Le Réveil du modernisme
La philosophie du devenir ou de lévolution créatrice peut-elle éviter le panthéisme ?
Par le P. Reg. Garrigou-Lagrange, O. P.
Extrait de la « La Vie Intellectuelle », mars - avril 1930
Tous ceux qui ont suivi il y a une vingtaine dannées le mouvement moderniste se souviennent du Mémoire publié par M. Édouard Le Roy dans la Revue de Métaphysique et de Morale, mars et juillet 1907, sous ce titre : Comment se pose le problème de Dieu. On se rappelle que cétait une critique des preuves traditionnelles de lexistence de Dieu, telles quelles sont présentées par saint Thomas, critique qui niait la valeur réelle (ontologique et transcendante) des principes premiers de la raison, qui sont le fondement de ces preuves : principe de contradiction ou didentité et principe de causalité efficiente. On y déclarait que « tout réalisme ontologique est absurde et ruineux
[1]
». On demandait, en rejetant la valeur ontologique du principe didentité ou de contradiction : « Pourquoi ne pas identifier lêtre au devenir
[2]
? » Dieu même y paraissait, selon lexpression de M. Bergson, comme « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait
[3]
», et lon ne voyait plus comment il peut être, ainsi que le déclare le Concile du Vatican : « réellement et essentiellement distinct du monde, « re et essentia a mundo distinctus
et super omnia, quae praeter ipsum sunt et concipi possunt, ineffabiliter excelsus
[4]
».
On sait aussi que peu après, le 3 juillet 1907, parut le Décret Lamentabili du Saint-Office, qui condamnait les erreurs modernistes, en particulier ses conceptions pragmatistes de la vérité et du dogme, bien connues des lecteurs de M. Ed. Le Roy. Le Saint-Office y réprouvait ces deux propositions : « La vérité nest pas plus immuable que lhomme, elle évolue avec lui, en lui et par lui
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», ce qui est la conséquence même du principe « lêtre sidentifie au devenir ». « Les dogmes de foi doivent être retenus seulement selon leur sens pratique, comme norme préceptive daction, et non pas comme norme de ce qui est à croire
[6]
» ; de ce point de vue il faudrait se comporter à légard de Jésus-Christ comme à légard de Dieu, sans quil soit nécessaire daffirmer quil est Dieu, et se comporter à légard de Dieu comme à légard dune personne.
LEncyclique Pascendi dominici gregis parut deux mois plus tard, le 8 septembre 1907 ; elle condamnait le modernisme comme le renouvellement de nombreuses hérésies, en particulier son agnosticisme relatif aux preuves de lexistence de Dieu et de la distinction de Dieu et du monde, de lIncréé et du créé. Elle repoussait sa conception de lexpérience religieuse substituée à ces preuves, conception dans laquelle se confondent lordre de la nature et celui de la grâce
[7]
.
Enfin le serment antimoderniste, prescrit le 1er septembre 1910, commençait par ces mots : « Ego
firmiter amplector ac recipio omnia et singula, quae ab inerranti Ecclesiae magisterio definita, adserta ac declarata sunt, praesertim ea doctrinae capita, quae hujus temporis erroribus directe adversantur. Ac primum quidem : Deum, rerum omnium principium et finem, naturali rationis lumine per ea quae facta sunt (cf. Rom., I, 20), hoc est, per visibilia creationis opera, tanquam causam per effectus, certo cognosci, adeoque demonstrari etiam posse, profiteor
[8]
. » Ce dernier mot montre quil sagit dune profession de foi.
A la suite de ces déclarations de lEglise, le calme sétait rétabli, le silence peu à peu sétait fait, et beaucoup dintelligences dabord troublées étaient revenues dans le droit chemin, en reconnaissant la valeur de la raison naturelle et de ses affirmations les plus fondamentales, ou de ses principes premiers.
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* *
Nous avons le grand regret de voir aujourdhui que M. Ed. Le Roy vient de publier de nouveau le Mémoire paru en 1907
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. Il nous dit dans lAvant-Propos : « Ce volume contient deux parties hétérogènes. La première est un Mémoire de philosophie, paru dabord dans la Revue de Métaphysique et de Morale en 1907, et aujourdhui introuvable ; il est reproduit presque entier tel quel, sans retouches, sinon de menu détail et pour établir un juste raccord avec la seconde partie ; on veut surtout y prendre conscience de certaines difficultés. Vient ensuite une série de Conférences restées jusquà présent inédites. Le ton en est tout autre : méditation spirituelle plutôt que dialectique savante ; et la recherche sefforce dy garder une allure directement positive. »
On voit dès lors que le mémoire de 1907 est reproduit ici sans aucun souci de répondre aux nombreuses critiques et réfutations quil souleva alors. M. Le Roy semble vouloir les ignorer.
La seconde partie est, comme il le dit lui-même, une méditation spirituelle ; elle utilise beaucoup Pascal et porte sur « linquiétude humaine, le problème de la volonté profonde, la foi en Dieu, les affirmations préliminaires, laffirmation de Dieu, lidée de Dieu, les conditions de la vie religieuse, les derniers obstacles ». Cest une marche vers Dieu, qui rappelle à certains égards, à travers Pascal, les traités des Docteurs de lEglise sur la fin dernière, les aspirations humaines et la béatitude parfaite, béatitude qui ne peut se trouver ni dans les plaisirs, ni dans les honneurs, ni dans le pouvoir, ni dans la connaissance des sciences humaines, mais seulement dans le Souverain Bien qui est Dieu. Ces pages, qui rappellent bien des idées chères à saint Augustin et à saint Thomas, feront impression sur bien des lecteurs, surtout sur ceux qui sont déjà convaincus au moins confusément de lexistence de Dieu.
Mais aussitôt la question se pose : cette construction doctrinale, (car on pense bien exposer encore une doctrine, doctrine pragmatiste sans doute, mais encore doctrine), cette construction, si elle a quelque force persuasive, doù la tient-elle : des bases philosophiques quelle suppose, de la philosophie bergsonienne du devenir, ou bien de ce quelle utilise encore du sens commun et de la foi chrétienne ? Cet édifice est-il porté par son fondement ? Nest-il pas plutôt soutenu den haut par la foi religieuse du lecteur et par ce qui reste en lui de raison naturelle non déformée ? Ne fait-il pas penser à cette statue, dont parle Daniel, qui avait une tête dor fin, la poitrine et les bras dargent, les jambes de fer et les pieds dargile ?
Voyons en quoi consiste le fondement de la construction nouvelle. Pourquoi refuse-t-on dadmettre les preuves traditionnelles de lexistence de Dieu ? Que met-on à leur place ? Nous verrons ensuite, si, en partant dune philosophie, non pas de lêtre, mais du devenir, on évite le panthéisme qui voit en Dieu « une réalité qui se fait », « lévolution créatrice ». Nous verrons si par cette route on peut affirmer que Dieu est Celui qui est, Ego sum, qui sum, lÊtre même subsistant, qui par sa simplicité et son immutabilité absolue, ou son identité éternelle, se distingue réellement et essentiellement de tout ce qui est essentiellement multiple ou composé et changeant.
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La critique fondamentale des preuves traditionnelles.
Lobjection principale que M. Ed. Le Roy fait à ces preuves revient à ceci : elles reposent sur une distinction de sens commun inacceptable, « celle du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, de lacte et de la puissance
[10]
». Les autres objections dérivent de cette première : les preuves traditionnelles, nous dit-on, supposent un recours inconscient à largument de saint Anselme, et donc ne valent pas plus que lui. Enfin elles nétabliraient pas la transcendance de la Cause première ou sa supériorité infinie sur tout le créé.
Sil y a quelquun qui compromet la transcendance divine, cest bien sûr M. Le Roy, comme on peut le voir dans son livre, p. 91-95, p. 282-283.
Mais voyons dabord la première de ces objections, qui se résume en ces mots : « Pourquoi ne pas identifier lêtre au devenir ? » (op. Cit., p. 45.)
Comment M. Le Roy est-il conduit à considérer comme inadmissible la distinction que fait le sens commun ou la raison naturelle « entre le moteur et le mobile, entre le mouvement et son sujet, entre lacte et la puissance » ? Il y est amené, nous dit-il, par le principe même de la philosophie du devenir, telle que la conçoit M. Bergson. « Je renverrai surtout, écrit-il (op. cit., p. 21), à cette admirable Introduction à la métaphysique, quil a publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale, en janvier 1903. La pensée commune sinstalle dans limmobile et tâche de capter la réalité mobile au passage ; elle pose donc en somme implicitement, à titre de postulat indiscuté, que cest limmobilité qui est intelligible, qui est première, et que cest le mouvement quil faut expliquer, par réduction à limmobile. En cela elle manifeste son attitude utilitaire : car ce nest quau point de vue de laction pratique quil peut suffire de se demander où en est la chose quon étudie, ce quelle est devenue, afin de voir ce quon en pourrait tirer ou ce quil en faut dire. Mais une telle démarche ne convient plus pour luvre de connaissance pure, de connaissance désintéressée. « Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité ; au lieu que si lon se donne la mobilité, on peut, par voie de diminution, en tirer par la pensée autant darrêts quon voudra
[11]
. » Aussi, conclut M. Ed. Le Roy, « la vraie méthode philosophique procède à linverse de la pensée commune. Elle envisage le mouvement comme la réalité fondamentale, et elle regarde limmobilité au contraire comme une réalité seconde et dérivée
[12]
. » On voit par là que, de ce point de vue, si Dieu est réalité fondamentale, il est le devenir même, lévolution créatrice.
M. Ed. Le Roy dit plus loin (p. 45) : « On veut quil y ait dans la cause au moins tout ce quil y a dans leffet. Pourquoi ? Parce que lon morcelle et que lon déduit. Lévidence de laxiome tient en somme à ce que dune part on se représente une cause extérieure et séparée, à ce que dautre part on attribue aux procédés de lanalyse déductive une portée ontologique
Affirmer le primat de lacte, cest encore sous-entendre les mêmes postulats. Si causalité nest que déversement dun plein dans un vide, communication à un terme récepteur de ce que possède un autre terme, en un mot uvre anthropomorphique dun agent, alors soit ! Mais que valent ces idoles de limagination pratique ? Pourquoi ne point identifier tout simplement lêtre au devenir ?
La perfection se présenterait comme un sens de genèse, non comme un point final ou une source première. »
On prévoit de mieux en mieux que, de ce point de vue, Dieu, perfection suprême, sera lévolution en perpétuel progrès et non pas lÊtre même éternellement subsistant et souverainement parfait dès toujours.
M. Le Roy dit encore (op. cit., p. 114-115) : « Cela posé, nous sommes à présent en mesure dordonner la série dialectique doù sortira laffirmation de Dieu
1° La réalité est devenir, effort générateur, ou comme dit M. Bergson jaillissement dynamique, élan de vie, poussée de création incessante. Cela, tout le montre dans la nature et nous le sentons mieux encore en nous-mêmes
2° Le devenir cosmique est orienté dans un sens défini
ascension vers le plus et le mieux
Cela, tout le montre dans la nature, notamment lévolution biologique. Tout le montre aussi en nous, et lhistoire et la psychologie en témoignent également. En somme lexistence même est effort daccroissement, travail de réalisation ascendante. Ainsi le moral apparaît comme le fond de lêtre.
3° Lesprit est liberté, puisquil est à la racine de lêtre, puisquil est action créatrice et même en un certain sens action dautogenèse
Voilà, en abrégé, ce que nous appelons la réalité morale (exigence dascension). Cette réalité morale, esprit de notre esprit, est radicalement irréductible à toute autre forme de réalité, de par sa place même au sommet ou plutôt à la source de lexistence. Il faut donc en affirmer le primat et cest cette affirmation qui constitue laffirmation de Dieu
[13]
.
On voit donc en quel sens on peut et on doit dire que Dieu existe, quil est réel
Et cela signifie
que nous avons à nous comporter par rapport à lui, comme par rapport à la source où nous puisons et devons puiser notre propre existence et notre propre réalité. »
Cette source divine, Dieu même, apparaît ainsi de plus en plus comme lévolution créatrice, comme le devenir universel, sans lequel notre existence apparaît comme un point ; nous revenons à la formule de M. Bergson, selon laquelle Dieu est « une réalité qui se fait à travers celle qui se défait
[14]
».
« En définitive, conclut M. Le Roy, cest toujours à lexpérience religieuse quil en faut revenir
[15]
. » Cette expérience semble naturelle, mais comme elle est essentiellement une exigence dascension, on pourra lappeler « surnaturelle », sans quelle ait à changer de nature, semble-t-il. Nest-elle pas déjà, dès son origine, une participation de la nature divine, comme la grâce sanctifiante dont parlent les théologiens ? Et lon ne voit plus bien pourquoi les Semipélagiens ont été condamnés pour avoir dit que linitium fidei vel salutis, non per gratiae donum, sed naturaliter nobis inest
[16]
. Que dis-je ? Les Semipélagiens et les Pélagiens eux-mêmes navaient-ils pas une conception beaucoup plus élevée de Dieu que celle qui nous est ici présentée ?
Voyons sur quoi repose en fin de compte cette nouvelle théorie. Nest-elle pas le rajeunissement dune vieille erreur ?
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* *
Le fondement de cette conception nouvelle
Que vaut cette affirmation qui se trouvait déjà sous la plume du vieil Héraclite : la réalité est devenir ?
Jusquici les plus grands philosophes daccord avec la raison naturelle ont dit : le devenir ne peut rendre raison de lui-même, il ne peut exister par soi, il nest pas au réel ou à lêtre comme A est A, comme le blanc est le blanc, la lumière est lumière, lesprit est esprit. Tout dabord il demande un sujet, le mouvement nest jamais que le mouvement de quelque chose, de leau, de lair, ou de léther. Le mouvement en général comme tel nexiste pas, mais seulement ce mouvement : il nest ce mouvement, ce devenir, que parce quil est le mouvement de ce sujet, de ce mobile. Pas de rêve sans rêveur, pas de vol sans volatile, pas découlement sans liquide, ni de flux sans fluide, si subtil soit-il. Pas de pensée sans esprit, et, si un esprit nest pas, comme Dieu, la Pensée même, et la Vérité même toujours actuellement connue « ab aeterno », il est distinct de sa pensée, de ses pensées, qui varient, qui se portent sur divers objets, tandis que, lui, reste un et le même, ou le même être substantiel sous ses phénomènes multiples et changeants. Et cet esprit imparfait ne saurait connaître sans le concours de Celui qui est la Pensée même, la Vérité et la Vie, et qui est plus intime à nous que nous-mêmes, tout en étant réellement et essentiellement distinct de nous.
Les plus grands philosophes ont dit aussi avec le sens commun que le devenir, soit dans lordre corporel, soit dans lordre spirituel, est un passage de lindétermination à la détermination, ou de la puissance à lacte ; par exemple du germe contenu dans le grain de blé à lépi mûr, de la cellule doù procède lembryon à lanimal engendré, ou encore, le passage de lintelligence qui séveille à une pensée de plus en plus distincte. En un mot cest le passage dune capacité de perfection à lacte qui est cette perfection même. Et comme il y a plus dans lacte ou perfection que dans la puissance non encore actualisée, il faut une cause pour rendre raison du devenir ; il faut un agent : pas dengendré sans engendrant, pas de détermination corporelle ou spirituelle produite sans un être déjà déterminé capable de la réaliser.
Enfin la raison naturelle et les plus grands penseurs avec elle ajoutent, lagir suppose lêtre, et le mode dagir suit le mode dêtre. Seul ladulte engendre, et pour engendrer il faut dabord quil existe. Il agit ou, détermine selon la détermination qui est en lui ; lagent corporel a une action corporelle, lagent spirituel a, comme tel, une action dordre spirituel. Mais tout agent, qui nest pas son action même, a besoin pour agir dêtre prému par Celui-là seul qui est son action, et qui pour cette raison est lÊtre même, car lagir suppose lêtre, et le mode dagir suit le mode dêtre.
Tel est le langage du sens commun, tel que lont compris, approfondi et justifié un Socrate, un Platon, un Aristote, un Augustin, un Thomas dAquin, pour ne parler que de ceux-là. Tous ont dit : Le devenir est un effet, qui suppose lagir, et lagir lui-même suppose lêtre. En dernière analyse tout « agir » dépend de Celui qui seul est lEtre même éternellement subsistant.
M. Ed. Le Roy vient nous demander maintenant : « Pourquoi ne point identifier tout simplement lêtre au devenir ?
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» Ce « tout simplement » est dune simplicité inattendue ; il y a deux espèces de simplicité : celle de la souveraine sagesse et puis une autre fort différente, dont saint Paul, saint Augustin et saint Thomas ont parfois parlé. Il y a celle qui juge de tout, même des choses les plus élevées, non pas par la Cause suprême, mais par ce quil y a dans le réel de plus infime ; cest celle qui veut ramener lEtre au devenir, et lunique instant de limmobile éternité à ce nunc fluens, à cet instant fugitif, qui constitue la réalité du temps, de la durée que nous expérimentons.
« Pourquoi ne point identifier, tout simplement lêtre au devenir ? » Même lEtre par essence, Monsieur Le Roy ; même Celui qui est, et qui a dit de lui-même : Ego sum qui sum
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Ego Dominus et non mutor
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» ? Oh alors, bien sûr, si lon identifie si simplement lêtre au devenir, on conclut sans difficulté comme le fait le présent ouvrage (p. 22) : « Les choses étant mouvement, il ny a plus à se demander comment elles reçoivent celui-ci. » En dautres termes, les preuves de lexistence de Dieu par le mouvement et par les causes efficientes cessent dexister, elles sévanouissent.
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* *
Mais en fin de compte sur quoi repose cette assertion que lêtre est devenir, et que le devenir est à lui-même sa raison, quil est la réalité fondamentale : Dieu même, identifié avec lévolution créatrice ?
En dernière analyse, sur quoi repose tout cela ? M. Ed. Le Roy nous la dit (p. 21) : Cela repose sur cette remarque de M. Bergson : « Avec des arrêts, si nombreux soient-ils, on ne fera jamais de la mobilité ; au lieu que si lon se donne la mobilité, on peut, par voie de diminution, en tirer par la pensée autant darrêts quon voudra ».
M. Bergson sest plus longuement expliqué sur ce point dans lÉvolution créatrice (p. 341-342) où il dit : « Il y a plus dans le mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile, plus dans un devenir que dans les formes traversées tour à tour, plus dans lévolution de la forme que dans les formes réalisées lune après lautre. La philosophie pourra donc, des termes du premier genre, tirer ceux du second, mais non pas du second le premier ; cest du premier que la spéculation devrait partir. Mais lintelligence renverse lordre des deux termes, et sur ce point la philosophie antique procède comme fait lintelligence. Elle sinstalle dans limmuable, elle se donne des Idées et passe au devenir par voie datténuation et de diminution. » On lit aussi dans lÉvolution créatrice un peu plus loin, p. 354 : « Une perpétuité de mobilité nest possible que si elle est adossée à une éternité dimmutabilité, quelle déroule dans une chaîne sans commencement ni fin. Tel est le dernier mot de la philosophie grecque. Elle se rattache par des fils invisibles à toutes les fibres de lâme antique, cest en vain quon voudrait la déduire dun principe simple. Mais si lon en élimine tout ce qui est venu de la poésie, de la religion, de la vie sociale, comme aussi dune physique et dune biologie encore rudimentaires, si lon fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes dune métaphysique, qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de lintelligence humaine. »
M. Bergson et M. Ed. Le Roy admettent une philosophie dynamiste du devenir, qui est exactement à lantipode de cette « métaphysique naturelle de lintelligence humaine ». Pourquoi ? Pour cette raison quune pareille métaphysique nest que « la mise en système des dissociations, du morcelage effectué sur le flux universel par la pensée commune, cest-à-dire par limagination pratique et le langage ». Lintelligence nest faite en effet, selon M. Bergson, que pour penser « les objets inertes, plus spécialement les corps solides, où notre action trouve son point dappui et notre industrie ses instruments de travail ; nos concepts ont été formés à limage des solides, notre logique est surtout une logique de solides
[20]
. »
*
* *
Et voilà le fondement de la conception nouvelle ! Cest là le dernier effort de la pensée moderne ! M. Le Roy ne daigne évidemment pas lire ce qui lui a été répondu il y a vingt-deux ans. Nous disions à cette époque, après avoir longuement examiné cette théorie nominaliste du sens commun, quelle confond lêtre intelligible, dans lequel notre intelligence perçoit les premiers principes didentité, de raison dêtre, de causalité, de finalité, avec le corps solide qui représente seulement le dernier degré de lêtre substantiel
[21]
. Nous montrions que la distinction de la puissance et de lacte, celles du moteur et du mobile, du mouvement et de son sujet, de nos pensées successives et de notre esprit, représentent les divisions de lêtre intelligible et non pas le morcelage du continu sensible. Nous montrions surtout que la distinction de puissance et acte est nécessaire pour rendre intelligibles, en fonction, non pas des corps solides, mais de lêtre, la multiplicité et le devenir
[22]
.
Un peu plus tard, reprenant létude du même problème
[23]
, nous écrivions : « Largument quon nous oppose na pas fait grand progrès depuis Héraclite, nous voyons même de mieux en mieux son origine sensualiste. Si lintelligence na pour objet que les corps solides, quon nous explique le verbe être, âme de tout jugement, et quon nous montre en quoi lhomme peut différer de lanimal. Si lobjet de lintelligence nest pas le corps solide, mais lêtre et tout ce qui a raison dêtre, la proposition bergsonienne « il y a plus dans le mouvement que dans limmobile » nest vraie que des immobilités prises par les sens sur le devenir lui-même. Mais elle est fausse si on lérige en principe absolu, parce que alors elle veut dire : « il y a plus dans ce qui devient et nest pas encore que dans ce qui est. » Limmobile, pour les sens, cest ce qui localement est en repos ; pour lintelligence, cest ce qui est, par opposition à ce qui devient, comme limmuable est ce qui est et ne peut pas ne pas être. Le sensualisme bergsonien confond limmutabilité qui est supérieure au mouvement avec celle qui lui est inférieure
Cest ainsi quil rabaisse la vie immobile de lintelligence, qui contemple les lois éternelles les plus hautes, jusquà linertie du corps solide inanimé. De ce point de vue le temps est supérieur à léternité ; il est la vie, tandis que limmobile éternité est une mort. »
M. Boutroux répondait de même à Spencer : « Lévolutionnisme est la vérité au point de vue des sens ; mais, au point de vue de lintelligence, il reste vrai que limparfait nexiste et ne se détermine quen vue du plus parfait
De plus lintelligence persiste à dire avec Aristote : « Tout a sa raison dêtre et le premier principe doit être la raison suprême des choses. Or expliquer, cest déterminer, et la raison suprême des choses ne peut être que lêtre entièrement déterminé
[24]
. »
« Tel est le dernier mot, de la philosophie grecque », comme lavoue M. Bergson ; mais ce nest point, comme il le dit, « par des fils invisibles que cette philosophie se rattache à toutes les fibres de lâme antique » et à ce qui fait le fond de lintelligence humaine. Cest une erreur de dire quon « ne peut la déduire dun principe simple ». Elle se rattache à lintelligence par la loi suprême de la pensée et du réel, par le principe didentité (forme positive de celui de contradiction), impliqué dans la toute première idée, lidée dêtre : « lêtre est lêtre, le non-être est non être » ; plus brièvement « lêtre nest pas le non-être, ils sopposent contradictoirement ».
Or si la réalité fondamentale est devenir comme le soutiennent M. Bergson et M. Le Roy, en revenant à Héraclite, il faut dire avec ce vieux Ionien que le principe de contradiction na plus aucune valeur réelle, car lêtre et le non-être, loin de sopposer contradictoirement, sidentifient dans le devenir qui est à lui-même sa raison. Aristote la profondément montré au livre IVe de sa Métaphysique, où il montre tout le sens, la nécessité absolue, la valeur réelle, et toute la portée du principe de contradiction.
Si la réalité fondamentale est devenir, le principe de contradiction sévanouit, et avec lui celui didentité, qui exprime positivement la même loi : « lêtre est lêtre ; le non-être est non être ». Alors il ne faudrait plus dire : « le vrai est le vrai, le faux est le faux, est est, non non », comme il est dit dans lEvangile. Que resterait-il du principe : « le bien est le bien, le mal est le mal, ils ne sauraient se confondre ». Les spirituels pourraient-ils encore affirmer : « la chair est chair, lesprit est esprit ; Dieu est Dieu, la créature est créature ». Est-ce quil ne faudrait pas dire du devenir universel ou de lévolution créatrice ce qui est dit dans la première proposition du Syllabus de Pie IX : « Deus idem est ac rerum natura et idcirco immutationibus obnoxius, Deusque reapse fit in homine et in mundo, atque omnia Deus sunt et ipsissimam Dei habent substantiam
[25]
». Si le principe didentité ou de contradiction sévanouit, avec lui disparaît celui de causalité, appliqué, non plus seulement aux phénomènes, mais dans lordre de lêtre. Avec lêtre, il sombre dans le devenir.
Nest-ce pas à cela que nous conduit M. Le Roy malgré la méditation spirituelle, qui est la seconde partie de son livre ? Il maintient somme toute ce quil avait écrit dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1905, p. 200-204 : « Le principe de non-contradiction nest pas universel et nécessaire autant quon la cru, il a son domaine dapplication ; il a sa signification restreinte et limitée. Loi suprême du discours et non de la pensée en général, il na prise que sur le statique, sur le morcelé, sur limmobile, bref sur des choses douées dune identité. Mais il y a de la contradiction dans le monde, comme il y a de lidentité. Telles ces mobilités fuyantes, le devenir, la durée, la vie, qui par elles-mêmes ne sont pas discursives et que le discours transforme pour les saisir en schèmes contradictoires. »
Cela revient à dire que, la réalité fondamentale étant devenir, le principe de contradiction ou de non-contradiction est lerreur fondamentale. A moins quon ne dise avec Aristote et Saint Thomas
[26]
: cela revient à affirmer que labsurdité radicale est au principe de tout.
M. Le Roy maintient absolument sa position, cest ce qui lui fait écrire dans son nouveau livre : « La réalité est devenir
activité spirituelle dont émanent les immobilités relatives quon appelle matière ou raison pure
[27]
. » « Le principe de causalité na judicature que sur les phénomènes. On connaît ses liens avec le morcelage
[28]
. » Dès lors les preuves de lexistence de Dieu fondées sur ce principe, solidaire lui-même de celui de contradiction, nont plus aucune valeur.
*
* *
Il faut choisir : le devenir, lévolution créatrice où disparaît la distinction réelle et essentielle de lIncréé, immuable et éternel, et du créé toujours changeant, ou bien la vérité du principe de contradiction ou didentité, comme loi fondamentale de la pensée et du réel. La position adoptée par la philosophie du devenir apparaît ainsi comme une preuve de lexistence de Dieu par labsurde, et, si elle nexistait pas, il faudrait linventer, pour donner à choisir : le vrai Dieu ou labsurdité radicale.
Le principe de contradiction affirme quun cercle carré est, non seulement inconcevable, mais encore irréalisable en dehors de notre esprit, irréalisable par quelque puissance que ce soit, finie ou infinie. Affirmer cela, cest déjà pour notre esprit sortir de soi, cest affirmer une loi du réel possible et de ce qui est réellement impossible. Le même principe affirme encore que ce qui devient nest pas encore, que le devenir nest pas lêtre, et quil y a plus dans lêtre que dans le devenir, dans lanimal engendré que dans lévolution de lembryon.
Ce principe de contradiction, soit sous sa forme négative (lêtre nest pas le non-être), soit sous sa forme positive (est est, non non), est incomparablement plus certain, que tout ce quon vient nous dire sur linquiétude humaine, sur la volonté profonde ; et tout cela ne peut tenir que si lui-même subsiste. Le Cogito, ergo sum sévanouirait aussi ; je ne pourrais plus dire je pense, mais impersonnellement : il pense, comme on dit il pleut, et pas même, car il se pourrait que la pensée soit identique à la non-pensée. Cest le nihilisme doctrinal qui conduit au nihilisme moral.
La doctrine de lÉvolution créatrice delle-même, en faussant radicalement la notion de création, se heurte, comme nous lavons longuement montré ailleurs
[29]
, à tous les premiers principes de la raison. Elle admet en effet un devenir sans sujet, un mouvement sans mobile, un devenir sans cause efficiente distincte de lui, un devenir sans cause finale connue par une intelligence parfaite de toute éternité. Elle tient que cette évolution, créatrice delle-même, est ascendante, et alors, en elle le plus sort du moins, le plus parfait sort du moins parfait ; elle rejette le mystère de création, qui sharmonise avec les principes de causalité efficiente et de finalité, pour lui substituer labsurde placé au principe de tout : le plus qui sort du moins sans cause efficiente et sans finalité proprement dite. Comme on la dit, Dieu, identifié avec cette évolution créatrice, va de surprise en surprise, en voyant tout ce quil devient, sans lavoir prévu.
Cette doctrine avoue que le devenir, qui est à lui-même sa raison, est une contradiction réalisée ; mais elle oublie ce qua remarqué Aristote à la fin du IVe livre de sa Métaphysique, que, si le principe de contradiction na plus de valeur, le devenir lui-même ne se distingue plus du non-devenir, en lui le point de départ nest pas distinct du point darrivée ; on est alors au but avant dêtre parti ; le devenir corporel ou spirituel devient immobile et il se confond, non pas avec limmobilité de lEtre subsistant, mais avec celle du néant, et du néant absolu, qui est labsence non seulement de toute existence, mais de toute possibilité dexistence.
La vérité du principe de contradiction ou didentité est plus certaine que lexistence de la terre qui nous porte ; cest une certitude non seulement physique, mais métaphysique ou absolue ; et sans elle il ny a plus rien pour nous dintelligible. Autrement dit, avec la notion dêtre, qui fonde ce principe, sévanouissent celles du vrai et du bien et leur opposition avec lerreur et le mal.
Voilà le lien qui rattache à lintelligence humaine laffirmation du primat de lêtre sur le devenir, qui est à la base de la philosophie traditionnelle, et, comme lavoue M. Bergson, « si lon fait abstraction des matériaux friables qui entrent dans la construction de cet immense édifice, une charpente solide demeure, et cette charpente dessine les grandes lignes dune métaphysique, qui est, croyons-nous, la métaphysique naturelle de lintelligence humaine
[30]
».
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* *
Est-il vrai que saint Thomas na pas établi la transcendance divine ?
M. Ed. Le Roy dans son dernier livre
[31]
reproche assez cavalièrement à saint Thomas de ne pas établir la transcendance de Dieu, sa supériorité infinie au-dessus de tout le créé. Après avoir rapporté (p. 118) la définition de la personne que le Docteur commun de lEglise applique analogiquement à Dieu, M. Le Roy, qui na nullement compris lanalogie, se contente décrire : « Cest une locution empruntée à la langue du droit. Inutile dy insister. » Sans le comprendre, il bouscule saint Thomas, un peu comme un maître décole, ignorant les richesses de la raison naturelle, bouscule un enfant qui lui répond selon le sens commun. Il ne saisit pas quil sagit ici de trois perfections absolues (simpliciter simplices), qui nimpliquent formellement aucune imperfection : être subsistant, intelligence et liberté, et qui peuvent par suite sappliquer à Dieu analogiquement, mais selon leur sens propre, et sans métaphore. Nous lavons longuement expliqué ailleurs
[32]
en examinant les objections, quon réimprime ici comme si elles navaient reçu aucune réponse.
Les preuves thomistes de lexistence de Dieu, nous dit-on, ne concluent à la transcendance divine que par un recours inconscient à largument de saint Anselme et ne valent donc pas plus que lui. (Cf. le Problème de Dieu, p. 38, 46, 94.)
Nous avons déjà répondu à M. Le Roy : Saint Anselme aurait dû dire seulement : « lêtre le plus grand qui se puisse concevoir existe nécessairement par lui-même, et non pas par un autre, sil existe ». On peut dire réciproquement : « Sil existe, lêtre nécessaire doit être lÊtre même, il doit être à lêtre comme A est A, en vertu du principe didentité ou de contradiction, autrement il faudrait encore remonter plus haut, jusquà lidentité pure de lIpsum esse subsistens, qui est sans limites et infiniment parfait
[33]
. » Il ny a donc aucun recours inconscient à largument de saint Anselme, car on a dabord établi a posteriori que lêtre nécessaire est requis comme cause de ce qui devient.
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M. Le Roy affirme à plusieurs reprises sous différentes formes que la transcendance de Dieu nest pas établie par les preuves thomistes (Cf. Le Problème de Dieu, p. 30, 38, 39, 41, 43).
La preuve de la transcendance divine donnée par saint Thomas se rattache pourtant de façon rigoureuse au principe de contradiction ou didentité, dont on ne montre pas quon puisse se passer. Elle revient à ceci : Il ne peut y avoir ni multiplicité ni devenir au sein de lAbsolu. Or le monde est essentiellement multiple et changeant. Donc Dieu est réellement et essentiellement distinct du monde. Cette preuve est celle donnée par le Concile du Vatican, sess. III, ch. I
[34]
. En dautres termes : Si le principe didentité ou de contradiction est loi fondamentale de la pensée et du réel, la réalité fondamentale doit être à lêtre comme A est A, elle doit être lÊtre même éternellement subsistant, la Vérité même toujours connue, le Bien même toujours aimé, la Pensée même et lAmour par essence : Ipsum intelligere et Ipsum velle subsistens. (Cf. Saint Thomas, Ia, q. 3, a. 4, 7, 8 ; q. 4, a. 2 ; q. 7, a. 1 ; q. 9, a. 1 ; q. 10, a. 2.).
M. Le Roy redit encore (p. 38) avec Kant : « Doù conclure que cette intelligence et cette sagesse (exigées par la preuve tirée de lordre du monde) sont infinies et créatrices ? »
Sil avait compris saint Thomas, il aurait saisi que toute intelligence qui nest pas infinie, qui nest pas la Pensée même et la Vérité même, est ordonnée à la Vérité et à lÊtre, comme lil vivant au coloré, et donc quil faut remonter jusquà une Intelligence ordonnatrice suprême, qui soit lIpsum intelligere subsistens. Ce sont là les éléments mêmes de la philosophie traditionnelle. (Cf. Ia, q. 14, a. 2, 3, 4).
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La philosophie du devenir est la négation de la transcendance divine
Si saint Thomas navait pas prouvé la transcendance de Dieu, serait-ce la philosophie du devenir ou de lévolution créatrice qui létablirait ? Après avoir admis que la réalité fondamentale, source de tout, est devenir, comment donc peut-elle établir que Dieu est infiniment supérieur à toute créature corporelle et spirituelle, infiniment supérieur au mouvement corporel ou spirituel, et supérieur au temps, mesure du mouvement ? Si Dieu est lévolution créatrice, comment cette philosophie établit-elle quIl peut exister sans le monde qui évolue ? Comment respecte-t-elle le dogme de la création ex nihilo et non ab aeterno ? Elle prétend que lexpression création ex nihilo est impensable, parce quelle ne comprend pas que ces mots veulent dire « ex nullo praesupposito subjecto ». (Cf. saint Thomas, Ia, q. 45, a. 5, c. et ad 3).
Comment une philosophie du devenir peut-elle se concilier avec cette affirmation révélée que Dieu a librement voulu créer le monde non ab aeterno, que tout ce qui existe en dehors de Lui a commencé, que le mouvement corporel ou spirituel et que le temps ont commencé
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?
On peut se rendre compte de ce qui subsiste de la transcendance divine et du dogme de la création en lisant ce que nous en dit M. Le Roy dans son dernier livre p. 91, 92, 93, 95, p. 282-283. Nous lisons, pages 91-92 : « La création est inconcevable comme événement historique ayant sa date, inconnue de nous sans doute, mais assignable en soi
On est dupe de limagination quand on croit penser un commencement de lunivers total sur le modèle de sa continuation temporelle. Par cela même que lidée du néant nest quune pseudo-idée
on ne saurait à aucun degré concevoir un passage du néant à lêtre
Le principe de causalité na judicature que sur les phénomènes », etc., etc.
« Au fond, lidée de cause première est une idole de la déduction (p. 93). »
Evidemment si la réalité fondamentale est devenir, la notion de création ex nihilo est absurde. Mais si lêtre se divise en puissance et acte, si le devenir suppose une puissance passive et une puissance active, lorsque la puissance passive est égale à zéro, il faut une puissance active infinie, seule capable de produire quelque chose, même un grain de sable, ex nihilo, cest-à-dire (ce nest pas là une pseudo-idée) ex nullo praesupposito subjecto
[36]
.
En dautres termes, si Dieu, comme le veulent M. Bergson et M. Le Roy, est « une réalité qui se fait », « une continuité de jaillissement », « lévolution créatrice », il ne se conçoit pas sans le monde qui évolue, il ne peut exister avant lui, avant le temps, dans lunique instant de limmobile éternité. Dans cette conception Dieu ne se conçoit pas sans le monde.
Bien plus, il ne sera jamais infiniment parfait, car il est un infini à devenir. M. Le Roy écrit dans son dernier livre, p. 95, au sujet de ce quil appelle la théorie statique de la perfection : « Rien de plus contestable
Pourquoi, je le répète, la perfection ne serait-elle pas tout simplement linfini du progrès
? Pourquoi le parfait ne serait-il pas une ascension, une croissance, plutôt quune plénitude immobile ? » Pourquoi ? Parce que, dans cette évolution créatrice ascendante, le plus sortirait du moins, et ce nest pas une chose qui se puisse admettre « tout simplement ».
Item p. 283 : « Nous ne sommes pas des « natures » achevées et closes
Notre vie, au contraire, est incessante création
Dieu est à la fois immanent et transcendant : immanent quant à sa présence efficace et intime, quant à son action inspiratrice et réalisante en nous, transcendant quant à linfini de création et de réalité toujours plus haute vers lequel sans limite il nous attire et nous soulève, quant à son caractère de principe inexhaustible. »
M. Le Roy maintient, somme toute, ce quil disait autrefois, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1907, p. 512, pour caractériser la transcendance de Dieu : « Si nous déclarons Dieu immanent, cest que nous considérons de Lui ce qui est devenu en nous et dans le monde ; mais pour le monde et pour nous il reste toujours un infini à devenir, un infini qui sera création proprement dite, non simple développement, et de ce point de vue Dieu apparaît comme transcendant. »
Cest dire que Dieu ne sera jamais infiniment parfait, et, dans lévolution créatrice ascendante, la grâce, dont on veut bien parler encore, ne constitue pas un ordre nouveau, infiniment supérieur à celui de la nature. On vient de nous dire : « nous ne sommes pas des natures achevées et closes » ; la grâce est un moment de lévolution, et le christianisme lui aussi, moment le plus élevé, mais rien de plus. Où est dès lors sa surnaturalité essentielle ? Cest toujours le pur modernisme condamné (Denzinger, 2058, 2078 sq. et 2094 sqq.).
Il est clair que le symbole pragmatique de la personnalité divine, quon veut encore conserver ici, recouvre une métaphysique panthéistique du devenir, qui est en opposition radicale avec ce que le Concile du Vatican nous dit de la distinction réelle et essentielle du Créateur et du créé, tout comme elle est en opposition avec le principe didentité ou de contradiction, loi fondamentale de la pensée et du réel. (Cf. Denzinger, 1782, 1804.)
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Que vaut la preuve nouvelle quon propose ?
Et alors que peut valoir la preuve de lexistence de Dieu proposée par M. Le Roy sous les titres : Linquiétude humaine ; Le problème de la volonté profonde ; La foi en Dieu, etc. ?
Il y a certes là un commentaire de Pascal qui sefforce de conserver la preuve de lexistence de Dieu par le désir du bonheur et les aspirations de lâme humaine. On se rappelle en le lisant la parole de saint Augustin : « irrequietum est cor nostrum, Domine, donec requiescat in te », et aussi le début de la Ia IIae de saint Thomas. On pense à certaines élévations des mystiques ; mais inconsciemment M. Le Roy nen fait-il pas une reproduction en simili ?
Cette preuve par le désir naturel du bonheur, nous lavons montré ailleurs
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, ne vaut que si le principe de finalité a une valeur ontologique et transcendante. Ce principe nous dit que tout agent agit pour une fin, quun désir naturel ne peut être vain. Pourquoi ? Premièrement parce que le désir et lamour tendent, non pas vers la notion de bien qui est dans lesprit, mais vers le bien qui est dans les choses ; et secondement un désir naturel ou fondé immédiatement, non sur limagination ou sur une conception plus ou moins erronée de la raison raisonnante, mais sur la nature de lintelligence et de la volonté, nest pas plus vain que cette nature, surtout si cest un désir dexigence, comme celui dont il est parlé ici, et qui ne porte pas sur notre élévation à lordre surnaturel. Notre volonté, par sa nature même, désire un bien sans limite, autant du moins quil est naturellement connaissable. Pourquoi ? Parce quelle est naturellement éclairée, non par les sens ou par limagination, mais par lintelligence qui conçoit le bien universel.
Si donc la volonté humaine spécifiée par le bien universel existait, et si le Souverain Bien naturellement connaissable nexistait pas, il y aurait là une contradiction psychologique ; la volonté par nature tendrait vers un bien sans limite, et ny tendrait pas. Saint Thomas la fort bien montré, Ia IIae, q. 2, a. 7 et 8.
Tout cela tient, sil y a une nature de lâme, une nature de lintelligence spécifiée par lêtre intelligible, une nature de la volonté spécifiée par le bien universel. Cela tient, si lagir présuppose lêtre et le mode dagir le mode dêtre, si chaque être a sa nature propre, surtout si lêtre est lêtre, et soppose au néant, au lieu de sidentifier avec un devenir qui serait à lui-même sa raison. En dautres termes, cela tient, si le principe de contradiction a une valeur ontologique et transcendante, et par suite aussi les principes de causalité efficiente et de finalité, si lordre des agents correspond à lordre des fins, sil y a quelque chose au-delà de notre pensée, si à la représentation correspond un représenté.
Mais évidemment cette preuve de lexistence de Dieu na plus aucune consistance, si lêtre et le non-être se confondent dans un devenir sans cause, et qui, même orienté vers la perfection, narrivera jamais à la perfection souveraine de lÊtre, de la Sagesse et de lAmour
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La voie du nihilisme doctrinal
Que conclure ? Pie X disait (Sacrorum Antistitum) : « Magistros autem monemus, ut rite hoc teneant Aquinatem vel parum deserere, praesertim in re metaphysica, non sine magno detrimento esse. Parvus error in principio, sic verbis ipsius Aquinatis licet uti, est magnas in fine. »
Si une légère déviation au sommet de langle devient énorme quand on prolonge très loin ses côtés ; si une erreur daiguillage cause un déraillement effroyable, quarrivera-t-il si lon commence par mettre de la mélinite sous les premiers principes, lois fondamentales de la pensée et du réel ? Alors comment ne pas arriver à la définition moderniste de la vérité condamnée dans le décret Lamentabili : « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quae cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur » (Denzinger, n° 2058). Il ny a plus aucune vérité immuable ; aucune vérité nest plus la conformité de notre jugement avec quelque chose dimmuable ; cest la conformité de notre pensée avec la vie toujours changeante, comme on la dit, sans voir toute la répercussion de cette formule vraie en ce quelle affirme, fausse en ce quelle nie : « veritas est adaequatio mentis et vitae ». Et alors le faux se distingue-t-il encore de ce qui est moins vrai dans létat actuel de notre science ? Le mal se distingue-t-il encore essentiellement de ce qui est seulement moins bon ? Trahir son pays est-ce mal ou est-ce moins bien que de le servir, moins conforme aux idées actuelles, qui, malgré la poussée du communisme internationaliste, font encore au patriotisme sa part ?
Où allons-nous, en suivant cette direction, et comment daprès les principes de la philosophie du devenir éviter la première proposition du Syllabus à laquelle revenait un bergsonien convaincu, M. Jean Weber, lorsquil écrivait, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1894, p. 549-560 : « La morale, en se plaçant sur le terrain où jaillit sans cesse, immédiate et toute vive, linvention, en se posant comme le plus insolent empiètement du monde de lintelligence sur la spontanéité, était destinée à recevoir de continuels démentis de cette indéniable réalité de dynamisme et de création quest notre activité
En face de ces morales didées, nous esquissons la morale ou plutôt lamoralisme du fait
Nous appelons « bien » ce qui a triomphé
Lhomme de génie est profondément immoral, mais il nappartient pas à nimporte qui dêtre immoral
Le « devoir » nest nulle part et il est partout, car toutes les actions se valent en absolu. »
Si en effet il ny a plus rien dabsolument immuable, si lêtre ne soppose pas au néant, mais sidentifie avec lui dans un devenir sans cause, alors il ny a plus de distinction absolue, nécessaire, immuable entre le bien et le mal ; il ny a plus, comme le veut le nominalisme radical, quune distinction contingente, libre, toujours variable ; le mal devient un moindre bien, un moment de lévolution quil faut dépasser. Quil faut dépasser ! à condition détablir contre M. Jean Weber que lévolution DOIT être ascendante, dans le sens de la moralité relative qui subsiste on ne sait comment après la disparition de la moralité absolue, après la disparition de la distinction nécessaire, immuable et éternelle entre le bien et le mal. M. Le Roy pose « le primat du moral », mais celui-ci sévanouit, si lon nie le primat métaphysique de lÊtre.
Alors comment éviter la première proposition du Syllabus de Pie IX, dont nous navons cité plus haut que le début et qui nest autre que celle-ci : « Deus idem est ac rerum natura et idcirco immutationibus obnoxius, Deusque reapse fit in homine et in mundo, atque omnia Deus sunt et ipsissimam Dei habent substantiam ; ac una eademque res est Deus cum mundo et proinde spiritus cum materia, necessitas cum libertate, verum cum falso, bonum cum malo, et justum cum in justo » (Denzinger, n° 1701).
Si en effet on nie la valeur du principe de contradiction comme loi fondamentale de la pensée et du réel, comment éviter ces conséquences ? Comment par exemple M. Le Roy et M. Bergson distinguent-ils essentiellement lesprit et la matière, lintelligence et les sens, si lobjet de lintelligence est le corps solide, déjà saisi par les sens, et non pas lêtre intelligible et ses lois universelles et nécessaires ? Comment distinguent-ils la nécessité et la liberté, alors quils réduisent celle-ci à la simple spontanéité ?
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Comment surtout distinguent-ils absolument et nécessairement le vrai du faux, le bien du mal, le juste de linjuste. Si de toute éternité nexiste pas, souverainement parfaite, la Vérité même, la Sagesse même, elles nexisteront jamais, et jamais lÉvolution créatrice ne nous donnera une norme absolue pour distinguer le juste et linjuste, le bien du mal. La morale, sans lidée objectivement fondée du Souverain Bien, parfait par essence, fin dernière de lhomme, restera, comme la morale kantienne, semblable à une région sans soleil, à une terre aride et triste, qui ne saurait porter aucun fruit. Elle ne donnera surtout aucun fruit pour léternité, car elle cesse de voir que lincomparable richesse du moment présent, si terne quil soit en apparence, ne vient pas de ce que ce moment se trouve entre un passé évanoui et les incertitudes de lavenir, mais de ce quil coexiste avec lunique instant de limmobile éternité et quil y a une manière surnaturelle de le vivre, pour que le mérite, quil peut contenir, non seulement se réalise comme tendance en perpétuelle évolution, mais demeure pour léternité.
Rome. Angelico.
[1] Revue de métaphysique et de morale, juillet 1907, p. 495.
[2] Ibid., mars 1907, p. 35.
[3] Evolution créatrice, p.269.
[4] DENZINGER, Enchiridion, n° 1782.
[5] « Veritas non est immutabilis plus quam ipse homo, quippe quae cum ipso, in ipso et per ipsum evolvitur ». DENZINGER, n° 2058.
[6] « Dogmata fidei retinenda sunt tantummodo juxta sensum practicum, id est tanquam norma praeceptiva agendi, non vero tanquam norma credendi. » DENZINGER, n° 2026.
[7] Cf. DENZINGER, Encyclica Pascendi, n° 2072 sqq., 2078 sqq., 2081, 2094 sq.
[8] DENZINGER, n° 2145.
[9] Le Problème de Dieu, LArtisan du livre, 2, rue de Fleurus, 6ème édition. Paru dabord dans les « Cahiers de la Quinzaine », 1 vol. de 350 p.
[10] Ce texte était dans le Mémoire de 1907, loc. Cit. (1er article) ; il se retrouve équivalemment dans les passages du nouveau livre que nous allons citer.
[11] BERGSON, Introduction à la Métaphysique.
[12] Le Problème de Dieu, 1929, p. 21. Cest nous qui soulignons, comme dans le texte suivant.
[13] Souligné dans le texte, p. 116.
[14] Evolution créatrice, p. 269.
[15] Op. cit., p. 132.
[16] DENZINGER, n° 178.
[17] Op. cit., p. 45.
[18] Exode, III, 14.
[19] Malach., III, 6.
[20] Évolution créatrice, p. 1.
[21] Cf. Le Sens commun, la Philosophie de lêtre et les formules dogmatiques, 3ème édition, Paris, Desclée de Brouwer. 2ème partie : Le Sens commun et les Preuves traditionnelles de lexistence de Dieu, p. 158-247.
[22] Ibid., p. 205-214.
[23] Dieu, son existence et sa nature, Paris, Beauchesne, 5ème édition, p. 161.
[24] Études dHistoire de la Philosophie, p. 202.
[25] DENZINGER, n° 1701.
[26] Cf. Commenterium in l. IV Metaphysicae, c. 3 à 8 ; lect. V à XVII, de valore principii contradictionis.
[27] Op. cit., p. 115.
[28] Ibid., p. 92 ; item p. 35, 45.
[29] Cf. De Revelatione, c. VIII, a. 2.
[30] Evolution créatrice, p. 354.
[31] Le Problème de Dieu, p. 30, 38-43, 118.
[32] Dieu, son existence et sa nature, p. 198 SS., 200-208, 215-223, 531-545, 568, 780.
[33] Cf. Le sens commun et la philosophie de lêtre, 3ème éd., p. 214-219.
[34] « (Deus) qui, cum sit una singularis, simplex omnino et incommutabilis substantia spiritualis, praedicandus est re et essentia a mundo distinctus et super omnia ineffabiliter excelsus. »
[35] Cf. S. Thomas, Ia, q. 46, a. 2 : « Utrum mundum incoepisse sit articulus fidei. »
[36] Cf. S. Thomas, Ia, q. 45, a. 5, c. et ad 3. Quand les théologiens disent que les anges crées sont en dehors de Dieu, ces mots en dehors ne signifient évidemment pas en dehors localement, mais que les anges ne sont pas Dieu.
[37] Dieu, p.302-307.
[38] Dans une classe de philosophie, lorsque le professeur, idéaliste en apparence convaincu, disait : Un au-delà de la pensée est impensable, un élève, qui navait plus rien à perdre, se permettait toutes sortes dirrévérences. Le professeur idéaliste ne manquait pas de le reprendre. Le jeune insoumis répondait : Esse est percipi, comme dit Berkeley, un au-delà de le pensée est impensable. Comment savez-vous, Monsieur, quen dehors de votre pensée jexiste et que je dis ou fais ceci ou cela ? Comment pouvez-vous qualifier mes propos et mes actes, comme chose en soi, sils peuvent en même temps être sous le même rapport bienséants et inconvenants, raisonnables et déraisonnables ? » « Quoi quil en soit, sortez. » « Je sors, Monsieur, et en dehors de votre pensée (jugement dexistence). Je sors, tout en ne sortant pas, puisquon peut, paraît-il, en même temps sortir et ne pas sortir. Cest inconcevable, selon vous, mais peut-être réalisable. Pour moi, le réalisable et le réel sont un au-delà de la pensée ; ils sont son objet extramental. Objectum intellectus est ens. »
[39] Cf. J. MARITAIN, La Philosophie bergsonienne, nouvelle édition ; 1ère partie, ch. V et VI.