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VIE DE GEMMA GALGANI


CHAPITRE IV



VIE FAMILIALE.

HÉROÏQUE PATIENCE DANS DE CRUELLES ÉPREUVES.

(1895-1897)


Gemma finissait sa dix-septième année. Libre désormais des occupations de l'étude, elle se livra tout entière aux soins du ménage et surtout à l'éducation de ses petits frères et sœurs, qu'elle s'efforça de diriger dans la voie de la vertu par son propre exemple, par ses conseils et par une vigilante surveillance.

Nous n'avons pas de renseignements détaillés sur le caractère de sa direction fraternelle ; mais ce que nous savons déjà de cette enfant bénie laisse conjecturer ce qu'elle devait être. Toute pénétrée de l'importance de sa mission, dont elle craignait d'avoir à rendre au Seigneur un compte sévère, elle s'étudiait à la remplir avec un soin extrême ; et lorsque l'un de ses petits dirigés venait à tomber en quelque faute, elle s'en attribuait la responsabilité, pour n'avoir point su la prévenir par une plus active surveillance On la voyait attentive à satisfaire aux besoins de chacun, dans le but d'éviter les mécontentements et les disputes qui naissent si facilement chez des garçons et des fillettes d'âge tendre.

D'ailleurs le bon exemple de sa propre conduite au sein de sa famille offrait un spectacle inconnu de nos jours ; il forçait l'admiration des étrangers eux-mêmes qui le rappellent encore.

Un serviteur de la maison, Pierre Maggi, plus particulièrement attaché au service de sa jeune maîtresse, exprimait souvent par ces mots son étonnement toujours nouveau devant cette extraordinaire vertu : « Que voulez-vous, Gemma n'a pas sa pareille »

Un sujet particulier d'admiration dans cette enfant, c'était son extraordinaire amour des pauvres, le seul bien resté en elle, à son avis, parmi tant de défauts et de misères spirituelles:« Chaque fois que je sortais, raconte-t-elle, je demandais de l'argent à mon père, et s'il m'en refusait je le priais de me laisser emporter du pain, de la farine ou d'autres comestibles. Grâce à Dieu, je rencontrais toujours des indigents sur mon chemin, et jusqu'à trois ou quatre. À ceux qui venaient à la maison je donnais du linge et tout ce que j'avais sous la main mais bientôt mon confesseur me le défendit ; mon père ne me donna plus d'argent et ne me laissa plus rien prendre. Cependant lorsque je sortais, je ne rencontrais que des pauvres qui tous couraient à moi, et je n'avais rien à leur donner. J'en pleurais continuellement de chagrin, et je finis par ne plus sortir du tout. »

Il ne fut pas toujours loisible à Gemma de vivre entièrement cloîtrée dans sa famille. Son père, la sachant une de ces natures ardentes qui ont besoin de mouvement, l'obligeait à faire quelques sorties, et parfois, à défaut d'autres, lui confiait la surveillance de ses autres enfants dans leurs promenades. La jeune fille s'exécutait ; mais, à peine le seuil de la maison franchi, elle se dirigeait hâtivement par des traverses bien connues vers la campagne pour y jouir à la fois, loin des habitations, du grand air et de la solitude. Le démon se servit un jour, pour la contrister, de cette innocente distraction prise par obéissance et avec tant de précautions pratiques. Un jeune officier qui l'avait remarquée se mit à la suivre. L'angélique vierge dont les yeux étaient toujours baissés ne s'en aperçut pas ; quand on l'en avertit son affliction fut extrême ; elle pleura beaucoup et après de ferventes prières prit à nouveau la résolution de ne plus sortir que pour se rendre à l'église voisine de saint Frédien. Elle sut si bien disposer toutes choses que son père ne la contraria presque jamais plus sur ce point.

Telle était dans la vie familiale la vertu de cet ange ; elle cependant croyait n'en pas avoir et se stimulait sans cesse à l'acquérir, « Gemma, se répétait-elle à tout instant, il te faut changer et te donner toute à Jésus. » Pour s'animer à la ferveur elle tirait motif de tout : des solennités de l'Église, des beautés de la nature, de la succession des saisons et des jeux eux-mêmes, auxquels parfois elle consentait à prendre part pour se délasser. Dans un de ces derniers, celui de la courte-paille, le sort lui donna un jour le brin le plus grand. « Voilà, dit-elle, un signe que Dieu veut de moi une grande sainteté, et moi aussi je la veux. »

L'année 1895 venait de finir ; la pensée du renouvellement de l'an lui inspire dc nouveaux désirs de vie plus parfaite ; elle se lève du lieu de sa méditation, va prendre le carnet de ses résolutions et écrit « En cette nouvelle année, je me propose de commencer une vie nouvelle. Ce qu'elle me réserve, je ne le sais : je m'abandonne à vous, ô mon Dieu. Toutes mes espérances et toutes mes affections seront pour vous. Je me sens faible, ô Jésus, mais avec votre aide j'espère et je veux vivre différemment, c'est-à-dire plus proche de vous. »

Voici quel était son règlement de vie :

Dés le lever, toujours matinal, récitation des prières accoutumées, puis assistance à la sainte messe et communion. Chaque soir, sa visite tant aimée au saint Sacrement, plus ou moins prolongée suivant le nombre et l'urgence de ses devoirs domestiques. Le soir encore, méditation avec d'autres pratiques de piété et récitation du saint rosaire à genoux. La jeune fille continuait, la nuit, d'interrompre son sommeil au moins une fois, pendant près d'un quart d'heure, pour recommander à Jésus « sa pauvre âme. »

Quels vifs sentiments d'amour, de confiance et de repentir de ses fautes devaient jaillir de son cœur durant ces instants de prière solitaire aux pieds de son Jésus ! On a su de sa propre bouche que Dieu se communiquait dès lors à son âme par de suaves étreintes d'amour, et à son esprit par d'éclatantes illustrations, « de claires lumières » selon son expression. Et ainsi, nuit et jour, même parmi les soins du ménage, tandis que ses pieds foulaient la terre, son esprit planait dans des régions célestes.

Un si profond recueillement intérieur, loin de nuire à ses occupations matérielles, l'aidait au contraire à s'en acquitter avec plus de perfection, par la pensée de leur conformité avec le bon plaisir divin, dont l'accomplissement fera toujours la joie de la vraie piété.

Pour détacher encore davantage des choses terrestres le cœur de cette jeune vierge et lui apprendre à ne se complaire en rien ici-bas en dehors de Lui, le Seigneur s'était servi dans le cours de l'année 1895 d'un moyen extranaturel.

Ayant reçu en présent, d'un membre de sa parenté, une montre en or et une croix avec sa chaînette, de même métal précieux, Gemma pour être agréable au donateur crut devoir les porter dans une de ses sorties. De retour à la maison, tandis qu'elle quittait ces bijoux il lui sembla voir son ange gardien. L'esprit céleste la regardant d'un air sévère prononça lentement ces mots : Les seuls bijoux qui embellissent l'épouse d'un roi crucifié sont les épines et la croix ; et il disparut.

On devine l'impression produite dans l'esprit de la pieuse enfant par cette vision sans précédent et des paroles si expressives. Elle rejette loin d'elle avec mépris et la montre et la chaîne, enlève de son doigt une jolie bague, et prosternée la face contre terre prend en pleurant la résolution suivante : « Pour votre amour, ô Jésus, et pour ne plaire qu'à vous seul, je vous promets de ne plus porter d'objet qui sente la vanité, et de n'en parler jamais. » Elle tint parole et à partir de ce jour ne voulut plus rien savoir en fait de modes ni de parures.

Telle est, dans les mémoires de Gemma, la première trace de ces apparitions angéliques dont la fréquence étonnera dans la suite.

Le Roi des Anges lui-même daignait dès lors l'honorer de tendres visites, d'après cet aveu ingénu à son directeur :

« Bien que je fusse si mauvaise, Jésus venait me voir et me disait beaucoup de choses. » Et encore : « Je ne sais comment il ne m'apparaissait pas irrité ; je ne l'ai vu qu'une fois en courroux. » Cet air sévère, dans une seule circonstance, était plutôt une épreuve que le châtiment de quelque faute volontaire, puisque Gemma dans tout le cours de sa vie n'a jamais commis de péché pleinement délibéré.

Heureuse enfant, trouvée digne dès l'âge de dix-sept ans d'entendre la voix humaine de Jésus, de le voir, de le contempler de tes yeux mortels !

Sans doute de telles faveurs ne constituent pas la sainteté, puisque beaucoup de belles âmes, sans en avoir été l'objet, ont mérité par d'héroïques vertus les honneurs des autels. Elles en offrent néanmoins un signe très certain, car on ne les constate jamais dans une âme vulgaire.

Comment s'étonner que cette créature privilégiée, jetant un regard de dédain sur les biens caducs de cette pauvre vie, soupirât ardemment après la patrie céleste. Depuis le jour, écrit-elle, où ma mère m'inspira le désir du paradis, je n'ai cessé de l'éprouver, et si le Seigneur m'eût donné le choix, j'eusse préféré, voir se briser les liens de mon corps pour m'envoler au ciel. Toutes les fois que j'étais atteinte de la fièvre ou de quelque autre mal, j'éprouvais un doux espoir ; mais ma douleur devenait grande lorsque, la maladie s'éloignant, je sentais revenir mes forces. Un jour, après la sainte communion, je demandais à Jésus pour quelle raison il ne me prenait pas avec Lui : « Ma fille, répondit-il, je veux te donner dans le cours de ton existence beaucoup d'occasions de t'enrichir de mérites ; j'aviverai toujours davantage ton désir du ciel, et toi tu supporteras encore la vie avec patience. »

Avec ces incessantes aspirations grandissaient rapidement en son cœur les flammes de l'amour divin. Bientôt, dans l'année 1896, s'éveillait en elle et se fortifiait un nouveau désir, révélant la sincérité de son amour et son degré de perfection. Laissons-lui la parole : « Un autre désir se forma dans mon âme, un ardent désir de souffrir et d'aider Jésus dans ses douleurs. » (1) Et de nouveau : « Au milieu de mes nombreux péchés je demandais chaque jour à Jésus la souffrance et beaucoup de souffrance. Oui, mon Jésus, répétais-je, pour vous je veux souffrir, et souffrir beaucoup. »

Gemma dit bien un ardent désir, car il lui suffisait d'une parole, d'un souvenir, d'un regard sur l'image de Jésus crucifié, pour se sentir toute pénétrée de compassion et d'amour. « Un jour, raconte-t-elle, fixant les regards sur le crucifix, je fus saisie d'une telle douleur que je tombai évanouie. Mon père, se trouvant là, se mit à me gronder, et m'accusa de nuire à ma santé par ma vie retirée et l'habitude de me rendre à l'église à une heure trop matinale. Ce qui me fait mal, répondis-je, c'est d'être tenue éloignée du tabernacle de Jésus. Et j'allai me réfugier dans ma chambre où pour la première fois j'épanchai ma douleur dans le Cœur de Jésus seul. »

Jusqu'alors donc, c'est-à-dire jusqu'à sa dix-huitième année, la pieuse jeune fille avait comprimé dans son âme le chagrin que lui causaient de semblables difficultés.

« Je dis à Jésus, continue-t-elle : Je veux vous suivre, ô Jésus, au prix de n'importe quelle douleur ; je veux vous suivre avec ferveur ; non, mon Jésus, je ne veux plus vous donner de nausée par mes œuvres tièdes, ni vous inspirer de dégoût par la lenteur avec laquelle je vous ai cherché jusqu'ici. » Et comme pour garantir ses promesses, elle ajoute : « Donc, désormais oraison plus recueillie, communion plus fervente. Mon Jésus, pour vous je veux souffrir beaucoup, la prière toujours sur les lèvres. » Puis, comme elle envisage ses résolutions, la pensée de la fragilité humaine amène sous sa plume cette réflexion : « Il tombe souvent celui qui souvent forme de bons propos, mais qu'en sera-t-il de celui qui n'en forme que rarement ? »

Gemma n'était nullement novice dans la carrière de la douleur qu'elle souhaite si ardemment de parcourir à la suite de son divin Maître. Très chère à Jésus dès sa première enfance, elle avait en conséquence reçu de bonne heure sa part de la croix. « Je puis bien dire, confiait-elle à son directeur, que depuis la mort de ma mère, je n'ai point passé un seul jour sans souffrir quelque petite chose pour Jésus. »

Maintenant qu'elle n'était plus dans l'enfance mais dans un âge fait, le Seigneur allait raidir sa main divine et frapper des coups de maître.

Ce fut d'abord un mal terrible à un pied, la nécrose, avec son accompagnement de douleurs très aiguës. La vertueuse jeune fille ne croyant pas devoir en tenir compte, endurait ses souffrances avec un généreux courage ; mais le mal négligé s'aggrava, la carie s'étendit, et force fut de recourir au chirurgien. Celui-ci, à la vue des ravages de la gangrène ne cacha point ses craintes et déclara que l'amputation du pied serait probablement nécessaire. Se bornant d'abord à une opération partielle, il découvrit l'os attaqué et se mit à le sectionner et à le racler profondément pour enlever les parties mortifiées ou malades. La patiente, qui n'avait pas voulu qu'on l'endormît, supportait héroïquement ces tortures ; et tandis que tous les assistants frissonnaient d'horreur et de pitié, elle seule, immobile, paraissait rester indifférente. Au plus fort de l'opération elle poussa bien quelques soupirs involontaires, mais regardant aussitôt l'image de Jésus crucifié elle lui demanda pardon de sa faiblesse et reprit son impassibilité. C'est ainsi, pour employer sa propre expression, qu'après avoir tant demandé de souffrir un peu, Jésus l'avait consolée ! Le divin Maître délivra sa bien-aimée servante de ces premiers tourments corporels, mais pour lui présenter une bien autre amertume dans le calice de sa passion.

Monsieur Galgani, son père, était un homme taillé à l'antique. Bon, simple, charitable, incapable de tromper personne et ne croyant pas non plus qu'on pût le tromper. Mais, sans qu'il eût l'air de s'en douter, il vivait dans des temps mauvais. Beaucoup de ceux qui connaissaient son excessive bonté cherchaient à la capter à leur profit. C'était de toutes parts dans sa maison des venues sans fin. Celui-ci venait emprunter de l'argent, celui-la le prier d'être sa caution ; les métayers le voulaient sur les produits de ses terres ; ses fermiers et ses locataires ne payaient pas leurs termes. Par surcroît, de longues et continuelles maladies dans la famille, dont celles de la mère et de deux enfants, qui furent suivies de mort, et cent autres infortunes contribuèrent à consumer peu à peu son riche patrimoine. Quand vint l'échéance, des lettres de change imprudement cautionnées, la ruine fut complète. Tous les biens meubles et immeubles furent mis sous séquestre, et la nombreuse famille se trouva réduite à la plus lamentable misère. Peu après, le pauvre père tombait malade, atteint d'un cancer à la gorge, et il ne tardait pas à expirer laissant ses chers enfants dans un entier dénûment. À la nouvelle de son décès, les huissiers et la force publique vinrent, de par les créanciers, fermer la pharmacie et mettre sous scellés les quelques meubles qui y restaient encore.

Au récit d'une telle infortune, ne croirait-on pas voir se dérouler sous ses yeux les différentes scènes des malheurs dc Job ? Cependant, voici quels étaient les sentiments de Gemma dans une pareille extrémité :

« Nous entrions dans l'année 1897, si douloureuse pour toute la famille. Moi seule, sans cœur, je restais indifférente à tant de revers. (2). Ce qui affligeait le plus les autres, (3), c'était de se trouver sans ressources et, pour comble, de voir notre père si malade. Un matin, je compris la grandeur du nouveau sacrifice que Jésus allait m'imposer ; je pleurai beaucoup ; mais le divin Maître, en ces jours de douleur, se faisait d'autant plus sentir à mon âme ; et puis, la vue de l'édifiante résignation de mon père en face de la mort m'inspira tant de force que je reçus le coup terrible avec calme. Le jour de son décès Jésus me défendit de verser des pleurs inutiles, et je le passai en prière, très résignée à la sainte volonté de Dieu, mon père du ciel, qui prit aussi à ce moment la place de mon père de le terre. Après cette perte, nous nous trouvions sans rien ; nous, n’avions pas de quoi vivre. »

C'était le 11 novembre 1897 que Gemma se voyait orpheline pour la seconde fois.

Avec quel héroïsme elle embrasse les croix, de plus en plus lourdes, que le divin Maître prodigue comme ses meilleurs présents à tous ses bien-aimés !




(1) Plus d’une fois le sauveur se montrera à sa Servante sous l'aspect de la douleur, comme endurant vraiment les supplices de la passion, ou abreuvé d'amertume par l'ingratitude des hommes. Tous les saints ont connu ce mystère, et à cette vision de pitié. réelle ou imaginaire, se sont efforcés de compatir avec amour aux souffrances de notre tendre Rédempteur, bien que la foi le leur révélât désormais glorieux et impassible.

(2) Elle dit « sans cœur » pour voiler l'héroïsme de sa vertu.

(3) Qu'on le remarque bien : elle dit « les autres », pas « elle ».