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VIE DE GEMMA GALGANI
CHAPITRE VIII
GEMMA ET LES PÈRES PASS1ONISTES.
LA FAMILLE GIANNINI. PARTICIPATION À TOUS
LES TOURMENTS DE LA PASSION.
(Juillet 1899…)
On devine combien séraphique dut être la communion du neuf juin, après le mystérieux événement de la veille. Pour la première fois Gemma se présentait à son Sauveur les mains et les pieds percés de part en part, comme les siens, et le côté ouvert par une large blessure. Quels sentiments de gratitude et d'amour Quelles célestes douceurs tempérant la douleur des stigmates ! Combien de fois n'aura-t-elle pas redit avec effusion dans son heureux état : « Mon Bien-aimé est à moi, et moi je suis à Lui. Je suis vraiment crucifiée avec Jésus. Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Jésus qui vit en moi. »
Cependant l'humble vierge ne tarda pas d'éprouver un véritable embarras à la pensée d'avoir à rendre compte de l'opération divine à son confesseur, qu'elle avait averti, la veille, de son pressentiment de l'imminence d'une grâce extraordinaire. Extrêmement réservée lorsque la nécessité la forçait de parler d'elle-même, et ne s'ouvrant d'ailleurs qu'avec une grande répugnance et même avec honte, comment annoncerait-elle une chose si insolite, si mystérieuse ? « Que pensera mon confesseur, se disait-elle, au récit de cette faveur céleste, lui qui connaît parfaitement combien j'en suis indigne ? Et si elle venait à s'ébruiter, comme on me sait pleine de péchés, ne serais-je pas pour tous un sujet de scandale ? » À ces sentiments d'humilité s'ajoutait peut-être, pour aggraver la répugnance de la jeune fille, un manque de courage, si non une tentation du démon. Le fait est que l'Ange gardien la pressa Plusieurs fois de se vaincre, et avec de vifs reproches. Tout le mois de juin se passa dans cette perplexité, sans que Gemma pût se résoudre à remplir son devoir. Mais le miséricordieux Sauveur vint à son aide en l'acheminant par son admirable providence dans la voie choisie par ses éternels décrets.
On était alors en l'année 1899. À l'occasion de l'expiration du XIXe siècle et de la naissance du XXe, des missions devaient se donner, sur l'ordre de Léon XIII, dans toutes les villes d'Italie. Les Pères Passionistes furent envoyés vers la fin de juin à l'église cathédrale de Lucques, où leurs labeurs apostoliques produisirent des fruits extraordinaires de salut. Gemma suivait alors dans une autre église les prédications du mois du Sacré-Cœur. Au commencement de juillet, mue par une impulsion divine, elle courut aux exercices de la mission de la cathédrale.
Quelle ne fut point sa joie de reconnaître dans le costume des missionnaires celui que portait dans ses apparitions le Bienheureux Gabriel, son cher protecteur. « L'impression fut telle - ce sont ses paroles -qu'elle ne se peut décrire. La première fois que je vis ces Pères, je me sentis prise pour eux d'une affection spéciale et je ne perdis plus une de leurs prédications. »
On pourrait s'étonner ici que la jeune fille, dont la vie entière s'était écoulée à Lucques où les Pères Passionistes venaient souvent exercer le saint ministère, ne connût encore de vue aucun d'entr'eux, alors surtout qu'à peu de kilomètres de la ville s'élève un de leurs couvents, très fréquenté des Lucquois. Mais l'étonnement disparaît si on se rappelle l'existence très retirée de la servante de Dieu, et sa singulière mortification qui l'éloignait de toute curiosité, fût-elle des plus innocentes.
Gemma continue la relation de sa première rencontre avec les Passionistes : « Nous étions au dernier jour de la sainte mission. Tout le peuple se trouvait réuni à l'église pour la communion générale à laquelle je pris part, mêlée à la multitude. Jésus eut mon acte pour agréable, car il se fit sentir bien fort à mon âme et me posa cette question : Gemma, te plaît-il l'habit dont ce prêtre est revêtu ? (et il m'indiquait un Passioniste proche de moi). Aucune parole ne m'arrivait pour répondre à Jésus, mais mon cœur mieux que les lèvres parlait par ses palpitations. Aimerais-tu, continua Jésus, de revêtir aussi ce même habit ? - Mon Dieu ! m'écriai-je... - Il ajouta Tu seras une fille de ma Passion, et une fille préférée. Un de ceux-là sera ton père. Va et révèle tout. »
Gemma prit au pied de la lettre ces paroles, susceptibles pourtant d'une double interprétation, et la pensée de revêtir un jour les livrées de la Passion inonda son cœur de la plus douce joie. En même temps toute répugnance à ouvrir son âme avait disparu. Pour obéir de suite à l'ordre du Sauveur elle court se jeter aux pieds de l'un des missionnaires, le père Gaétan de l'Enfant Jésus, et lui dévoile ses plus intimes secrets avec une pleine aisance ; puis elle parle des stigmates et de la difficulté qu'elle éprouve à les découvrir à son confesseur. Émerveillé de telles confidences non moins que de l'ingénuité qui les accompagne, le Père l'encourage et l'exhorte à se tenir humble et reconnaissante des bienfaits divins. Mais avant de se prononcer sur l'origine des faits extraordinaires soumis à son jugement il déclare vouloir y réfléchir mûrement. Tout en lui promettant de l'entendre de nouveau à ce sujet lors de son très prochain retour à Lucques, le prudent religieux lui donne l'ordre formel de les révéler à son confesseur ordinaire.
Depuis longtemps la pieuse enfant désirait émettre par dévotion privée les voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance Convaincue d'avoir été appelée par Jésus à la vie religieuse parmi les Filles de saint Paul de la Croix, elle crut le moment propice pour obtenir cette faveur d'un missionnaire passioniste. Le père Gaétan la lui accorda, mais pour peu de temps, et à la condition de ne point renouveler les vœux sans l'assentiment du confesseur ordinaire. Il se montra autrement difficile touchant des instruments de pénitence fabriqués par la jeune fille en vue de macérer sa chair, car il les lui enleva, dans la persuasion que le confesseur n'eût pas agi différemment.
Avec quelle joie la fervente enfant se lia pour la premiere fois par les trois vœux, elle-même nous le dira : « J'avais toujours eu un grand désir de les faire ; je saisis l'occasion. Le Père me les fit prononcer le 5 juin ; ils devaient durer jusqu'a la fête solennelle du 8 septembre J'en demeurai très contente ; ce fut même une de mes plus grandes consolations. » On l'aura remarqué, dans les circonstances précédentes, Gemma paraît avoir manqué d'ouverture envers son confesseur ordinaire. Était-ce caprice ? Nullement. On verra dans la suite que ses craintes n'étaient point sans quelque fondement. Monseigneur Volpi exerçait un ministère très laborieux dans des conditions difficiles. En dehors des multiples soucis de sa charge (1) et d'œuvres de zèle absorbantes, un tel nombre d'âmes avaient recours à sa direction spirituelle, que de s'occuper de toutes devenait impossible. On assiégeait son confessionnal où il passait chaque jour plusieurs heures. Bien qu'il ne rebutât aucun pénitent paraissant avoir un réel besoin de son ministère, plusieurs cependant pouvaient souhaiter plus de temps que les circonstances ne permettaient de leur en accorder. Pour les âmes conduites comme Gemma dans des voies extraordinaires par la grâce divine, pareille hâte n'est point sans inconvénients. La pauvre enfant en souffrait en silence. Souvent, dans l'impossibilité d'approcher Monseigneur Volpi, elle lui demandait par écrit une ligne de conduite à propos d'une grâce reçue ou d'une difficulté ; la réponse n'était jamais donnée qu'en son temps au confessionnal, où la nécessité de se presser s'accordait mal avec ses besoins. On le voit, pour la direction d'une telle âme c'était insuffisant. Aussi dès son retour à Lucques, le père Gaétan d'accord avec la jeune fille résolut de manifester lui-même le premier à Monseigneur les dernières opérations de la grâce. Le missionnaire se rendit auprès de Sa Grandeur, suivi bientôt après par Gemma qui ouvrit entièrement son cœur. Le prélat les accueillit tous deux avec affabilité et une grande bienveillance. Il approuva l'œuvre du confesseur extraordinaire ; mais au sujet des stigmates, frappé de la responsabilité qui lui incombait devant Dieu et devant les hommes, comme confesseur et comme évêque, il n'osa se prononcer sur leur origine. « Que va-t-on dire, pensait-il, d'un fait si insolite en ce siècle incrédule ? » D'un côté, il redoutait pour sa pénitente les conséquences fâcheuses survenues à d’autres personnes pour de semblables faits extraordinaires, où l'on n'avait pas reconnu dans la suite l'intervention divine. D'un autre côté, parfaitement convaincu de la candeur de Gemma, de la beauté de son âme, de la profondeur de sa vertu que n'avait jamais atteint la moindre défaillance, de son ardent amour de Dieu, et de complaisances du Seigneur pour elle, il lui répugnait de la croire victime de l'illusion, d'une maladie, ou de la malice de Satan. Néanmoins il ne voulait point sans preuves bien convaincantes conclure à une opération divine. Sur le conseil de l'Esprit-Saint : Nolite omni spiritui credere, omnia autem probate, il résolut d'étudier mûrement le phénomène.
Entre temps, par suite de circonstances diverses et en raison de ces manifestations mystiques, la vie de la jeune fille au sein de sa famille devenait des plus pénibles, surtout depuis le départ de son frère aîné, Ettore, pour le service militaire, et de son autre frère, Guido, pour l'Amérique. Forcée de se prêter à des occupations peu ou nullement en rapport avec ses goûts de vie intérieure, elle gémissait de ne pouvoir à son gré rester dans sa chambre pour s'y adonner à l'oraison ou à un travail solitaire. Il advint une fois qu'une personne de son entourage, dans la vivacité d'une altercation, proféra des paroles irrévérencieuses contre la Majesté divine ; Gemma en ressentit une telle douleur que le sang transsuda de tout son corps, découlant jusqu'à terre. Inutile d'essayer de dissimuler le fait prodigieux. Depuis quelque temps déjà les siens, qui avaient observé en elle du nouveau et du mystérieux, se demandaient avec une certaine inquiétude : Que se passe-t-il donc ? Des propos venus du dehors avaient contribué à éveiller leur attention, surtout chez la tante Cavolina que la candide jeune fille avait mise au courant de l'impression des stigmates. Une scène violente suivit le dernier phénomène de la sueur de sang. Laissons Gemma nous la raconter : « Monseigneur, écrivit-elle à son confesseur, savez-vous ce que m'a fait hier une de mes tantes ? Lorsque je fus rentrée dans ma chambre elle m'arriva fort en colère et me dit : « Ce soir, tu n'as pas la sœur Julia pour te défendre. Montre-moi d'où est sorti tout ce sang, sinon je t'achève à force de coups. » Je me taisais ; alors me saisissant d'une main à la gorge, de l'autre elle voulut me déshabiller. On sonna soudain à la porte et elle s'en alla... Mais ce n'était pas fini ; au moment du coucher elle revint et me dit qu'il était temps de cesser toutes ces simagrées et que j'avais assez étonné le monde. » « Écoute, continua-t-elle, si tu ne me dis d'où est sorti ce sang, je ne te laisserai plus sortir seule de la maison, et je ne t'enverrai jamais nulle part. » Imaginez-vous ma peine (2). À de telles paroles je me mis à pleurer, ne sachant trop que faire. Enfin je me décidai à satisfaire ma tante : « Ce sont les blasphèmes, répondis-je ; lorsque j'entends blasphémer je vois Jésus souffrir beaucoup, et je souffre avec Lui ; je souffre au cœur et le sang sort. » « Alors elle a paru se calmer un peu et m'a laissée tranquille. »
Ce n'est point la seule fois que la servante de Dieu eut à souffrir de la part des siens, par suite de leur inintelligence des œuvres merveilleuses de la grâce. Son autre tante, la bonne Éléna, de santé délicate, ne pouvant toujours l'accompagner à l'église, Carolina ne voulait point l'y laisser aller seule. Une curiosité indiscrète de quelques membres de la famille l'affligeait encore davantage. Se retirait-elle dans sa chambre, ils l'épiaient continuellement à travers les fentes de la porte dans l'espoir de voir se produire quelque fait extraordinaire. La surprenaient-ils en extase, ils se communiquaient leurs impressions plus ou moins favorables et couraient inviter à cet insolite spectacle des personnes amies. La pauvre enfant s'en lamentait auprès de son confesseur et même auprès du Seigneur dont elle avait reçu la recommandation de tout soustraire aux yeux profanes.
Le divin Maître entendit les plaintes de sa fidèle servante.
Vivait alors dans la ville de Lucques et y vit encore une de ces familles patriarcales pour lesquelles la crainte de Dieu et les vertus chrétiennes constituent le principal trésor. Elle se compose du père, de la mère, d'une sœur et de douze enfants. Leur nom est cher à tous leurs concitoyens, autant qu'est grande l'estime dont ils en sont entourés. C'est la famille du chevalier Matteo Giannini. Bienfaitrice des humbles fils de saint Paul de la Croix, elle donne l'hospitalité à ceux d'entr'eux que l'exercice du ministère apostolique oblige fréquemment de passer par Lucques. La soeur précitée, madame Cécilia Giannini, est une femme de haute piété, toute dévouée aux bonnes œuvres. Elle ne connaissait Gemma que de vue. Le père Gaétan lui en parla dès son retour à Lucques et, voulant tenir sa promesse de revoir la jeune fille, il pria la bonne dame d'aller la chercher. Celle-ci dans son désir d'entrer en relations avec une telle âme ne se fait point prier. Elle ne tarde pas à la découvrir, l'amène dans sa maison et se félicite bien vite d'avoir trouvé un trésor. L'éloignement de la famille Giannini, partie en ce mois d'août pour la station balnéaire de Viareggio, lui permit d'inviter la jeune tille à venir passer chaque jour quelques heures auprès d'elle. Bientôt, prétextant sa solitude, elle voulut la posséder également la nuit. Vu l'honorabilité bien connue de sa famille, on permit à Gemma de la satisfaire encore sur ce point, d'abord de temps en temps, puis presque habituellement. Ce fut un bonheur pour notre enfant. Dans cette demeure de saints où rien ne troublait son union avec Dieu, elle respirait un air plus pur ; et près de madame Cécilia dont la charité, la solide et mâle vertu l'avait frappée, son âme se dilatait à l'aise, tandis que son cœur pressentait en elle une seconde mère.
De son côté, l'excellente dame, de plus en plus charmée de la rare bonté, de la simplicité d'enfant, et de la singulière modestie de Gemma l'avait prise vivement en affection. Elle éprouva bien, dès le début, une certaine perplexité en présence des phénomènes merveilleux que présentait sa jeune amie. Pour s'en rendre compte elle ne cessait un moment de l'observer, de l'épier jusque dans ses moindres mouvements. Gemma, par pudeur innée autant que par humilité, mettait toute son industrie à les soustraire à son attention. Se jugeant profondément indigne des faveurs divines, elle craignait de devenir un objet de scandale pour sa protectrice le jour où celle-ci viendrait à les découvrir. Mais le Seigneur entendait dévoiler pour sa gloire et le bien des âmes les dons de sa grâce, et toute la circonspection de sa servante ne servait de rien. Voici comment elle racontait à son confesseur une de ces circonstances où les précautions les plus avisées eussent été vaines et qu'elle-même appelait ses mésaventures. « Hier, Jésus m'a fait souffrir beaucoup. J'ai sué du sang toute la journée ; je n'étais point chez moi, mais chez madame Cécilia. Jésus me recommande continuellement de ne rien laisser soupçonner ; si j'y manque, il me châtie. Il me répète que je dois rougir de me laisser voir de n'importe qui, parce que mon âme est pleine de défauts. » Madame Cécilia, pour ne point contrister la servante de Dieu, ne manifestait aucun étonnement devant de tels faits prodigieux. Elle en bénissait le Seigneur, redoublant pour son hôte de vénération et d'amour, « Vive Jésus disait-elle, nous possédons un ange à la maison. Comment correspondre à une si grande grâce ? »
Cependant après le père Gaétan, le très révérend père Pierre-Paul, alors provincial des Passionistes, aujourd'hui Monseigneur Moreschini, archevêque de Camérino, eut l'occasion de constater le 29 août 1899 dans la maison des Giannini le phénomène des stigmates. Comme je l'ai noté au chapitre précédent, c'est la seule fois que la stigmatisation se produisit en dehors des jours habituels du jeudi et du vendredi. Laissons la parole à l'éminent témoin.
J'avais, dit-il, entendu raconter sur la jeune fille des choses merveilleuses. Soupçonnant là de pures illusions, assez fréquentes dans son sexe, je formai le projet de m'en rendre compte par moi-même. Je me rendis donc à la maison de la famille Giannini ; c'était un mardi. Après l'avoir vue, je me sentis inspiré de demander à Dieu quelque signe palpable de l'origine divine de ces faits prodigieux, et, sans en rien dire à âme vivante, j'en spécifiai deux : une sueur de sang et la formation des stigmates.
« À l'heure des vêpres, la jeune fille se rend seule, pour ses prières habituelles, devant le grand crucifix de la salle à manger. Quelques minutes après, j'ouvre la porte et je la vois en extase, toute transfigurée. Bien que plongée dans une immense douleur, elle paraît vraiment un ange. Je m'approche : de son visage, de la tête, des mains et sans doute de toutes les parties de son corps coule un sang vermeil, qui se dessèche avant d'arriver à terre et ne s'arrête qu'après une demi-heure. Je me retire vivement ému. »
« Sortie de l'extase, Gemma dit confidentiellement à madame Cécilia : « Le père a demandé deux signes à Jésus, et Jésus lui en a donné un ; il lui donnera également l'autre. Quels peuvent bien être ces signes ? le savez-vous ? » Le soir venu, cette dame m'aborde, haletante d'émotion : « Père, me demande-t-elle, n'attendriez-vous pas, pour second signe, les stigmates ? » Je restais interdit, et elle de reprendre : « Je vous le demande, parce que s'il en était ainsi, Gemma les a déjà ouverts ; venez voir. » J'y cours et je trouve cette enfant bénie en extase comme la première fois ; ses mains sont transpercées, transpercées, dis-je, de part en part ; elles portent en pleine chair une large plaie d'où le sang jaillit avec abondance. L'émouvant spectacle dure cinq minutes. (Ici le vénéré prélat en fait une description minutieuse qui concorde parfaitement avec celle que j'ai donnée moi-même précédemment.) À la fin de l'extase, l'épanchement sanglant cesse, les blessures se ferment, la peau déchirée reprend subitement son premier état, et dès que la servante de Dieu s'est lavé les mains on n'aperçoit plus aucune trace du phénomène. Jésus avait daigné entendre ma prière. En lui rendant de vives actions de grâces, je déposai tout doute défavorable, fermement convaincu qu'il y avait là le doigt de Dieu. »
Cette relation, envoyée par l'auteur à Monseigneur Volpi le 3 septembre 1899, se terminait par ces lignes : « J'ai vu de mes propres yeux les plaies des mains, tant celles de la face dorsale que de la face palmaire, et c'était de véritables blessures. À la fin de l'extase toutes s'étaient fermées ; il ne restait que les cicatrices. Or, comment est-il possible qu'une plaie se ferme ainsi naturellement ? Pour moi j'y reconnais l'opération divine. »
De son côté le père Gaétan avait signé la déclaration suivante :
« Je, soussigné, atteste avoir vu, au mois de juillet dc l'année 1899, sur les mains de la jeune fille Gemma Galgani, certaines plaies qui n'avaient rien des plaies observées ordinairement dans la nature. On voyait à la partie inférieure, exactement aux paumes, comme un morceau de chair proéminent, semblable à une tête de clou, de la superficie d'un sou. Au dos des deux mains apparaissait comme une déchirure un peu profonde. Ce qui manquait de chair semblait avoir été enlevé par un clou émoussé que l'on eût enfoncé par la paume. »
« Je n'hésite pas à exprimer l'opinion, conforme à celle du témoin oculaire venu avec moi, que l'origine de ces stigmates ne peut aucunement s'attribuer à une cause naturelle ; car ayant observé les mains de la jeune fille le jeudi soir, nous n'y aperçumes trace de rien ; le vendredi matin elles présentaient l'état déjà décrit, et le samedi, seule une petite cicatrice rougeâtre y apparaissait. »
De telles attestations avivèrent en Monseigneur Volpi le sentiment de la délicatesse de sa position. Jugeant de son devoir d'agir avec une extrême réserve, il résolut, après mûre délibération, dc tenter une expérience qu'il croyait devoir être décisive. Sans en rien dire à la servante de Dieu, il pria un médecin de confiance, pieux autant que savant, de vouloir constater et étudier le phénomène. Gemma raconte dans son autobiographie comment le Seigneur l'informa de ce projet. « Monseigneur, dit-elle, crut bon de me faire visiter à mon insu par un médecin ; mais j'en reçus l'avis de Jésus lui-même qui me dit : Dis au confesseur qu'en présence du médecin je n'opérerai rien de tout ce qu'il désire. Par ordre de Jésus j'avertis le confesseur. »
En effet Gemma écrivit à Monseigneur : « Hier soir, Jésus m'a adressé ces paroles : Tu dois dire à ton confesseur que s'il veut un signe de moi, je le lui donnerai et à son choix, pourvu qu'il soil seul. Qu'il se rassure : il n'y a pas de maladie comme on l'a cru. »
Quelle détermination définitive allait prendre Monseigneur ? Se fier à son propre examen ? Mais la responsabilité qu'il voulait éviter lui incomberait alors tout entière ; et s'il soupçonnait dans ces faits singuliers le produit d'une maladie ou, disons-le, de l'autosuggestion, comment par ses seules lumières et sous compétence médicale dissiper ses doutes ? Il maintint donc sa décision et en informa madame Cécilia. qui le tenait t au courant des moindres incidents concernant la jeune fille. L'inspection médicale fut fixée au vendredi 8 septembre 1899, fête de la Nativité dc la Vierge.
Ce jour-là, vers dix heures du malin, Gemma, retirée dans sa chambre, entre en extase. Vers onze heures elle reprend ses sens et écrit à Monseigneur qu'il peut venir, mais seul, sans quoi Jésus, mécontent, ne donnerait rien à voir. « Cependant, ajoute-t-elle, faites comme bon vous semblera ; de toutes façons je serai contente. » Elle remet le billet à madame Cécilia, et celle-ci, après lecture, se hâte de l'envoyer à destination. À une heure de l'après-midi, Gemma, dc nouveau dans sa chambre, retombe en extase. Madame Cécilia, qui n'a pas tardé de la rejoindre, voit le sang couler dc son front et de ses mains ouvertes, marquées des stigmates. Viennent la contempler dans cet état, avec un religieux respect, le chevalier Matteo Giannini, de retour des eaux, son épouse Giustina et quelques autres membres de sa famille. Vers deux heures, Monseigneur et le médecin sont annoncés. Madame Cécilia court à leur rencontre :
« Venez, venez, leur dit-elle, rayonnante de contentement, nous sommes au plus beau moment », et elle les introduit dans la chambre où se trouvent toujours les personnes déjà nommées.
Le médecin prend un linge, le trempe dans l'eau et lave les mains et le front de la jeune fille en extase ; le sang s'arrête subitement et la peau apparaît sans plaie, sans la moindre égratignure ni piqûre. On se figure la stupéfaction et le désappointement de tous les spectateurs. Le médecin resté seul avec madame Cécilia, veut visiter également les pieds et le cœur, mais il n'y découvre rien d'anormal. Ainsi le Seigneur, dont les desseins sont souvent pour nous impénétrables, déroutait la science humaine, ne lui permettant point de contrôler un fait d'ordre surnaturel. Gemma nous dit dans son autobiographie avec sa simplicité ingénue : « Le confesseur agit à sa façon, mais les choses se passèrent comme Jésus l'avait annoncé. » Et le soir même elle écrivait an Prélat : « Si vous fussiez venu seul, Jésus vous aurait bien persuadé. »
L'extase avait duré tout le temps de l'inspection ; Gemma ne s'était donc aperçu de rien. À la reprise des sens, elle remarqua un certain changement dans son entourage demeuré déconcerté, mortifié, confus. Madame Cécilia pour la distraire et l'éloigner de ce milieu gêné lui proposa de sortir. En route Gemma lui dit : « Me conduisez-vous vers Jésus ? J'ai besoin de Jésus. » La pieuse dame consentit à l'accompagner jusqu'à l'église, assez éloignée, de saint Simon. La visite au très Saint Sacrement se prolongea une heure environ. Au sortir de l'église la jeune fille dit à sa protectrice : « Je voudrais vous communiquer quelque chose, mais j'y éprouve beaucoup de honte. » Encouragée à parler, elle montra ses mains d'où le sang découlait. Madame Cécilia eut la pensée de les faire visiter en cet état par Monseigneur Volpi, et chargea une personne de confiance de lui conduire Gemma. Le Prélat put constater de ses propres yeux dans chacune des mains, non le sang il est vrai, mais la petite blessure d'où il avait coulé. Il ne manifesta aucun étonnement, de crainte d'exposer la jeune fille à quelque péril de vanité, mais après une simple observation des mains il se hâta de la congédier.
Le Seigneur dans sa miséricorde atténuait ainsi l'humiliation de sa servante, tout en relevant quelque peu le courage de son confesseur et des autres témoins de l'infructueux examen du docteur.
Si Dieu afflige parfois ses fidèles il ne les abandonne jamais, Sa providence, toujours admirable dans ses voies, sait les consoler et les délivrer dans les cas les plus désespérés. Gemma, nous le verrons, allait tomber bien bas dans l'opinion de quelques-uns, à la suite de l'inspection médicale, et, humainement parlant, elle ne devait pas s'en relever, mais sur elle se réaliseront les paroles de l'Ecclésiastique : Facile est in oculis Dei subito honestare pauperem. (3)
En attendant, la vertueuse enfant écrit dans son autobiographie : « Depuis le jour de la visite du médecin commença pour moi une vie nouvelle. » C'est-à-dire une vie d'intime souffrance. Non seulement les membres de la famille Giannini, mais son propre confesseur conservaient leurs doutes troublants, et ce dernier, malgré sa propre constatation des stigmates. « Je reçus du confesseur, dit Gemma, une nouvelle défense de toutes les choses extraordinaires du jeudi et du vendredi. Jésus obéit pour un peu de temps ; mais ensuite tout revint comme de coutume, et même plus fort qu'auparavant. » La servante de Dieu, mise an courant par Jésus des incertitudes de son père spirituel, s'en affligeait pour lui. Personnellement elle se réjouissait de cette humiliation « la plus belle - ce sont ses paroles - que m'ait donnée mon bien-aimé Jésus. » Mais elle ne pouvait ne pas compatir à l'état d'âme de celui que depuis son enfance elle aimait et vénérait comme un père. Du reste la crainte l'agitait de perdre ce bon guide, son unique soutien dans ses continuelles épreuves. Abandonnée de lui, à qui aurait-elle recours ? Le Seigneur se hâta de secourir sa servante dans son abattement. « Ma fille, lui dit-il, dans toutes tes incertitudes, dans tes afflictions, dans l'adversité souviens-toi moins des autres que de moi ; cherche moins en eux qu'en moi du soulagement et du réconfort. » En d'autres termes, pour si juste et raisonnable que fût son attachement au ministre sacré, pour si sainte que fût sa confiance en lui, elle ne devait point se lamenter, vînt-elle à le perdre sans faute de sa part, Jésus lui resterait, cela devait suffire.
Gemma comprit ces paroles divines qui redonnèrent aussitôt la paix à son cœur affligé en finissant de le dépouiller de tout sentiment humain. Son abandon à Dieu devint entier ; et comme les seuls principes de la vertu inspiraient les moindres détails de sa conduite, la crainte que le bon Prélat n'eût conçu sur son compte des pensées défavorables n'affaiblit en rien sa sollicitude à son égard. Elle priait constamment Jésus de l'éclairer et de le consoler, lisons-nous dans plusieurs de ses lettres à Monseigneur lui-même et à d'autres intimes. Jusque dans les colloques de ses extases, au milieu des épanchements de son âme lasse et endolorie, la pensée de son confesseur se présentait souvent à son esprit. « Jésus, allez consoler Monseigneur qui est bien malheureux. L'un croit une chose, l’autre une autre. Mais vous préférez qu'il en soit ainsi ? M'aimez-vous davantage maintenant que tous m'appellent folle, qu'au temps où l'on me croyait sainte ? Oh maintenant, n'est-ce pas ? »
La Servante, de Dieu apprit bientôt de son divin Époux le projet formé par Sa Grandeur de soumettre à un autre médecin les écrits obtenus de son humilité par un ordre formel. Voici avec quelle candide simplicité elle exprimait son mécontentement dans une de ses extases : « Ô Jésus, on veut faire voir les écrits même au docteur Boda ? Qu'il n'en soit pas ainsi. Ô Jésus, on vous met en ridicule. S'ils veulent lire les écrits, qu'ils n'y voient que papier blanc. Allez. Jésus, allez vers Monseigneur et tranquillisez-le, consolez-le. » Parfois la jeune fille se crut comme abandonnée du Prélat, qui par suite de ses absences, de ses absorbantes occupations, ou simplement pour s'aider des lumières d'autrui, l'adressait tantôt à un confesseur tantôt à un autre ; elle ne lui en gardera pas moins tout son attachement et continuera jusqu'à la mort de se confesser à lui, ne cessant de le vénérer comme un père.
Oh ! que nous avons à apprendre de l'admirable conduite de Gemma au sein de tant d'épreuves Et quelles sont vraies les paroles de Jésus à sa Servante : En souffrant on apprend à aimer.
En ce même mois de septembre 1899 (les raisons de santé ramenèrent à Lucques le père Gaétan) en apprenant l'issue de l'examen médical et son influence défavorable sur l'esprit deMonseigneur Volpi, lui-même sentit sa conviction première fortement ébranlée. Mais le Seigneur daigna tenir à son égard la même conduite qu'envers l'apôtre saint Thomas. « Portez ici votre doigt ; considérez mes mains et ne soyez pas incrédule mais fidèle. » Pendant les deux mois de son séjour dans la ville, le père Gaétan revit à loisir le phénomène de la stigmatisation, il observa, il palpa et bientôt ses doutes s'évanouirent. Dans une lettre à Monseigneur il s'empressait d'annoncer qu'ayant tenu à refaire l'expérience du médecin il avait fait laver à trois ou quatre reprises les plaies des mains, d'apparence profonde ; elles n'avaient pas disparu et le sang, un instant arrêté, avait repris chaque fois de couler.
Le très révérend père Pierre-Paul, que ses fonctions de provincial ramenaient fréquemment à Lucques, le chevalier Mateo Giannini, son épouse, son fils aîné, et notamment sa sœur madame Cécilia, toutes personnes fort honorables et absolument dignes de créance, eurent maintes et maintes fois l'occasion de constater pendant l'espace d'un an et demi, après comme avant la visite du docteur, les stigmates et les autres signes de la Passion qui feront l'objet de la fin de ce chapitre. Le témoignage du très révérend père Pierre-Paul est particulièrement autorisé. Sa doctrine, son zèle et sa prudence dans le gouvernement, dans la direction des âmes et dans le ministère apostolique sont connus et appréciés en Italie. Après qu'il eut exercé quelque temps la charge de Supérieur Général de la Congrégation des Passionistes, le Souverain Pontife Pie X lui confia la visite apostolique de dix diocèses importants, et finit par l'élever au siège archiépiscopal de Camérino.
Aux attestations précédentes on voudra bien me permettre de joindre la mienne, car j'eus dans la suite toutes les facilités de vérifier et de contrôler rigoureusement les faits prodigieux qui plut à Dieu d'opérer en sa servante.
Reste, il est vrai, relativement aux stigmates, l'infructueuse épreuve du médecin, mais la déposition de plusieurs membres dc la famille Giannini, confirmant la réalité des plaies avant l'examen ; la prédiction miraculeuse de cet examen et de son inutilité, puis la disparition subite, sous les mains du docteur, de plaies ou blessures certainement existantes puisque le sang s'épanchait, constituent une preuve évidente du caractère surnaturel du phénomène. Tout s'était passé comme l'avait annoncé Gemma de la part de Jésus. On eut été bien plus en droit. dans le cas contraire, de suspecter la réalité de ses communications avec le Sauveur, et partant l'origine divine des stigmates.
Admirons ici les dispositions de la Providence. La jeune fille ne vivait point dans la solitude d'un cloître fermé à la curiosité publique, mais au milieu du monde. La nécessité de se rendre de sa maison dans celle des Giannini, on à l'église pour l'audition de la sainte messe, la réception de l'Eucharistie et la visite du très Saint Sacrement l'obligeait de sortir plusieurs fois le jour. Seuls, quelques membres très sûrs de la famille Giannini connaissaient les faits extraordinaires en question, et le secret en était si bien gardé qu'en réalité on les ignorai t dans la ville de Lucques. Mais que fût-il arrivé si le médecin ou d'autres étrangers eussent constaté l'existence des stigmates et des autres signes merveilleux ? Que d'épreuves et de contre-épreuves dans la suite ? Que de curieux guettant les sorties de Gemma ou son arrivée à l'église ? L'humble vierge fut devenue le sujet des conversations de toute la ville, et des moqueries d'un grand nombre. Le Seigneur. en soustrayant au regard du médecin et d'autres profanes le prodigieux phénomène, humilia sa servante et tint cachée cette gemme précieuse.
Du reste la prudence, la sagesse, la doctrine et l'honorabilité des personnes qui observèrent ces prodiges, y compris Monseigueur Volpi lui-même, peuvent bien suppléer à l'insuccès de l'inspection médicale. La science ne peut avoir la prétention de donner l'explication du surnaturel, elle doit se borner à la constatation des faits. Or le témoignage des savants n'est pas indispensable pour qu'un fait soit admis. Quiconque a des yeux pour voir, les mains pour toucher peut en attester la vérité. Et comme dans notre cas le phénomène, n'étant point permanent, se manifestait par reprises diverses, le savant pourra seulement affirmer qu'au moment de son inspection il ne s'est pas produit. Mais pour le rendre indubitable, la parole des témoins très dignes de foi qui l’ont observé bien des fois doit suffire.
Les autres signes de la Passion dont je vais parler, en empiétant pour certains sur l'ordre chronologique, n'ont pas été moins sévèrement vérifiés dans la servante de Dieu.
Les saints favorisés des cinq stigmates en même temps sont rares. L'Esprit souffle où il veut et comme il veut, atteignant toujours ses très hautes fins, Il Lui a plu de diriger particulièrement sur l'heureuse Gemma le torrent de ses faveurs, et de lui donner part, non seulement aux cinq plaies simultanées du divin Crucifié, mais à tous les supplices de sa Passion.
La prodigieuse sueur de sang mentionnée dans son récit par Monseigneur Moreschini, et que j'avais eu déjà l'occasion de signaler, fut constatée fréquemment chez l'angélique jeune fille durant ses méditations sur l'Agonie du jardin des Oliviers ou sur d'autres mystères de la Passion. Elle n'apparaissait cependant pas dans ses extases périodiques du jeudi et du vendredi, mais en d'autres, et parfois même lorsqu'elle jouissait de la plénitude des sens. Comprimé dans le cœur et les artères par la véhémence de sa compassion douloureuse, le sang sortait par tous les pores, spécialement par ceux du côté gauche de la poitrine, qui renferme le cœur, et Gemma baignait alors littéralement dans son sang.
Avec quel respect les anges devaient le recueillir et le présenter au Seigneur, afin d'apaiser sa justice par les mérites de l'innocente victime qui le répandait si généreusement à l'exemple du divin supplicié du Calvaire !
La flagellation du Rédempteur suivit de près sa sueur sanglante de Gethsémanie. Notre jeune vierge contemplait toujours ce douloureux mystère avec un sentiment spécial de dévotion. Comptant une à une les plaies profondes creusées par les fouets sur le corps sacré de son céleste Époux, elle disait : « Toutes sont des œuvres d'amour. » Et l'envie la consumait de les voir également imprimées dans sa propre chair. Les extases où le Seigneur se montrait couvert de plaies, qu'il l'invitait à toucher et à baiser, n'étaient point faites pour tempérer le feu de ses désirs.
Enfin, le premier vendredi de mars de l’année 1901, pendant son extase habituelle, tandis qu'elle suppliait avec, larmes son divin Époux de lui donner quelque participation au martyre de sa flagellation, elle se vit exaucée. « Vendredi, vers deux heures, m'écrivait-elle, Jésus m'a fait sentir quelques petits coups. Je suis toute plaies, mon père, et j'en souffre un tant soit peu. Vive Jésus ! » Ces plaies étaient loin d'être imaginaires. Madame Cécilia, qui les a bien des fois attentivement examinées, en donne la description suivante :
« Le premier vendredi de mars, je m'aperçus que Gemma souffrait plus que de coutume dans son extase. Je lui pris un bras ; il portait de grandes raies rouges. J'en approchai un mouchoir ; il fut taché de sang. Comme la sainte enfant paraissait souffrir beaucoup et que je l'entendais dire : « Seraient-ce vos coups, ô Jésus ? » je pensai à une invisible flagellation. Cela se renouvela les trois autres vendredis de mars, avec aggravation progressive. Le second vendredi, le corps de l'extatique était déchiré ; le troisième, on apercevait presque les os ; le quatrième, c'était une chose sans nom : des plaies de toutes parts, et d'une profondeur, par endroits, d'un centimètre. Après deux ou trois jours elles disparaissaient sans laisser de traces. Je voulus une fois bander deux de ces plaies mais elles s'envenimèrent au lieu dc se refermer, et je ne pus enlever le pansement sans réveiller les plus vives douleurs ; leur guérison s'effectua peu à peu d'elle-même. Les autres s'étaient cicatrisées sans délai. »
« Ces plaies se distribuaient ainsi : deux sur chaque bras, longues de quatre à cinq centimètres et très profondes ; une à la poitrine, bien au milieu et dans la direction de la gorge ; deux au-dessus du genou, les plus considérables et plutôt oblongues ; deux aux genoux, comme d'ailleurs au coude, lesquelles découvraient presque l'os ; deux à chaque mollet, rondes et plus grandes qu'une pièce de deux francs ; deux autres sur le devant de la jambe, le long de l'os ; une enfin, profonde et plus ou moins circulaire, à chaque cou-de-pied. Il y en avait d'autres sur le tronc, dont je n'ai bien pu me rendre compte. »
Le premier vendredi on n'apercevait, je l'ai déjà dit, que des raies sanguinolentes ; mais dans la suite ce furent de profondes déchirures, et comme j'en demandais à Gemma la raison. elle répondit : « D'abord c'étaient les verges ; maintenant ce sont les fouets. » Pour vous faire une idée de son état lamentable, représentez-vous le grand crucifix de notre salle à manger, aux pieds duquel elle aimait tant à prier. La ressemblance était parfaite mêmes meurtrissures, mêmes déchirures de la peau et des chairs dans les mêmes parties du corps, même aspect émouvant. Le sang s'en échappait par ruisselets dont quelques-uns mesuraient de quarante à cinquante centimètres de long sur cinq de large ; il descendait jusqu'à terre si elle était debout, et, lorsqu'elle était couchée, mouillait les draps de lit, trempant tout le matelas.
Ceux qui ont pu voir ces plaies vives en font la même description. Leur origine surnaturelle n'est point contestable, car il eût été impossible à la jeune fille de se déchirer de la sorte avec des disciplines ou d'autres instruments de pénitence. D'ailleurs ces horribles blessures se formaient durant l'extase même, en présence de témoins, et disparaissaient avec une rapidité humainement inexplicable. On devinait à l'attitude de la chère victime combien elle devait souffrir sous les coups invisibles qui ouvraient de telles plaies dans la chair vive. « Pendant la flagellation, dit un témoin, elle apparaît en proie à de terribles souffrances, mais ne remue pas. Parfois surviennent de légères convulsions, et les bras tremblent. Il est évident qu'elle possède alors toute sa sensibilité. Pauvre enfant, à la voir ainsi souffrir, comme le cœur se serre Et savez-vous ce qu'elle me dit au milieu de ces tortures ? « Recommandez-moi beaucoup à Jésus. » Je l'entends ajouter : « Ô ma céleste Mère ! Ô Père éternel ! » Après l'extase, elle ressent de la faiblesse, mais pour peu de temps. J' ai remarqué qu'elle garde parfaitement le souvenir de tout ce qui s'est passé. »
On ne sait si ce phénomène mystique se renouvela d'autres fois que les vendredis de mars de l'année 1901. Il se pourrait, car l'humble vierge apportait une habileté sans égale à tenir dans le secret les dons de Dieu. Un jour qu'elle avait demandé à madame Cécilia la permission de prendre un bain dans la maison, parce qu'elle sentait, disait-elle, ses vêtements collés à la chair, on trouva ce corps virginal sillonné en tous sens de larges plaies desséchées, où la chemise s'était incrustée par endroits. Pour la détacher du dos, on fut contraint de rouvrir les blessures non sans d'atroces douleurs.
Et cependant, à l'entendre, tous ces tourments consistaient seulement en quelques petits coups que lui faisait sentir Jésus, pour lui donner la grâce de souffrir un tant soit peu.
Les Évangélistes racontent qu'après la flagellation du Sauveur, la soldatesque du prétoire, se saisissant de sa personne sacrée, entr'autres marques de dérision le couronna d'épines dont les pointes cruelles s'enfonçaient dans la tête.
Couronne adorée ! quel chrétien pourrait te refuser son amour, et ne point considérer comme un suprême honneur d'en ceindre son front, lorsque tu as ceint le front même de l'Homme-Dieu ?
La vierge de Lucques avait trop approfondi les mystères de l'infinie grandeur du Christ pour ne pas s'être éprise, de bonne heure, de son douloureux diadème comme d'un incomparable joyau. Plusieurs fois d'ailleurs le Rédempteur lui avait apparu, sa sanglante couronne au front, lui demandant si elle ne la voulait point. Lorsque la sainte jeune fille eut acquis par ses désirs et les purifications mystiques la dernière préparation à ce don extraordinaire, les actes succédèrent aux paroles, la réalité à la vision.
« Enfin, ce soir, écrivait-elle le 19 juillet 1900, après avoir souffert six jours de l'éloignement de Jésus, j'ai fait effort pour me recueillir. J'ai commencé à prier, comme tous les jeudis ; je pensais au crucifiement de Jésus. D'abord, je n'éprouvais aucun sentiment ; après quelques moments, un peu de recueillement est survenu Jésus était proche. Dans mon recueillement la tête m'est partie comme les autres fois, et je me suis trouvée devant Jésus qui endurait des peines terribles. Peut-on voir souffrir Jésus et ne pas chercher à le soulager ? Je me suis sentie pénétrée d'un grand désir de souffrir, et j'ai demandé instamment à Jésus de le satisfaire. Il m'a aussitôt exaucée s'approchant de moi, Il a enlevé de sa tête la couronne d'épines pour la poser sur la mienne en la pressant de ses mains divines contre mes tempes. Ce sont des moments douloureux, mais heureux. Je suis restée une heure à souffrir ainsi avec Jésus. »
Un peu plus tard. Gemma réécrivait : « Hier, à trois heures de l'après-midi, lasse et épuisée, j'éprouvais, à vrai dire, une grande répugnance, lorsque de nouveau je me trouvai devant Jésus ; mais il n'était plus triste comme la nuit passée. Après m'avoir fait quelques caresses, il enleva de ma tête, d’un air très content, la couronne d'épines, (Je souffris un peu à ce moment, mais moins) et la remit sur la sienne. Toute douleur disparut alors ; je recouvrai soudain mes forces et me sentis mieux qu'avant de souffrir. »
Les effets palpables de ces apparitions démontrèrent qu'elles n'étaient point le produit d'une imagination malade. La tête de la chère enfant apparaissait, à l'heure même, percée de piqûres d'où coulait un sang vif, et non seulement sur son pourtour, mais dans toute sa surface sous les cheveux ; ce qui donnerait créance à l'opinion de quelques saints contemplatifs, d'après lesquels la couronne d'épines -aurait couvert toute la tête du Sauveur. Gemma dit clairement, parlant de celle que son Ange lui montra pour la première fois, qu'elle avait comme la forme d'une large calotte.
Parfois les piqûres, presque invisibles à l'oeil nu, se devinaient seulement au sang qu'elles dégorgeaient. D'autres fois, au témoignage d'un très digne prêtre, monsieur Lorenzo Agrimonti, et d'autres témoins oculaires, on distinguait parfaitement au front et au cuir chevelu des trous d'épines, triangulaires, à chacun desquels perlait une large goutte de sang.
Le prodige se renouvela régulièrement, toujours durant le même espace de temps, du jeudi au vendredi de chaque semaine, même après la disparition définitive des autres stigmates. Il commençait très souvent avant l'extase habituelle du jeudi soir. Pendant le repas de famille, on voyait apparaître sur le front de Gemma, en nombre toujours croissant, des gouttes sanglantes qui descendaient le long des joues, du cou, des vêtements. « Chaque cheveu, affirme un témoin, avait sa goutte, de sorte que le sang découlait jusqu'à terre. »
C'était un spectacle émouvant, capable d'attendrir un cœur de pierre. On avait devant soi la plus belle reproduction de l'Ecce-Homo. « Si vous aviez vu, père, m'écrivait-on, le sang jaillir de ses yeux, de ses oreilles, de son front et de ses tempes ! on aurait dit des fontaines ; j'en ai trempé deux mouchoirs. Et dans sa poitrine quelle effervescence ! » (4).
Me trouvant moi-même, un jour, témoin de ce fait prodigieux, je fis essuyer et laver toutes ces petites plaies de la tête mais après quelques minutes le sang se reprenait à jaillir des mêmes points, pour baigner de nouveau le virginal visage. Il sortait vivement, comme sous une forte pression, coulait le long des joues et ne tardait pas à se dessécher sur la peau.
Monseigneur Moreschini, dont nous avons rapporté l'opinion sur les stigmates et la sueur de sang, fut également le spectateur du mystique couronnement d'épines. Voici le résultat de ses observations autorisées.
« Ayant appris, dit-il, qu'en dehors des stigmates l'angélique vierge endurait souvent le supplice du couronnement d'épines, je me proposai d'assister à cette scène de douleur, et de voir de mes yeux le sang couler de la tête de la jeune fille. »
« J'arrivai à l'heure voulue et après une courte attente j'entrai avec monsieur l'abbé Lorenzo Agrimonti dans la chambre où Gemma venait de se retirer quelques instants auparavant. Je la vis étendue sur son lit, déjà hors des sens et paraissant livrée à un cruel martyre. J'attendis plus de deux heures et demie, bien résolu de ne point partir avant d'avoir constaté l'effusion du sang. Le cœur de l'extatique, en proie à des palpitations d'une violence inouïe, soulevait la couverture au-dessus de sa poitrine et faisait trembler le lit. J'éprouvai des sentiments de dévotion mêlés, je l'avoue, de terreur. Après une heure ou un peu plus, les palpitations se calmèrent et le sang se prit à sourdre de la tête en si grande abondance que l'oreiller et même les draps de lit en furent imprégnés. En plusieurs endroits, notamment à la partie supérieure du front, il s'amoncelait en grumeaux. L'épanchement s'arrêta vers onze heures et demie de la nuit, et la jeune fille, qui avait eu jusqu'alors quelques légers mouvements, garda une immobilité complète jusque vers trois heures. La respiration était à peine perceptible ; le visage, baigné d'un sang vermeil, présentait un aspect cadavérique ; on l'aurait crue morte. Je me retirai. Lorsque je la revis au point du jour, vers six heures, déjà levée et prête à se rendre à l'église pour la sainte communion, son visage avait repris ses couleurs naturelles, comme si la nuit eût été calme et sans souffrance. »
Plusieurs contemplatifs ont aimé à s'arrêter, avec sainte Thérèse, à la considération d'une plaie particulière du Rédempteur, que l'Évangile passe sous silence celle de l'épaule gauche, creusée par le poids de la croix pendant le douloureux trajet du prétoire au Calvaire. Gemma la portait également dans sa chair, bien que certains l'aient confondue avec les plaies de la flagellation. Très large, profonde et toujours sanglante, elle était le siège d'une vive douleur qui forçait la pauvre patiente à marcher inclinée de ce côté. Elle disparaissait en même temps que les autres le vendredi soir ou, au plus tard, le samedi matin, avec cette différence que la douleur continuait de s'en faire sentir plus ou moins longtemps.
Cette participation merveilleuse aux différents supplices de la Passion durait encore à la fin de février 1901. J'écrivis alors à Gemma de solliciter du divin Sauveur la fin de ces phénomènes extérieurs. L'humble jeune fille, qui avait tant désiré leur disparition, et maintes fois supplié Jésus de la lui accorder. Priant cette fois avec le mérite de l'obéissance, se vit enfin exaucée.
Les stigmates des mains, des pieds et du côté ne s'ouvrirent plus, sauf une fois. comme je l'ai rapporté. Les piqûres d'épines persistèrent quelque temps seulement sur toute la tête, de même que les plaies de la flagellation. Mais les douteurs, loin de s'évanouir, se firent plus vives. L'écoulement de sang procurait en effet à la douce victime, de son propre aveu, un véritable soulagement. On voyait donc encore, au réveil de ces tortures, les larmes jaillir de ses yeux et tout son corps dans le frémissement.
Cependant le Seigneur voulut ménager à sa servante une consolation : à force de se débattre dans la poitrine, son cœur provoqua fréquemment la rupture de quelque vaisseau, dont le sang affluait à la bouche par gorgées. La chère enfant s'en montrait tout heureuse. On l'entendait s'écrier dans une extase : « Jésus, je vous donnerais volontiers mes mains et mes pieds ; je ne le puis. » À ce moment, le Seigneur en vue d'éprouver son obéissance lui montrait ses mains transpercées, comme pour demander sang pour sang. « Mais je ne le puis, reprenait Gemma ; j'en souffre, mais l'obéissance est préférable aux victimes. »
« Si vous l'aviez vue, ce Vendredi-Saint, d'une heure à trois, m’écrivait madame Cécilia ; j'ai cru qu'elle se mourait. Que de sang elle a rendu et elle disait : Mon Jésus, je ne puis vous donner le sang des autres parties de mon corps, mais je vous donne celui du cœur. »
Il me resterait à rappeler en ce moment, pour être complet, comment l'admirable victime, après la disparition des stigmates sanglants, participa réellement aux autres tourments de la Passion ; à la dislocation des os du Sauveur pendant le supplice du crucifiement ; à l'horrible tension de ses membres cloués au dur gibet ; à l'exténuation de tous les organes de son corps sacré durant les trois heures de sa cruelle agonie ; à la soif brûtante qui le faisait s'écrier : Sitio. De l'aveu même de Gemma, et suivant l'attestation unanime de plusieurs personnes qui ont observé en elle, avec émerveillement, ces différents phénomènes extérieurs, il ne lui a rien manqué de ce qui devait la rendre une parfaite image de Jésus crucifié. Dans un but de brièveté, je ne rapporterai ni ces détails, ni ces témoignages.
Je devrais également faire mention du martyre intérieur du cœur, qui fut certainement le plus ineffabte des mystères de la Passion. Après avoir partagé les douleurs physiques de Jésus, Gemma agonisa en esprit avec Lui sur la croix, comme en offre en exemple le témoignage, cité plus haut, de Monseigneur Moreschini. Mais comment décrire dans notre pauvre langage humain ces mystérieuses agonies ! La poitrine haletante de l'extatique, ses yeux caves, ses lèvres décolorées, son teint cadavérique en donnaient une faible idée.
Ainsi fut exaucée sous toute son étendue, la fervente prière que, de honne heure la vue de Jésus crucifié avait fait jaillir du cœur et des lèvres de cette enfant aimée du ciel : « Jésus, rendez-moi semblable à vous ; faites-moi souffrir avec vous ; ne m'épargnez pas. Vous souffrez, je veux souffrir aussi ; vous êtes l'Homme des douleurs, je veux être la fille des douleurs. »
On peut certes appliquer à Gemma, dans leur plein sens, les paroles de saint Paul : « Ceux qui retracent en eux-mêmes la véritable image du Fils de Dieu, sont les prédestinés et les élus. »
(1) Monseigneur Volpi remplissait alors les fonctions d'auxiliaire de l'Archevêque de Lucques.
(2) Gemma craignit que sa tante le l'autorisât plus se rendre à l'Église pour l'audition de la messe et la sainte communion.
(3) Il est aisé à Dieu d'enrichir subitement le pauvre.
(4) Le témoin fait allusion aux palpitations violentes mentionnées ailleurs.