Par le P. Garrigou-Lagrange
1. Que signifie lesprit dans cette expression ? Il signifie une manière spéciale de juger, daimer, de vouloir, dagir ; cest une tendance ou une mentalité particulière de lâme, par exemple un penchant à la prière, à la pénitence, ou, au contraire, à la contradiction ; ainsi parlons-nous de lesprit de contradiction, ou encore dinsubordination.
2. Comment distinguer, en spiritualité, les différents esprits ? On distingue généralement trois esprits, le divin, le diabolique et lhumain.
Quest-ce que lesprit divin ? Cest un penchant intérieur de lâme à juger, aimer, vouloir, agir dune manière surnaturelle ; cest ainsi quil incline à fuir le péché par la mortification de la chair, par lhumilité, et à tendre vers Dieu par lobéissance, la piété, la foi, la confiance et la charité, affective et effective. Lesprit divin se trouve donc particulièrement dans les inspirations du Saint-Esprit selon les sept dons.
Cet esprit se trouve à létat latent dans les commençants et dune manière plus manifeste dans les progressants et les parfaits, qui sont plus dociles au Saint-Esprit. Sous linspiration de Dieu, il y a unité dans une grande variété de vertus, de dons, de vocations contemplatives, actives, apostoliques.
Cest daprès cette variété quon distingue lesprit de chaque famille religieuse, et celle-ci décline dans la mesure où elle séloigne de son esprit, elle se renouvelle au contraire quand elle y revient.
Quest-ce que lesprit humain ou esprit de nature ? Cest un penchant à juger, vouloir et agir dune manière trop humaine, suivant la nature déchue qui tend vers son avantage personnel, vers sa propre utilité ; cest lesprit dégoïsme et dindividualisme. La prudence est alors envisagée comme une vertu nécessaire pour éviter les inconvénients plutôt que comme une vertu positive qui tend au bien honnête et dirige bien les vertus morales. Par cette prudence de la chair on met la médiocrité, au sens péjoratif, à la place du juste milieu de la vertu.
Cette médiocrité est un milieu entre le bien et le mal, et, sinspirant de lutilitarisme, elle demeure au milieu, de la base du triangle pour fuir les inconvénients des vices, mais non par amour de
Cet esprit de nature engendre la tiédeur et enfin le dégoût ; il dispose au péché mortel par des péchés véniels de plus en plus délibérés. Cependant lesprit de nature a parfois son lyrisme qui se manifeste dans le sentimentalisme, ou affectation en la sensibilité dun amour qui nexiste pas assez dans la volonté.
Mais il descend rapidement du lyrisme romantique à la prudence de la chair et à une « sottise » dont parle saint Paul qui juge de toutes choses, même les plus élevées, daprès ce quil y a de plus bas, daprès les satisfactions de la sensualité ou de lorgueil (cf. S. Thomas sur la prudence de la chair et la sottise, II-II, q. 55, q. 46)
[1]
.
Quest-ce que lesprit du démon ? Cest une tendance à juger, vouloir et agit daprès une inspiration perverse et diabolique. Cet esprit se manifeste clairement dans les impies, dans leur orgueil, leur luxure et leur emportement, mais au moment de la tentation il apparaît à létat latent dans les autres.
Dans toute âme prédomine lun de ces trois esprits : dans les impies lesprit du démon, dans les tièdes lesprit de nature ; chez les commençants qui sont généreux dans la voie de Dieu domine déjà lesprit de Dieu, bien que sintroduisent parfois en eux lesprit de nature, et même celui du démon.
Que signifie enfin le discernement, lorsquil sagit de discernement des esprits ? Cest le jugement qui consiste à discerner exactement par quel esprit est généralement mue telle personne. Mais le discernement peut être acquis ou infus. Sil est acquis, il a sa source sous linflux de la théologie morale, dans la prudence acquise unie à la prudence infuse, et il est plus ou moins perfectionné par linspiration du don de conseil.
Sil est infus, cest la grâce gratis data, appelée par S. Paul (I Cor. XII, 10) « le discernement des esprits ». Elle est assez rare. Cependant un bon directeur, pieux, vertueux et prudent, reçoit assez fréquemment des grâces détat qui peuvent en quelque sorte, du fait quelles sont pour lutilité du prochain, se ramener à une grâce gratis data ; elles perfectionnent sa prudence et les inspirations du don de conseil.
* * *
Quel est le principe fondamental du discernement des esprits ?
Cest le principe formulé par Notre Seigneur, à savoir : « On juge de larbre à ses fruits. Gardez-vous des faux prophètes, cest daprès leurs fruits que vous les jugerez. Un bon arbre donne de bons fruits et un arbre mauvais ne peut porter de bons fruits » (Matth. VII, 17-20).
Or les fruits, ce sont les vertus, les dons du Saint-Esprit et leurs actes. Il faut donc juger daprès les principales vertus, cest-à-dire, dans lordre ascendant, daprès la chasteté et la mortification ; daprès lhumble obéissance ; et daprès la foi, lespérance et
DESCRIPTION DES SIGNES DE LESPRIT NATUREL
Cette description se fait assez facilement par contraste avec lesprit de Dieu, en notant quelques différences avec lesprit du démon. Cet esprit naturel cest, comme nous lavons dit plus haut, une tendance à juger, vouloir et agir dune manière naturelle et non surnaturelle. De quelle « nature » sagit-il ? Il nest pas question de la nature considérée en elle-même, comme pouvant être élevée à lordre de grâce, mais il sagit soit de la nature déchue et non encore régénérée par la grâce, soit de la nature encore blessée, qui, malgré la présence de la grâce, conserve les quatre blessures, suites du péché originel, lesquelles sont avivées par les péchés personnels. Ces blessures chez les baptisés restés en état de grâce sont en voie de cicatrisation ou de guérison, mais il ny a pas de parfaite guérison en cette vie
[2]
.
Infligées à toute la nature humaine par le péché du premier père, ces blessures sont imparfaitement guéries par le baptême ; car la concupiscence demeure après cette nouvelle naissance ; ce qui nous oblige au combat spirituel. Ainsi, avec laide de Dieu, lhomme surmonte la concupiscence dune manière méritoire, comme le dit S. Thomas (III, q.
Cest pourquoi lesprit de nature déchue ou blessée incline à la concupiscence, qui est le foyer du péché, et ensuite à la paresse, à la lâcheté dans lirascible, et par suite à linjustice dans la volonté, à la négligence, à limprudence ou à la ruse dans lintelligence. En résumé, cest lesprit de lamour propre, de lamour désordonné de soi-même ou égoïsme. Et cet esprit damour-propre, comme le montre S. Thomas, entraîne aux trois concupiscences, cest-à-dire à la concupiscence de la chair, à la concupiscence des yeux et à lorgueil de la vie
[3]
.
Enfin ces trois concupiscences inclinent aux sept péchés capitaux qui sont à lorigine des autres péchés souvent plus graves (I-II q.
1. Lesprit de la nature nincline jamais à la mortification, ni extérieure, ni intérieure, ni à accepter les humiliations. Comme disent les spirituels : la nature ne veut pas mourir, mais elle cherche la délectation dans les choses de la piété, avec une gourmandise spirituelle qui soppose à lesprit de foi et au véritable amour de Dieu.
Après les premières difficultés ou aridités, celui qui est conduit par cet esprit de nature ne progresse plus et abandonne la vie intérieure. Sous prétexte dapostolat, il se livre à une activité naturelle extérieure, vit à la surface de son âme ; en lui rien de profond, il confond la charité avec la philanthropie, lhumanitarisme et le libéralisme. Cette activité naturelle se manifeste, selon lordre décroissant, de trois manières : 1) lemportement, ardeur naturelle ; 2) la précipitation naturelle ; 3) le mouvement naturel, ou lactivité naturelle, non sanctifiée, nullement inspirée par lesprit de foi ou par lamour de Dieu.
Survienne la contradiction ou lépreuve, alors la nature gémit, refuse de porter la croix et tombe peu à peu dans le désespoir. La ferveur initiale nétait quun feu, de paille subitement éteint.
Cet esprit, cest proprement légoïsme, avec une parfaite indifférence pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Ce nest pas lamour de Dieu ou du prochain qui tient la première place dans lâme, cest lamour désordonné de soi-même.
Mais pour se justifier, cet esprit de nature a sa théorie ; le principe en est le suivant : il ne faut rien exagérer, on doit éviter les excès soit dans laustérité, soit dans la piété ; nous ne sommes pas tenus de tendre à la perfection mystique, ce serait du mysticisme. Selon cet esprit, si quelquun lit chaque jour privément un chapitre de lImitation de Jésus-Christ pour son progrès spirituel, cest déjà un mystique. Il faut, comme on dit, avancer par la voie commune, parce que la vertu se tient dans un milieu.
Mais ils dénaturent ce principe ; le vrai sens est que la vertu morale se tient dans un milieu et est un sommet entre deux vices, lun par excès, lautre par défaut, ainsi la force entre la lâcheté et une audace téméraire. Il est évident que ce milieu est aussi un sommet qui sélève entre et au-dessus de deux vices opposés lun à lautre. Au contraire, le milieu dont parle la théorie susdite est au bas du triangle qui figure le mont de
De plus, cette théorie de la médiocrité refuse, au moins en pratique, dadmettre que les vertus théologales ne sont pas par elles-mêmes dans un milieu, elle rejette donc pratiquement ces paroles de S. Thomas : « nous ne pouvons aimer Dieu autant quil doit être aimé, ni croire ou espérer en lui autant quil le faut » (I-II, q.
A plus forte raison, dans cette catégorie, néglige-t-on pratiquement la nécessité de la docilité aux inspirations du Saint-Esprit suivant les sept dons.
* * *
Dans la lettre du Rme Père de Paredès, Maître général des Frères Prêcheurs, publiée en 1926 au début de la nouvelle édition des Constitutions, cet esprit naturel est ainsi décrit (p. 20) : « Bien que la sainteté soit dans lhomme leffet de la grâce de Dieu agissant en nous, elle suppose cependant, de notre part, un long et laborieux progrès de purification et de transformation de tout ce quil y a en nous, jusquà ce que nous parvenions au total abandon du vieil homme, qui se pervertit dans les désirs de la chair, et revêtions lhomme nouveau « qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité ». De là lesprit dobéissance, dabnégation et de sacrifice avec lesquels nous devons tous garder ces observations avec exactitude et persévérance... ».
Par contre : « Toute indulgence humaine, tout esprit de pusillanimité, toute condescendance faite sur ce point à des considérations terrestres, toute dispense illégitime, sans fondement dans les Constitutions elles-mêmes, peuvent être considérés comme une prévarication de la part des supérieurs... et de la part des sujets comme une renonciation à lobligation de se sanctifier et de faire de soi des instruments utiles pour accomplir le saint ministère. Céder à notre lâcheté suivant la manière susdite, ce serait montrer que nous professons létat religieux, non pour y atteindre la fin que Dieu et lEglise nous ont imposée, mais pour y trouver une solution agréable au problème de la vie présente, cest-à-dire pour trouver plus sûrement dans létat religieux tous les biens nécessaires à la vie et nous procurer en outre plus facilement des avantages dont nous ne jouirions peut-être pas dans le siècle.
« Mais pour que les observances régulières produisent en nous tous les fruits de sainteté visés par les Constitutions, il ne suffit pas de les observer seulement dune façon matérielle ou littérale, ni comme celui qui na dautre but que déviter la sanction prévue par la loi ou pouvant être imposée par les supérieurs, ni comme celui qui cherche uniquement à se montrer irrépréhensible devant les supérieurs. Pour que nos observances soient pour nous un moyen de sanctification... (et de préparation au saint ministère), il est nécessaire quelles soient surnaturelles dans leur principe et aient leur cause dans la grâce divine qui leur infuse lêtre surnaturel.
« A défaut de cet esprit intérieur, qui est le centre et la source de cette vie surnaturelle... il ny a rien en nous que de matériel et de mécanique, notre piété personnelle manque dénergie vitale « comme un airain sonnant et une cymbale retentissante », elle saffaiblit et perd tout mérite et notre action commune elle-même est privée de lorientation et de lefficacité véritables. Nous travaillons et nous nous agitons peut-être trop dans nos affaires ; mais notre activité nexprime pas la vraie vie intérieure de foi, despérance et de charité... Elle ressemble seulement à un effort provoqué par la nécessité extérieure dagir ou obéissant uniquement à des raisons naturelles qui nous entraînent, consciemment ou non, du seul fait quelles favorisent les inclinations de notre nature. A défaut de lesprit intérieur qui nous procure le triomphe sur nous-mêmes et donne à notre ministère la victoire sur les ennemis du salut des âmes, que de temps perdu et passé en vain, que defforts, que de sacrifices stériles, combien dactivité dépensée inutilement ! »
Au contraire là où prospère et fleurit lesprit intérieur, il produit les fruits dune sainteté solide... Alors la valeur et la vertu de la vocation religieuse nous apparaissent plus clairement... « Cet esprit intérieur se forme en nous par la pratique des moyens que suggère lascèse religieuse ; il saffermit et se perfectionne par le progrès spirituel dans les divers degrés de la mystique chrétienne, comme lenseigne le Docteur angélique. La mystique est en effet le complément de lascèse dans lascension des âmes vers Dieu par les degrés de la perfection de la vie chrétienne. Sil y a eu parfois erreur à ce sujet, si des aberrations pratiques ont grandement nui sur ce point à la vraie piété, nous assistons maintenant à une restauration de la véritable doctrine traditionnelle qui donne aux âmes assoiffées de vie surnaturelle le moyen de connaître les réalités mystiques ». Cest dans cette vie parfaite que se trouve vraiment lesprit de Dieu qui renouvelle les âmes.
Lesprit de nature apparaît surtout dans la manière tiède de célébrer la Messe, dans la façon de dire loffice, avec précipitation et comme mécaniquement, de vaquer à létude avec curiosité et ensuite avec paresse, ou encore dobserver ou plutôt de ne pas observer le silence et les autres pratiques régulières, et dans la manière imparfaite dobéir soit incomplètement, soit servilement, comme on le ferait pour une personne humaine et non pour Dieu, ou par désir des honneurs et des dignités.
Comme nous lavons remarqué plus haut avec plusieurs auteurs, en traitant de la célébration de la Messe, celle-ci peut être célébrée dignement avec esprit de foi et piété, ou lue exactement plutôt que célébrée, comme pour accomplir un devoir à la manière dun fonctionnaire exact ou dun magistrat qui remplit régulièrement sa fonction civile, ou encore expédiée avec précipitation, par exemple en vingt minutes ou même en moins de temps, sans aucune piété et parfois au scandale des fidèles. Dans la première manière il y a lesprit de Dieu ; dans les deux autres, cest évidemment lesprit de nature. Il faut prêcher sur ce sujet dans les exercices spirituels pour le clergé.
Que faut-il donc dire contre lesprit naturel dans la célébration de la Messe
[4]
?
La célébration quotidienne est utile pour tous les prêtres : 1) en raison du sacrifice à offrir à Dieu pour une quadruple fin, ladoration, la demande, la réparation, laction de grâces pour les bienfaits de chaque jour ; 2) en raison de la communion sacramentelle où nous prenons le pain quotidien supersubstantiel ; 3) à cause de la grande utilité qui en résulte pour lEglise universelle et pour tous les fidèles vivants et défunts. De plus, si le prêtre célèbre rarement, il manque à son devoir et enfouit son talent dans
Que faire en cas de doute, lorsque nous ignorons si telle personne que nous devons diriger est généralement conduite par lesprit bon ou par lesprit mauvais ?
1. Il faut surtout examiner son humilité.
2. Sa mortification.
3. Son obéissance au directeur.
4. Celui-ci doit lui-même prier pour recevoir de Dieu la lumière.
DESCRIPTION SOMMAIRE DES SIGNES DE lESPRIT MAUVAIS
Par contraste avec lesprit de Dieu, lesprit du démon pousse dabord à lexaltation de lorgueil, et il jette ensuite lâme dans le trouble et le désespoir, comme le démon lui-même a péché par orgueil et demeure maintenant dans le désespoir éternel et la haine de Dieu.
Pour connaître cet esprit mauvais, il faut donc considérer son influence par rapport à la mortification, lhumilité et lobéissance, et ensuite par rapport aux vertus théologales. Lesprit du démon néloigne pas toujours de la mortification ; il diffère ainsi de lesprit de nature, parfois même au contraire il pousse à une mortification extérieure exagérée, visible à tous, qui entretient lorgueil spirituel et affaiblit
Il ne pousse pas à lhumilité, mais nous trompe peu à peu, pour que nous nous estimions plus quil ne faut, plus que les autres, afin que presque inconsciemment nous priions à la manière du pharisien en disant : « O Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes... ni comme ce publicain » (Luc XVIII, 11). Cet orgueil spirituel saccompagne de fausse humilité, du fait que nous avouons un péché personnel, pour que les autres ne nous accusent pas dune faute plus grave et nous considèrent comme humbles. Lesprit mauvais nous amène encore à confondre lhumilité avec la timidité, qui est fille de lorgueil et redoute le mépris. De même il nexcite pas à lobéissance, mais à la désobéissance ou à la servilité suivant lopportunité des circonstances.
Au sujet de la foi, lesprit mauvais nincline pas notre esprit à considérer dans lEvangile ce qui est en même temps plus simple et plus profond, par exemple à dire attentivement et dévotement loraison dominicale, à méditer les mystères du saint rosaire, mais à ce qui est extraordinaire et favorise lostentation, comme lorsquil a dit au Sauveur : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas. Car il est écrit : il a donné des ordres à ses anges pour toi et ils te porteront dans leurs mains, de crainte que de ton pied tu ne heurtes contre la pierre ». A quoi Jésus répondit : « Il est écrit aussi : tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu ».
Lesprit mauvais nous incite également à ce qui est contre notre vocation ; par exemple il pousse un chartreux à aller évangéliser les infidèles ou un missionnaire à la vie érémitique des chartreux. Ou bien, en ce qui concerne la dévotion, il inspire de prier en négligeant la liturgie, par exemple de prier le vendredi saint comme si cétait Noël ou vice-versa. De même, dans les choses de la foi, il pousse à des nouveautés dogmatiques, comme par exemple au temps du modernisme, à lire les livres des protestants libéraux sous prétexte dadapter notre foi à la pensée moderne. Ou au contraire, si notre inclination naturelle est en un sens opposé, il nous excite à un archaïsme immodéré, pour provoquer un conflit entre catholiques ; ainsi poussait-il les israélites récemment convertis au Christianisme à revenir à la loi mosaïque ; cest contre cette tentation que fut écrite lÉpître aux Hébreux, où il est dit (III, 13) : « Exhortez-vous les uns les autres pour que nul dentre vous ne sendurcisse par la séduction du péché ». De même lesprit mauvais altère les dogmes, par exemple celui de la prédestination ainsi quil apparaît dans le calvinisme, et alors se réalise ladage : corruptio optimi pessima. La corruption du meilleur est la pire de toutes. Le démon connaît très bien ce proverbe ; aussi travaille-t-il à la perversion de la foi surnaturelle. Il sait, en effet, quil ny a rien de pire, de plus périlleux et dangereux que le faux christianisme, qui conserve une certaine apparence du vrai, et il agit parfois comme un faux Christ avant dapparaître comme Antéchrist. Tel quil fut dans la pensée de Luther et de Calvin (non dans celle des protestants de bonne foi), le protestantisme est donc quelque chose de pire et de plus dangereux que le naturalisme, parce quil est plus séduisant et abuse davantage de
Le naturalisme pratique et ensuite théorique provient souvent de lesprit de la nature déchue, mais la corruption très perverse des dogmes surnaturels, comme dans le calvinisme, vient de lesprit du démon. Altérer la foi divine, cest donc, peut-on dire, utiliser une arme de grande précision, non contre des ennemis, mais contre ses propres frères et contre soi-même, cest un fratricide et un suicide. Ainsi sexplique en grande partie lhistoire de la pseudo-Réforme quant à son esprit, bien que beaucoup de protestants soient de bonne foi, du fait quils ignorent le véritable esprit du protestantisme.
En ce qui regarde lespérance, lesprit mauvais travaille à faire dégénérer notre espérance en présomption ; par exemple, on veut parvenir trop vite à la sainteté, et non peu à peu, par les degrés nécessaires, ni par la voie de lhumilité et de labnégation. Il inspire également une certaine impatience vis-à-vis de nous-mêmes, lorsque nos défauts paraissent trop. Par suite, il produit en nous lindignation au lieu de la contrition, une indignation qui est fille de lorgueil et contraire à
Touchant la charité, lesprit mauvais favorise ses simulacres qui sont comme un faux diamant ; ainsi, selon les inclinations variées et opposées de notre nature, il pousse certains à cette fausse charité envers le prochain quest le sentimentalisme, avec une indulgence excessive sous prétexte de miséricorde et de générosité. Il en excite dautres, au contraire, à un faux zèle : nous voulons alors toujours corriger les autres, mais non nous-mêmes, et en voyant le fétu dans lil de notre frère, nous ne voyons pas la poutre dans notre il.
De tout cela résulte le contraire de la paix, cest-à-dire
Si cet homme tombe dans un péché grave et manifeste quil ne peut cacher, il se laissera gagner par le trouble, lindignation, le désespoir et enfin par laveuglement de lesprit et lendurcissement du cur. Avant cette faute, le démon cachait les suites décourageantes du péché et inspirait le relâchement ; maintenant, après la faute, il parle de linexorable justice de Dieu, pour nous acheminer au désespoir. Cest ainsi quil forme les âmes à son image : après lemportement de lorgueil vient le désespoir.
Donc si quelquun avait une grande dévotion sensible dans loraison, mais en sortait avec un plus grand amour-propre, sestimant au-dessus des autres, sans obéissance envers ses supérieurs, dépourvu de simplicité à légard de son directeur spirituel, ce serait le signe de la présence de lesprit mauvais dans sa dévotion sensible. Le manque dhumilité, dobéissance et de charité fraternelle est alors lindice quil est privé de lesprit de Dieu. Venons-en maintenant aux signes de ce dernier.
SIGNES DE LESPRIT DE DIEU
Ces signes sopposent à ceux de lesprit de nature et de lesprit du démon. Lesprit de Dieu incline à la mortification extérieure, il diffère en cela de lesprit de nature, mais à la mortification extérieure réglée par la prudence chrétienne et par lobéissance, et qui nattire pas lattention sur nous ni naffaiblit
Lesprit de Dieu nourrit notre foi de ce quil y a de plus simple et de plus profond dans lEvangile, par exemple loraison dominicale, avec la fidélité à la tradition, en fuyant les nouveautés. Cette vraie foi surnaturelle nous montre Dieu dans les supérieurs ; ainsi se perfectionne lesprit de foi, parce que nous jugeons tout à la lumière de cette vertu.
Lesprit de Dieu rend lespérance ferme, en la préservant de la présomption ; il nous dit, par exemple : il faut désirer ardemment leau vive de loraison, mais on y parvient par la voie de lhumilité, de labnégation et de
Lesprit de Dieu augmente la ferveur de la charité, il donne le zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes, loubli de soi. Ainsi nous pensons dabord à Dieu, secondairement à notre avantage. Il incline également à lamour efficace du prochain ; il nous dit : la charité fraternelle est le principal signe du progrès de lamour de Dieu. Il empêche le jugement téméraire, le scandale sans motif. Il inspire le zèle, certes, mais un zèle patient, doux et prudent, qui édifie par la prière et par lexemple, et nirrite pas par des admonitions intempestives. Il donne une grande patience dans ladversité, lamour de la croix, lamour des ennemis. Il donne la paix avec Dieu, avec les autres, avec nous-mêmes, et souvent la joie intérieure.
Sil y a une chute accidentelle, alors lesprit de Dieu nous parle de miséricorde. S. Paul dit (Gal. V, 22-23) : « Les fruits de lesprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, la bienveillance, la bonté, la longanimité, la douceur, la foi, la modestie, la continence, la chasteté », avec lhumilité et lobéissance.
Sil sagit dun acte particulier, il est plus difficile de discerner sil vient de Dieu. Cependant si, se trouvant plutôt dans la tristesse, lâme prie et reçoit une consolation profonde, cest le signe de la visite de Dieu, si cette consolation incite à lobéissance humble et à la charité fraternelle.
Mais il faut distinguer le premier moment de consolation du temps suivant, où quelquefois lâme juge par elle-même de cette consolation et peut-être daprès son amour-propre.
Il y aurait présomption à désirer des grâces proprement extraordinaires comme les visions ou les paroles intérieures ; mais si lâme vit et persévère dans lhumilité, labnégation et le recueillement presque continuel, il nest pas rare quen vertu des sept dons du Saint-Esprit, elle reçoive des inspirations, grâce auxquelles se concilient la simplicité et la prudence, lhumilité et le zèle, la fermeté et
Le secret, le silence et la croix sont absolument nécessaires à ceux que Dieu conduit vraiment par des voies extraordinaires et ils ne doivent les manifester quà leur père spirituel ; sinon il y a grand danger dorgueil spirituel.
Particulièrement dangereuse est la disposition à se complaire dans les révélations, à forme dogmatique ou prophétique ; car elles saccompagnent facilement dillusion, et même si la première inspiration vient de Dieu, souvent vient sajouter une interprétation humaine plus ou moins erronée, généralement trop matériellement comprise. Enfin lesprit qui procure des extases et des révélations, sil ne perfectionne pas les murs et la vie, et ne rend pas lhomme défiant de lui-même, est un esprit dillusion, surtout si tout cela empêche laccomplissement du devoir détat et engendre des discordes. Les signes de lesprit de Dieu sont donc lobéissance humble, la charité fraternelle, la paix et la joie spirituelle rayonnante.
PRINCIPES SECONDAIRES DU DISCERNEMENT DES ESPRITS.
1. Dans ce qui se présente soudain à faire, lesprit qui anime quelquun se manifestera, si, après délibération, il se défie de lui-même. Cependant dans cette règle il ne sagit pas du mouvement primo primus, ni du péché de fragilité, mais dun acte suffisamment délibéré et grave que lhypocrite ne peut cacher ; ainsi se révéla le cur des pharisiens après la guérison imprévue de laveugle-né.
2. Les secrets du cur se manifestent dans les tribulations. Ainsi les vrais amis demeurent au jour de la tribulation, mais non les autres, comme il est dit dans lEcclésiastique (VI, 8). De même la tribulation est comme une fournaise où Dieu éprouve ses élus, selon cet autre passage de lEcclésiastique (XXVII, 5) : « Les vases du potier sont éprouvés par la fournaise et les justes le sont par la tentation » ou
3. Le commandement révèle lhomme ; car lorsquon parvient au pouvoir et aux honneurs, on doit corriger et gouverner les autres, ce qui comporte beaucoup plus de difficultés que ce quon faisait auparavant dans sa vie privée. Il faut en effet montrer de la sagesse, de la prudence, sans opportunisme et utilitarisme mesquins, de la charité envers tous, de la justice également, une fermeté qui ne craigne pas de corriger les mauvais, enfin de la bienveillance pour les bons serviteurs qui doivent être aidés. Voir le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, où il est question des bons et des mauvais pasteurs.
RÈGLES POUR DIVERSES CIRCONSTANCES
1. Aux moments de désolation, il ne faut faire aucun changement, mais tenir avec fermeté et confiance les résolutions quon a déjà prises devant Dieu. Cest surtout vrai sil sagit dune désolation accablante, qui pousse à une tristesse mauvaise où lesprit mauvais serait notre guide.
2. Aux moments de désolation, il faut sadonner davantage à la prière, à lexamen et à
3. Lesprit mauvais nous trompe en attirant notre âme sous lapparence du bien, et ensuite nous induit et nous incite au mal. Cest à proprement parler une séduction, bien plus le démon se transfigure parfois en ange de lumière : sous prétexte dune amélioration en des choses inférieures, il nous détourne de la voie de Dieu, pour nous faire désirer la commodité plutôt que
4. Si lon sattriste dêtre méprisé, cest le signe, sinon de lesprit mauvais, du moins dun esprit imparfait ; donc si lon se décourage quand on est méprisé, cest un mauvais signe, surtout chez ceux qui passent pour être gratifiés des plus grands dons de Dieu. Car ceux qui sont vraiment tels ne se réjouissent pas seulement de ces dons et de ces faveurs, mais aussi des adversités et du mépris, selon ces paroles de S. Paul (II Cor. XII, 5, 10) : « Pour ce qui me concerne, je ne me glorifie de rien, sinon de mes faiblesses... afin que la puissance du Christ habite en moi. Cest pourquoi je me complais dans mes faiblesses, dans les injures et les détresses pour le Christ ». Ainsi, comme le dit S. Augustin, « lapôtre a trouvé un trésor dans le mépris dont le philosophe rougissait » (Sermon 160).
Par suite, lesprit qui refuse dêtre méprisé nest pas un esprit parfait ; de même celui qui néglige de se renoncer nest pas dune vertu solide. Car, du fait quelles sont connexes, toutes les vertus doivent augmenter en même temps.
COROLLAIRES :
1. Lesprit qui abonde en pénitences tout en étant pauvre dobéissance est imparfait, et il tend au mal en quelque sorte, parce quil est trop attaché à la volonté propre ; il fait beaucoup de bonnes uvres, mais non par amour de Dieu ; ce qui le prouve, cest quil ne croît pas en cette humble obéissance qui manifeste la conformité avec la volonté de Dieu.
2. Ce nest pas, non plus, un bon esprit que celui qui est porté au paradoxe, cest-à-dire qui juge habituellement en dehors ou à lencontre de lappréciation commune des gens prudents, qui a quelque chose détrange et dartificiel : il contient plus denflure que de vertu.
3. Mauvais aussi est lesprit qui pousse à des choses extraordinaires et en parle volontiers sans discrétion. La raison en est que toutes les vertus augmentent en même temps, du fait quelles sont connexes ; par suite Dieu ne pousse pas à de grandes choses sans inspirer en même temps une grande humilité. Ainsi la véritable magnanimité diffère de limpétuosité de
Il en est de même si quelquun nest pas solidement établi dans lhumilité et lobéissance, sadonne à une vie extraordinaire doraison et de pénitence, sous prétexte dimiter les saints dans celles de leurs actions qui sont plus admirables quimitables.
La constitution de lédifice spirituel ne peut commencer par le faîte, et loiseau ne peut voler avant davoir des ailes. Ainsi en est-il de lâme : dans ce cas, si elle semble voler, cest seulement un simulacre de vol ou délévation, une vaine et périlleuse exaltation.
CONCLUSION :
De tout cela il résulte clairement que lesprit de Dieu se manifeste surtout dans lhumble obéissance, et dans la charité fraternelle qui aime le prochain pour Dieu avec abnégation. Car lobéissance humble ne vient pas de lesprit de la nature qui nincline pas à lhumilité, ni de lesprit mauvais, qui est un esprit dorgueil et de désobéissance ; au contraire lobéissance humble, jusque dans les plus petits détails, manifeste la conformité progressive avec la volonté divine.
Dautre part, la charité fraternelle est le plus grand signe de lamour de Dieu, selon ces paroles du Seigneur (Jean XIII, 35) : « Cest à ceci que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de lamour les uns pour les autres ». La charité fraternelle est le thermomètre sensible de notre union à Dieu ; car cest bien dune manière sensible quapparaît notre charité quand il faut aider le prochain, surtout sil est difficile et exigeant ; alors, si nous laimons malgré cette difficulté, cest le signe que nous lui faisons du bien à cause de Dieu et que, par suite, augmente notre charité envers Dieu lui-même. Il ny a pas deux vertus de charité, lune envers Dieu, lautre envers le prochain. Il ny a quune seule charité, dont lobjet principal est Dieu et lobjet secondaire le prochain. Lamour visible du prochain manifeste ainsi lamour invisible de Dieu, dans la mesure où il se distingue du sentimentalisme.
Donc, si lhumble obéissance et la charité fraternelle se conservent et progressent dans une âme ou dans une communauté, cest alors le signe que le véritable amour de Dieu y est en progrès. Par suite, si cette âme manque un peu dintelligence naturelle et dénergie physique, Dieu y supplée par les inspirations des dons de conseil et de force.
[1] De même Imitation de J-C, l. III, c.4 : Les divers mouvements de la nature et de la grâce.
[2]
Cf. I-II, q.
Blessures : (- dans la raison déchue de son orientation vers la vérité, blessure de lignorance, au lieu de
la prudence ;
(- dans la volonté par rapport au bien en général, cest la malice au lieu de la justice ;
(- dans lirascible à légard du bien ardu, cest la faiblesse à la place de la force ;
(- dans le concupiscible par rapport au bien délectable réglé par la raison, cest la
concupiscence au lieu de la tempérance.
[3]
I-II, q.
[4] Cf. Imitation de J-C, l. 4, c. 5 : Excellence du sacrement et de létat sacerdotal.