La charité parfaite et les béatitudes
Fr. Reg. Garrigou-Lagrange, O.P.
LA VIE SPIRITUELLE n° 196
1er janvier 1936
La perfection chrétienne, selon le témoignage de lÉvangile et des Épîtres, consiste spécialement dans la charité qui nous unit à Dieu
[1]
. Cette vertu correspond au précepte suprême, celui de lamour de Dieu ; il est dit aussi : « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui
[2]
. » « Surtout revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection
[3]
. »
Des théologiens se sont demandé si pour la perfection proprement dite, non pas celle des commençants ou des progressants, mais celle qui caractérise la voie unitive, il faut une grande charité, ou si elle peut être obtenue sans un degré élevé de cette vertu.
Quelques auteurs
[4]
ont prétendu quun haut degré de charité nest pas nécessaire à la perfection proprement dite, parce que, selon le témoignage de saint Thomas, « la charité même à un degré inférieur peut vaincre toutes lés tentations
[5]
».
La majorité des théologiens répond au contraire que la perfection proprement dite ne sobtient quaprès un long exercice des vertus acquises et infuses, exercice par lequel leur intensité saccroît
[6]
. Le parfait, avant darriver à létat où il se trouve, a dû être un commençant, puis un progressant. Et chez lui, non seulement la charité peut vaincre bien des tentations, mais elle a triomphé de fait de beaucoup, et par là elle a notablement augmenté. On ne conçoit donc pas la perfection chrétienne proprement dite, celle de la voie unitive, sans une haute charité
[7]
.
Si on lisait le contraire dans les uvres dun saint Jean de la Croix, par exemple, on croirait rêver, et lon penserait quil y a eu là une erreur dimpression. Il parait tout à fait certain que de même que pour lâge adulte il faut une force physique supérieure à celle de lenfance (bien que, accidentellement, certains adolescents particulièrement vigoureux soient plus forts que certains adultes), il faut aussi pour létat des parfaits une charité plus haute que pour celui des commençants (bien que, accidentellement, certains saints à leurs débuts aient une charité plus grande que certains parfaits déjà avancés en âge).
Lenseignement commun des théologiens sur ce point paraît nettement fondé sur la prédication même du Sauveur, là surtout où il a parlé des béatitudes, en saint Matthieu (ch. V). Cette page de lévangile exprime admirablement toute lélévation de la perfection chrétienne, à laquelle Jésus nous appelle tous. Le Sermon sur la Montagne est labrégé de la doctrine chrétienne, la promulgation solennelle de la Loi nouvelle, donnée pour parfaire la loi mosaïque et en corriger les interprétations abusives ; et les huit béatitudes énoncées au début sont labrégé de ce sermon. Elles condensent ainsi dune façon admirable tout ce qui constitue lidéal de la vie chrétienne et en montrent toute lélévation.
La première parole de Jésus dans sa prédication est pour promettre le bonheur, et nous indiquer les moyens pour y parvenir. Pourquoi parler tout dabord du bonheur ? Parce que tous les hommes désirent naturellement être heureux ; cest le but quils poursuivent sans cesse, quoi quils veuillent ; mais bien souvent ils cherchent le bonheur où il nest pas, là où ils ne trouveront que misère. Écoutons le Seigneur, qui nous dit où est le bonheur véritable et durable, où est la fin de notre vie, et qui nous donne les moyens pour y parvenir.
La fin est indiquée en chacune des huit béatitudes. ; cest, sous divers noms, la béatitude éternelle, dont les justes dès ici-bas peuvent goûter le prélude ; cest le royaume des cieux, la terre promise, la parfaite consolation, le rassasiement de tous nos désirs légitimes et saints, la suprême miséricorde, la vue de Dieu, notre Pare.
Les moyens sont à lencontre de ce que nous disent les maximes de la sagesse du monde, qui propose un tout autre but.
Lordre de ces huit béatitudes est admirablement expliqué par saint Augustin et saint Thomas, cest un ordre ascendant, inverse de celui du Pater qui descend de la considération de la gloire de Dieu à celle de nos besoins personnels et de notre pain quotidien. Les trois premières béatitudes disent le bonheur qui se trouve dans la fuite et la délivrance du péché, dans la pauvreté acceptée par amour de Dieu, dans la douceur et dans les larmes de la contrition. Les deux béatitudes suivantes sont celles de la vie active du chrétien : elles répondent à la soif de la justice et à la miséricorde exercée à légard du prochain. Viennent ensuite celles de la contemplation des mystères de Dieu : la pureté du cur qui dispose à voir Dieu, et la paix qui dérive de la vraie sagesse. Enfin la dernière et la plus parfaite des béatitudes est celle qui réunit les précédentes au milieu même de la persécution subie pour la justice, ce sont les dernières épreuves, condition de la sainteté
[8]
.
Suivons cet ordre ascendant, pour nous faire une juste idée de la perfection chrétienne, en évitant de lamoindrir. Nous allons voir quelle dépasse les limites de lascèse, ou de lexercice des vertus selon notre propre activité ou industrie, et quelle comporte lexercice éminent des dons du Saint-Esprit, dont le mode supra-humain, lorsquil devient fréquent et manifeste, caractérise la vie mystique, ou de docilité à lEsprit-Saint.
Saint Thomas, après saint Augustin, enseigne que les béatitudes sont des actes qui procèdent des dons du Saint-Esprit ou des vertus perfectionnées par les dons
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.
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Les béatitudes de la délivrance du péché
Elles correspondent à la voie purgative, qui est propre aux commençants, et dont ne doivent pas sécarter les progressants et les parfaits.
Tandis que le monde dit. : le bonheur est dans labondance des biens extérieurs, de la richesse, dans les honneurs, Notre-Seigneur dit, sans autre précaution, avec lassurance calme de la vérité absolue : bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux.
Chaque béatitude a bien des degrés : heureux ceux qui sont dans la pauvreté sans murmure, sans impatience, sans jalousie, même si le pain vient à manquer, et qui travaillent en mettant leur confiance en Dieu. Bienheureux ceux qui, plus fortunés, nont pourtant pas lesprit des richesses, le faste, lorgueil ; mais sont détachés des biens de la terre. Plus heureux encore ceux qui quitteront tout pour suivre Jésus, se feront pauvres volontaires, et vivront vraiment selon lesprit de cette vocation ; ils recevront le centuple sur la terre et la vie éternelle.
Ces pauvres sont ceux qui, sous linspiration du don de crainte, suivent la voie dabord étroite, qui devient la voie royale du ciel, où lâme se dilate de plus en plus, tandis que la voie large du monde conduit à la géhenne et à la perdition. Notre-Seigneur dit ailleurs : « Malheur à vous qui êtes rassasiés des biens de la terre, car vous aurez faim !
[10]
» Par contre, bienheureuse pauvreté, qui, comme le montre la vie de saint François dAssise, ouvre le royaume de Dieu, infiniment supérieur à toutes les richesses, aux misérables richesses où le monde cherche le bonheur.
Bienheureux les pauvres, ou humbles de cur, qui ne retiennent à eux ni les biens du corps, ni ceux de lesprit, ni réputation, ni honneur, et qui ne cherchent que le royaume de Dieu.
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Tandis que le désir des richesses divise les hommes, engendre querelles, procès, violences, guerre même entre les nations, Jésus dit : Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre. Bienheureux ceux qui ne sirritent pas contre leurs frères, qui ne cherchent pas à se venger de leurs ennemis, à dominer les autres. « Si quelquun te frappe sur la joue droite, présente-lui encore lautre » (Matth., V, 38).
Bienheureux les doux, qui ne jugent pas témérairement, qui ne voient pas dans le prochain un rival à supplanter, mais un frère à aider, un enfant du même Père céleste. Cest le don de piété qui nous inspire cette douceur avec laffection toute filiale à légard de Dieu, notre Père commun.
Les doux ne sattachent, pas avec opiniâtreté à leur propre jugement ; ils disent simplement : « cela est, cela nest pas », sans éprouver le besoin de jurer par le ciel pour la moindre chose (Matth., V, 27).
Pour être ainsi surnaturellement doux, même avec ceux qui sont aigres, il faut avoir une grande union avec Celui qui a dit : « Recevez ma doctrine, car je suis doux et humble de cur », avec Celui qui na pas brisé le roseau à demi rompu, et qui na pas éteint la mèche qui fume encore. Le roseau à demi rompu, cest parfois, dit Bossuet, le prochain en colère, brisé par sa propre colère ; il ne faut pas achever de le rompre en se vengeant. Jésus a été comparé à lagneau qui se laisse mener à la boucherie sans se plaindre.
La mansuétude dont il est ici question nest pas la douceur qui ne heurte personne parce quelle a peur de tout, cest une vertu qui suppose un grand amour de Dieu et du prochain, cest, comme le dit saint François de Sales, la fleur de la charité. Elle double le prix du service rendu, et parvient à tout dire, à faire passer les conseils, même les reproches, car celui qui les reçoit sent quils sont inspirés par un grand amour. Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre, la vraie terre promise, et déjà ils possèdent saintement les curs qui se confient à eux.
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Tandis que le monde dit : le bonheur est dans les plaisirs, Jésus dit encore : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce quils seront consolés. » Il est dit de même au mauvais riche : « Tu as reçu tes biens en ce monde, et Lazare le mendiant a reçu ses maux ; cest pourquoi il est consolé, et tu es dans les tourments. » (Luc, XVI, 25).
Bienheureux ceux quia comme le mendiant Lazare, souffrent avec patience, sans consolation du côté des hommes ; leurs larmes sont vues de Dieu. Plus heureux encore ceux qui pleurent leurs péchés, qui, par une inspiration du don de science, connaissent expérimentalement que le péché est le plus grand des maux, et qui, par leurs larmes, en obtiennent le pardon. Plus heureux enfin, dit sainte Catherine de Sienne
[11]
, ceux qui pleurent damour à la vue de linfinie miséricorde, de la bonté du Sauveur, de la tendresse du bon Pasteur, qui se sacrifie pour ses brebis. Ceux-là reçoivent dès ici-bas une consolation infiniment supérieure à celle que le monde peut donner.
Telles sont les béatitudes qui se trouvent dans la fuite et la délivrance du péché.
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Les béatitudes de la vie active du chrétien
Il est dautres saintes joies que trouve le juste, lorsque, dégagé du mal, il se porte au bien de tout lélan de son cur.
Lhomme daction, qui se laisse emporter par lorgueil, dit : bienheureux celui qui vit et agit comme il veut, nest soumis à personne, et simpose aux autres.
Jésus dit : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. La justice, au grand sens du mot, consiste à rendre à Dieu ce qui lui est dû, et alors, pour lamour de Dieu, on rend aussi à la créature ce quon lui doit, et le Seigneur, en récompense, se donne lui-même à nous. Cest lordre parfait, dans la parfaite obéissance, inspirée par lamour qui dilate le cur.
Bienheureux ceux qui désirent cette justice, jusquà en avoir faim et soif. Ils seront rassasiés en un sens, dès cette vie, en devenant plus justes et plus saints.
Bienheureuse soif que celle-là : « Que celui qui a soif vienne à moi et quil boive, et des fleuves deau vive couleront de sa poitrine
[12]
. » Mais pour garder cette soif, lorsque lenthousiasme sensible est tombé, pour garder cette faim de la justice, au milieu des contradictions, des entraves, des désillusions, il faut recevoir docilement les inspirations du don de force qui empêche de faiblir, de se laisser abattre, et qui relève notre courage au milieu des difficultés.
« Le Seigneur, dit saint Thomas, veut nous voir affamés de cette justice à nen pouvoir être jamais rassasiés dans cette vie, comme lavare nest jamais rassasié dor
» Ces âmes affamées « ne seront rassasiées que dans léternelle vision, dit-il encore, et sur cette terre dans les biens spirituels ». Il ajoute : « Quand les hommes sont en état de péché, ils néprouvent point cette faim spirituelle ; quand ils sont purs de tout péché, alors ils la sentent
[13]
. »
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Cette faim et cette soif de la justice ne doivent pas saccompagner, dans laction du chrétien, dun zèle amer à légard des coupables. Aussi Jésus ajoute : Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. En notre vie, comme en celle de Dieu, doivent sunir la justice et la miséricorde. On ne saurait être parfait sans aller comme le bon Samaritain au secours de laffligé, du malade. Le Seigneur rendra le centuple à ceux qui donnent un verre deau par amour pour lui, à ceux qui appellent à leur table les pauvres, les estropiés, les aveugles, dont il est parlé dans la parabole des invités. Le chrétien doit être heureux de donner, plus que de recevoir. Il doit pardonner, cest-à-dire donner au-delà à ceux qui lont offensé ; il doit oublier les injures, et avant doffrir son présent sur lautel, il doit aller se réconcilier avec son frère. Le don de conseil nous incline à la miséricorde, nous rend attentif aux souffrances dautrui, nous fait trouver le vrai remède, le mot qui console et qui relève.
Si notre activité sinspirait souvent de ces deux vertus de justice et miséricorde et des dons qui leur correspondent, notre âme trouverait dès ici-bas une sainte joie et se disposerait vraiment à entrer dans lintimité de Dieu.
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Les béatitudes de la contemplation et de lunion à Dieu
Des philosophes ont pensé que le bonheur est dans la connaissance de la vérité, surtout de la vérité suprême. Cest ce quenseignèrent Platon et Aristote. Mais ils se préoccupaient assez peu de la pureté du cur, et leur vie était sur plus dun point en contradiction avec leur doctrine. Jésus nous dit : Bienheureux ceux qui ont le cur pur, car ils verront Dieu. Il ne dit pas : bienheureux ceux qui ont reçu une puissante intelligence, qui ont le loisir et les moyens de la cultiver, non, mais : bienheureux ceux qui ont le cur pur, fussent-ils naturellement moins doués que beaucoup dautres. Sils ont le cur pur, ils verront Dieu. Un cur vraiment pur est comme leau limpide dun lac où lazur du ciel se reflète, ou comme un miroir spirituel où se reproduit limage de Dieu.
Mais pour que le cur soit vraiment pur, une généreuse mortification simpose : « Si ton il te scandalise, arrache-le ; si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la » (Matth., V, 29). Il faut particulièrement veiller à la pureté dintention, ne pas faire laumône par ostentation, ne pas prier pour sattirer lestime des hommes ; mais ne chercher que lapprobation du « Père qui est dans le secret ». Alors se réalise la parole du Maître : « Si ton oeil est pur, tout ton corps sera dans la lumière » (Matth., VI, 22).
Dès ici-bas le chrétien en quelque sorte verra Dieu dans le prochain, même en des âmes qui dabord semblent lui être opposées ; il le verra en un sens dans la sainte Écriture, dans la vie de lÉglise, dans les circonstances dé sa propre vie, et jusque dans les épreuves, où il trouvera les leçons de choses de la Providence comme une application pratique de lÉvangile. Or cest là, sous linspiration du don dintelligence, la véritable contemplation qui nous dispose à celle par laquelle, à proprement parler, nous verrons Dieu face à face, sa bonté et sa beauté infinie ; alors tous nos désirs seront assouvis et nous serons comme enivrés dun torrent de délices spirituelles.
Dès ici-bas cette contemplation de Dieu doit être féconde ; elle donne la paix, et une paix rayonnante, comme le dit la septième béatitude : Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés les enfants de Dieu. Cette béatitude, disent saint Augustin et saint Thomas, correspond au don de sagesse qui nous fait goûter les mystères du salut, et voir en quelque sorte toutes les choses en Dieu. Les inspirations du Saint-Esprit, auxquelles ce don nous rend dociles, nous manifestent peu à peu lordre admirable du plan providentiel, là même et parfois là surtout où nous avons été dabord déconcertés, dans les choses pénibles et imprévues permises par Dieu pour un bien supérieur. Or on ne saurait entrevoir ainsi les desseins de la Providence, qui dirige notre vie, sans éprouver la paix, qui est la tranquillité de lordre.
Pour ne pas se laisser troubler par les événements pénibles et inattendus, pour tout recevoir de la main de Dieu, comme un moyen ou une occasion. daller à lui, il faut une grande docilité au Saint-Esprit, qui veut nous donner progressivement la contemplation des choses divines, condition de lunion à Dieu. Cest pour cela que nous avons reçu au baptême le don de sagesse, qui a grandi en nous par la confirmation et par la fréquente communion. Les inspirations du don de sagesse nous donnent une paix rayonnante, non seulement pour nous, mais pour le prochain ; elles font de nous des pacifiques ; elles nous aident à pacifier les âmes troublées, à aimer nos ennemis, à trouver les paroles de réconciliation qui font cesser les querelles. Cette paix, que le monde ne peut donner, est la marque des vrais enfants de Dieu, qui ne perdent pour ainsi dire jamais la pensée de leur Père du ciel. Saint Thomas dit même de ces béatitudes : « sunt quaedam inchoatio imperfecta futurae beatitudinis, elles sont comme le prélude de la béatitude future
[14]
».
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* *
Enfin, dans la huitième béatitude, la plus parfaite de toutes, Notre-Seigneur montre que tout ce quil vient de dire est grandement confirmé par lépreuve supportée avec amour : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. Il sagit surtout des dernières épreuves, conditions de la sainteté.
Cette parole surprenante navait jamais été entendue. Non seulement elle promet le bonheur futur, mais elle dit quon doit sestimer heureux au milieu même des afflictions et persécutions souffertes pour la justice. Béatitude toute surnaturelle qui nest pratiquement comprise que par les âmes éclairées de Dieu. Il y a du reste bien des degrés dans cette béatitude, depuis le bon chrétien qui commence à souffrir pour avoir bien fait, obéi, donné le bon exemple, jusquau martyr qui meurt pour la foi. Cette béatitude sapplique à ceux qui, convertis à une vie meilleure, ne trouvent quopposition dans leur milieu ; elle sapplique aussi à lapôtre dont laction est entravée par ceux-là mêmes quil veut sauver, lorsquon ne lui pardonne pas davoir dit trop nettement la vérité évangélique. Des pays entiers endurent parfois cette persécution, telle la Vendée sous la Révolution française, à dautres époques lArménie, la Pologne, le Mexique.
Cette béatitude est la plus parfaite parce quelle est celle de ceux qui sont le plus marqués à leffigie de Jésus crucifié pour nous. Rester humble, doux, miséricordieux : au milieu de la persécution, à légard même des persécuteurs, et, dans cette tourmente, non seulement conserver la paix, mais la donner aux autres, cest vraiment la pleine perfection de la vie chrétienne. Elle se réalise surtout dans les dernières épreuves que subissent les âmes parfaites que Dieu purifie en les faisant travailler au salut du prochain. Tous les saints nont pas été des martyrs, mais ils ont, à des degrés divers, souffert persécution pour la justice, et ils ont connu quelque chose de ce martyre du cur qui a fait de Marie la Mère des douleurs.
Jésus insiste sur la récompense promise à ceux qui souffrent ainsi pour la justice : « Heureux serez-vous, lorsquon vous insultera, quon vous persécutera, et quon dira faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans lallégresse, car votre récompense est grande dans les cieux. »
De cette parole est née dans lâme des apôtres le désir du martyre, qui inspirait les sublimes paroles dun saint André, dun saint Ignace dAntioche. Cest elle qui revit en un saint François dAssise, en un saint Dominique, en un saint Benoît-Joseph Labre. Cest pourquoi ils ont été « le sel de la terre », « la lumière du monde », et leur maison bâtie, non pas sur le sable, mais sur le roc, a pu supporter toutes les tourmentes et na pas été renversée.
Et ces béatitudes, qui sont, comme le dit saint Thomas
[15]
, les actes supérieurs des dons ou des vertus perfectionnées par les dons, dépassent la simple ascèse et sont dordre mystique. Ce qui conduit à dire que la pleine perfection de la vie chrétienne est normalement dordre mystique, cest le prélude de la vie du ciel, où le chrétien sera « parfait comme le Père céleste est parfait », en le voyant comme Il se voit et en laimant comme Il saime.
Sainte Thérèse écrit : « Il faut, disent certains livres, être indifférent au mal quon dit de nous, se réjouir même plus que si lon en disait du bien, on doit faire peu de cas de lhonneur, être très détaché de ses proches
et quantité dautres choses du même genre. A mon avis ce sont là de purs dons de Dieu, ces biens sont surnaturels
[16]
», cest-à-dire ils dépassent la simple ascèse ou lexercice des vertus selon notre propre activité ou industrie, ce sont des fruits dune grande docilité aux inspirations du Saint-Esprit. Elle dit encore : « Si lon a de lamour des honneurs et des biens temporels, on aura beau avoir pratiqué pendant bien des années loraison, ou, pour mieux dire, la méditation, on navancera jamais beaucoup ; la parfaite oraison, au contraire, délivre de ces défauts
[17]
. »
Cest dire que sans la parfaite oraison on narrivera pas à la pleine perfection de la vie chrétienne.
Cest ce que dit aussi lauteur de lImitation, 1. III, ch. XXV, sur la véritable paix : « Si vous parvenez à un parfait mépris de vous-même, vous jouirez dune paix aussi profonde quil est possible en cette vie dexil. » Et cest pourquoi, dans le même livre de lImitation, 1. III, ch. XXXI, le disciple demande la grâce supérieure de la contemplation : « Jai besoin, Seigneur, dune grâce plus grande, sil me faut parvenir à cet état où nulle créature ne sera un lien pour moi
Il aspirait à cette liberté, celui qui disait : Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? et je volerai et me reposerai (Ps. LIV, 7)
Si lon nest entièrement dégagé de toute créature, on ne pourra librement appliquer son esprit aux choses divines. Et cest pourquoi lon trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures périssables. Pour cela il faut une grâce puissante, qui soulève lâme et la ravisse au-dessus delle-même. Tant que lhomme nest pas ainsi élevé en esprit, dégagé des créatures et tout uni à Dieu, tout ce quil sait et tout ce quil a nest pas dun grand prix. » Ce chapitre de lImitation est à proprement parler dordre mystique, et il montre, que cest là seulement que se trouve la vraie perfection de lamour de Dieu.
Sainte Catherine de Sienne parle de même dans son Dialogue (ch. 44 à 49). Et cest, nous lavons vu, lenseignement même de Notre-Seigneur lorsquil nous prêche les béatitudes, telles surtout que les ont comprises saint Augustin
[18]
et saint Thomas, comme les actes élevés des dons du Saint-Esprit ou des vertus perfectionnés par les dons. Cest là vraiment le plein développement normal de lorganisme spirituel ou de « la grâce des vertus et des dons ».
Fr. RÉG. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P.
[1]
Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. 184, a. 1.
[2]
I Joan., IV, 16.
[3]
Col., III, 14.
[4]
Parmi eux il faut citer Suarez, de Statu perfectionis, 1. 1, c. 4, n° 11, 12, 20.
Cette opinion a été invoquée par quelques-uns de ceux qui ne veulent point admettre que la perfection chrétienne requiert une grande charité et les dons du Saint-Esprit à un degré proportionné, en dautres termes que la contemplation infuse, qui procède de la foi vive éclairée par les dons, est dans la voie normale de la sainteté et comme le prélude normal de la vision béatifique.
[5]
Cf. III Sent., d. 31, q. 1, a. 3, et IIIa, q. 62, a. 6, ad 3.
[6]
Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. 24, a. 9.
[7]
IIa IIae, q. 184, a. 3.
[8]
En saint Luc, VI, 20-22, sont mentionnées seulement quatre béatitudes ; mais parmi elles se trouve la plus élevée, celle de ceux qui souffrent la persécution pour la justice ; elle vient après celle des pauvres, celle de ceux qui ont faim de justice et celle de ceux qui pleurent.
[9]
Ia IIaa, q. 69, a. 1. Item Commentum in Mattheum, c. V, 3 : « Ista merita (beatitudinum) vel sunt actus donorum, vel actus virtutum secundum quod perficiuntur a donis. » A la suite de saint Augustin, saint Thomas indique dans ce Commentaire sur saint Matthieu (ch. V) quel don correspond à chaque béatitude. Il le fait aussi dans la Somme Théologique, là où il parle de chacun des sept dons en particulier. Nous résumerons ici cet enseignement.
[10]
Luc, VI, 25.
[11]
Dialogue, ch. 89.
[12]
Jean, VII, 38.
[13]
S. Thomas, in Matth., V, 6, dit : « Vult Dominus quod ita, anhelemus ad istam justitiam, quod numquam quasi satiemur in vita ista, sicut avarus numquam satiatur
Saturabuntur in æterna visione
et in praesenti in bonis spiritualibus
Quando homines sunt in peccato, non sentiunt famem spiritualem, sed quando dimittunt peccata, tunc sentiunt. »
[14]
Cf. Ia IIae, q. 69, a. 2.
[15]
Ia IIae, q. 69, a. 2, et in Matth., V, 1 sqq.
[16]
Vie, ch. XXXI ; Obras, t. 1, p. 257.
[17]
Chemin de la perfection
[18] Cf. S. Augustin : In Sermonem Domini in monte (Matth., V). Item De quantitate animae, 1. I, c. 33 ; Confessiones, IX, c. 10 ; Soliloquia, I, c. 1, 12, 13.