Prémystique naturelle
et mystique surnaturelle
Par Garrigou-Lagrange
(Etudes Carmélitaines, vol. II)
On parle beaucoup actuellement de quelques « mystiques du dehors », qui, sans appartenir visiblement à la véritable Église du Christ, auraient eu la vie de la grâce et de la charité au degré supérieur qui caractérise la vie mystique.
De ce point de vue sont écrites les études de Louis Massignon
[1]
, dAsin Palacios
[2]
sur lIslam. Ces travaux, qui apportent surtout des documents, demandent à être examinés avec soin, et leurs auteurs, croyons-nous, naccepteraient pas les conclusions générales que certains ont cru pouvoir en tirer.
M. Émile Dermenghem, dans un ouvrage récent
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, va beaucoup plus loin queux. Il écrivait même en I930 au sujet de plusieurs mystiques musulmans étudiés ces dernières années : « Tous ces çoufis, penseurs, poètes ou saints ont exprimé la grande expérience mystique : mourir au monde pour vivre en Dieu, en des formules saisissantes et analogues à celles des Pères, des Docteurs et des mystiques chrétiens et souvent aussi des Védantins hindous. Ce qui confirmerait la thèse de R. Guénon sur luniversalité de la tradition : « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, selon la formule catholique. Ils ne cessent de répéter avec les scolastiques que les créatures nont dautre être que celui quelles tiennent de Dieu, et avec saint Paul que cest en lui que nous avons la vie, le mouvement et lêtre.
[4]
»
A ce sujet le Père Élisée de la Nativité faisait ici-même
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cette juste remarque : « Nous ne savons ce que Dermenghem veut entendre par grande expérience mystique ; en tout cas, jamais lÉglise ne prendra comme critère unique de la vérité cette universalité de la tradition. »
*
* *
Dautre part des rationalistes et des survivants du modernisme sefforcent de ramener même lexpérience surnaturelle décrite par saint jean de la Croix à la mystique naturelle qui se retrouve à des degrés divers dans toutes les religions et qui, à leur point de vue, est supérieure à tout Credo. De la sorte, la révélation des mystères du salut, telle quelle est proposée par lÉglise, la personne même de Notre-Seigneur, son exemple, les sacrements institués par lui napporteraient rien dessentiel au catholique, mais seulement une plus grande sécurité, lessentiel étant ailleurs et au-dessus : dans une expérience mystique, qui se retrouverait chez les âmes les plus intérieures de toutes les religions, et qui ne serait autre que lépanouissement naturel du sentiment religieux.
Cette question, aux yeux du théologien, est une des formes les plus délicates du problème déjà très difficile du salut des infidèles, et elle se pose de plus en plus aujourdhui
[6]
.
Pour peu quon dévie de la vraie route, on incline vers des erreurs diamétralement opposées, quil est bon de rappeler au début de toute recherche. Dans la première partie de cette étude, nous verrons comment se pose le problème, son importance et ses difficultés ; dans la seconde, nous essaierons dénoncer les principes qui peuvent permettre de le résoudre.
Tout le monde connaît les deux positions radicalement contraires lune à lautre, que lÉglise a repoussées comme de graves erreurs ; lune delles est plus quune hérésie, elle ne choisit pas dans le dépôt de la Révélation ce quelle veut garder, elle nie toute révélation surnaturelle.
Dune part en effet le naturalisme, tel quon le trouve formulé par exemple chez Spinoza et ses successeurs, nie absolument lordre surnaturel, et le miracle et la vie de la grâce ; il ne voit dès lors dans les différentes religions que lévolution naturelle du sentiment religieux. Le modernisme arrivait aussi à cette conclusion en renouvelant et en augmentant lerreur pélagienne
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. De ce point de vue, le catholicisme est tout, au plus la forme la plus élevée de lévolution du sentiment religieux, et la mystique dont parle saint Jean de la Croix est une forme intéressante de la mystique naturelle, qui ailleurs sexprime en un langage panthéistique comme en Orient chez les bouddhistes, ou parmi les occidentaux chez des théosophes qui sinspirent de Jacob Boehme ou de la seconde philosophie de Schelling.
Lextrême opposé au naturalisme nest autre que le pseudo-surnaturalisme qui apparut sous des formes variées chez les prédestinatiens, chez Wiclef, chez les protestants et les jansénistes ; tous ont soutenu que, par suite du péché originel, la nature humaine est si corrompue, que tous les actes des infidèles sont des péchés, et leurs vertus apparentes des vices splendides, qui procèdent de lamour propre et de lorgueil.
Contre ces dernières erreurs, selon la doctrine catholique, la prédestination nest pas nécessaire pour accomplir des actions même excellentes, ni la grâce sanctifiante, ni même la foi infuse ne sont requises pour faire une uvre moralement bonne (ad faciendum actum ethice bonum), comme payer ses dettes, donner quelques bons principes à ses enfants. Lhomme déchu peut même, sans la grâce, avoir un certain amour inefficace de Dieu auteur de la nature, amour fait dadmiration et de velléité, qui peuvent inspirer à une âme naturellement poétique des pages pleines de lyrisme sur les perfections divines. Les païens peuvent ainsi sans là grâce accomplir certains actes moralement bons ; ils sont aussi visités par la grâce actuelle, avec le secours de laquelle ils peuvent faire certains actes salutaires, qui les disposent à recevoir la grâce habituelle, principe radical des actes non seulement salutaires, mais méritoires. « Facienti quod in se est (cum auxilio gratiae actualis) Deus non denegat gratiam (habitualem)
[8]
».
Pie IX dit, en effet, que ceux qui ignorent invinciblement ou sans faute de leur part, la vraie religion, mais qui font ce qui est en leur pouvoir pour observer la loi naturelle, peuvent par une illumination et une grâce de Dieu parvenir aux actes surnaturels de foi et de charité nécessaires au salut, peuvent en dautres termes recevoir la vie de la grâce, germe de la gloire et être sauvés
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. Ces hommes « de bonne volonté » au sens théologique de lexpression, appartiennent ainsi, comme le disent assez généralement les théologiens, à lâme de lÉglise
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.
On voit comment la doctrine catholique sélève ainsi au-dessus des erreurs diamétralement opposées du naturalisme, qui nie lordre de la grâce, et du pseudo-surnaturalisme étroit, qui nie que Dieu veuille offrir à tous les adultes la grâce suffisante pour laccomplissement des préceptes nécessaire au salut.
Mais cependant il reste un grand mystère, celui de la prédestination, et cest une très grande grâce dappartenir visiblement à lÉglise, de bénéficier de son enseignement infaillible, du saint sacrifice de la messe et des sacrements. Doù la nécessité des missions.
Sil y a eu et sil y a encore des erreurs diamétralement opposées au sujet du salut des infidèles, on peut distinguer, dans les limites de lorthodoxie, deux tendances assez diverses au sujet de ceux quon a appelés les mystiques de dehors.
Certains inclinent à penser que la grâce sanctifiante, la foi et la charité infuses pouvant exister dans des âmes qui nappartiennent pas visiblement à lÉglise, on peut aussi trouver en elles, plus fréquemment quon ne la dit jusquici, la vie mystique, surtout si lon reconnaît que celle-ci est lépanouissement normal de la vie de la grâce.
Cette tendance porte à admettre assez facilement que certains mystiques « du dehors » sont des mystiques « authentiques » et même parfois à parler de mystique musulmane, hindoue, juive, etc., comme sil sagissait, malgré les erreurs qui sy mêlent, dune mystique vraie. On est ainsi conduit à spécifier que tel ou tel de ces mystiques du dehors a eu des grâces surnaturelles authentiques, et même des grâces élevées, qui feraient penser, sinon à lunion transformante, à la VIIe Demeure de sainte Thérèse, du moins à celles qui la précèdent. Il est certain quil y a parfois des analogies frappantes, notées par M. L. Massignon et par M. Miguel Asin Palacios
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Mais, sous ces analogies, les questions de nature et dorigine restent très obscures, et, en matière si délicate, lexagération, contraire à toute prudence scientifique, deviendrait vite aussi dangereuse que facile. Sur ces frontières de la nature et de la grâce, nous touchons aux problèmes les plus ardus de la théologie et ceux qui les ont étudiés toute leur vie hésiteraient peut-être souvent à formuler une opinion. Sur les questions relatives aux limites de deux domaines, le jugement ne peut guère être quune résultante de la connaissance approfondie des deux domaines pris en soi.
*
* *
Aussi plusieurs esprits formulent-ils des réserves, qui aident à poser le problème plus profondément et qui en montrent mieux limportance.
Tout dabord, même en admettant que la vie mystique soit le plein épanouissement normal de la vie de la grâce, ce sommet quoique normal reste bel et bien un sommet. Et, par suite de la négligence, de la paresse spirituelle, du manque de générosité dans lépreuve et de docilité au Saint-Esprit, ce sommet est déjà bien rarement atteint dans lÉglise catholique, même dans les ordres religieux, bien quon y reçoive tant de lumières surnaturelles, tant dexemples, tant de grâces, en particulier par les sacrements, surtout par la communion quotidienne. A combien plus forte raison est-il difficile dy parvenir si lon est privé de ces multiples secours !
De plus, comme nous lécrivait récemment un missionnaire très au courant de ces questions, il est très facile, en choisissant bien et nest-ce pas sur des choix de ce genre quon se base ? de grouper un grand nombre de textes descriptifs de ces mystiques « du dehors » qui semblent sexprimer, avec une frappante similitude de termes, comme saint jean de la Croix sur lessentiel de la vie mystique. Et lon arrivera à ceci :
a) Pour tous : lessence de la contemplation est bien la connaissance générale, amoureuse, confuse, indistincte, « sans formes ni images » quenseigne le Docteur du Carmel.
b) Pour tous : la conduite pratique à tenir dans la contemplation est une sorte de « nada » universel, et consiste à « abstraire lentendement de toute notion particulière » (Montée du Carmel, l. II, c. XII), et à « vaquer à lattention amoureuse en Dieu, sans vouloir rien spécifier » (Vive Flamme, III, 3, § 6).
c) Pour tous enfin (et ceci est peut-être le plus remarquable) lapogée et la perfection de la vie mystique existe quand lâme, « transformée totalement en son Bien-Aimé », est devenue « Dieu par participation » (Cantique spirituel, XXII).
Il semble donc que toutes ces âmes, par quelque chemin quelles aient progressé, avec ou sans le secours de la doctrine infaillible et des sacrements de lÉglise visible, se rejoignent au sommet. Se rejoignent-elles vraiment ?
La question, on le voit, est des plus importantes :
Si, comme nous ladmettons, la même grâce sanctifiante est présupposée dans ces âmes diverses, il se trouve que, du point de vue exposé plus haut, tout semblerait se passer comme si cette grâce (avec la foi aux deux premières vérités de lordre surnaturel que Dieu, auteur du salut, existe et quil récompense les bonnes uvres, et avec la charité) suffisait pour parvenir même aux degrés élevés de lunion surnaturelle avec Dieu, sans quil soit nécessaire davoir la connaissance explicite du mystère de lIncarnation rédemptrice et de recevoir les sacrements. Cette foi explicite en la personne divine du Sauveur, ses exemples, les sacrements, les enseignements et les directions de lÉglise sembleraient dès lors napporter au catholique quun secours secondaire, pour ne pas dire accidentel, une plus grande sécurité, lessentiel étant ailleurs et au-dessus
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Bien plus, saint Jean de la Croix lui-même (qui, en réalité, cela va sans dire, fonde toute sa mystique sur la plénitude de la Révélation donnée par Notre-Seigneur, sur la connaissance explicite du mystère de la Croix perpétué sur lautel pendant la messe et sur les sacrements, en particulier sur lunion au Sauveur par la communion à la fois spirituelle et sacramentelle) ne semblerait-il pas, à la fin, définir et décrire la contemplation dune manière qui naurait plus rien de spécifiquement chrétien et catholique, par des notes et définitions dont, en fait, on se sert pour « reconnaître » et « authentifier » les mystiques du dehors ? Sauvegarderait-on ainsi suffisamment la parole de Jésus : « Je suis la voie, ici vérité et la vie »
[13]
?
La question ainsi posée est grave. En suivant la première tendance dont nous avons parlé et qui se présente sous des formes plus ou moins accentuées, narriverait-on pas, sous la poussée du syncrétisme actuel, à perdre peu à peu le sens de la vraie contemplation, qui est appelée par saint Paul, le sens du Christ (I Cor., II, 16) ? Cest la question que pose le missionnaire dont nous parlions plus haut.
On répondra sans doute : la doctrine de la foi implicite va justement contre ce syncrétisme et ne signifie nullement que la foi explicite et les sacrements nont quune valeur accidentelle. Sur ce point le Père Élisée de la Nativité
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a fait de justes remarques : « La difficulté commence, écrivait-il, en ce qui concerne la foi au Médiateur. Ladulte ne peut être justifié quen croyant dune manière ou dune autre à la rédemption opérée par le Christ. Cette foi dans le Christ Rédempteur admet trois états ou, si lon veut, trois degrés différents : la connaissance explicite des mystères de lIncarnation et de la Rédemption, tels que nous les connaissons, nous chrétiens ; lidée dun médiateur sinterposant entre Dieu et les hommes ; enfin la conviction que Dieu dans sa miséricorde a pourvu dune manière quelconque au salut du genre humain. Ce dernier degré de connaissance du Rédempteur sappelle de la foi implicite dans le Christ et se confond dune certaine manière avec la foi (surnaturelle) dans la Providence et la croyance en un Dieu rémunérateur
Croire que Dieu sauve les hommes par les moyens qui lui plaisent cest posséder une foi implicite dans le Christ Rédempteur
(et cela suffisait, dit saint Thomas, avant la venue du Christ)
Il est difficile de soutenir que les conditions ont changé pour ceux qui, ayant vécu après le Christ, nont jamais entendu parler de lui »
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.
Il reste cependant une sérieuse difficulté, même pour ceux qui admettent lopinion selon laquelle la foi explicite au Christ Rédempteur nest pas de nécessité du moyen après la promulgation de lÉvangile. Il y a en effet une notable différence entre ce qui est strictement nécessaire pour le salut ou pour éviter la damnation et ce que demande lunion mystique avec Dieu, surtout lunion à ses degrés les plus élevés.
On en vient ainsi à se demander si lon ne néglige pas de considérer ici deux choses très importantes.
1° Trouve-t-on chez ces « mystiques du dehors » lensemble des conditions, surtout la purification profonde, quexige la vraie mystique, cest-à-dire la contemplation surnaturelle et lintime union à Dieu qui en résulte ?
2° Ny a-t-il pas plutôt chez eux, sils sont en état de grâce, une mystique ou une prémystique naturelle, cest-à-dire une contemplation naturelle de Dieu, qui rappelle celle de Platon et de Plotin, ou même celle de certains platoniciens chrétiens, comme Malebranche et les derniers ontologistes que nous avons connus
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.
Si lon oubliait de considérer très attentivement ces deux points, on serait conduit, précisément comme le furent les ontologistes, à une confusion plus ou moins latente de la nature et de la grâce, et lon finirait par parler dune mystique universelle plus ou moins bien balbutiée ; la nôtre serait seulement la plus correcte
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. Et non seulement cette confusion serait déplorable pour nous, mais elle serait aussi sans aucun profit pour les âmes de bonne volonté qui, hors de lÉglise visible, peuvent tendre à la véritable vie intérieure, à la conversation intime et profonde avec Dieu. La question, on le voit, est grave ; il importe de ne pas se prononcer à la légère, toute précipitation serait ici particulièrement dangereuse.
Comme le dit le P. Allo, O. P.
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: « Aujourdhui dans les milieux adonnés à létude et à ladmiration de la mystique, un syncrétisme périlleux commence à se dessiner ; et les croyants doués de science et de zèle ne devraient pas fermer les yeux à cette menace. Cela devrait être dit. »
Il y a dabord ici les deux grandes difficultés de la théologie mystique prise en elle-même : 1° lobjet est transcendant, puisquil sagit de lunion à Dieu considéré dans sa vie intime, et non plus seulement connu naturellement du dehors par le reflet de ses perfections dans le miroir des choses sensibles ; 2° le sujet dont il sagit est lindividu humain, dont les anciens disaient : individuum est ineffabile, non pas certes comme Dieu dont la vie intime est au-dessus des frontières de lintelligibilité qui nous est naturellement accessible, mais parce que lindividu humain est un composé mystérieux desprit et de matière, matière peu intelligible en soi et qui est pour ainsi dire au-dessous des frontières de lintelligibilité. Il ny a de science que du général, de luniversel, car elle sobtient par abstraction de la matière individuelle, qui répugne ainsi en quelque sorte à lintelligibilité. Doù le mystère du composé humain individuel, où sentrecroisent constamment les actes des facultés supérieures, intelligence et volonté, et ceux de limagination, de la mémoire, des sens externes, et toutes les émotions de la sensibilité ou passions plus ou moins déréglées, en état de santé ou de maladie.
Il y a par suite des « nuits obscures » au fond très diverses, qui se ressemblent superficiellement. Les unes viennent dun travail profond de la grâce divine, les autres non, on y trouve parfois surtout de la neurasthénie et beaucoup de misère humaine.
Ces difficultés sont celles de la théologie mystique en général et de son application même dans un milieu chrétien et catholique fervent.
Mais ces difficultés grandissent beaucoup, cela va sans dire, lorsquil sagit des mystiques du dehors dont on parle ici.
Noublions pas quil peut y avoir et quil y a, entre la vraie mystique surnaturelle et la fausse mystique assez manifestement diabolique, une certaine mystique ou prémystique naturelle, dont les « expériences » plus ou moins troubles deviennent la source obscure et parfois empoisonnée des systèmes les plus contradictoires.
On a dit que certaines philosophies non chrétiennes ne font que conceptualiser de la mystique sauvage, qui existe depuis toujours. Il est des méthodes dextase qui sont préhistoriques.
Est-il certain que ces « expériences » sont dans le « sens de la vérité » ? Avons-nous le droit de les conceptualiser dans un sens chrétien de mystique authentique, plutôt que dans un sens panthéistique
On a souvent parlé de la fausse charité, qui parfois sans y prendre garde na plus du tout le même objet formel que la charité infuse, mais qui se décore de son nom, et nest au fond que libéralisme ou vain sentimentalisme. Le principe corruptio optimi pessima sapplique ici avec une profondeur qui passe souvent inaperçue. Sil ny a rien de plus grand sur terre que la vraie charité, qui est essentiellement surnaturelle, il ny a rien de pire que la fausse. De même sil ny a rien de plus grand que la vraie mystique, qui est lexercice éminent des trois vertus théologales et des dons du Saint-Esprit qui les accompagnent, il ny a rien de pire que la fausse. Elle est, cela va sans dire, dautant plus dangereuse quelle prend davantage les dehors de la vraie. On pourrait être tenté de parler de lâme de vérité qui est en elle ; il ny a peut-être seulement quun grain de vérité, qui loin den être lâme, est au service de lerreur volontaire ou involontaire, qui est le principe de cette déviation. Dans ce qui est faux simpliciter et non seulement secundum quid, le vrai est détourné de son but. Ces remarques, qui portent directement contre les théosophes, ne doivent pas être oubliées ici.
Si lon ne considère pas assez quil existe une prémystique naturelle, on aboutit à une falsification, pour ne pas dire à une caricature de la vie contemplative et ce pourrait être luvre de prédilection de lesprit de mensonge, qui se cache le plus possible sous les dehors de la vérité.
Certain syncrétisme moderniste est porté à dire : « Le Christ est ici, ou : Il est là. » « Ne le croyez pas », dit lÉvangile (Matth., XXIV, 23). De ce point de vue, le Christ serait partout, sauf peut-être là où il est vraiment.
On voit par là la difficulté du problème : comment distinguer une mystique surnaturelle, qui par suite de lignorance de plusieurs mystères révélés reste assez amorphe, dune mystique ou prémystique naturelle, qui du reste peut exister même en des âmes en état de grâce, comme on la vu en bien des platoniciens chrétiens, dont il était parfois difficile de dire sils étaient des chrétiens platonisants ou des platoniciens christianisants ?
La difficulté augmente encore du fait que le vocabulaire mystique vient en partie de Denys et des néo-platoniciens et dune certaine manière nest pas rigoureusement propre à lÉglise. Plotin parle souvent de la purification, κάθαρσις, mais dans un tout autre sens que saint Jean de la Croix.
De plus, ce vocabulaire est souvent bien plus dans la ligne des descriptions psychologiques pratiques que dans celle des descriptions quon pourrait appeler théologiques, ou écrites par la raison spéculative à la lumière des principes révélés. Cest donc, au fond, comme le remarquait le missionnaire dont nous parlions plus haut, un langage assez humain, et du point de vue de « lexpérience » de lhomme contemplatif. Il nest donc pas étonnant que les pseudomystiques sen servent comme les vrais mystiques.
Telles sont, croyons-nous, les principales difficultés du problème : les unes tiennent à la nature du sujet fort mystérieux, où se trouve lobscurité den haut, celle de Dieu, dont la lumière est inaccessible, et lobscurité den bas, qui vient de la matière, partie essentielle du composé humain. Entre ces deux obscurités, il est fort malaisé de distinguer la vraie mystique surnaturelle de ses analogies naturelles. La difficulté augmente par suite du vocabulaire assez commun souvent aux vrais et aux faux mystiques ; elle augmente encore par limpossibilité de voir et de voir vivre « les mystiques du dehors », qui ne nous sont connus que par des documents souvent fort incomplets. Déjà un directeur a beaucoup de peine à bien juger un dirigé, quil connaît seulement par quelques entretiens et par des lettres, il aboutit parfois à un jugement fort différent de celui porté par des personnes très sensées qui voient vivre tous les jours et depuis longtemps ce dirigé. A combien plus forte raison sera-t-il difficile de porter un jugement exact sur « les mystiques du dehors » dont il est ici parlé. Cependant la question étant posée aux théologiens et aux missionnaires, il faut savoir à quels principes directeurs recourir pour essayer de la résoudre.
Plusieurs de ces éléments ont été indiqués par deux théologiens qui ont vécu parmi les Musulmans, le regretté Père Lemonnyer et le Père Allo dans la Vie Spirituelle du 1er mai 1932
[19]
, comme aussi par M. J. Maritain dans son dernier ouvrage si remarquable à plus dun titre : Distinguer pour unir ou les degrés du savoir
[20]
.
Élevons-nous progressivement des degrés éminents de lordre naturel aux degrés supérieurs de lordre de la grâce. Il y aurait dabord à ce point de vue beaucoup à dire du travail de limagination et de la sensibilité plus ou moins désordonnée sur les premières données dont vit le sentiment religieux, que celles-ci proviennent de la raison naturelle qui sélève vers Dieu ou des traditions religieuses plus au moins altérées. Ce domaine est illimité, il suffit de penser aux fantaisies parfois invraisemblables des poètes même chrétiens et catholiques, sans même parler des décadents. Pour nous restreindre nous ne formulerons que les principes relatifs à lactivité de nos facultés supérieures intelligence et volonté.
Ces principes de solution concernent on le voit tout dabord la contemplation naturelle et lamour naturel de Dieu, dans la mesure où ils sont possibles dans létat actuel, et ensuite les différentes formes dinspiration supérieure que lhomme peut recevoir. Il est facile de ramener les principes directeurs à ces deux catégories.
Il importe de rappeler que selon lenseignement de la théologie catholique tel quil est formulé par saint Thomas, Ia q. 6o, a. 5 ; Ia IIae q. 109, a. 1, 2, 3 ; IIa IIae q. 26, a. 3, lhomme, après sa déchéance
[21]
, peut encore, sans la grâce, par ses forces naturelles, connaître lexistence de Dieu auteur de notre nature, les attributs divins les plus manifestes, et aimer Dieu auteur de notre nature, dun amour naturel inefficace, qui, sans nous faire renoncer au péché mortel, cest-à-dire sans rectifier foncièrement notre vouloir et notre vie, nous porte à admirer les perfections de Dieu, naturellement connaissables, son infinie sagesse et sa bonté
[22]
. Cette admiration est elle-même le principe de velléités, qui chez une âme naturellement poétique, surtout chez les grands artistes, sexprime en un lyrisme, qui peut faire penser à la vraie mystique. Il peut ny avoir là cependant quun sentimentalisme plein de fluctuations décevantes et dont les plus beaux élans ne sont quun feu de paille.
Chez des âmes naturellement douées dune intelligence vigoureuse ou dune volonté forte, cet amour naturel et inefficace de Dieu, auteur de notre nature, paraîtra plus fort, surtout sil sunit comme chez un Plotin à lamour de la philosophie, ou comme chez dautres à lamour de lart, ou encore à celui de la patrie dans un peuple opprimé.
Cest là quon trouvera facilement une préfiguration naturelle de la vie mystique, qui pourra faire illusion, si lon oublie la parole de Jésus : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père » (Matth., VII, 21). Noublions pas non plus que dans le plan actuel de la Providence tout homme est soit en état de grâce, soit en état de péché mortel ; il est tourné vers Dieu ou détourné de Lui, pas de milieu ; lindifférence absolue nest pas possible à légard de Dieu.
Par suite, au sujet des analogies naturelles de la vraie mystique, il faut noter ce que dit le P. Lemonnyer, art. cit., p. [78] : « Que par exemple des faits de catalepsie spéciale, matériellement semblables à lextase mystique, ou de lévitation, ou de radiation lumineuse, ou des états psychiques plus ou moins analogues aux épreuves mystiques puissent apparaître en dehors de lÉglise et soient réellement observés, quest-ce que cela peut bien nous faire et quelles objections de principe imagine-t-on que nous ayons à y opposer ? Normaux ou pathologiques, naturels ou diaboliques, ce sont des phénomènes qui ne requièrent pas nécessairement une cause divine.
« Nous ne tenons même pas leur apparition pour impossible en dépendance dune contemplation naturelle à objectif religieux, comme pouvait être la contemplation néo-platonicienne, comme peut lêtre la contemplation bouddhique, théosophique ou toute autre daffinité chrétienne. Cette contemplation naturelle, préparée et soutenue par une ascèse appropriée, portée, grâce à une méthode et un entraînement bien conçu à un degré exceptionnel dintensité, peut comporter des conséquences psychiques, et le tempérament aidant, surtout si limagination et lémotivité se mettent de la partie, des conséquences corporelles, matériellement semblables à tels ou tels phénomènes mystiques accessoires, la lévitation, sans doute, exceptée. Très facilement des hallucinations sy mêleront, susceptibles dévoquer lidée de visions prophétiques. » Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet sur le tempérament de certaines races prédisposées à la passivité et au fatalisme.
*
* *
Lamour naturel de Dieu, dont nous venons de parler, peut-il parvenir à ce quon a appelé une « saisie immédiate de Dieu », qui permettrait de parler ici non plus seulement de prémystique naturelle, mais de mystique naturelle proprement dite ?
Le panthéisme, en particulier celui de Plotin et plus encore celui de Spinoza, répondent affirmativement. Nous avons expliqué ailleurs pourquoi la théologie catholique doit répondre : non
[23]
. Ce serait la confusion de la nature et de la grâce.
Il y a différence dobjet formel entre lintuition obscure naturelle de Dieu connu du dehors dans le miroir des choses sensibles sans la grâce de la foi, et la connaissance surnaturelle et quasi expérimentale de Dieu, fondée sur la Révélation divine et la foi infuse unie à la charité et éclairée par les dons du Saint-Esprit. Seule la connaissance surnaturelle peut arriver à atteindre « les profondeurs de Dieu », comme dit saint Paul (I Cor., II, 10), en dautres termes, seule elle atteint la vie intime de Dieu, la Déité, dabord obscurément par la foi et clairement ensuite par la vision béatifique
[24]
.
M. Maritain insiste à bon droit sur ce point (Op. cit., p. 533) : « Admettre à quelque degré que ce soit, sous les formes les plus simplement ébauchées quon voudra, une expérience authentique des profondeurs de Dieu sur le plan naturel, ce serait nécessairement
ou bien confondre notre intellectualité de nature, spécifiée par lêtre en général, avec notre intellectualité de grâce, spécifiée par lessence divine elle-même ;
ou encore confondre la présence dimmensité, par laquelle Dieu est présent en toutes choses au titre de son efficience créatrice, avec linhabitation sainte par laquelle il est spécialement présent, à titre dobjet, dans les âmes en état de grâce ;
ou encore brouiller dans un même concept hybride la sagesse dordre naturel (la sagesse métaphysique) et le don infus de sagesse ;
ou enfin attribuer à lamour naturel de Dieu ce qui appartient exclusivement à la charité surnaturelle.
De toute manière, ce serait confondre ce qui est absolument propre à la grâce avec ce qui est propre à la nature. »
Si la vie végétative, la vie sensitive et la vie rationnelle constituent trois ordres distincts, à plus forte raison faut-il reconnaître au-dessus delles lordre de la vie proprement divine, supérieure à la vie rationnelle de lhomme et à la vie angélique.
Ainsi seulement on peut sauvegarder le sens des paroles de saint Paul (I Cor., II, 9) : « Ce sont des choses que lil na point vues, que loreille na pas entendues et qui ne sont pas montées au cur de lhomme des choses que Dieu a préparées pour ceux qui laiment. Cest à nous que Dieu les a révélées par son Esprit ; car lEsprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu. Car qui dentre les hommes connaît ce qui se passe dans lhomme, si ce nest lesprit de lhomme qui est en lui ? De même personne ne connaît ce qui est en Dieu (sa vie intime), si ce nest lEsprit de Dieu. » Quelle distance il y a entre connaître le Vicaire de Jésus-Christ du dehors par ce que tout le monde sait de lui, et connaître sa vie intime ; à plus forte raison quelle distance il y a entre connaître Dieu du dehors par le reflet de ses perfections dans lordre créé, et connaître sa vie intime au moins obscurément par révélation divine
[25]
.
Cest pourquoi il a toujours été nécessaire pour être sauvé davoir la foi infuse explicite au moins en ces deux premières vérités de lordre surnaturel : Dieu, auteur du salut, existe et il est rémunérateur : « Deus est et remunerator est » (Hebr., XI, 6). Sans cette foi explicite on ne peut avoir la foi implicite aux autres mystères surnaturels.
Même si notre amour naturel de Dieu était efficace, comme il pourrait lêtre sans la grâce, si lhomme nétait pas déchu, sil se trouvait dans un état de pure nature et surtout de nature intègre, il narriverait pas à cette « saisie immédiate de Dieu ». Il ny arriverait même pas chez les anges, qui ont eu besoin comme nous dêtre élevés à lordre surnaturel de la grâce pour connaître obscurément dabord et clairement ensuite la vie intime de Dieu ou le mystère de la Déité (Cf. saint Thomas, Ia q. 62, a. 2). Il y a une distance sans mesure entre connaître Dieu comme Dieu, en sa vie intime, même obscurément, et connaître Dieu du dehors comme Premier Être et Première Intelligence par le reflet de ses perfections dans les créatures.
Cest parce que notre amour naturel de Dieu ne peut arriver à cette expérience de la vie intime de Dieu, que nous ne parlons pas de « mystique naturelle », mais seulement de « prémystique naturelle ».
Mais si notre amour naturel de Dieu ne peut arriver à lexpérience intime qui ne se trouve que dans la vraie mystique, à raison du don de sagesse, il est souvent très difficile de distinguer dans la réalité concrète cet amour naturel dun amour qui proviendrait dune inspiration supérieure. Cest malaisé surtout chez un philosophe ou dans une âme forte, où cet amour naturel de Dieu sunit à quelque autre amour fort, qui nest pas sans grandeur, et saccompagne dune certaine ascèse purificatrice, comme la κάθαρσις de Plotin.
Cest ici surtout quil peut y avoir une prémystique naturelle, dautant plus difficile à bien distinguer concrètement de la vraie mystique, que linspiration supérieure dont nous venons de parler nest pas toujours de même nature, loin de là.
Si on lit attentivement les uvres de saint Thomas, on voit quil distingue au moins quatre espèces dinspirations supérieures, dont deux sont dordre naturel, et deux de lordre surnaturel de la grâce. On peut les réduire au tableau suivant, à lire de bas en haut :
Inspiration
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dordre srurnaturelle
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inspiration mystique proprement dite, |
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inspiration mystique improprement dite, |
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dordre naturelle
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provenant de Dieu, auteur de la nature, |
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provenant des esprits créés, bons ou mauvais, |
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Il peut y avoir, on le sait, des inspirations qui ne viennent pas directement et immédiatement de Dieu, mais des esprits créés, bons ou mauvais. Et il nest pas rare que les mystiques du dehors aient recherché quelque contact avec les esprits.
Comme le remarque M. Maritain (Op. cit., p. 546) : « Le soin que prend saint Thomas de réfuter les théories dAvempace, dAlexandre dAphrodise, dAverroès, sur la possibilité pour lhomme datteindre immédiatement par une intuition intellectuelle le monde des purs esprits
[26]
, montre assez à quel point la tentation dun tel commerce peut séduire les philosophes. »
On oublie aussi assez souvent de considérer quil peut y avoir une inspiration divine dordre naturel, comme celle que peut recevoir un grand philosophe, un grand poète, un artiste de génie, un législateur, un stratège. Saint Thomas en parle plusieurs fois, en particulier Ia IIae q. 68, a. 1, en citant le chapitre 14, de bona fortuna, du livre VII de la Morale à Eudème, écrite par un disciple platonisant dAristote, où il est parlé des hommes exceptionnels, qui mus par un instinct divin nont pas besoin de délibérer pour faire de grandes choses. Voir aussi lÉthique à Nicomaque, 1. VII, c. I, n. 1, 2, 3, et comm. de saint Thomas, leç. 1.
La fin du Banquet de Platon et une partie du Gorgias semblent avoir été écrites sous une inspiration de ce genre. Doù lexpression : le divin Platon.
Il suffit de se rappeler certains leitmotivs des uvres wagnériennes ou certaines symphonies de Beethoven, pour se rendre compte que linspiration naturelle poétique ou musicale, unie à lamour naturel et inefficace de Dieu, possible sans la grâce, peut donner parfois lillusion de la vraie mystique. Elle la donnera plus encore, si elle se trouve, comme il peut arriver, dans une âme en état de grâce.
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Il y a souvent aussi des inspirations divines de lordre de la grâce mais il est assez rare que celles-ci soient dordre proprement mystique.
Tout dabord il faut noter chez les âmes qui cherchent la vérité religieuse, linspiration qui les conduit à croire surnaturellement aux vérités nécessaires de nécessité de moyen pour être sauvé, surtout aux deux premières : Deus est et remunerator est (Hebr., XI, 6), Dieu (auteur du salut et non seulement de la nature), existe et récompense les bonnes uvres. Cette foi explicite à ces deux premières vérités surnaturelles contient la foi implicite aux autres.
Saint Thomas dit même (Ia IIae q. 89, a. 6) que lorsque lenfant, même non baptisé, arrive pleinement à lusage de la raison, il doit ordonner sa vie à une fin bonne, et sil le fait, il reçoit par la grâce la rémission du péché originel
[27]
, cest-à-dire il est justifié par le baptême de désir. En dautres termes, lenfant, même non baptisé, arrivé pleinement à lusage de la raison, doit choisir, non pas seulement par velléité, mais EFFICACEMENT la route du bien et sécarter délibérément de celle du mal. Or, choisir ainsi le droit chemin, cest déjà aimer efficacement le bien plus que soi, et donc cest aimer efficacement et par dessus tout le Souverain Bien, Dieu, auteur de notre nature, connu au moins confusément.
Cela, lhomme déchu ne peut le faire, nous lavons vu, sans la grâce
[28]
. Pour que laccomplissement de ce précepte soit hic et nunc réellement possible, lenfant reçoit alors une grâce suffisante, et, sil ny résiste pas, il reçoit un plus grand secours, et même, selon saint Thomas, il est justifié, le péché originel lui est remis. Ce texte de la Ia IIae q. 89, a. 6. est à rapprocher de celui bien connu du De Veritate, q. 14, a. 11, ad 1m, oublié par les jansénistes : « Hoc ad divinam Providentiam pertinet, ut cuilibet provideat de necessariis ad salutem, dummodo ex parte ejus non impediatur. Si enim aliquis taliter (in silvis) nutritus, ductum naturalis rationis sequeretur in appetitu boni et fuga mali, certissime est tenendum, quod ei Deus vel per internam inspirationem revelaret quae sunt ad credendum necessaria, vel aliquem fidei praedicatorem ad eum dirigeret, sicut misit Petrum ad Cornelium. » Pie IX parle de même dans un texte cité au début de cet article (cf. Denzinger, n° 1677). Dieu ne commande jamais limpossible et rend possible à tous les adultes laccomplissement de ses préceptes.
Ici il est plus facile que dans les cas précédents de discerner par son efficacité, par la bonne conduite qui en résulte, cet amour surnaturel de Dieu dun amour naturel inefficace qui à certains égards lui ressemble. Si lenfant, dont nous venons de parler, persévère dans le bien malgré tous les obstacles qui lentourent, il sera sauvé.
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Enfin, comme la remarqué le P. Lemonnyer (art. cit. p. [7]), il importe de rappeler une distinction faite souvent par les théologiens, notamment par les thomistes à propos des dons du Saint-Esprit, qui étant connexes avec la charité, sont en toute âme en état de grâce.
Parmi les inspirations spéciales du Saint-Esprit, que les dons nous disposent à recevoir, il y en a qui nous sont accordées surtout à cause de notre faiblesse, ou de lindigence du milieu où nous nous trouvons, pour accomplir certains actes salutaires et méritoires, que dautres plus forts ou dans un milieu moins ingrat accompliraient par le simple exercice des vertus infuses aidée de la grâce actuelle commune. On a appelé ces inspirations spéciales du Saint-Esprit des grâces mystiques mineures ou improprement dites. Il nest pas rare que les convertis les reçoivent au moment de leur conversion et ensuite pendant un temps plus ou moins long pour suppléer en quelque sorte à leur manque de formation
[29]
.
Dautres inspirations spéciales du Saint-Esprit que les dons nous disposent aussi à recevoir, nous sont accordées surtout à cause de la perfection de lacte à poser. Celles-ci, lorsquon ny résiste pas, disposent prochainement à létat mystique initial décrit par sainte Thérèse dans la IVe Demeure et même aux suivants. On peut les appeler grâces mystiques majeures ou proprement dites. Parmi les thomistes Jean de Saint-Thomas a fait assez clairement cette distinction
[30]
.
On voit donc que linspiration supérieure dont nous venons de parler se présente sous des formes très variées. Elle peut appartenir à lordre naturel, et provenir soit des esprits créés, bons ou mauvais, soit de Dieu, auteur de notre nature, comme lont noté plusieurs philosophes grecs, en particulier lauteur de la Morale à Eudème, l. VII, c. 14.
Linspiration supérieure peut être aussi de lordre surnaturel de la grâce. Et (sans parler ici de linspiration prophétique, ni des autres grâces de soi extraordinaires), elle peut être mystique, soit seulement au sens large, soit au sens propre. Linspiration mystique improprement dite suit dhabitude la justification et est alors principe dactes à la fois salutaires et méritoires ; mais elle peut précéder la justification et y disposer par des actes salutaires, mais non encore méritoires, puisque le principe du mérite est létat de grâce et la charité.
Au-dessus des actes naturels, qui peuvent contenir une certaine préfiguration de la mystique, il y a donc, parmi les actes surnaturels, une grande diversité depuis les premiers actes salutaires jusquà des actes grandement méritoires, qui ne sont pourtant pas à proprement parler dordre mystique. Tels sont, croyons-nous, les principaux éléments de solution.
Dans lordre de la possibilité il est plus facile de se prononcer.
1° La vraie mystique, qui comporte et tout au moins prépare prochainement la connaissance quasi expérimentale de Dieu présent en nous, nest pas possible en dehors de létat de grâce ; mais en dehors de létat de grâce il peut y avoir une prémystique naturelle et aussi des influences diaboliques. Cette prémystique naturelle peut exister en même temps que des grâces actuelles qui disposent aux actes salutaires non encore méritoires ; elle peut même exister en des âmes en état de grâce, qui font des actes méritoires, comme on la vu en particulier chez des philosophes chrétiens de tendance platonicienne.
2° Dans le plan actuel de la Providence, où létat de pure nature nexiste pas, tout homme est soit en état de grâce soit en état de péché mortel, il ny a pas de milieu. Tout homme est soit tourné vers Dieu, soit détourné de lui, conversus ad Deum vel aversus a Deo. Dans létat de nature pure, lhomme serait né avec une volonté non encore convertie vers Dieu, ni détournée de lui, mais capable de se convertir ou de se détourner de lui. Dans létat actuel, lhomme naît pécheur, « aversus a fine ultimo supernaturali, et indirecte a fine ultimo naturali »
[31]
, car tout péché contre la loi surnaturelle transgresse au moins indirectement la loi naturelle, qui fait un devoir dobéir à Dieu quoi quil commande. Dès lors tout homme est soit tourné vers Dieu, soit détourné de lui. Plus précisément : tout homme ou bien aime Dieu efficacement dun amour destime (appretiative) par-dessus toutes choses, ce qui suppose la grâce sanctifiante et la charité, ou bien il narrive pas à cet amour efficace de Dieu, et cela, soit à cause du seul péché originel, sil na pas lusage plein de la raison, soit aussi à cause dun péché mortel personnel (cf. S. Thomas, Ia IIae q. 89, a. 6). Cest pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Qui nest pas avec moi est contre moi » (Matth., IX, 39), et aussi aux Apôtres, ce qui est consolant : « Qui nest pas contre vous, est pour vous » (Marc, IX, 39 ; Luc, IX, 50). Lindifférence proprement dite ou la neutralité absolue nest pas possible à légard de la fin ultime. Donc dans léconomie actuelle du salut tout homme est en état de grâce ou en état de péché mortel.
3° Létat de grâce est possible en dehors de lÉglise visible, et il se réalise chez les hommes qui, faisant, avec le secours de la grâce actuelle, ce qui est en leur pouvoir, arrivent à aimer efficacement Dieu plus queux-mêmes dun amour destime, sinon dun amour senti. « Facienti quod in se est (cum auxilio gratiae actualis) Deus non degat gratiam (habitualem) »
[32]
.
4° Les grâces mystiques improprement dites, ou mineures, non seulement sont possibles en dehors de lÉglise visible, mais elles peuvent y être assez fréquentes chez les meilleures des âmes en état de grâce, pour suppléer à lindigence de pareils milieux, où les enfants de Dieu qui sy trouvent ont si peu de secours
[33]
. Ainsi les âmes qui sont, vraiment, au sens théologique, de bonne foi et de bonne volonté, peuvent arriver à un véritable esprit de prière, comme lont remarqué les missionnaires assez souvent. Il pourra y avoir par suite des tentatives plus ou moins durables dintimité avec Dieu, surtout si dans lenseignement religieux il reste des traces de lÉvangile comme dans la doctrine de lIslam et dans certaines de ses traditions
[34]
. A plus forte raison ces grâces se trouveront-elles dans les milieux où, malgré les erreurs de lhérésie protestante ou du schisme, lÉvangile est prêché et où le Christ est aimé par les âmes de bonne foi
[35]
.
5° Quant aux grâces mystiques proprement dites, ou majeures, par lesquelles lâme arrive aux états mystiques proprement dits, décrits par sainte Thérèse à partir de la IVe Demeure (recueillement passif et quiétude), elles sont possibles en dehors de lÉglise visible, car « la grâce des vertus et des dons » peut se développer quoique bien plus difficilement. Mais tout porte à penser à priori que ces grâces mystiques proprement dites, rares déjà dans lÉglise visible, sont très rares dans ces milieux. Il se peut quil y ait çà et là quelques cas de ce que sainte Thérèse appelle la IVe Demeure, mais il est bien douteux quil y ait plus
[36]
.
*
* *
Si de lordre de la possibilité nous passons à celui de lexistence, il est beaucoup plus difficile de se prononcer.
1° Nous manquons presque toujours des éléments dappréciation nécessaires pour juger du caractère « essentiellement surnaturel », des « expériences », des mystiques du dehors. Seule lÉglise pourrait se prononcer fermement sur ces cas.
2° Même pour avoir une sérieuse probabilité il faudrait, lorsquon apporte des textes de ces mystiques du dehors, ne pas se contenter de retenir ceux qui rendent un son de mystique chrétienne, mais il faudrait exposer aussi ceux qui ont un caractère nettement panthéistique, ou quiétiste, ou même érotique, comme il y en a chez beaucoup.
Si lon était aussi exigeant, les cas sérieusement probables de vraie mystique dans ces milieux seraient vraisemblablement bien peu nombreux et se réduiraient peut-être pour la plupart à des tentatives de courte durée. Noublions pas en effet ce que dit saint Jean de la Croix même des milieux catholiques les plus gardés (cf. Nuit obscure, l. I, c. 9) : « Dieu nélève pas à la contemplation proprement dite tous ceux qui désirent latteindre en suivant le chemin de lesprit ; il nen prend pas même la moitié. » Vive Flamme, 2e str., v. 5 : « Pourquoi si peu parviennent-ils à cet état élevé ?
(Bien des âmes), dès que Dieu les éprouve, fuient la peine et se refusent à porter tant soit peu sécheresse et mortification. » Sil en est ainsi dans lÉglise visible, à plus forte raison en dehors delle.
3° Notons quil faudrait par suite se montrer très réservé à légard de prétendus mystiques fort nombreux, qui sont au moins teintés de monisme panthéistique
[37]
. Sans doute, pour le bien des âmes « de bonne volonté » au sens évangélique, la prémystique naturelle qui se trouve dans ces milieux peut être utilisée par Dieu, comme il peut utiliser la poésie, saint Paul le fit dans son discours devant lAréopage : « In ipso enim vivimus et movemur et sumus, sicut et quidam vestrorum poetarum dixerunt : Ipsius enim et genus sumus » (Act. Ap. XVII, 28). Mais nous ignorons dans quelle mesure Dieu se sert ainsi pour le bien des âmes de ces fleurs naturelles.
4° Il faudrait surtout exclure parmi ces prétendus mystiques ceux qui, comme les théosophes, veulent posséder la béatitude finale par les seules forces de leur nature, ce qui rappelle le péché de lange tel que le décrit saint Thomas
[38]
, beaucoup plus que la vraie mystique.
5° Tout considéré, il est donc bien probable quon trouverait assez souvent la contemplation naturelle chère à Plotin et à Proclus. Plotin
[39]
parle à plusieurs reprises de lextase, et dit que pour nous unir au premier principe, il faut que nous nous réduisions à la simplicité absolue, que nous dépassions tout raisonnement et toute multiplicité. « Nous devons attendre en silence que la lumière divine nous apparaisse, comme lil, tourné vers lhorizon, attend le soleil qui va se lever au-dessus de lOcéan
La pensée ne peut que nous élever peu à peu à la hauteur doù il est possible de découvrir Dieu. Elle est comme le flot qui nous porte, et qui en se gonflant nous soulève, en sorte que de sa cime tout à coup nous voyons. » Si élevée soit-elle, pour Plotin, cette contemplation est naturelle, car notre nature provient de lUn par émanation, cest en lui que nous sommes et que nous subsistons. Dans cette forme du panthéisme comme dans les autres, il est déjà vrai de dire de notre nature ce que la doctrine chrétienne dit de la grâce : elle est déjà une participation de la nature divine.
Proclus
[40]
dit de même : « Lâme faisant acte dintelligence se connaît avec tous les êtres contingents. Mais en sélevant au-dessus de lintelligence, elle signore et ignore aussi les contingents ; sunissant ainsi à lUn, elle se complaît dans le repos, fermée à toutes les connaissances, devenue muette et silencieuse, dun silence intrinsèque. »
Au sujet de cette contemplation naturelle il faut se rappeler ce quen disent Ruysbroeck et Tauler. Ce dernier dit dans le Sermon LV, 5 : « Si quelquun regardait ce chemin (de la haute contemplation) avec une liberté abusive et une fausse lumière, ce serait la manière de faire la plus regrettable quon pût avoir dans le temps. Le chemin qui conduit à ce terme doit passer par ladorable vie et passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ
Cest par cette aimable porte quon doit passer en forçant la nature, en sexerçant à la vertu avec humilité, douceur et patience. Sachez-le en vérité : celui qui ne va point par ce chemin finira par ségarer
[41]
». Cette remarque est faite certes pour des chrétiens, mais elle montre bien quelle immense différence il y a entre la contemplation surnaturelle et celle qui se trouve chez un Plotin ou un Proclus.
Rappelons pour finir les raisons pour lesquelles la vraie mystique, quoiquelle soit lépanouissement normal de la vie de la grâce, est, comme la parfaite docilité au Saint-Esprit, chose rare même dans lÉglise visible, même dans les ordres religieux, où se trouve pourtant le secours des sacrements, la communion quotidienne. Quoiquelle soit dans le développement normal de la vie de la grâce, la vie mystique reste un sommet, et là où elle existe elle ne dépasse pas souvent la IVe Demeure ou loraison de quiétude. La raison en est quelle requiert ordinairement comme conditions la pureté du cur, la simplicité de lesprit, une vraie humilité, lamour du recueillement, la persévérance dans loraison, une fervente charité, qui sobtient lorsquon use de son mieux des grands moyens que lÉglise nous donne, des sacrements, de la sainte communion, en se laissant former par la liturgie et létude surnaturelle de la doctrine sacrée. Cet ensemble de conditions ne se trouve pas fréquemment réalisé même chez les catholiques, à plus forte raison chez ceux qui nappartiennent pas visiblement à lÉglise.
Et donc, sans nier le moins du monde que les païens reçoivent les grâces suffisantes qui leur permettent, sils ny résistent pas, darriver à la foi infuse des vérités absolument nécessaires au salut et à la charité
[42]
, il se pourrait finalement que « lexpérience du divin » quon croit remarquer chez plusieurs « mystiques du dehors » ne soit le plus souvent quune sorte de prémystique naturelle, profondément distincte de la vraie, qui est dordre essentiellement surnaturel. Sil y a quelques tentatives de cette dernière, elles semblent nêtre que de courte durée ou ne pas dépasser les degrés inférieurs de la connaissance quasi expérimentale de Dieu.
On sen rend mieux compte en comparant ces essais à lesprit et à la vie des saints, par exemple à ce que dit saint Paul de la vie des Apôtres : « Traités dimposteurs et pourtant véridiques, dinconnus et pourtant bien connus ; regardés comme mourants et voici que nous vivons ; comme attristés, nous qui sommes toujours joyeux ; comme pauvres, nous qui enrichissons un grand nombre ; comme nayant rien, nous qui possédons tout » (II Cor., VI, 8-10). Telle est la vraie mystique avec les signes qui laccompagnent.
Cette solution est, croyons-nous, à la fois assez ferme, pour répondre aux exigences des principes, et assez souple pour respecter les différents modes daction de la grâce divine dans les âmes. Elle évite les deux erreurs que nous signalions au début de cet article : le naturalisme et un pseudo-supernaturalisme étroit comme celui des jansénistes. Elle maintient dune part que cest une très grande grâce que de naître dans lÉglise catholique, et elle affirme fortement dautre part que Dieu ne commande jamais limpossible et quil rend réellement possible à tous les adultes laccomplissement des préceptes quils ont à observer.
En marquant, comme nous lavons fait, les déficiences de ces mystiques du dehors, on propose mieux, croyons-nous, la vraie vie à ceux qui, selon lexpression de saint Paul, la cherchent comme à tâtons (Act., XVII, 27) et qui, par la grâce du Christ, mais seulement par elle, peuvent la trouver et y persévérer jusquà la mort.
Rappelons-nous que Léon XIII, au début de ce siècle, consacra le genre humain au Sacré-Cur de Jésus ; le rayonnement de cette grâce doit augmenter en cette année jubilaire qui marque lanniversaire de la Rédemption.
Rome-Angelico.
fr. Rég. GARRIGou-LAGRANGE, O. P.
[1]
Louis Massignon, La passion dAI-Hosayn-ibn-Mansour-al-Hallâj, martyr mystique de lIslam, 2 vol., Paris, Geuthner, 1922. Le Dîwân dal-Hallâj, journal asiatique, janvier-mars 1931.
[2]
Miguel Asin Palacios, El Islam cristianizado, estudio del « sufismo » a través de las obras de Abenarabi de Murcia, Madrid, 1931.
[3]
Émile Dermenghem, LÉloge du vin (Al Khamriya), poème mystique de Omar ibn al Faridh, « LAnneau dor », Les Éditions Véga, Paris, 1931. Traduction intégrale accompagnée de notes, dune introduction critique et dun essai historique et théologique sur la mystique musulmane.
[4]
Nouvelles Littéraires, 25 janvier I930. Recension de louvrage du P. Bruno O. C. D. sur saint Jean de la Croix.
[5]
Études Carmilitaines doctobre 1931, p. 162 : « Lexpérience mystique dIbnArabl est-elle surnaturelle ? »
[6]
Le Père Clérissac, O. P., avait bien noté comment les grands problèmes de notre temps aboutissent à celui-ci. Il écrivait :
« Il existe un fait remarquable. Je ne lappelle pas le conflit des grandes tendances modernes (scientifiques, sociales et mystiques), mais plutôt leur convergence, puisquelles convergent partout vers une religion unique, quels que soient dailleurs les desseins de ceux qui les représentent.
Sans doute, la question scientifique sest posée en tout temps, bien quautrefois elle nimpliquât probablement pas comme aujourdhui dénigmes philosophiques, ni aucun problème dhistoire et dexégèse.
Sous les formes variées du servage et du paupérisme, la question sociale nous a toujours hantés.
Entre les formes extrêmes de lilluminisme et du quiétisme, les aspirations mystiques ont trouvé jadis de multiples issues pour sépancher. Mais de nos jours ces tendances ont pris un aspect spécial et une vie nouvelle. Chacune delles emprunte aux deux autres, et leur communique en échange quelque chose de soi : la science prétend être une religion, le socialisme veut être une morale et se présente comme un culte fiévreux de la justice ; la mystique à son tour soutient son droit dêtre scientifique. Ajoutez que ces trois tendances, par leur contenu et par leur action, concourent à réaliser, sous une forme définie et suprême, soit la connaissance expérimentale de Dieu, soit lapothéose de lhomme. Je ne pense pas quil soit exagéré de voir là le plus grand événement de lhistoire depuis les invasions barbares. Ne prenons pas un tel fait pour une simple manifestation de forces aveugles. Prenons garde à lattrait séducteur de ces tendances qui captivent partout les esprits et les curs ; prenons garde à limportance des transformations inévitables qui en résulteront.
De fait à ces aspirations générales des peuples répondent les dernières encycliques du Souverain Pontife sur le Christ-Roi, sur son influence sanctificatrice dans tout son corps mystique, sur la famille et la sainteté du mariage chrétien, sur les questions sociales, sur la nécessité de la réparation, sur les missions. En toutes ces encycliques il est question du règne du Christ sur toute lhumanité. Il suit de tout cela que pour garder la prééminence quelle doit avoir sur lactivité scientifique et sur lactivité sociale, la religion, la vie intérieure, doit être profonde, doit être une vraie vie dunion à Dieu. Cest une nécessité manifeste.
[7]
Cf. Bulletin de la Société française de Philosophie, mai-juin 1925 : Saint Jean de la Croix et le problème de la valeur noétique de lexpérience mystique ; cf. ibid., p. 87, Remarques écrites par M. M. Blondel à M. J. Baruzi sur le caractère infus de la contemplation dont parle saint Jean de la Croix. Voir aussi R. Dalbiez, Une nouvelle interprétation de saint Jean de la Croix (Vie Spirituelle, 1928) : linterprétation intégrale de lexpérience mystique sera théologique, ou elle ne sera pas. » P. Benoît Lavaud, O. P., Psychologie indépendante et prière chrétienne (Revue thomiste, 1929) et Les Problèmes de la vie mystique (Vie Spirit., juin 1931).
[8]
Cf. Saint Thomas, Ia IIae. q. 109, a. 6 : Utrum homo possit sese ad gratiam praeparare sine gratia. « Ad hoc quod praeparet se homo ad susceptionem doni gratiae habitualis oportet praesupponi aliquod auxilium gratuitum Dei interius animum moventis, sive inspirantis bonum propositum » et Ia IIae q. 112, a. 3 : Utrum ex necessitate detur gratia, se praeparanti ad gratiam. « Praeparatio (non secundum quod est a libero arbitrio, sed) secundum quod est a Deo movente, habet necessitatem ad id ad quod ordinatur a Deo, non quidem coactionis, sed infallibilitatis : quia intentio Dei deficere non potest, secundum quod Augustinus dicit in libr. de Domo persev. c. XIV : quod per beneficia Dei certissime liberantur, quicumque liberantur. »
[9]
« Notum Nobis Vobisque est, eos qui invincibili circa sanctissimam nostram religionem ignorantia laborant, quique naturalem legem ejusque praecepta in omnium cordibus a Deo insculpta sedulo servantes ac Deo obedire parati, honestam rectamque vitam agunt, posse, DIVINAE LUCIS ET GRATIAE OPERANTE VIRTUTE, aeternam consequi vitam
» Denzinger, 1677.
[10]
Cf. Dublanchy, De axiomate : Extra Ecclesiam nulla salus, Bar-le-Duc, 1895, p. 373 ss. et lart. Église, col. 2 163 ss. du Dict. de Théol. Cathol. Capéran, Le Problème du salut des infidèles, Paris, Beauchesne, essai théologique, p. 80 SS. 92. Édouard Hugon, Hors de lÉglise point de salut, Paris, Téqui, 2e éd., 1914, ch. I, II, III, IV.
[11]
Comme le note M. Maritain (Les Degrés du savoir, p. 542) et aussi le P. Bruno, il semble pourtant que le cas dIbnArabi rapporté par M. M. Asin Palacios appelle beaucoup plus de réserves que celui dal-Hallâi, dont parle M. L. Massignon.
Dans le numéro davril 1932 des Études Carmélitaines, M. MiguelAsin Palacios, p. 139-239, cite des textes frappants du « Sharh Hikam » de Ibn Abbâd Rondi, qui font certes penser à ce quécrira plus tard saint Jean de la Croix, en particulier ces sentences et leur commentaire : « Fréquemment Dieu tenseigne, dans la nuit de la désolation, ce quil ne tenseigne pas dans la splendeur du jour de la consolation
Il convient donc que le serviteur reconnaisse la grâce que Dieu lui fait dans la nuit de langoisse » (cité ibid., p. 152). « Les tribulations ouvrent avec largesse le trésor des dons divins
Les tribulations portent lâme à la présence de Dieu et lui apprennent à converser avec Lui sur le tapis de la sincérité
Sois convaincu de ta propre bassesse et Dieu taidera par sa noblesse
Dis à ton Seigneur, prosterné sur le tapis de la pauvreté spirituelle : « O Riche ! qui aidera le pauvre sinon Toi ? » « O Fort ! qui aidera le faible, sinon Toi ? » « O Noble ! qui aidera le vil, sinon Toi ? » (Ibid., p. 158).
On nest pas moins frappé par ce qui est dit (ibid., pp. 118 ss.) des vertus de ce maître : chasteté, mortification, humilité, abnégation, charité. Ces vertus sexpriment en ces belles sentences : « Celui qui aime la célébrité nest pas sincère envers Dieu » (ibid., p. 140) ; « Prie pour celui qui ta offensé, ton oraison sera écoutée » (p. 143) ; « Cest dans les tribulations que lhomme pratique les vertus intérieures, dont la plus petite est plus méritoire que des montagnes duvres extérieures de vertu. Ce sont par exemple, la patience, la conformité, le renoncement aux choses de ce monde, labandon confiant à la providence et le désir daller au devant de Dieu » (p. 145), « Pour ceux qui cherchent Dieu, les jours de tribulation doivent être des pâques » (p. 157) ; « Par la visite des tribulations, celui qui cherche Dieu obtiendra une grande pureté de cur et une délicatesse de conscience que, parfois, il nobtient ni par loraison, ni par le jeûne » (p. 157) ; « Que le serviteur de Dieu examine luvre à laquelle il voudrait être occupé au moment même de mourir et quil la choisisse
» (p. 161) ; « Il se trompe celui qui se préoccupe davantage de ses dévotions que de ses obligations » (p. 162) ; « Il y a deux sortes de serviteurs : celui qui dans létat mystique se complaît en son état, et celui qui est avec Dieu qui le lui accorde » (p. 165).
On nous assure que IbnAbbad na pas écrit de poèmes érotiques et que cest par erreur quon lui en a attribués.
[12]
Cest pourquoi les thomistes soutiennent généralement comme plus probable avec saint Thomas, IIa IIae q. 2, a. 7, cette thèse bien connue : « Post Evangelium sufficienter promulgatum, fides explicita est omnibus necessaria necessitate medii ad salutem ». Saint Thomas, loc. cit., dit : « Post tempus gratiae revelatae, tam majores quam minores tenentur habere fidem explicitam de mysteriis Christi. » Item IIa IIae q. 2, a. 8, fine, ad 1m. et 2m. La raison en est que Jésus-Christ est la voie pour arriver au salut : « Ego sum via, veritas et vita » (Jean, XIV, 6). Et saint Pierre dit dans les Actes IV, 12 : « Non est aliud nomen datum hominibus, in quo oporteat nos salvos fieri ». On ne peut être sauvé que par le Christ, en étant incorporé à lui, en appartenant à son corps mystique ; ce qui semble exiger, chez les adultes, après la réalisation du mystère de lIncarnation, une foi explicite en ce mystère, une foi explicite en celui qui efface les péchés du monde.
Cependant on peut se demander si lÉvangile doit être considéré comme promulgué là où il na pas encore été prêché et là où sa prédication a été complètement oubliée. En tout cas la vraie mystique suppose la foi au moins implicite au Rédempteur.
[13]
Saint Jean de la Croix, dans le Cantique Spirituel, str. 37, dit que les mystères qui sont dans le Christ se nomment cavernes pour symboliser leur profondeur et leur hauteur, que les trésors quil renferme sont semblables à une mine inépuisable, et que ce que les Docteurs en ont découvert nen représente quune minime partie. Dans la Montée du Carmel, l. II, c. 20, il montre que cest manquer de respect au Christ qui a apporté la plénitude de la révélation, de demander des révélations privées. Il insiste sur la parole divine dite au Thabor : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui jai mis ma complaisance, écoutez-le » (Matth. XVII, 5). Saint Jean de la Croix du reste tient comme sainte Thérèse que le contemplatif ne doit pas séloigner de son propre mouvement de la considération de lHumanité du Christ.
[14]
Études Carmélitaines, oct. 1931, p. 162, art. déjà cité.
[15]
Ibidem, p. 163.
[16]
Le Père Allo, O. P., Mystiques Musulmans (Vie Spirit., 1er mai 1932, p. [110]), cite les paroles du Persan Bisthâml, qui transformé par lunion, au nom dAllah sécriait : « Il ny a de Dieu que moi, adorez-moi. Gloire à moi ! Combien grande est ma majesté ! » et aussi celles dAl Hallâj : « Ana al Haqq. Je suis la Vérité. » « Faisons la part, dit-il de loutrance orientale ; mais, en pays chrétien aussi, lInquisition aurait eu affaire à eux
Pour ce qui est de leur « pur amour » faut-il admirer cette bonne femme (dont parle E. Dermenghen, op. cit., p. 30) qui voulait éteindre lenfer avec son sceau deau et brûler le ciel avec sa torche, afin que Dieu ne fut plus aimé que pour lui-même ? Cet article excellent du Père Allo est à lire en entier pour la question qui nous occupe.
[17]
Au sujet par exemple du livre de M. E. Dermenghem le Père Allo écrit justement (loc. cit., p. [114]) : « Nous aurions souhaité que le distingué traducteur et commentateur appuyât un peu plus sur la critique et fit mieux voir quil sentait la portée de toutes ces différences. De fait, une confiance très noble dans lesprit humain éclairé et dirigé par Dieu, une largeur de cur presque trop « catholique », lont porté à découvrir partout les mêmes effets de lillumination divine, à ramener tout à un catholicisme qui sait plus ou moins bien sexprimer ; il semble quil nait vu souvent que des nuances où il y a pourtant des contrastes de couleur fort tranchées
Il y a des différences despèces et une seule espèce peut être la bonne, la vraie, la surnaturelle. »
[18]
Vie Spirit., loc. cit., P. [117].
[19]
A. LEMONNYER, Lexistence des phénomènes mystique est-elle concevable en dehors de lÉglise, où est rappelée, p. 173-77 sq. : cette bonne distinction « de grâces mystiques mineures, quon peut appeler de suppléance (à cause de la fragilité du sujet ou des difficultés spéciales où il se trouve) et les grâces mystiques majeures quon nommera de perfection », ces dernières sont celles dont parlent dhabitude les auteurs mystiques, en particulier sainte Thérèse, à partir de la IVe Demeure, ou des premières oraisons passives.
[20]
Voir dans cet ouvrage, la IIe Partie, ch. VI, Expérience mystique et Philosophie, surtout p. 532-539 : « Y a-t-il une expérience mystique dordre naturel ? » 532. Première objection, 534. Seconde objection, 535. Troisième objection, 539
Les analogies naturelles de lexpérience mystique, 555-573.
[21]
De par cette déchéance, il naît pécheur, aversus a Deo, directe aversus a fine ultimo supernaturali et indirecte aversus a Deo fine ultimo naturali, car tout péché, qui est directement contre la loi surnaturelle, est indirectement contre la loi naturelle, qui nous prescrit dobéir à Dieu quoiquil commande.
[22]
Cf. les Commentateurs de saint Thomas au traité de la grâce, Ia IIae q. 109, a. 3. La plupart posent ainsi la question : « Utrum homo lapsus possit diligere Deum super omnia ex solis viribus naturalibus sine gratia ? et Utrum homo lapsus possit sine speciali gracia omnia legis naturalis praecepta implere ? » Nous avons longuement parlé ailleurs de cet amour naturel et inefficace de Dieu . LAmour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, p. 107-150.
[23]
LAmour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, p. 199-205 : Que penser dune saisie immédiate de Dieu dans lordre naturel.
[24]
Cest précisément par ce que la Déité, ou lEssence divine comme telle, constitue un OBJET FORMEL qui dépasse infiniment lobjet propre de toute intelligence créée, angélique ou humaine, que saint Thomas a pu écrire C. Gentes, l. I, c. 3 : « Quod sint aliqua intelligibilium divinorum, quae humanae rationis penitus excedant ingenium, EVIDENTISSIME APPARET. » Lobjet propre de notre intelligence est en effet lêtre intelligible des choses sensibles ; de là elle peut naturellement sélever à la connaissance de lexistence de Dieu et des perfections analogiquement communes à Dieu et aux créatures, mais elle ne peut sélever à connaître (quidditative) ce quest en soi LA DEITE, objet formel de lintelligence divine, ni ce qui appartient PER sE PRIMO, essentiellement et immédiatement à cet objet formel. Comme le dit saint Thomas, ibid. : « Sensibilia ad hoc ducere intellectum nostrum non possunt, ut in eis divina substantia videatur quid sit, quum sint effectus causae virtutem non aequantes. » Les anges ne peuvent non plus naturellement connaître ce qui est lobjet propre de lintelligence divine : « Non autem naturali cognitione angelus de Deo cognoscit quid est, quia et ipsa substantia angeli, per quam in Dei cognitionem ducitur, est effectus causae virtutem non adaequans ». Saint Thomas, ibid., n° 2. Item Ia. q. 1, a. 6, « Sacra doctrina propriissime determinat de Deo, secundum quod est altissima causa : quia non solum quantum ad illud, quod est per creaturas cognoscibile, sed etiam quantum ad id, quod notum est sibi soli de seipso, et aliis per revelationem communicatum. » Cest à cause de cette différence dobjet formel que nous maintenons contre une objection récente (Revue thomiste, janvier 1933. p. 71-84), quon peut démontrer quil y a en Dieu un ordre de mystères surnaturels, cest-à-dire de mystères inaccessibles aux forces naturelles de toute intelligence créée.
Cest pourquoi saint Thomas a dit, dans le passage du C. Gentes que nous venons de citer : « Evidemissime apparet
» Sil y a un objet formel qui peut constituer un ordre nouveau, cest celui de lintelligence divine.
[25]
Nous avons repris ce problème récemment dans la Revue thomiste, mars 1933 : Lexistence de lOrdre surnaturel ou de la Vie intime de Dieu.
[26]
C. Gentes, l. III, c. 41, 42, 43, 44, 45.
[27]
« Cum usum rationis habere incoeperit
primum quod tunc homini cogitandum occurrit, est deliberare de seipso. Et si quidem seipsum ordinaverit ad debitum finem, per gratiam consequetur remissionem originalis peccati », loc. cit.
[28]
Cf.
[29]
Les convertis reçoivent aussi parfois au moment de leur conversion des grâces proprement mystiques et même des grâces tout à fait extraordinaires, telle la conversion da Père A. Ratisbonne, qui rappelle celle de saint Paul.
[30]
Cf. Jean de Saint-Thomas, Cursus Theol., de Donis, in Iam IIae q. 68, diss. XVIII, a. 2, Solv. obj. : n° 6 : Comment le Saint-Esprit vient au secours de notre faiblesse au milieu des difficultés. Cf. S. Thomam, Ia IIae q. 68, a. 2, ad 1 et 3. Nous avons parlé ailleurs de linfluence des dons du Saint-Esprit dans la vie ascétique, influence latente et assez fréquente, ou manifeste mais rare, tandis que dans la vie mystique, elle devient à la fois fréquente et assez manifeste. Cf. Perfection chrétienne et contemplation, 6e éd., p. 371, 404-408,769.
[31]
Cf. saint Thomas, Ia IIae. q. 109, a. 3 et chez ses commentateurs au début du traité de la grâce, lexposé de la thèse : « Utrum homo in statu naturae lapsae nondum reparatae minores vires habeat ad bonum morale (naturale) quam habuisset in statu naturae purae ? »
[32]
Cf.
[33]
Comme la remarque le P. Lemonnyer, art. cit., p. [73] et sq. : « Les grâces mystiques mineures sont proprement des grâces de suppléance. Dieu, pour les accorder, prend moins en considération le mérite que le besoin. Il les tient en réserve plutôt comme secours miséricordieusement accordés à la faiblesse que comme moyens directs daccélérer le progrès dans la perfection
Sil y a des candidats-nés aux grâces mystiques mineures, ce sont ces catholiques inconnus, membres de la seule Église spirituelle
Ils manquent de tant de choses
»
[34]
Cf. P. ALLO, art. cit., p. [108] sq. : « Les « çoufis » ou contemplatifs mahométans ont approfondi et vivifié le monothéisme du Coran, qui fut toujours leur autorité dogmatique ; si le christianisme (ils estimaient grandement les moines chrétiens) a exercé sur eux quelques influences, elles furent bien moindres que celles du néo-platonisme. Le Védânta indien a eu aussi les siennes
Ils nadmettaient point, naturellement, lIncarnation dogme chrétien. Ils vénéraient beaucoup Jésus
qui était pour eux le type même de lunion transformante
Ils furent souvent quoique orthodoxes dans lensemble, exposés aux calomnies et aux persécutions des théologiens littéralistes, jusquà avoir leurs martyrs, comme le fameux Al Hallâj. » On comprend que dans un pareil milieu et dans de telles épreuves il y ait chez les meilleurs une certaine intimité avec Dieu et de vraies inspirations du Saint-Esprit.
[35]
Ces grâces doivent être même plus fréquentes depuis la Consécration du genre humain au Sacré-Cur, faite par le Pape Léon XIII au début de ce siècle. Et Marie, Mère de tous les hommes, doit obtenir le salut de bien des pécheurs.
[36]
Cf. Lemonnyer, loc. cit. : « Les grâces ou phénomènes mystiques majeurs supposeny une charité en voie de devenir parfaite et appelée à lêtre effectivement. Même au sein de lÉglise visible, où la grâce de Jésus-Christ coule avec plus dabondance, rares, en somme, sont les âmes que Dieu en favorise après les y avoir disposées. Lon est porté à croire quelles sont beaucoup plus rares encore dans cette dispersion où latmosphère spirituelle est moins pure et si réduits les moyens extérieurs de sanctification
Lexistence des phénomènes majeurs de la vie mystique demeure parfaitement concevable dans cette portion de lÉglise spirituelle qui est extérieure à lÉglise visible, bien quil y ait de fortes raisons à priori de ly croire très rare. »
[37]
Cependant, comme on la fait justement remarquer : « Si le cur est humble et fidèle sans savoir le dire, la grâce surnaturelle saura prendre de lui pleine possession et telle infirmité dans la formulation doctrinale ne sera plus quun muet et involontaire hommage à la pleine transcendance de la Révélation chrétienne. » Les grâces prévenantes et de confortation accordées aux âmes les plus consciencieuses de ces milieux païens, visent peut-être moins en général à rectifier des formules abstraites qui parfois traduisent mal ce qui est du fond de lintelligence et du cur, quà les compenser dans le mouvement concret de lâme vers Dieu, en en soutirant le venin par le vide de la théologie négative, par lesprit de renoncement et dabandon. Ainsi Eckart et Rosmini joignaient à des formules spéculatives erronées une vraie charité.
[38]
Ia q. 63, a. 3 : « In hoc angelus appetiit indebite esse similis Deo, quia appetiit ut finem ultimum beatitudinis id ad quod virtute suae naturae poterat pervenire, avertens suum appetitum a beatitudine supernaturali, quae est ex gratia Dei. »
[39]
Ennéades, V, 5, 10 ; IV, 3. 32.
[40]
Procli opera inedita, édition de Victor Cousin, Paris, 1864, col. 171.
[41]
Cf. Sermons de Tauler, traduction par le RR. PP. Hugueny, Théry, O. P. et A. L. Corin. Introduction théologique du P. Hugueny, t. I, pp. 92, 93.
[42]
Saint Thomas dit même quil ne répugne pas que Dieu fasse un miracle pour confirmer une vérité naturelle de la religion ou la valeur dune vertu comme la chasteté. Cf. de Potentia, q. 6, a. 5, ad 5m.
Il dit à propos dune vestale, qui aurait porté de leau du Tibre dans un vase perforé, comme le rapporte saint Augustin, de Civitate Dei, l. X, c. 26 : « Non est remotum quin ait in commendationem castitatis quod Deus verus per suos angelos bonos hujusmodi miraculum, per retentionem aquae fecisset, quia si aliqua bona in gentibus fuerunt, a Deo fuerunt. » Il est vrai que ce fait extraordinaire nest pas un miracle proprement dit, car il ne dépasse pas la puissance naturelle des anges bons ou mauvais.