CHAPITRE II III LE SAUVEUR ET LA REDEMPTION
Notons tout dabord que le Verbe, dans sa mission de Christ rédempteur après son incarnation dans le corps quil a reçu de la Vierge, na pas cessé de demeurer au Ciel dans le sein du Père. Tout en agissant sur des plans inférieurs au plan de la Trinité, pour accomplir sur la terre luvre du salut, le Verbe appartient, en vertu de son essence propre et par une présence réelle de sa Personne éternelle et infinie, à la sphère de Gloire où rayonne la Splendeur de Dieu. « Personne nest monté au Ciel, dit Jésus, sinon Celui qui est descendu du Ciel, le Fils de lHomme, qui est au Ciel » (1). En serions-nous surpris ? Les Anges, lorsquils remplissent un ministère extérieur, ninterrompent pas leur contemplation intérieure : « ils sont envoyés, dit Bède le Vénérable dans un Sermon sur Saint-Luc, et cependant ils restent présents devant Dieu ». Lhomme lui-même malgré les limitations que lui impose la loi de sa création, parce quil est à la fois esprit, âme et corps, appartient en même temps à trois plans différents du réel et agit simultanément dans ces trois plans. Mais si ce Verbe, parce quil est à la fois Dieu et le Créateur du monde, est partout chez lui, pour ainsi dire, quand il agit dans lUnivers, il ne cesse pas non plus dêtre le Christ cosmique lorsquil prend une figure humaine. Et la question sest posée de savoir si la rédemption opérée sur la terre en faveur de lhumanité déchue na pas une valeur cosmique. On a parlé en ce sens dune rédemption plurisidérale ; quelques-uns sont allés plus loin et ont soutenu la thèse dune rédemption des démons aux enfers. En raison dun passage, dailleurs obscur et très controversé, de la 1ère Epitre de Saint-Pierre (2), lEglise romaine enseigne que lâme du Christ, pendant que son corps reposait au tombeau, est descendue dans les lieux inférieurs et quelle y a délivré les justes de lAncienne Loi qui attendaient dans les limbes de leur rédemption : « Laurore empourpre les cieux, chante une hymne de lOffice de Laudes pour le temps pascal, lair retentit de louanges, la terre est dans lallégresse du triomphe et lenfer consterné frémit, lorsque le Roi très puissant entraîne à sa suite vers la lumière de vie la noble phalange des anciens pères affranchis des limbes où la mort les retenait captifs ». Mais si elle a admis la rédemption des justes dans les limbes par le Christ triomphant, lEglise a condamné par le 7è canon du Pape Vigile contre Origène la thèse qui annonçait un nouveau crucifiement du Christ pour la rédemption des démons aux enfers (3). En ce qui concerne la rédemption plurisidérale, les partisans de cette thèse se sont partagés entre deux solutions. Les uns estiment que le sang du Christ répandu sur la terre au Calvaire a suffi pour la rédemption de lunivers tout entier et la raison quils en donnent est dordre occulte. LIncarnation du Verbe ne se serait opérée sur la terre que parce que, à ce moment, la terre constituait le centre attractif de lunivers, et, de la sorte, la rédemption du Christ incarné dans un corps humain a possédé une valeur universelle (4). Saint-Paul na-t-il pas dit que la création tout entière attendait du Christ sa délivrance, parce que « il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute sa plénitude et de réconcilier par lui toutes choses avec lui-même, aussi bien celles qui sont sur la terre que celles qui sont dans les Cieux, ayant fait la paix par le sang se sa croix ? (5). La liturgie de lEglise romaine semble bien confirmer cette thèse quand elle chante à lOffice de Laudes au temps de la Passion : « Abreuvé de fiel, le voilà languissant ; les épines, les clous ont transpercé sa chair délicate ; leau et le sang découlent de sa blessure et ce fleuve purifie la terre, la mer, les astres et le monde entier ». « Lautel était à Jérusalem, dit Origène, mais le sang de la victime baigna lunivers » (6). Dautres sont partisans dincarnations multiples et successives du Verbe et ils croient trouver un fondement à leur opinion dans ce texte de Saint-Jean : « Le Père maime à cause de cela : parce que je donne ma vie pour la reprendre à nouveau. Personne ne me la prend, cest moi qui la donne volontairement. Jai le pouvoir de la déposer et jai le pouvoir de la reprendre. Telle est la mission que jai reçue de mon Père ». (X, 18). Et que dit Saint Thomas ? « Le créé est incapable de circonscrire lincréé. Puisque la puissance de la personne divine est infinie, elle pourrait, outre la nature humaine quelle a prise, en prendre encore une autre numériquement distincte... De même que Dieu peut produire continuellement de nouvelles créatures, le Fils peut, après une incarnation dans une nature, en revêtir une autre, parce que sa puissance dincarnation ne saurait être limitée. (7) On voit par ce rapide exposé toute la complexité du problème (9). Il semble pourtant quun texte de LEpitre aux Hébreux doive suffire à la résoudre dune façon certaine et conforme dailleurs à toute la tradition des Pères : Puis donc, dit lauteur de lEpitre, que les enfants participent à la chair et au sang, Il y a participé aussi... car il ne vien,t pas au secours des Anges ; cest à la lignée dAbraham quil porte secours. Par suite, il devait se rendre semblable en tout à ses frères ». (II, 11 à 17). Si pourtant le Christ nest venu sur la terre que pour régénérer lhumanité corrompue par la faute en la lavant dans la teinture de son sang, comment la liturgie peut-elle dire que la rédemption a purifié les astres ? Un texte de Saint-Paul va nous éclairer : « Ce nest point, dit-il, contre la chair et le sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les égents du monde des ténèbres, contre lesprit de malice des régions célestes » (Ephes. Vi, 10-17). Quelles sont ces Puissances de lair ? « Multiples sont les astres, dit Clément dAlexandrie, et leurs puissances, bienfaisantes ou malfaisantes, de droite ou de gauche... de cette opposition, de cette lutte des puissances nous sauve le Seigneur, et au milieu de tous ces combats que se livrent les Puissances et les Anges, luttant les uns pour nous, les autres contre nous, le Seigneur nous donne la Paix » (10). Les Puissances de lair, dont parle Saint-Paul, sont donc les puissances bénéfiques ou maléfiques des astres, selon une croyance astrologique de son temps, dont nous trouvons dailleurs les échos dans lAncien Testament. Quune notion astrologique intervienne ici, qui pourrait le contester en présence de textes aussi formels que ceux de Saint Augustin et de Saint Grégoire, par exemple ? (11). Devons-nous rappeler que le ciel sest obscurci à la mort du Christ sur la croix, mais aussi que le Christ triomphant tient dans sa main droite les sept planètes ? (Apocalypse, I, 12-19). Et la Vierge Sainte nest-elle pas célébrée comme « sublimis inter sidera » ? (Hymne de Fortunat chantée aux fêtes de la Vierge). Le Voyant de lApocalypse la dépeindra comme revêtue du soleil, ayant la lune soous ses pieds et une couronne de douze étoiles sur la tête (Apoc. XII, 1). Et que signifie cette étoile qui conduisit les mages à travers le désert jusquà la grotte de Béthléem ? Ajoutons que les astrologues modernes sont unanimes à affirmer que lIncarnation du Christ a bouleversé toutes les données astrologiques antérieures à sa venue. Quest-ce que tout cela veut dire ? Un apocryphe, dorigine égyptienne, que la critique attribue au IVème ou au Vème siècle, lHistoire de Joseph le Charpentier, contient au chapitre XXII cette curieuse prière de Jésus : « O mon Père, je vous implore pour mon Père Joseph, vous priant de menvoyer un nombreux choeur dAnges, avec Michel le dispensateur de la bonté, avec Gabriel le messager de la lumière. Quils accompagnent lâme de mon Père Joseph jusqu'à ce quelle ait dépassé les sept éons des ténèbres, quelle ne passe point par les voies étroites, celles où il est terrible de marcher, où lon a le grand effroi de voir les Puissances qui loccupent... » A-t-on remarqué la place quoccupe Saint Michel dans la liturgie de lEglise romaine ? Sest-on demandé pourquoi il est le seul des êtres angéliques à figurer dans le Confiteor ? Il est « Celui qui repousse en enfer par la vertu divine Satan et les autres esprits malins qui étaient dans le monde pour la perte des « âmes » (Prières après la messe) ; il est aussi celui qui, lorsquun chrétien a quitté le monde, le fait entrer dans le Ciel (Offertoire de la Messe de Requiem). Aussi est-il parfois représenté, à la manière de Hermès psychopompe, avec la balance de la justice divine où sont pesées les âmes des défunts. Nest-ce pas lui, enfin, qui, selon une tradition, aurait consolé le Christ dans lagonie de Gethsémani ? Il y a ainsi pou les âmes des chrétiens morts dans le Seigneur un guide chargé de les conduire à travers lau-delà jusquau lieu de leur séjour bienheureux ; ces âmes pourraient donc ségarer en route, si elles nétaient accompagnées ou, plutôt, ne seraient-elles pas menacées de périls graves si elles nétaient protégées ? Et doù viendraient ces périls, sinon de puissances maléfiques ? Les Gnostiques enseignaient précisément que les archontes qui régissent les astres sont hostiles à lhomme et que tous leurs efforts tendent à empêcher les âmes élues de remonter dans le Plérôme. La Pistis Sophia nous décrit le chemin étroit et mystérieux que doivent suivre ces âmes pour échapper aux attaques des sept archontes qui les guettent et rejoindre le Christ glorieux. Les archontes des gnostiques ne sont-ils pas « les Régents du monde des ténèbres », les « Puissances de lair » dont parle Saint Paul ? Et, puisquils sont les Régents des astres, le symbole du Christ tenant les sept planètes dans la main est significatif. Le Christ a délivré lhumanité de la loi dairain du destin que réglait linfluence des astres, et ce nest pas lhumanité seulement quil a délivrée de la sorte, mais la création toute entière : il a mis fin à la domination des Puissances de lair. Aussi a-t-il voulu être exalté sur la croix : il avait sanctifié la terre par un séjour de trente trois ans sur son sol ; il avait sanctifier leau en sy faisant baptiser ; il sanctifiera le feu en lenvoyant dans le Saint Esprit à ses apôtres le jour de la Pentecôte ; il lui restait à sanctifier lair en se faisant suspendre à la Croix (12). Luvre de la rédemption est consommée, le Christ a fait connaître la voie qui mène au salut et à ses fidèles il a donné son Nom comme un talisman qui ouvre toutes les portes, devant lequel toute puissance doit sincliner. On connaît limportance que Saint Paul attribue au nom du Sauveur : « quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé » (Rom. X, 13), car « Dieu la exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin quau nom de Jésus tout genou fléchisse dans les Cieux, sur la terre et dans les enfers » (Phil. II, 9-10) (13). Le Christ lui-même na-t-il pas dit : « si vous demandez quelque chose au Père en mon nom, il vous le donnera » ? (Jean, XVI, 24).
(1) Jean, III, 13 ; cf. aussi I, 18. (2) III, 19 ; cf. sur ce passage, TURMEL, La Descente du Christ aux enfers. Paris 1908. (3) cf. Enchiridion symbolorum de DENZINGER, 17è édition N° 209. (4) cf. SEDIR, Lenfance du Christ, Paris 1914, p. 67. (5) Rom. VII, 20-21 ; Coloss I, 19-20 ; Ephes. 1. 9-10. (6) Cétait aussi lopinion de Joseph de Maistre dans les Eclaircissements sur les sacrifices, qui sont annexés aux Soirées de Saint-Petersbourg. (7) SUAREZ (De Incarnatione) est du même avis : « La faculté qua le Verbe de sunir les êtres par lIncarnation est infinie et il serait absurde de la limiter, car toutes les natures, quelle que soit leur supériorité ou leur infériorité relative sont à la même distance de Dieu ». (8) A. GODARD, La Création, Paris, 1928, p. 47 ; cf. aussi du même, La Vérité religieuse, (p. 64 et 194). (9) On consultera avec intérêt limportant ouvrage du P. JOUAN, La question de lhabitabilité des mondes, 1900. (10) Excerpta ex Theodoto, 71-72 (11) St AUGUSTIN (Traité 104 sur Saint-Jean) : « Les lois des astres nont pas régi la Passion du Christ ; il est inadmissible que les astres puissent forcer à mourir le créateur des astres ». - St GREGOIRE (Sermon 35) : « Gabriel, nom qui signifie force de Dieu, est envoyé à Marie, parce quil venait annoncer le Messie qui a voulu apparaître dans lhumiliation et labaissement pour dompter toutes les puissances de lair ». (12) cf LUDOLPHE LE CHARTREUX, Vita Jesu-Christi, P. II ch. XXXI. (13) « Le nom supérieur à tous les noms, le nom qui contient tous les noms, toute lumière et toute puissance, à celui qui sait ce nom, lorsquil sera sorti du corps de la matière, aucune puissance ne pourra retenir son âme. Il donne toute puissance sur les archons et leurs légions et sur leurs éléments » (Pistis Sophia). Sur la superstition du nom dans le judaïsme palestinien, cf. LEBRETON, Les origines du dogme de la Trinité, p. 149. |