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VIE DE GEMMA GALGANI
CHAPITRE XXVI
CALVAIRE.
Une vie passée tout entière aux pieds de Jésus crucifié pouvait-elle recevoir son couronnement ailleurs que sur le Calvaire ? Gemma avait participé successivement à tous les tourments de l'Homme-Dieu : à ses angoisses intérieures, à sa sueur sanglante, à la flagellation et à ses nombreuses plaies, aux mauvais traitements par l'œuvre des démons, aux pénétrantes piqûres de la couronne d'épines, à la dislocation des os, aux déchirures des clous. Restait, pour qu'elle apparût un portrait achevé du Rédempteur, l'agonie et la mort dans une mer de douleur. Le divin Maitre n'en frustra point sa bien-aimée servante ; mais comme ce corps délicat et épuisé n'eût certainement pu soutenir une telle somme de souffrances, Il en compensa l'intensité par la durée, en tenant la victime volontaire clouée à la croix perdant de longs mois. Assistons à la continuation de ce martyre qui n'a fait que commencer.
Malgré la gravité de son état, la pieuse malade avait trouvé jusqu'ici dans son incroyable énergie la force de se traîner chaque matin, de bonne heure, à l'église pour communier. Son inlassable mère adoptive l'y accompagnait chaque fois et, au retour, de ses propres mains la replaçait au lit, où se faisait paisiblement l'action de grâce. Mais le bonheur de savourer le céleste aliment était trop grand pour la victime expiatrice, et trop doux le réconfort qu'elle y puisait ; Jésus le lui enleva. En moins de deux mois les progrès incessants de la fièvre lui eurent rendu tout mouvement impossible. Devant ce nouveau sacrifice, le plus sensible pour son cœur, Gemma inclina la tête dans une calme résignation.
Sa nourriture avait consisté jusque-là en quelques gorgées de liquides substantiels et fortifiants ; elle dut bientôt y renoncer, pour quelque temps du moins, son estomac les refusant invinciblemnent ce dont la sainte enfant fut loin de se plaindre. Mais peu à peu ce corps non sustenté devint une ruine lamentable, dont aucune partie ne fut saine ni sans douleur particulière. « Pauvre martyre, m'écrivait-on de Lucques, pauvre victime de Jésus ! elle souffre sans relâche ; elle sent ses os comme se broyer ; on voit qu'elle est torturée dans tous ses membres ; elle se consume et n’en peut plus. Depuis vingt jours elle a perdu la vue, et sa voix est si affaiblie que malgré ses efforts on a peine à l'entendre, même en approchant l'oreille de ses lèvres ; c'est un squelette qui se détruit d'heure en heure ; sa vue fait pitié et donne le frisson. »
Et cependant tous ces tourments n'étaient rien auprès de ceux qu'infligeaient les démons à la pauvre infirme.
Aux derniers instants d'une vie humaine, nous dit l'Esprit-Saint, satan, sachant qu'il a peu de temps pour nuire, l'assaille. avec rage de perfides tentations, tel un lion qui voit sa proie sur le point de lui échapper. Quelles suprêmes et furieuses attaques ne devait-il pas réserver à l'angélique jeune fille qu'il avait poursuivie, toute sa vie, d'une haine mortelle, et essayé de vaincre ou au moins de décourager par une guerre barbare ?
Nous lisons des autres saints qu'à la fin de leurs jours ils eurent à subir, de la part de leur infernal ennemi, des assauts plus ou moins longs et terribles, mais en somme passagers, pour Gemma, ce fut un siège opiniâtre de sept mois, à peine interrompu par de courts intervalles de trève. Le fait est terrifiant, mais absolument certain, car il est unanimement attesté Par toutes les personnes qui ont assisté la jeune fille durant sa dernière maladie.
L'esprit mauvais troublait son imagination de mille fantômes propres à abreuver son cœur de tristesse, d'anxiétés, d'amertumes, de craintes, en la poussant à la désespérance. Il lui représentait sous les plus sombres couleurs le tableau de sa vie si remplie d'angoisses, les malheurs de sa famille, les privations de tout genre ; il faisait passer devant ses yeux les agents de la force publique accourant, à la mort de son père, accompagnés des créanciers, pour mettre leurs biens sous séquestre, puis il s'écriait : « Voilà le résultat de toutes tes fatigues dans le service de Dieu. »
Habile à tirer parti de l'extrême aridité spirituelle où le plus souvent gémissait son âme, l'ange des ténèbres employait tous ses artifices à lui persuader que pour s'être égarée loin des voies droites de la sainteté elle était sans secours abandonnée du ciel et n'échapperait pas à la damnation. Ses héroïques vertus, insinuait le fallacieux tentateur, et même les plus insignes faveurs divines n'étaient qu'illusion et hypocrisie.
Cette épreuve, de toutes la plus horrible et la plus longue, jeta la pauvre enfant dans une affreuse détresse. Sans se désespérer, elle résolut de remédier, si possible, à son triste passé par une confession générale, prit la plume et dans cette agitation d'esprit et la confusion de ses idées écrivit tout au long une histoire de sa vie, où elle se déclarait digne de mille enfers pour avoir, avec une malice diabolique, trompé ses confesseurs, ses directeurs et elle-même. Descendant ensuite à une minutieuse revue des commandements de Dieu et de l'Eglise, des péchés capitaux et des devoirs d'état, elle s'avouait coupable des pires scélératesses. Ces pages, fiévreusement tracées, furent lues d'abord par une personne autorisée, puis portées à un saint prêtre désigné par la malade, avec prière de venir lui donner l'absolution de tous ces péchés. Celui-ci ne tarda pas d'arriver, entendit sa confession et lui rendit la sérénité.
Mais la bataille ne finissait sur un point que pour recommencer sur un autre. Une dernière fois, l'esprit immonde voulut insulter à la virginale pudeur de la sainte enfant. Il n'avait certes pas oublié avec quel amour et quels soins jaloux cet ange avait gardé, tout le cours de sa vie, le chaste trésor ; avec quel héroïsme elle avait déjà soutenu, sur ce terrain, des luttes toujours couronnées de triomphe, mais il entendait, sinon remporter une tardive victoire jugée impossible, du moins se venger de ses défaites, des tentations qu'il savait plus de nature que toute autre à remplir d'amertume les derniers jours de la pure colombe.
Cette chambre d'infirme parut alors devenue un vestibule d’enfer. Ce n'était point des pensées, des imaginations, des impulsions lascives, auxquelles ne pouvait être sensible une âme de telle trempe mais bien des apparitions réelles sous des formes variant sans cesse et d'un cynisme brutal. « Père, père, m’écrivait Gemma de son lit de douleur, cette peine est trop forte pour moi. Dites à Jésus de me l'échanger contre n'importe quelle autre. Envoyez de loin des malédictions et des conjurations pour éloigner ce vaurien de démon ; ou ordonnez à votre ange gardien de venir le chasser loin d'ici. »
Entre temps, le mauvais esprit émouvait sa bile afin de la pousser à des actes d'impatience et de colère, et de lui faire perdre au moins sa réputation, si justement méritée, de vertueuse et sainte jeune fille.
Vaincu sur tous les terrains, il en vint, en désespoir de cause, à de cruelles vexations extérieures. Une infirmière de la servante de Dieu m'écrivait à diverses reprises : « Cette hideuse bête nous achève la chère Gemma. Je suis d'auprès d'elle en pleurant ; cet horrible démon la consume, et je n'y vois aucun remède. Ce sont des coups assourdissants, des figures terrifiantes d'animaux féroces : certainement il nous la tue. Nous venons à son secours en jetant de l'eau bénite dans la chambre ; le fracas cesse, mais pour recommencer bientôt avec plus de rage. »
Jusqu'où l'invisible ennemi de l'homme ne poussa-t-il pas la cruauté à l'égard de la douce victime ! Une certaine amélioration s'étant produite dans la difficulté d'ingérer des aliments, dont il a été parlé, on s'empressa de lui en préparer. Mais satan veillait : le mets, à peine présenté à la malade, lui apparaissait couvert d'insectes répugnants, et des plus dégoûtantes choses qu'il soit possible d'imaginer. Devant les révoltes de son estomac, force était de tout remporter.
Des animaux repoussants, réels ou imaginaires, se glissaient dans son lit, rampaient sur ses chairs et la tourmentaient de mille manières, sans qu'elle sût comment s'en défaire. La martyre disait souvent à la sœur infirmière, avec des accents de terreur, qu'elle sentait un serpent l'enlacer de la tête aux pieds, de ses froids anneaux, en s'efforçant de l'étouffer.
À plusieurs reprises, elle demanda qu'on voulût bien la délivrer par les exorcismes, mais comme on ne crut point devoir déférer à ses instances, elle-même, regardant l'ennemi bien en face et le visage enflammé, s'écria d'un ton impératif : « Esprits pervers, je vous commande de rentrer dans le lieu qui vous est destiné ; autrement, malheur à vous ! je vous accuse auprès de mon Dieu. » Puis, tournée vers sa céleste Mère, elle se prit à murmurer : « Ma Mère, je me trouve au pouvoir du démon, qui me frappe, me flagelle, travaille à m'arracher des mains de Jésus. Non, non, Jésus, ne m'abandonnez pas je vous serai fidèle. Ma Mère, priez Jésus pour moi. La nuit, je suis seule, pleine d'épouvante, oppressée et comme liée dans toutes les puissances de mon âme et dans tous les sens de mon corps, sans pouvoir me remuer. Vive Jésus ! »
De temps en temps, le divin Maître venait ranimer son courage et dissiper ses craintes par le sentiment de sa douce présence et quelques paroles pénétrantes. « Pourquoi, ma fille, lui disait-il, au lieu de t'attrister des persécutions de ton ennemi, ne pas accroître ton espérance en moi ? Humilie-toi sous ma main puissante, sans te laisser abattre par les tentations. Reste sur la défensive, sans jamais faiblir ; et si la tentation persévère, persévère aussi dans la résistance ; la lutte te conduit à la victoire. »
D'autres fois, c'était son ange gardien qui lui apportait dans de suaves visites un précieux encouragement. Mais ces heureux moments duraient peu bientôt son âme retombait dans les ténèbres, et le tentateur réapparaissait plus furieux que jamais.
Ainsi s'écoulaient pour la pauvre patiente, les jours, les semaines, les mois. Quel admirable exemple de résignation Et pour nous, qui sommes loin d'avoir ses mérites, quel motif de nous préparer, dans une crainte salutaire, aux durs assauts que l'esprit infernal réserve peut-être à nos derniers instants !
Chez la plupart des malades, dont le corps est lassé par la souffrance, et l'esprit obsédé par la pensée de leur pénible situation, le visage respire la tristesse, l'abattement et l'ennui. Notre jeune fille, même dans le malaise et les douleurs physiques particulières à sa maladie, conservait toujours son air content et son angélique sourire. On n'apercevait en elle à la suite de ses différentes crises aucun accablement moral ; on n'entendait point sortir de sa poitrine de ces soupirs, de ces gémissements que la force de la douleur arrache, même malgré eux, aux plus courageux. Jamais elle ne demandait de soulagement, fût-ce un simple changement de position dans son lit, qui lui eût épargné cependant bien des incommodités. Jamais la moindre plainte touchant les soins réclamés par son état, lors même que par malentendu on la laissât seule des nuits entières et en des temps où se faisait le plus sentir le besoin d'assistance.
Afin d'obvier à ce dernier inconvénient, on sollicita l'aide des sœurs infirmières, dites Barbantines, qui dans leur charité bien connue se chargèrent de la soigner seules jusqu'à la fin. L'une d'elles, émerveillée de l'héroïque patience de la servante de Dieu, en donne ce beau témoignage confirmé par les dépositions de tous ceux qui approchèrent habituellement du chevet de l'infirme dans le cours de sa dernière maladie : « Tout le temps que j'eus la consolation d'assister la chère Gemma, je ne la vis jamais se plaindre. Au début seulement, je l'entendais quelquefois, dire : Mon Jésus, je n'en puis plus - Mais lorsque je lui eus rappelé que tout est possible avec la grâce de Dieu, elle ne répéta plus cette parole, et si une des personnes présentes s'écriait dans un mouvement de pitié : Pauvre petite, elle n'en peut vraiment plus. - Si, si, repartait aussitôt Gemma, j'en puis encore un tant soit peu, - Et cependant je l'ai vue endurer des souffrances telles qu'il ne peut y en avoir, me semble-t-il, de plus terribles en Purgatoire. »
Dans ce déluge de maux et de persécutions diaboliques, la vertueuse jeune fille n'éprouvait aucune difficulté à s'entretenir familièrement avec son Dieu, dans le même calme et la même suavité d'esprit qu'au temps des plus grandes consolations. « Oh ! où êtes-vous, Jésus ? disait-elle habituellement à l'issue de chaque lutte avec l'ange rebelle. Ne croyez pas que je vous oublie ; vous savez bien que non, vous qui voyez mon cœur. » Et elle proférait ces paroles, les bras ouverts, les yeux dirigés vers le ciel, avec un accent d'inexprimable tendresse. Puis se tournant vers la Madone : « Ma Mère, dites vous-même à Jésus que je lui garderai mes promesses et ma fidélité. » Parfois, se sentant soudain attaquée par l'ennemi avec plus de vigueur, elle reprenait avec le même affectueux abandon : « Jésus, si cela vous plaît, donnez-moi un peu de répit ! Je me sens défaillir : un peu de répit, Jésus ! »
De telles aspirations se succédaient sans fin, quelquefois articulées, souvent purement intérieures. « Ne savez-vous pas, Jésus, que je suis toute à vous ? Oui, toute à vous ; je veux vous rejoindre en paradis. » Une sœur infirmière lui dit un jour : « Si Jésus vous donnait le choix entre la disparition immédiate de vos grandes souffrances, suivie de votre départ pour le ciel, et leur continuation sur la terre, que feriez-vous, supposé que le dernier parti fût plus avantageux à sa gloire ? - Plutôt souffrir que d'aller au ciel, répondit-elle avec vivacité, lorsqu'il s'agit de souffrir pour Jésus et de le glorifier. »
Pendant les longues heures de la nuit, Gemma pressait la sœur de réciter à haute voix des prières et des oraisons jaculatoires où elle témoignait goûter une grande douceur : « Allons, ma sœur, allons, du courage, prions, ne nous préoccupons pas d'autre chose. Jésus seul ! »
Enthousiasmées à la vue d'une telle ferveur dans une infirme presque mourante, les bonnes religieuses se disputaient la consolalion de lui donner leurs soins. À son contact leur âme se retrempait, et leur corps même ne sentait nullement la fatigue des veilles. Mais laissons la parole à l'une d'elles, la sœur Camille : « L'impression que m'a laissée cette jeune fille, c'est qu'elle était un assemblage de toutes les vertus. Tout le temps que je l'ai assistée, je n'ai fait que m'édifier. J'ai remarqué en elle une science profonde de la spiritualité et du mysticisme. Je puisais dans nos entretiens - qui roulaient toujours sur les choses célestes - une grande force d'âme. Lorsqu'elle parlait je croyais entendre un ange. Ses expressions étaient d'une netteté, d'une précision, d’une exactitude que n'aurait point dépassées un maître de la vie spirituelle. Si je lui rappelais, pour l'encourager à la souffrance, l'exemple de Jésus, tout son visage s'enflammait, sur ses lèvres venait s'épanouir un doux sourire, et il semblait qu'elle ne souffrit plus : tellement le souvenir de Jésus attendrissait délicieusement son cœur. »
Les sentiments qui s'exhalaient de son âme étaient d'ordinaire ceux d'une profonde componction. Souvent, disent les témoins, on la voyait trembler à la pensée de ses péchés. Durant tout le cours de sa maladie, leur souvenir la saisissait d'effroi, et on ne pouvait entendre, sans pleurer, les paroles émues et brûlantes qui s'échappaient alors de ses lèvres. « Ô Jésus s'écriait-elle, que de péchés Ne les voyez-vous pas, Jésus ? Mais votre miséricorde est infinie. Vous me les avez pardonnés tant de fois : vous me les pardonnerez encore. » Puis, s'adressant à Marie : « Ma Mère, continuait-elle, les yeux pleins de larmes, quand je me présenterai devant votre divin Fils, dites-lui vous-même d'user de miséricorde envers moi ». Son oraison jaculatoire ordinaire, le jour et la nuit, était : Mon Jésus, miséricorde ! - Aussi l'une des sœurs infirmières a-t-elle pu dire cette déposition : « La vertu qui a le plus resplendi en Gemma dans sa maladie, et qui m'a le plus vivement émue, c'est sa grande humilité. »
En somme, la prière de l'admirable jeune fille était ininterrompue, Quand personne autour d'elle ne lui suggérait de saintes inspirations, elle se tournait vers un grand crucifix appendu au mur de droite de sa chambre, ou vers une image de la Vierge placée en face de son lit, et priait à haute voix. Si elle se taisait, lasse d'articuler, on comprenait à l'expression de son visage que son entretien avec le Seigneur continuait aussi ardent. « Monseigneur, (1) disait-elle, m'a conseillé de prier de cœur, lorsque je ne le puis des lèvres, et ainsi je fais. »
Avant de perdre la vue, Gemma se livrait parfois à quelque pieuse lecture. La voyant un jour un livre à la main, sa tante lui dit « Vous lisez, Gemma ? Oui, ma tante, je lis la préparation à la mort. Et pourquoi ne le feriez-vous pas aussi, puisque vous êtes déjà vieille ? Qu'il y a longtemps que je me prépare ainsi à la mort » En fait, elle n'omit pas un seul soir depuis le début de sa maladie ce recommandable exercice. « Mais, dites-moi, reprit la tante, ne voyez-vous pas venir la mort avec peine ? - Oh ! non, repartit Gemma ; je ne tiens plus à rien en ce monde. »
L'acuité de ses souffrances ne mettait pas plus d'obstacle à son commerce avec les créatures qu'à son intime union avec Dieu. En dehors de ses prières et de ses luttes avec l'enfer, l'héroïque enfant, oubliant ses tortures, se livrait tout entière aux personnes de son entourage, les édifiait, comme nous l'avons vu, par de saintes conversations et s'étudiait à les distraire de la compassion douloureuse qu'inspirait à tous son pitoyable état. Elle disait, un jour, de sa tante en pleurs près de son lit : « Ma tante ? je la connais bien ; c'est une nature trop compatissante ; elle s'afflige de me voir souffrir. Qu'elle s'éloigne, qu'elle s'éloigne. Oui, éloignez-la moi, elle s'afflige trop ; ne l'amenez plus près de mon lit. » Elle avait toujours quelque parole aimable pour ceux qui l'approchaient, et savait mêler à la conversation des mots spirituels. Aux agréables plaisanteries par lesquelle s on cherchait parfois à la distraire, elle répondait par d'autres saillies, accompagnées de rires charmants. Lorsque les jeunes enfants de ses bienfaiteurs venaient la trouver, Gemma leur donnait, avec d'affectueuses caresses, des gâteaux et des bonbons dont on lui avait fait présent pour son propre soulagement, mais qu'elle tenait soigneusement en réserve à leur intention.
Elle reçut un jour la visite de son unique sœur survivante, qui, à la vite du triste état de sa chère Gemma, ne peut retenir ses sanglots. « Ne pleurez pas, Angèle, lui dit la douce infirme, calmez-vous ce n'est rien ; et puis, Angèle, je vous demande pardon si je vous ai donné de mauvais exemples. » Ces paroles redoublent l'émotion de la sœur, qui demande pardon à son tour. « N'y pensez pas, reprend Gemma, tâchez d'être vertueuse ; je vous le demande. » Et elle la congédia.
On la voyait pleine de déférence et de gratitude pour les excellentes religieuses qui lui prodiguaient leurs soins, et bien que son naturel franc et ingénu fut inhabile aux compliments, le langage de ses yeux disait parfois éloquemment la profondeur de sa reconnaissance. Un jour qu'elle entendait sa mère adoptive dire à la supérieure de ces sœurs : « Le moment venu de les récompenser, je saurai faire mon devoir, » Gemma interrompit, le visage animé : « Non, non, c'est moi qui pense aux sœurs près de Jésus. » À quiconque lui rendait le moindre service, elle disait de même : « Soyez bon chrétien, et n'en doutez pas, je penserai à vous. Quand je serai près de Jésus, je n'oublierai pas ce que vous faites pour moi. »
Cependant la cruelle maladie finissait son cours. La jeune fille, d'une faiblesse extrême tombait souvent en défaillance ou dans le délire, et le démon profitait de ces moments d'impossible réaction, pour mieux la tourmenter par d'effrayants fantômes ; mais la victime expiatrice même dans cet état de prostration, lançait son habituel cri de guerre « Vive Jésus ! Toute à Jésus. Jésus seul ! » et repoussait victorieusement les suggestions malignes.
On observa qu'au plus fort du délire elle revenait à elle dès qu'on lui parlait de Jésus, répondant à propos comme une personne parfaitement saine d'esprit ; de même en était-il lorsque, mue par la grâce divine, elle s'excitait à quelque haute pensée de Dieu : l'inconscience faisait aussitôt place à la raison, et Gemma discourait en termes sublimes de la vie mystique. Un jour, dans un de ces troubles d'esprit. provoqué par une quinte de toux qui paraissait devoir la suffoquer ou briser sa poitrine, elle exprimait des idées incohérentes et risibles, quand une jeune personne de sa famille adoptive s'approche et l'enveloppe d'un long regard de compassion. La malade la reconnaît et reposant à son tour ses yeux sur elle avec amour lui dit : « Apprenez, Euphémie, comment Jésus veut être aimé. »
Euphémie était la préférée de Gemma et la confidente de tous ses secrets ; assidue en tout temps près de son lit de souffrance, elle se trouva présente à ses derniers instants et recueillit son esprit en précieux héritage. Mais revenons à notre calvaire, pour y voir expirer la pauvre crucifiée.
(1) L'évêque auxiliaire de l'archidiocèse de Lucques.