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L’unique personnalitÉ du Christ

PAR Fr. RÉG. GARRIGOU-LAGRANGE O. P.

 

Tout chrétien croit fermement que Jésus est véritablement homme, véritablement Dieu, qu’en lui la nature divine et la nature humaine sont distinctes, mais qu’il n’y a en lui qu’une personne, celle du Verbe fait chair, Fils unique de Dieu fait homme. Il a dit en effet (Jo. XIV, 6) : « Je suis la voie, la vérité et la vie » ; c’est à dire : je suis la voie comme homme : mais Dieu seul peut dire : je suis la vérité et la vie. Une créature intellectuelle peut avoir la vérité et la vie, mais elle ne peut pas être la vérité, ni la vie. I,e vrai, c’est ce qui est, et Dieu seul qui est l’Etre même, peut être la Vérité et la Vie. Tel est l’enseignement des Conciles, en particulier du Concile de Chalcédoine (451) dont on vient de célébrer le XVe anniversaire. Il affirme très nettement contre le monophysisme les deux natures du Christ, chacune avec ses propriétés (Denz. 148) comme le Concile d’Ephèse, (Denz. 112-118) avait affirmé l’unité de personne  contre les Nestoriens.

C’est là un mystère essentiellement surnaturel, inaccessible à la raison, mais celle-ci éclairée par la foi peut en obtenir une certaine intelligence, très fructueuse pour la vie intérieure. Encore faut-il conserver l’énoncé exact de ce mystère, tel que les Conciles l’ont formulé.

 

 

COMMENT CETTE QUESTION A REPARU DERNIÈREMENT

 

Ces derniers temps quelques écrivains en reconnaissant qu’il n’ y a en Jésus qu’une seule personnalité ontologique (dans l’ordre de l’être substantiel) celle du Verbe fait chair, ont admis en lui une personnalité psychologique humaine (ou conscience humaine de soi) et une personnalité morale humaine (ou libre maîtrise de soi par sa liberté humaine). Cette personnalité humaine, psychologique et morale, Jésus l’aurait affirmée en disant : « Je suis la voie » Jo. XIV, 6, « Je me sacrifie pour eux (les apôtres) afin qu’eux aussi soient sanctifiés en vérité ». Jo. XVII, 19. - Dans le même sens quelques uns ont parlé non pas seulement de l’humanitas assumpta, de l’humanité assumée par le Verbe, mais de l’homo assumptus comme si le Verbe avait assumé une personne humaine, ou au moins un individu humain. Quelques uns ont même dit : de la Bienheureuse Vierge Marie est né l’homo assumptus ; le nom de Jésus-Christ signifie proprement l’homo assumptus, l’ homo assumptus est le principe autonome de son activité sur laquelle le Verbe n’influe pas personnellement ; l’homo assumptus est quelqu’un et non pas seulement la nature humaine assumée ; ce n’est pas le Verbe qui prie et adore, mais c’est l’homo assumptus ; c’est lui qui est médiateur et prêtre.

En parlant ainsi on maintient sans doute l’unique personnalité ontologique et divine du Christ, mais elle semble perdre toute influence sur l’activité méritoire et satisfactoire du Sauveur, tandis que sa personnalité concrète paraît être ce qu’on appelle sa personnalité humaine psychologique et morale. et ainsi, sans le vouloir, on se rapproche du Nestorianisme, qui admettait deux personnes en Jésus-Christ, de telle sorte que le Verbe habiterait en l’homme-Jésus comme il habite dans les justes, mais d’une manière plus intime et plus haute.

Cette nouvelle conception de la personnalité du Christ a été condamnée par un décret du Saint Office du 27 Juin 1951 publié par l’Osservatore Romano le 19 juillet 1951, avec article explicatif du R.me Père M. Browne, Maître du Sacré Palais.

A ce même sujet l’Encyclique Sempiternus Rex, à propos du XVe centenaire du Concile de Chalcédoine, 8 septembre 1951, s’exprime aussi :

« Quamvis nihil prohibeat quominus humanitas Christi, etiam psychologica via ac ratione, altius investigetur, tamen in arduis huius generis studiis non desunt qui plus aequo vetera linquant, ut nova astruant et auctoritate ac definitione Chalcedonensis Concilii perperam utantur, ut a se elucubrata suffulciant.

« Hi humanae Christi naturae statum et conditionem ita provehunt ut eadem reputari videatur subiectum quoddam sui iuris, quasi in ipsius persona Verbi non subsistat. At Chalcedonense Concilium, Ephesimo prorsus congruens, lucide asserit Utramque Redemptoris nostri naturam " in unam Personam atque subsistentiam " convenire vetatque duo in Christo poni individua, ita ut aliquis " Homo assumptus " integrae autonomiae compos, penes Verbum collocetur » (1).

Comme l’a noté le R.me Père Browne, art. cit., S. Thomas avait donné à ce sujet un avertissement très significatif (cf. III. Summam theol. q. IV, a. 3 ad Im) à propos de ces paroles de S. Augustin : « Filius Dei hominem assumpsit- et in illo humana perpessus est » (de Agone christiano, c. II). Saint Thomas avait dit : « Huiusmodi locutiones non sunt extendendae tanquam propriae, sed pie sunt exponendae, ubicumque a sacris Doctoribus ponuntur ; ut dicamus hominem assumptum quia eius natura est assumpta et quia assumptio terminata est ad hoc, ut Filius Dei sit homo ». Cela doit s’expliquer par le principe invoqué ibid. in corpore articuli : « illud quod assumptur, non est terminus assumptionis, sed assumptioni praeintelligitur. . Et ideo non est proprie dictum, quod Filius Dei assumpsit hominem, supponendo (sicut rei veritas se habet) quod in Christo sit tantum unum suppositum, et una hypostasis » - Cf. etiam S. Thomm Comm. in Epist ad Ephesios, c. IV, I0, lect 3 circa haec verba S. Pauli : « Qui descendit (de coelo) ipse est qui ascendit super omnes coelos, ut adimpleret omnia ». Saint Thomas note : « In quo designatur unitas Personae Dei et hominis. Descendit enim, sicut dictum est, Filius Dei assumendo humanam naturam, ascendit autem Filius hominis secundum humanam naturam ad vitae immortalis sublimitatem. Et sic est idem Filius Dei qui descendit et Filius hominis qui ascendit » Cf. Jo. III, 13.

Pour mieux voir qu’il n’y a en Jésus qu’une seule personnalité, celle du Verbe fait chair, rappelons I° comment cette question s’est posée a l’époque du modernisme, 2° comment elle s’éclaire par la notion communément reçue de personne, et 30 comment la personnalité éminente des saints permet d’entrevoir de loin la Personnalité divine ou incréée du Sauveur.

(1) Acta Apost. Sed. 195I, p. 638. Citantur ibid. : Io I, 14, Philipp. II, 6-8 ; Gal. IV, 4, Io X, 30, XVI, 28 ; VI, 36 ; Ephes. IV, ro. S. Leo M; Sermo 30, P. L. 54,233.

 

COMMENT LA QUESTION S ’EST POSÉE A L’ÉPOQUE DU MODERNISME ?

 

 Je me rappelle qu’en 1904 j’allais assister dans un centre intellectuel à un cours de dogmatique sur l’Incarnation. Le professeur y exposait en latin ce qu’il faut entendre au point de vue métaphysique par la personnalité du Christ. La plupart des élèves n’écoutaient pas du tout et s’occupaient manifestement d’autre chose. A la fin du cours je dis à l’un d’eux : « Mais vous n’écoutez pas l’enseignement de la théologie sur l’Incarnation, comment pourrez-vous avoir une juste idée de ce mystère et de la personnalité du Christ ? En quoi consiste, selon vous, la personnalité ? ». Cet étudiant me répondit : « L’exposé métaphysique fait par les scolastiques qui nous parlent du suppôt, de la subsistence, et de la personnalité ontologique ne nous parait pas intelligible. Ces conceptions n’ont aucun intérêt pour nous ». - « Mais alors, lui dis-je, qu’est ce qui constitue selon vous la Personne  ? » - « C’est la conscience de soi » me dit-il. A quoi je lui répondis : « Mais la conscience de soi suppose le moi qui devient conscient de lui-même, et alors qu’est-ce que le moi ? ». L’étudiant ne répondit rien.

« Et puis, lui dis-je, combien y a-t-il de consciences de soi dans le Christ ? Il y en a deux : la conscience divine de soi et la conscience humaine de soi, comme il y a en lui l’intelligence divine et l’intelligence humaine. Et alors, si la personnalité est formellement constituée par la conscience de soi, il y a deux personnalités et par suite deux personnes en Jésus-Christ. On revient ainsi, sans le vouloir, au Nestorianisme ». L’étudiant me regarda fort surpris et ne dit plus rien. J’en interrogeais un autre de la même façon. Il me répondit que la personnalité humaine est formellement constituée par la liberté ou la libre maîtrise de soi. « Mais, lui dis-je, la libre maîtrise de soi, comme la conscience de soi, suppose le moi qui par l’exercice de sa liberté et de la vertu arrive à cette maîtrise, au « dominium suiipsius ». Et puis combien y a-t-il de libertés dans le Christ ? Il y en a deux : la liberté divine et la liberté humaine. Alors si la personnalité est formellement constituée par la liberté, il y a deux personnalités et par suite deux personnes en Jésus-Christ ; on revient ainsi par ignorance au Nestorianisme ». Ce deuxième étudiant me regarda aussi étonné que le premier sans trouver un mot à répondre.

 

LA PERSONNALITE EN GÉNÉRAL

 

Revenons, sans faire trop de métaphysique, a l’intelligence naturelle ou au sens commun, qui contient une ontologie rudimentaire dans l’usage qu’il fait du verbe être par rapport aux pronoms personnels : je suis, tu es, il est et aux adjectifs possessifs meus, tuus, suus. L’intelligence naturelle parvient rapidement à une notion de la personne, notion encore confuse, mais suffisante pour qu’on puisse parler avec vérité comme les Conciles de l’unique personne du Christ.

Pour ne pas fausser l’énoncé du mystère de l’Incarnation proposé à tous les fidèles, il faut se demander ce que notre intelligence naturelle entend par ce terme : une personne.

Or selon le sens commun, une personne c’est un sujet intelligent, conscient de lui-même et libre.

C’est d’abord, il faut y insister, un sujet (subiectum reale, suppositum), qui a une nature douée d’intelligence et de liberté. C’est un sujet qui peut dire : j’existe, je pense, j’ai conscience de moi même, je veux librement ceci ou cela ; je suis maître de mes actes. Aussi les théologiens admettent-ils généralement cette définition formulée par Boèce (in libro De duabus naturis, initio) « persona est rationalis naturae individua substantia » ; une personne est une substance individuelle qui a une nature raisonnable ; bref, c’est un sujet réel intelligent et libre. (Cf. S. Thomas, Summa Theol. la q. 29, a . i).

En ce sens on dit communément de tout homme, même d’un enfant, qu’il est une personne, on peut le dire aussi de tout ange, et la Révélation nous parle des trois personnes Divines. Le Père dit au Fils : « Filius meus es tu, ego hodie genui te » Ps. Il, 7. « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum unigenitum daret » Jo. III, 16 Père et Fils sont des noms personnels. Chacune des trois Personnes divines est, selon la Révélation , un sujet intelligent et libre, un moi, bien qu’elles aient une seule et même nature divine et par suite une seule et même intelligence, une seule et même volonté libre.

Par le mot « personne » ou son équivalent dans les différentes langues nous entendons tous un sujet intelligent et libre. (C’est à cela qu’il faut toujours revenir pour ne pas se perdre en des subtilités peu fondées).

Or en Jésus-Christ, selon son témoignage, il n’y a qu’un seul sujet intelligent et libre, un seul moi, bien qu’il y ait en lui deux natures (la nature divine et la nature humaine) et par suite deux intelligences, deux consciences et deux libertés.

C’est ce que signifie le mystère : Jésus est véritablement Dieu et véritablement homme, parce qu’il possède les deux natures en l’unité d’une seule personne, d’un seul sujet, d’un seul moi, celui du Verbe fait chair.

Mais cette union si intime reste impénétrable, elle dépasse non seulement l’ordre des natures créées et créables, mais l’ordre de la grâce et de la gloire, elle constitue un Ordre à part, l’Ordre hy postatique. La possibilité intrinsèque de cette union toute surnaturelle dépasse la sphère du démontrable ; elle ne peut être ni prouvée, ni improuvée, on en donne des raisons de convenance qui peuvent toujours être approfondies davantage, et l’on ne peut élever contre elle aucune objection insoluble (« obiectiones sunt aut evidenter falsae, aut non necessariae, non cogentes » dit S. Thomas in Boet. de Trin, q. 2, a . 3).

Pour avoir une certaine intelligence de l’unique personnalité du Christ, il faut s’élever progressivement vers elle, en considérant les personnalités créées les plus hautes.

 

LA PERSONNALITÉ DES SAINTS FAIT ENTREVOIR DE LOIN CELLE DU SAUVEUR

 

Pour saisir ce qui constitue les personnalités supérieures, il faut se rappeler ce qu’est, par opposition à la fausse personnalité faite d’orgueil plus ou moins subtil, le vrai développement de la personnalité des saints, qui permet d’entrevoir de loin celle du Sauveur. Ici les actes de la vie intérieure manifestent le fondement ontologique, le centre d’où ils procèdent.

La fausse personnalité consiste dans une soi-disant indépendance à l’égard de tout et de Dieu même. Elle méprise les vertus dites passives d’obéissance, d’humilité, de patience, de douceur, elle n’est qu’insubordination et orgueil et elle se trouve pleinement réalisée dans le démon, dans sa devise : « non serviam ».

Par opposition, le plein développement de la vraie personnalité consiste à se rendre sans doute de plus en plus indépendant des choses inférieures et de toutes les déviations de l’esprit et du cceur, mais aussi de plus en plus dépendant de la vérité et du bien, surtout de la vérité suprême et du souverain bien. C’est ce qui se constate chez l’homme de bien, et dans l’ordre intellectuel chez l’homme de génie vraiment fidèle à l’inspiration supérieure qu’il a reçue.

Mais au dessus de l’homme de bien et de l’homme de génie, seuls les saints ont vraiment compris que le plein développement de la personnalité consiste à la perdre en quelque sorte en Dieu, a s’effacer devant Lui pour qu’ Il règne de plus en plus profondément en nous. En cela les saints nous font entrevoir de loin la personnalité unique de Jésus.

Le saint, pour détruire en lui tout égoïsme et tout orgueil, cherche à substituer dans son intelligence à son jugement propre le jugement de Dieu, à ses petites idées personnelles les maximes de Dieu reçues par la foi ; il cherche à substituer dans sa volonté à l’amour égoïste de lui-même l’amour de Dieu et des âmes en Dieu, à sa volonté propre la volonté de Dieu, à agir non pas pour lui-même mais pour Dieu. .Il devient ainsi, au sens fort du mot, un serviteur de Dieu , dit l’Église, comme notre main est la servante de notre volonté.

Le saint comprend que Dieu doit lui devenir un autre moi, « alter ego » plus intime à lui-même que son propre moi. Il abdique toute personnalité, toute indépendance à l’égard de Dieu. Il finit par dire comme Saint Paul, « Je vis, mais non, ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi » Gal II, 2o.

En mourant ainsi à lui-même pour laisser Dieu vivre en lui, le saint trouve une impersonnalité supérieure, qui est une participation éminente de l’indépendance de Dieu à l’égard de tout le créé. Cela se vérifie en tous les saints si différents soient-ils, en St Pierre, St Jean, St Paul, St Augustin, St Thomas, St Vincent de Paul, dans le Saint Curé d’Ars. On sent qu’ils ont l’âme pleine de Dieu et ils le donnent aux autres. D’autre part Dieu, qui est la bonté même, se communique de plus en plus intimement, lorsque les âmes s’ouvrent à Lui.

Le saint semble avoir perdu en quelque sorte sa personnalité en Dieu, et pourtant, si élevé soit-il, il reste une créature infiniment inférieure à Dieu.

 

LA PERSONNALITÉ DIVINE ET UNIQUE DU JÉSUS

 

Ira personnalité du Sauveur nous apparaît comme le sommet inaccessible dont se rapproche la personnalité des saints sans l’atteindre jamais.

En Jésus ce n’est pas seulement le jugement propre de l’homme et ses petites idées personnelles qui sont remplacées par le jugement de Dieu ; ce n’est pas seulement la volonté propre de l’homme qui est remplacée par celle de Dieu ; mais à la racine de l’intelligence et de la volonté humaines de Jésus, à la racine de sa sainte âme il n’y a pas de moi humain.

Sa sainte âme n’a pas été seulement créée par Dieu, béatifiée par Lui, mais elle est l’âme du Fils de Dieu fait homme. Il y a en lui un seul sujet des deux natures, un seul moi, bien qu’il ait deux intelligences, deux consciences, deux libertés.

On ne peut pas parler du moi humain de Jésus, de sa personnalité humaine psychologique et morale, car une personnalité humaine psychologique et morale suppose toujours une personnalité humaine ontologique, laquelle n’existe pas dans le Sauveur. Il n’y pas en lui deux moi, mais un seul, et chaque fois qu’il dit Ego, il s’agit du moi du Verbe chair, qui opère soit par nature divine lorsqu’il conserve les créatures dans l’existence, soit par sa nature humaine lorqu’ils obéit, qu’il mérite etc. Il s’agit toujours de l’unique moi du Verbe quand il dit : Ego et Pater unum sumus, Jo. X, 30 ; Ego sum via, veritas et vita, Jo. XIV, 6. Amen, Amen dico vobis, antequam Abraham fieret, ego sum, Jo. VIII, 58. Qui non est mecum contra me est, Mt. XII, 30. Qui amat patrem aut matrem plus quam me, non est me dignus, Mt. X, 37. Qui credit in me, habet vitam aeternam. Jo. VI, 47.

Ce moi de Jésus est le moi souverainement adorable du Fils de Dieu. C’est cette personnalité incomparablement supérieure à toutes celles dont l’histoire a gardé le souvenir, qui donne une valeur strictement infinie à tous les mérites du Sauveur et aux souffrances satisfactoires qu’il a acceptées et offertes pour notre salut, de telle sorte que le moindre de ses actes méritoites et satisfactoires avait une valeur surabondante, « qui plaisait plus à Dieu, dit S. Thomas, que tous les crimes et les péchés réunis ne lui déplaisent » (III.a, q. 48, a . 2).

On enseigne communément en théologie qu’en Jésus le principe qui agit par sa nature humaine, c’est la personne du Verbe : principium quod in eo operatur per naturam humanam et facultates humanas est Persona Verbi incarnati. Ce n’est pas sa nature humaine qui agit : c’est le Verbe fait chair. Ce n’est pas sa sainte âme qui mérite, qui satisfait pour nous, c’est le Verbe incréé par la sainte âme qu’il a assumée, par l’humanité qu’il a prise pour notre salut. Et alors chaque fois qu’il dit moi dans l’Évangile, il s’agit de la personnalité divine du Verbe, qu’elle s’attribue soit ce qui convient à la nature divine, soit ce qui convient à la nature humaine, par ex. Je suis la voie (comme homme) la vérité et la vie (comme Dieu).

Il n’y a pas en Jésus une personnalité humaine psychologique et morale subordonnée à sa personnalité ontologique, proprement dite et divine.

Sans doute le Sauveur, au dessous de la conscience divine de sa personnalité, a une conscience       humaine de soi, mais cette conscience ne constitue pas une personnalité humaine psychologique ; elle est trop haute pour cela, car le moi qui est l’objet de cette conscience humaine n’est pas un moi humain, comme en nous, mais le moi divin et incréé du Verbe fait chair, son unique moi. Aussi, nous allons le dire, cette conscience humaine doit être surnaturelle comme son objet.

De même Jésus a, au dessous de sa liberté divine, sa liberté humaine par laquelle il est maître de soi et de ses actes humains ; mais cette « maîtrise de soi », ne constitue pas une personnalité hu maine d’ordre moral, elle est trop haute pour cela, car le moi ou le soi, dont il est ici question, est le moi unique du Verbe fait chair, qui est (principium quod) maître de ses actes humains par sa liberté humaine, comme il est maître de ses actes libres divins par sa liberté divine.

Ce que certains auteurs ont appelé parfois pour abréger « la personnalité humaine psychologique et morale de Jésus, c’est la manifestation humaine psychologique et morale de l’unique personnalité ontologique du Verbe fait chair ». Les expressions trop abrégées conduisent à des erreurs, comme lorsqu’on parle de « l’annulation d’un mariage » pour dire : « déclaration de la nullité de ce mariage, qui n’a jamais été valide ».

 

COMMENT JÉSUS A-T-IL UNE CONSCIENCE HUMAINE DE SA PERSONNALITÉ DIVINE ?

 

Cette personnalité divine étant essentiellement surnaturelle ne peut être naturellement connue ; ce qui est essentiellement surnaturel, comme l’essence de Dieu, sa vie intime, les relations trinitaires, ne peut être connu par les forces naturelles d’aucune intelligence créée ou créable : id quod est supernaturale quoad substantiam vel essentiam est supernaturale quoad cognoscibilitatem, quia verum et ens convertuntur. Le vrai c’est ce qui est, c’est l’être intelligible connu, le vrai est une propriété de l’être en tant que l’être est intelligible et connu. Si le miracle est naturellemnt connaissable, c’est qu’il n’est surnaturel que par le mode de sa production, non pas par l’essence même de l’effet produit ; par ex. la résurrection d’un mort lui rend surnaturellement, non pas la vie surnaturelle, mais la vie naturelle végétative et sensitive.

Les anges eux mêmes ne peuvent voir l’essence divine que s’ils ont reçu la lumière de gloire qui est essentiellement surnaturelle d’une surnaturalité très supérieure à celle du miracle. De plus un ange qui n’aurait pas encore la vision béatifique ne pourrait pas avoir la certitude absolue d’être en état de grâce sans une révélation spéciale. Et nous viatores nous ne pouvons atteindre obscurément les mystères surnaturels révélés que si nous avons reçu le don essentiellement surnaturel de la foi infuse.

Mais Jésus comme homme (on l’établit en théologie, cf. S. Thomas III, q. 9, a . 2, q. 10, a . 1-4) avait reçu non pas la foi infuse mais la lumière de gloire, principe de la vision béatifique, qui est essentiellement surnaturelle. Or la vision béatifique est une connaissance intellectuelle, - non pas abstraite mais expérimentale, qui se termine à l’essence divine réellement présente, sans l’intermédiaire d’aucune représentation créée (cf. S. Thomas I, q. 12, a . 2). Donc Jésus par la vision béatifique avait sur terre conscience de sa personnalité divine, qui n’est pas réellement distincte de l’essence divine. Par son intelligence humaine éclairée par la lumière de gloire, il voyait et il voit toujours immédiatement que sa personnalité divine ou incréée termine et possède très intimement et indissolublement sa nature humaine. Le mystère de l’Incarnation était dès ici-bas parfaitement lumineux pour son intelligence humaine ainsi surélevée.

De plus il avait les dons d’intelligence et de sagesse qui lui donnaient sous une inspiration spéciale du Saint-Esprit une connaissance expérimentale des choses divines, et donc du mystère de l’Incarnation et de ses suites.

Les théologiens admettent généralement que si Jésus n’avait pas eu, en sa vie terrestre, la vision béatifique il n’aurait pas eu à proprement parler conscience de sa personnalité divine, il en aurait eu seulement la foi éclairée par les dons du Saint-Esprit ; et il n’aurait pas dit : « scio unde veni » (Jo. VIII, I4), mais « credo unde veni ». Il aurait cru à sa divinité comme les justes sur terre, par la foi éclairée par les dons, croient à l’habitation de la Sainte Trinité en toute personne en état de grâce, et recoivent, dans l’obscurité de la foi, le témoignage qu’ils sont enfants de Dieu (Rom. VIII, 16) par l’affection filiale que le Saint-Esprit leur inspire (cf. S. Thomas in Ep. Rom. VIII, 16) (1).

Si le Christ n’avait pas eu sur terre la vision béatifique, il n’aurait pas eu dans son intelligence humaine la conscience proprement dite d’être le Fils unique de Dieu fait homme ; mais il aurait eu seulement conscience de soi en tant que la personnalité incréée du Verbe exerçait en lui l’influence qu’aurait eue la personalité humaine ontologique si elle avait existé en lui. Cela n’eut pas été une conscience humaine de sa personnalité divine comme divine ou incréée. En d’autres termes il n’aurait pas eu conscience de sa divinité, ni de sa personnalité incréée ; mais seulement de sa personnalité divine « in quantum gerit vices personalitatis ontologicae humanae ».

 

LA COMPENETRATION DES DEUX INTELLIGENCES DU CHRIST

 

Jésus par son intelligence divine avait et a toujours une vision non seulement intuitive, mais compréhensive de l’essence divine, c’est à dire qu’il la connaît autant qu’elle est connaissable, infiniment (modo infinito). De même par son intelligence divine il voyait de façon compréhensive sa personnalité incréée, et sa sainte âme et son intelligence humaine élevée par la lumière de gloire. Donc par son intelligence divine il connaissait immédiatement et autant qu’elle est connaissable son intelligence humaine, beaucoup mieux qu’elle ne se connaît elle-même.

D’autre part l’intelligence humaine de Jésus, élevée par la lumière de gloire, voyait et voit toujours immédiatement (sans l’intermédiaire d’aucune représentation créée) son intelligence divine.

Il y avait donc une compénétration aussi intime que possible de ses deux intelligences, quoique son intelligence humaine restât très inférieure comme intelligence créée à son intelligence incréée. elles restent toujours réellement distinctes et infiniment distantes, mais pourtant se compénètrent, un peu comme l’air et la lumière. Cette compénétration assurait et assure toujours admirablement l’unité ou mieux l’union psychologique des deux intelligences du Sauveur. Il n’y a jamais eu une compénétration pareille de deux intelligences, et sa racine est manifestement l’unité de la personne du Verbe fait chair ( [1] ).

 

 

LA COMPÉNÉTRATION DES DEUX VOLONTÉS DU CHRIST

 

Jésus par sa volonté humaine a toujours voulu se conformer pleinement à sa volonté divine. On ne saurait concevoir une plus intime et plus constante union de ces deux volontés. Elle a commencé dès l’instant où l’âme de Jésus a été créée et unie personnellement au Verbe, lorsqu’il a dit à son Père : « Me voici, je viens ô Dieu, pour faire votre volonté »., Hebr. X, 7, 9, Ps. XXXIX, 8. Cette oblation n’a jamais été interrompue pendant la vie terrestre du Sauveur (même pendant son sommeil, grâce à sa science infuse et à la vision béatifique) ; elle a été incessante et après le Consummatum est elle dure sans fin dans « le Christ toujours vivant pour intercéder pour nous » (Hebr. VII, 25, Rom. VIII 34).

On peut donc parler d’une compénétration du vouloir divin et du vouloir humain de Jésus-Christ. Cette compénétration assurait sur terre,et assure toujours au ciel l’union morale et spirituelle des deux volontés du Sauveur, qui restent pourtant très distinctes et même infiniment distantes l’une de l’autre : ainsi l’eau pénètre l’éponge, et le feu pénètre le fer incandescent. Il n’y a jamais eu une compénétration pareille de deux volontés libres, compénétration dont la racine est l’unité de la personne du Verbe fait chair.

 

LA PERSONNALITÉ ONTOLOGIQUE CRÉÉE EST-ELLE L’EXISTENCE MÊME DE LA PERSONNE CRÉEE  ? N’EST-CE PAS PLUTÔT CE QUI CONSTITUE LE SUJET PERSONNEL COMME SUJET ?

 

Revenons, pour terminer, à la personnalité ontologique créée, qui permet de connaître analogiquement la personnalité incréée de chacune des trois Personnes divines.

Quelques théologiens, comme le Cardinal Billot et ses disciples, admettent que la personnalité ontologique créée, de Pierre par ex. est l’existence réelle de Pierre.

Les thomistes n’admettent généralement pas cette opinion, car selon Saint Thomas, comme l’essence créée (de l’homme par exemple) n’est  pas son existence, puisqu’elle peut ne pas exister ;la personne créée (de Pierre par exemple) n’est pas non plus son existence, car elle peut ne pas exister. « Nulla creatura est suum esse, nulla persona creata est suum esse, sic creatura distinguitur a Deo, solus Deus est suum esse ».

Avant la considération de notre esprit, la personne de Pierre (constituée formellement par sa propre personnalité) n’est pas son existence, elle en est réellement distincte. Et alors l’existence créée ne peut pas constituer formellement la personne de Pierre.

C’est pourquoi S. Thomas dit, IIIa, q.17, a. 2, ad Im : « Esse consequitur naturam non sicut habentem esse, sed sicut qua aliquid est ; personam autem consequitur sicut habentem esse » id autem quod sequitur personam, non formaliter constituit eam, sicut id quod sequitur naturam, non formaliter eam constituit. C. Gentes, l. II, c. 52 : « In substantiis intellectualibus creatis differt esse et quod est » ; quod est significat suppositum ; solus Deus est suum esse ». - Item Quodlibet 2, q. 2, a . 4 « Esse non est de ratione suppositi » creati. Unde sicut persona Petri non est suum esse, ita personalitas Petri, formaliter constituens personam Petri, non est ipsum esse Petri : Item Ia, q. 39, a . 3, ad 4m. « Forma significata per hoc nomen persona, non est essentia, vel natura, sed personalitas » ; s. Thomas non dicit quod est esse. quia persona creata non est suum esse. Item I Sent., dist. 23, q. 1, a . 4. ad 4m. III Sent., d. 5, q. 3. a . 3., c. et ad 3m. Enfin si la personnalité créée était formellement constituée par l’existence (esse), il faudrait dire analogiquement qu’il y a dans la Trinité trois existences relatives ; or saint Thomas dit et montre que « Tres Personae non habent nisi unum esse » IIIa, q. 17, a . 2, ad 3m.

La personnalité ontologique créée de Pierre n’est pas l’existence contingente de celui-ci ; c’est ce qui constitue formellement Pierre comme sujet réel (suppositum), sujet de tout ce qui lui est attribué : sujet de sa nature, de son existence, de ses opérations, etc. La personne est un sujet réel intelligent et libre, et la personnalité créée est ce qui constitue ce sujet, comme moi, toi, lui, c’est ce qu’exprime le pronom personnel je, quand je dis : j’existe, je pense, j’ai conscience de moi, je suis libre. C’est le principe radical de possession, par lequel je possède tout ce qui m’est attribué. Personalitas est id quo aliquis est subiectum quod est, quod operatur, quod est sui conscium et sui iuris.

Et quand il s’agit de la personnalité incréée du Verbe fait chair les théologiens disent communément : « persona Verbi incarnati erat principium quod operationum suarum theandricarum quae proinde habebant valorem infinitum ad merendum et satisfaciendum pro nobis ; natura eius humana et facultates eius humanae erant principium quo tales operationes producebat » (1).

Pour conclure au sujet de l’unique personnalité du Christ nous dirons : Puisque la personnalité ontologique ou personnalité proprement dite du Sauveur est unique et incréée, on ne peut dire qu’il y a en lui une personnalité humaine psychologique et morale, car en lui la conscience humaine du moi n’est pas la conscience d’un moi humain. De même le moi qui en lui est maître de soi par sa liberté humaine n’est pas un moi humain, mais le moi divin du Verbe fait chair. et par suite chaque fois que dans l’Évangile Jésus dit moi , il ne s’agit pas d’un moi humain, mais du moi divin du Fils unique de :Dieu, qui opère (ut principium quod) soit par sa nature divine, soit par sa nature humaine. Ainsi comme Dieu il conserve, avec le Père et le Saint-Esprit, toutes les créatures dans l’existence, et Jésus comme homme adore, prie, mérite, satisfait, obéit ; produit les actes qui procèdent de ses facultés humaines comme d’un principe prochain ; mais le principe radical qui agit principium quod operatur, c’est le Verbe fait chair, qui donne une valeur infinie à tous ses actes théandriques.

Ainsi seulement est sauvegardée l’unité de personne du Christ malgré la distinction réelle et la distance sans mesure des deux natures. C’est manifestement la doctrine de l’Église au dessus des deux déviations contraires du monophysisme et du nestorianisme. On nous parlait récemment des richesses de la personnalité humaine psychologique et morale du Christ comme si la théologie ne les avait pas encore attentivement considérées. Ces richesses n’ont jamais été méconnues par les grands théologiens notamment par S. Thomas, mais il les attribuait non pas à la personnalité humaine psychologique et morale, mais à la sainte âme du Sauveur, à sa sainte humanité, comme au principe quo d’opération, et il les attribuait au Verbe fait chair comme au principe quod, qui donnait à tous ces actes une valeur infinie. Il suffit pour s’en rendre compte de lire tout ce qu’a écrit Saint Thomas dans sa Somme théologique IIIa, q. q. jusqu’a la fin du traité de Christo Salvatore, c’est à dire jusqu’à la question 59 (de natura assumpta, de coassumptis, de consequentibus ad unionem hypostaticam, de meritis Christi, de eius oratione, sacerdotio, de passione Christi, de triplici eius victoria de daemone, de peccato, de morte ; de Christo iudice, rege et capite totius corporis mystici).

Cette doctrine de l’unique personnalité du Sauveur se trouve exprimée en ces paroles du Sauveur (Io. XIV, 6) : « Je suis la voie, la vérité, et la vie » c’est à dire : je suis la voie, comme homme ; je suis la vérité et la vie comme Dieu : une créature peut avoir la vérité et la vie, mais Dieu seul, qui est l’Etre même, peut être la vérité et la vie.

 



[1] Dans la Sainte Trinité il n’ y a pas compénetration de trois intelligences, car l’ intelligence divine est commune aux trois Personnes. Seul le Père engendre ou dit son Verbe, mais les trois Personnes divines connaissent par la même intellection essentielle, cf St Thomas I., qu 34 a 1 ad 3m.