si le bien, ici-bas, se fait aimer par lui-même, quel amour n'inspirerez-vous pas, Vous le roi des biens ! Le plaisir que donnent les créatures sur la terre est tout différent de celui que l'on goûte en vous, qui êtes le Créateur. Voyez, ô Jésus lorsqu'une créature désire quelque objet, elle meurt d'envie de le posséder ; et quand ses vœux sont accomplis, elle n'est pas satisfaite, elle n'est jamais rassasiée. Vous seul donnez le rassasiement, vous seul rendez purs et immaculés ceux qui vivent en vous, et dans lesquels vous faites votre demeure. » Émue par cette dernière pensée l'extatique poursuit : « Ah ! je l'ai trouvée votre demeure. Jésus. Vous habitez les âmes que vous avez créées à votre image, les âmes qui vous cherchent, qui vous aiment. qui vous désirent. Oh ! elle a compris, mon âme qui est si pauvre, elle a compris les richesses de votre amour. » Puis s'humiliant selon son habitude au milieu des plus douces communications du ciel : « Je suis vôtre, dit-elle, je suis vôtre, ô Jésus. Mais vous auriez raison de vous plaindre de moi, parce que je vous ai offensé. Indigne que je suis, je devrais rendre à l'autel tant d'hosties et de sang que j'y ai dérobés. Mais je vous promets de m'amender ; continuez-moi seulement le cours de vos faveurs. Plutôt mourir que vous manquer de fidélité et d'amour. Que voulez-vous de moi, que voulez-vous de moi, ô Jésus ? que mon amour soit constant ? je me nourrirai chaque jour de votre chair et de votre sang. »

On l'entendit rendre grâces, dans les termes suivants, des victoires remportées sur l'infernal ennemi : « Ce matin, vous avez vaincu, ô Jésus. Après vous avoir reçu, je me suis prise à considérer les grands combats qu'avec votre secours j'ai victorieusement soutenus contre le démon. J'en ai tant compté ! Qui sait, sans votre aide, combien souvent eût chancelé ma foi, mon espérance, ma charité ? Mon intelligence se fût enténébrée, si vous, soleil éternel, ne l'aviez illuminée de vos divins rayons. Que de fois mon amour eût faibli sans le réconfort de vos caresses Et ma volonté, combien de fois s'abandonnait-elle à la paresse mais votre feu venait l'enflammer. C'était là uniquement, je le reconnais, l'œuvre de votre amour infini. Et dès lors, Seigneur, quelle ne devrait pas être ma reconnaissance ! » Gemma insiste avec des accents vibrants sur cette tendre pensée : « Mon Dieu, ouvrez-moi votre cœur. Ô Jésus. ouvrez-moi votre poitrine eucharistique ; je veux y déposer toutes mes affections. Que je vous aime, ô Jésus ! Mais pourquoi me traiter si amoureusement, alors que je vous offense avec tant d'ingratitude ? Cette seule pensée, bien comprise devrait me transformer en une flamme d'amour. Il est beau et doux, en effet, d'aimer qui ne s'irrite point contre ses offenseurs. Ô Jésus, si je faisais de sérieuses réflexions sur les empressements de votre bonté à mon égard, comme je devrais me distinguer dans la pratique de toutes les vertus Pardonnez-moi, ô Jésus, ma grande négligence ; pardonnez-moi ma profonde ignorance. Jésus, mon Dieu, mon amour, bien incréé, qu'en serait-il de moi, si votre sollicitude ne m'avait conduite vers vous ? Ouvrez-moi votre cœur, ô Jésus ; ouvrez-moi votre poitrine eucharistique, moi, je vous ouvre la mienne. »

Après ces effusions où les mêmes pensées reviennent sous des formes toujours neuves, Gemma, comme épuisée, reste silencieuse ; une céleste lumière descend dans son esprit et l'élève à une très haute contemplation. Dans cet état sublime Jésus lui parle et fait sentir à son cœur combien Lui est agréable cette visite à son autel, qui lui donne, dit-il, une compensation à l'ingratitude de la majeure partie des hommes et aux outrages des pêcheurs. Il loue sa fidélité, se déclare content d'elle et toujours prêt à la favoriser de nouvelles grâces et à l'enrichir de nouveaux dons. Il l'encourage à lui rendre constamment amour pour amour. À de telles paroles, le cœur de la sainte enfant s'embrase de plus en plus ; se reprenant à parler après une humble confession de sa propre indignité, elle s'écrie : « Vous voulez de l'amour, ô Jésus ? mais il ne m'en reste plus dans le cœur. Ah ! je voudrais en enflammer toutes tes créatures de l'univers. » Et pour donner une preuve de ses sentiments elle ajoute naïvement : « Mettons le cas, Seigneur, que vous soyez Gemma et que je sois Jésus ; savez-vous ce que je ferais ? Je laisserais d'être Jésus pour que vous le fussiez. Ô Dieu, ô Jésus, vous l'emportez sur tous les trésors de ta terre. Comme volontiers je m'unirais à vos esprits célestes et m'épuiserais à chanter vos louanges ! Comme volontiers je resterais sans cesse devant vous Mais que dis-je lorsque je parle de Vous ? Je dis ce que je peux, nullement ce que je dois. Et si je ne sais pas en parler, faut-il que je me taise ? Non, parce que mon Jésus doit être aimé et honoré de tous. Ne regardez pas à ce que vous dit mon esprit, (1) ô Jésus, mais regardez mon intérieur qui vous est découvert dans ses derniers replis. Êtes-vous certain maintenant que je vous aime plus que tout au ciel et sur ta terre ? »

Tels étaient les sentiments qui se succédaient dans le cœur de la jeune vierge devant le saint sacrement. Souvent dans ses élans d'amour ses forces défaillaient : « Ah ! s'écriait-elle je n'y puis plus tenir, non, je n'y puis plus tenir à la pensée que Jésus se fait ainsi goûter de la dernière de ses créatures, et lui manifeste dans une prodigieuse expansion de son amour paternel toutes les splendeurs de son très aimable Cœur. » Et ce disant, elle tombait évanouie dans les bras de sa compagne, qui en prévision de cas semblables savait si bien disposer toutes choses que personne à l'église, ne s'apercevait de rien.

On n'a pas oublié que la candide colombe croyait toutes les âmes pieuses brûlées, comme elle des feux du divin amour ; elle était grandement étonnée de ne les point voir éprouver les mêmes phénomènes. « Je ne sais, disait-elle, comment tant d'autres qui se tiennent près de Jésus n'en sont pas incendiées. Pour moi, si je restais un quart d'heure à peine il me semblerait devoir être réduite en un tas de cendres. » Et en conséquence, aux premières impressions des mystérieux élans de son âme elle sortait en hâte de l'église, surtout en l'absence de sa compagne.

Je lui avais recommandé dans une de mes lettres de me présenter à Jésus lors de sa première visite eucharistique, et de Lui dire que moi aussi je voulais l'aimer beaucoup. Elle me fit cette réponse ingénue : « Est-ce là une chose à faire, mon père ? Et s'il vous arrivait comme à moi, qui donc vous tiendrait la main sur le cœur (pour comprimer ses palpitations) et que serait-ce si, étant seul, vous veniez à tomber par terre ? Non cela n'est pas à faire. »

Dans une extase elle disait familièrement au Seigueur : « Écoutez, Jésus, la question que m'a posée le confesseur : Que faites-vous, Gemma, lorsque vous êtes devant Jésus ? - Ce que je fais ? Si je suis avec Jésus crucifié, je souffre ; et si je suis avec Jésus-Eucharistie, j'aime. »

Elle écrivait à ses amies de se transporter près des saints tabernacles : « Courons à Jésus, cœur plein de tendresse, cœur d'amour. Demain matin, je vous attends près de Jésus. Restons ensemble devant le saint Sacrement ; et que Jésus nous bénisse toutes deux. »

L'horaire de sa journée, qu'elle s'empressait de me communiquer, marquait en premier lieu l'heure de ses visites eucharistiques, qui variait suivant les saisons : « Le matin avec Jésus (2) à sept heures ; le soir devant Jésus à six heures, pour tout cet hiver. Venez me tenir compagnie et m'aider à aimer notre grand Dieu. »

L'humble jeune fille avait fait avec ses plus intimes amies un pacte d'échange de sa communion quotidienne, le croyant tout à son avantage. Elle ne l'oubliait jamais et dans ses lettres le rappelait aux intéressées !

Heureuses les amitiés qui se nouent et s'entretiennent ainsi aux pieds des saints autels !

Mais arrivons au point essentiel de la dévotion à l'Eucharistie, à la sainte communion, où s'accomplit proprement sur la terre le mystère de l'amour de Jésus. Ah ! si la sainte enfant pouvait ici prêter à mes paroles les accents ardents avec lesquels elle m'a ouvert tant de fois son âme pour me découvrir les flammes dont l'Époux divin l'embrasait au divin banquet !

Cette fille bénie n'assiégeait jour et nuit par la pensée les saints tabernacles que parce qu'elle se sentait consumée de faim et de soif de Jésus-Hostie. Il fallait cette nourriture divine à son cœur qui n'en goûtait point d'autre. On n'a pas oublié qu'à l'âge de neuf ans elle aurait couru le risque de mourir de chagrin, si l'on n'eût avancé le jour de sa première communion, et on se rappelle avec quelle ardeur de foi, quel amour illuminé elle s'agenouillait alors à la table sainte.

Or, cette faim et cette soif, loin de se calmer par la réception quotidienne de l'admirable sacrement, ne firent que s'accroître jusqu'à finir par martyriser ses entrailles. « Chaque matin, m'écrivait-elle, bien que dénuée de toutes les dispositions nécessaires, je reçois la sainte communion, mon unique et plus délicieux réconfort. Le témoignage d'amour que me donne Jésus chaque matin en venant en moi m'attendrit infiniment et réclame toutes les affections de mon misérable cœur. » Puis elle s'écriait : « Voici, ô Seigneur, mon cœur et mon âme. Venez, Seigneur, je vous ouvre ma poitrine. Pénétrez-y, feu divin, brûlez-moi, consumez-moi. Venez, ne tardez plus. Je voudrais habiter le foyer de vos flammes. »

Ces désirs s'accentuaient régulièrement chaque soir ; ils croissaient d'heure en heure et la tourmentaient toute la nuit, avec suavité cependant, au point de la faire évanouir. « Cette nuit, m'écrivait-elle, et l'avant-dernière, en pensant à la sainte communion mon cœur s'est mis à palpiter et je suis tombée en défaillance. Hier soir avant le repas, j'ai récité quelques prières, entr'autres cette jaculatoire : Faites, Seigneur, que de ce pauvre repas je passe à votre magnifique festin (eucharistique.) - Je me suis arrêtée quelques minutes à ce désir, et aussitôt je me suis sentie poussée vers Jésus (c'est-à-dire ravie hors des sens.) Cela m'arrive toutes les fois que je pense à Jésus, particulièrement lorsque je l'entends m'inviter à le recevoir, ou me dire qu'il vient se reposer dans mon cœur. »

Le confesseur se vit obligé, afin de ménager à la jeune fille, dans l'intérêt de sa santé, quelques heures de sommeil, de lui défendre de s'arrêter volontairement, la nuit, à la pensée de la communion suivante.

Le matin, au point du jour, Gemma ne se possédait plus de désir ; elle se levait, faisait sa toilette en quelques minutes et se tenait prête à se rendre à l'église au premier signal. Combien de fois, recevant l'hospitalité dans cette maison de bienfaiteurs de ma Congrégation, n'ai-je pas eu l'occasion de m'attendrir jusqu'aux larmes à la vue de la sainte enfant qui attendait, debout devant la porte de sa compagne, le chapeau sur la tête et profondément recueillie, que cette dernière sortit de sa chambre pour partir avec elle. « Et où allez-vous, ma chère fille ? lui disais-je alors. À Jésus, père. - Et que faire ? - Sa réponse était un modeste sourire qui signifiait : Vous le savez bien. »

À la voir, dit la compagne dont je viens de parler, elle paraissait chaque matin se rendre à quelque fête nuptiale.

Gemma partait en effet, selon son expression, « pour la fête de l'amour de Jésus. »

Pas plus alors qu'en d'autres temps, on n'apercevait en elle des manières affectées, mais son cœur n'en était pas moins dans une activité extraordinaire. La nécessité ou les convenances seules pouvaient lui arracher en ces moments une parole. Son Ange gardien lui-même, s'il apparaissait, était amicalement prié de suspendre tout entretien, pour la laisser, disait-elle, à une bien meilleure occupation.

La pieuse jeune fille se pénétrait si fortement de la grandeur d'une communion, que tout le reste disparaissait de son esprit. Elle donnait d'une préparation si sérieuse la raison suivante : « Il s'agit de joindre deux extrêmes : Dieu qui est tout, et la créature qui n'est rien ; Dieu qui est la lumière, et la créature qui est ténèbres ; Dieu qui est sainteté, et la créature qui est péché. Il s'agit de participer à la table du Seigneur. Pourrait-il y avoir une préparation suffisante ? » À la considération de ces profonds contrastes, Gemma pâlissait d'effroi ; pour sa part, sans le courage que lui inspirait sa grande foi, jamais elle ne se fût approchée du divin banquet ; et cependant elle en mourait d'envie.

Dans les aridités spirituelles comme dans les consolations, et même au sein des plus affectueuses communications du divin Amant des âmes, ces contrastes hantaient sans trêve son esprit en le torturant. Elle s'en ouvrait ainsi au Seigneur « qui, je le sais, Jésus ; mieux vaut vous recevoir que vous regarder ; mais je m'afflige à la pensée que des années et des années d'une préparation angélique ne me rendraient jamais digne de vous recevoir, Ô Jésus, il m'est doux de vous confesser ma misère. Aidez-moi, Seigneur. Ah ! je puis encore me jeter à vos pieds et vous répéter à mille reprises aver une foi vive : Mieux vaut toujours vous recevoir que vous regarder. » Ces dernières paroles lui avaient été suggérées par Jésus lui-même, comme l'indique suffisamment le contexte. De la sorte, la confiance tempérant la crainte, et la crainte la confiance, s'établissait dans le cœur de la jeune vierge l'équilibre nécessaire à une digne communion.

Le matin de la fête du martyr saint Laurent, elle adressa ces paroles au Seigneur : « Ah ! bien-aimé Jésus, quelle honte pour moi ce matin ! Suivant votre désir, j'ai occupé ma pensée du souvenir de saint Laurent. Mais je me confonds en le voyant dans les tourments, tandis que je goûte dans l'hostie les douceurs du paradis. Ô Cœur de mon Jésus, cœur trop tendre, si vous voulez me donner une belle part (des souffrances de saint Laurent), oh ! faites-le. C'est bien assez pour moi d'aller toujours à vous avec la crainte de vous offenser. J'ai mis nos deux âmes en comparaison : celle d'un saint et celle d'une pécheresse. Pouvais-je ne pas rougir ? Je voulais par l'intermédiaire du saint lui-même vous présenter mon âme pécheresse ; mais j'ai peur, j'ai peur, car je la sais coupable devant vous. Je voudrais vous la montrer belle, comme elle sortit de vos mains.

Elle écrivait à son directeur : « Ce qui me donne un peu à réfléchir, c'est que la communion quotidienne, le pain angélique n'a pas communiqué à mon âme tous les biens que tant d'autres en retirent avec abondance. La faute, je le reconnais. en est à la faiblesse de mes quelques vertus ; je m'approche de Jésus sans aucun mérite. Aidez-moi, aidez-moi, mon père. Aujourd'hui je pourrais être parvenue à des degrés élevés ; et j'ai reculé, au contraire, au détriment de ma pauvre âme. Parfois, croyez-le bien, mon père, je tremble et je rougis très fort à la pensée que je vais recevoir, impure, Jésus qui est la pureté essentielle. Mais Jésus, le cher Jésus m'aime encore telle que je suis, et se fait continuellement sentir à mon âme. »

C'est avec de tels sentiments de foi, d'abandon, de désir, d'amour et par dessus tout d'humilité que Gemma se disposait à la sainte communion. Pouvait-elle, quoi qu'en pensât sa modestie, ne pas en recueillir les fruits les plus précieux ? Aussi le Seigneur prodiguait-il à sa servante les marques d'une vive complaisance. Selon son expression, « Il se faisait sentir très fort » à son cœur pendant les bienheureux instants de la sainte communion, et la comblait d'une suavité, d'une paix qui de l'âme se déversait sur les sens corporels pour inonder de félicité tout son être.

Les saintes espèces produisaient souvent dans son palais une sensation délicieuse et descendait dans ses entrailles avec la douceur d'un baume. Parfois elle éprouvait même dans sa bouche l'impression et le goût du précieux sang. « Hier, écrivait-elle, jour de la Purification, j'ai senti après la communion toute ma bouche pleine de sang. Mais qu'il était bon ! qu'il me faisait du bien ! Je comprimais fortement ma poitrine pour qu'il descendit tout entier dans mon cœur. Éprouvez-vous, mon père, comme il fait bon consommer Jésus-Hostie ? Pour moi j'en fis l'expérience au mois d'octobre, (pour la première fois), d'un vendredi, midi, au vendredi suivant ; puis ce fut fini. La même impression a recommencé ce matin mais elle me consume ; je me sens mourir continuellement ; Jésus me fond. Mais quel bien-être ! Vous sentez-vous quelquefois vous consumer ainsi d'amour ? Que c'est doux ! Le feu de mon cœur est monté ce matin jusqu'à la gorge. Vive Jésus ! Certainement, père, si Jésus continue de me tenir dans cet état, je ne vivrai que quelques mois, et qui sait ? »

Non moins que son divin Fils, la céleste Mère avait pour très agréables les ferventes communions de son angélique fille, et pour lui donner à son tour un témoignage de satisfaction et un encouragement, elle l'accompagnait parfois au saint banquet avec les anges de l'Eucharistie. Après tant d'autres faveurs merveilleuses, celle-ci ne doit pas étonner.

À cette vision inattendue, la jeune fille perdait les sens et palpitait de joie aux pieds de sa douce Mère. « Quelle est belle, me disait-elle ensuite, la sainte communion faite en compagnie de la Mère du paradis Hier, huit mai, pour la première fois je la fis assistée par elle. Savez-vous, mon père, ce que disaient en ce moment tous les élans de mon cœur ? ces seuls mots : Ma Mère, ma chère Mère ! »

On lit dans la vie de plusieurs saints que le Seigneur, pour apaiser leur faim de l'Eucharistie dans des circonstances où il leur était impossible de se rendre à l'église, leur fit porter dans leur demeure par le ministère des anges une hostie consacrée. Il semble que Gemma ait ainsi reçu, trois fois au moins et des mains du Sauveur lui-même, la divine hostie. Voici l'attestation d'un témoin oculaire. « Le matin du vendredi où notre Gemma fut soumise pour la première fois au supplice de la flagellalion, comme elle était couverte d'horribles plaies, je ne lui permis pas de se lever. La pauvre enfant obéit et commença aussitôt sa préparation à la communion spirituelle, avec autant derecueillement et de ferveur que pour la réception réelle de l'hostie sainte. Bientôt elle entre en extase puis je la vois reprendre les sens, joindre les mains soudain ses yeux étincellent et son visage s'embrase comme dans ses visions extraordinaires. Elle avance la langue, la retire peu après et retombe en extase pour faire l'action de grâces habituelle. La même scène se reproduisit le vendredi suivant, et probablement d'autres fois encore, mais sans que j'en fusse témoin. Gemma me confia ingénument que le Sauveur lui-même, et non un ange, lui avait apporté la communion. »

Pour la pieuse enfant, pressée d’une telle faim de l'Eucharistie, quel tourment lorsqu'une maladie grave la retenait loin de l'église ! Dans ce cas, heureusement très rare, elle implorait de son Dieu une amélioration qui lui permît de se lever. Le suppliant, s'il voulait l'éprouver par des douleurs physiques, de les rendre cent fois plus cruelles, « plutôt, disait-elle, que de la laisser privée du pain de vie. » Elle ajoutait pour emporter la grâce : « À un amant passionné comme vous l'êtes, Seigneur, il ne faut pas tant de suppliques, il se rend de suite à la première demande. Dites donc oui, et je viens. »

Le plus souvent, le céleste Époux disait oui, et Gemma, puisant des forces dans sa grande foi, pouvait se lever bien que le thermomètre marquât quelques instants auparavant quarante degrés de fièvre. Lorsque le Seigneur en disposait autrement, la jeune fille baissait la tête en disant : fiat, et se contentait de la communion spirituelle, toujours accompagnée d'ailleurs d'ineffables communications divines qui la dédommageaient amplement de la privation sensible de l'hostie sainte.

Un jour, son confesseur ordinaire, pour l'éprouver et la mortifier, fit semblant de vouloir lui supprimer la communion. Elle s'empressa de m'annoncer ce malheur : « Ô père, père, aujourd'hui à cinq heures j'ai été me confesser, et le confesseur a parlé de m'enlever Jésus. Ô mon père, ma plume se refuse à écrire, la main me tremble, je pleure. » De fait, ces mots que j'ai sous les yeux pour les transcrire, sont tracés d'une main convulsive. Cependant, selon son habitude en semblable occurrence, elle rentre aussitôt en elle-même pour se livrer aux sentiments d'humilité : « Grâces soient rendues à Jésus ! J'ai trouvé à la fin quelqu'un qui me connaît et m'aidera à me sauver. Non, vraiment, père, je ne suis pas digne de recevoir Jésus, Dans ce cœur grossier, Pire qu'un fumier, combien de fois déjà Jésus a bien voulu venir. En ce moment je reconnais si fort ma misère que je voudrais, je voudrais... Ô père, père ! »

L'excellent confesseur avait si peu l'intention d'écarter la jeune fille de la table sainte, qu'il disait aux membres de sa famille adoptive : « Faites l'impossible, bien qu'elle soit malade, pour la conduire à l'église, car comment ferait la pauvre petite pour vivre sans communion ? »

Une autre fois, tard dans la soirée, le démon lui persuade qu'elle a commis je ne sais quel gros manquement. La prévision d'avoir à s'abstenir, le lendemain, de l'Eucharistie, faute d'un confesseur, la rend souverainement malheureuse, et toute la nuit s'écoule dans le chagrin et dans les larmes. Le matin, elle entend la messe et doit s'en revenir sans s'être approchée du divin banquet. Ses pleurs ne tarissaient pas. De retour à la maison, elle entre en extase ; le démon lui apparaît alors sous la ressemblance de Jésus. pour essayer de la précipiter dans le désespoir. La scène, des plus émouvantes, arracha des larmes tous les assistants.

À la lumière pénétrante de l'extase, Gemma avait découvert le trompeur : « Non, s'écrie-t-elle d'une voix angoissée, toi, je ne te veux pas. Oh ! où est allé mon Jésus ? Où êtes-vous, Jésus ? Il est vrai que Jésus ce matin n'est pas entré en moi ; mais n'y entre pas, toi non plus ; je ne t'y veux pas ; Jésus, éloignez-le moi. Mais comment permettez-vous, ô Jésus, que le démon vienne à votre place (sous des apparences trompeuses). Venez triompher, vous, Jésus, dans mon cœur qui vous désire. hâtez-vous, Jésus ; mon cœur vous veut ; oh ! ne voyez-vous pas comme il souffre ? Éloignez-le, ce menteur ; vous voyez bien qu'il veut me faire tomber dans le péché. Pourquoi m'abandonner ainsi ? Il est vrai que j'ai été la première à vous quitter, mais je vous veux ; ne me laissez plus seule. » À ce moment le Seigneur lui reprochait, semble-t-il, de ne pas s'être rendue à son invitation d'aller communier sans crainte. Et Gemma de s'excuser avec toute sa candeur : « Oui, j'ai résisté, Jésus mais j'en ai bien souffert. J'entendais votre invitation, ce matin mais vraiment, Jésus, comment faire pour vous recevoir ? Voyez, Jésus : si mon confesseur m'avait dit de faire la communion, je l'aurais faite mais de son propre avis je ne peux pas me fier à moi-même. Ainsi, je vous ai délaissée parce que je croyais avoir péché. Par conséquent, Jésus, pardonnez-moi et venez, venez maintenant dans mon cœur. Ah ! il est à vous, allez, Jésus ; il est à vous et faites-vous sentir. Ne voyez-vous pas comme je languis ? »

Cette lutte et ce colloque, dont je ne donne qu'un extrait, se prolongèrent près d'une heure, pour se terminer par l'entière victoire de la jeune vierge sur le cœur plein de tendresse de son Sauveur. À en juger par la véhémence des sentiments et l'agitation de toute sa personne, elle eût dû sortir de l'extase, lasse et anéantie ; il n'en fut rien. Dès la reprise des sens, on la vit, calme, fraîche et souriante, se livrer activement aux occupations domestiques.

J'ai donné un aperçu de la préparation de la servante de Dieu au banquet sacré ; sans la crainte de me répéter je dirais quel était son action de grâces ; mais les mêmes multiples élans de foi, d'amour, de confiance, d'humilité et d'abandon qui précédaient l'acte solennel de la communion, le suivaient également.

L'action de grâces, commencée à église, se continuait tout le long du jour parmi les soins du ménage. Son cœur, débordant du suave souvenir de la communion, éprouvait sans cesse le besoin de s'épancher et le corps, incapable de résister à la vivacité de ses sentiments, perdait par moments l'usage des sens : telle est l'explication des nombreuses extases de la jeune fille, depuis sa sortie de l'église jusqu'au soir. Les impressions profondes ressenties le matin à la table sainte revenaient à tout instant.

À l'entendre, ce cher Jésus qu'elle avait reçu à l'autel, « elle eût voulu l'ensevelir pour jamais dans son cœur ». Elle en eût voulu apprendre « jusqu'à quel point et jusqu'à quelle mesure devait atteindre son amour pour reconnaître une telle condescendance. » Et dans le sentiment de son impuissance elle s'exhalait en exclamations embrasées : « Mon Dieu ! mon Jésus ! mon Père ! ma douceur ! consolation de toute créature ! amour qui me soutenez ! feu qui toujours brûlez sans jamais vous éteindre ! » Puis elle demandait au Sauveur « si les flammes qui la consumaient lui étaient agréables. » Elle priait ses saints avocats, les anges, sa céleste Mère de l'aider à bénir, louer et remercier l'amour de Jésus-Hostie.

Les lettres écrites dans le courant de la journée se ressentaient de ces brûlantes ardeurs. Quel qu'en fût l'objet, la pensée, de l'Eucharistie devait trouver place, sinon y dominer ; et le plus souvent, en touchant une matière si sensible à son cœur, la jeune fille perdait les sens et continuait sa lettre dans l'extase. La pensée de Jésus-Hostie l'absorbait complètement ; or, la main écrit, comme la bouche parle, de l'abondance du cœur.

Parmi les épreuves mystiques auxquelles fut soumise la servante deDieu, j'ai signalé l'aridité spirituelle, de beaucoup la plus cruelle.

S'élancer à la poursuite de Jésus, et ne plus en recevoir un regard ; l'appeler anxieusement, sans plus entendre le doux son de sa voix, tel est, pour l'âme dont toutes les affections sont au ciel, un tourment qu'il faut avoir éprouvé pour s'en faire une idée. Or, pour Gemma le ciel c'était l'Eucharistie ; Jésus-Hos- tie lui tenait lieu de tout ; elle vivait de ce doux mystère, trouvant en lui tout son bonheur. Cependant le Seigneur, dont la Providence ne tend qu'à la sanctification des âmes, la sevrait de temps en temps des énivrantes délices goûtées au pied de saints autels ou à la table eucharistique. Il disparaissait soudain, comme derrière un voile sombre, aux yeux de sa fille aimante.

« Ô père, père, m'écrivait-elle alors pour me mettre au courant de ses angoisses, toutes les consolations que j'éprouvais le matin après la communion et tout le long du jour, se sont changées en autant d'abandons. Pourquoi ? je ne le sais. »

Une autre fois, après m'avoir fait part de certaines communications extraordinaires reçues à la table sainte, elle ajoutait : « Mais il est des jours bien différents. Voilà trois matinées que Jésus après la communion se conduit comme s'il n'était pas venu dans mon cœur. It se tait et me fait mourir de désir. »

La tendre amante du Sauveur n'en était ni moins fervente ni moins active. Qu'elle vît ou non son Dieu, qu'elle entendît ou non un écho à ses pressants appels, elle continuait de courir à l'église et le cherchait toujours avec la même ardeur anxieuse, en se mourant de désir, d'un désir qui disait-elle, allait la consumant.


Ah ! si tous les hommes savaient comme Gemma les richesses ineffables que renferme l'Eucharistie, on n'en verrait point mendier aux créatures qui passent un bonheur qu'elles ne sauraient donner à leur cœur créé pour l'infini.




(1) Gemma croit, dans son extase, ne s'exprimer que mentalement.

(2) Avec Jésus par la sainte communion.