CHAPITRE  I

IV

LA TRADITION CATHOLIQUE

 

Quand on parle de l'hellénisation du Christianisme, on songe principalement à la théologie du quatrième Evangile et à cette idée du Logos par laquelle s'ouvre l'enseignement de l'apôtre. Mais il semble bien établi aujourd'hui que la doctrine chrétienne du Verbe ne doit rien au Logos philonien et qu'elle se réfère directement à la notion purement juive de la Sagesse ; car le Verbe johannique n'est nullement le dieu second, émanation du Dieu un, que concevait Philon, mais le fils unique du Père, égal à son Père et Dieu au même titre que lui.

    D'autre part, la tradition chrétienne, telle qu'elle est contenue dans le Nouveau Testament, est encore toute pénétrée, même chez Saint Paul, de l'esprit de la tradition juive, dans ses manifestations successives de Moïse aux Prophètes, et si, par cette voie, elle se rattache aux traditions primitives, - par l'influence de l'Egypte, aux traditions caïnites ; par l'influence de Babylone, aux traditions séthites, puis noachites (1), - elle prolonge par la prédication de la Bonne Nouvelle la chaîne millénaire et, en passant de Jérusalem à Rome, elle achève son évolution intérieure pour se fixer dans la tradition catholique, qui conservera désormais le dépôt de la vraie foi.


    Si, en effet, l'hellénisation du Christianisme a pu tendre en Orient à sa paganisation, il est permis d'affirmer que la romanisation du Christianisme en Occident, dans cette communauté de la ville éternelle que formait un noyau de juifs fidèles à l'esprit des Prophètes et touchés en même temps par la grâce du Christ, a eu pour résultat de ramener la tradition, si jamais elle s'en était écartée, dans sa ligne authentique ; et en ce sens il est exact de dire que l'Eglise de Rome remonte à Pierre et à Paul. Mais cette tradition catholique ou romaine est-elle une tradition purement orale ; ou, si elle est écrite, est-elle distincte du message contenu dans les Evangiles ?


    On ne peut nier l'existence d'une tradition orale dans l'Eglise des premiers temps, puisque nous en percevons les échos depuis Saint Paul jusqu'aux Pères de l'Eglise ; mais la question est de savoir d'où provenait cette tradition et en quoi elle a consisté. Ecartons tout d'abord l'hypothèse d'un enseignement secret du Christ à ses apôtres, soit pendant sa vie : « je n'ai rien dit de secret », répond Jésus au grand prêtre qui l'interroge sur sa doctrine (Jean XVIII, 20) ; soit pendant les quarante jours qui ont précédé son ascension : « en ce jour-là vous ne m'interrogerez sur rien » (Jean, XVI, 23). Ne faisons point une exception en faveur de Saint Jean ; car, si l'Eglise romaine dit de lui, dans sa liturgie : « heureux apôtre à qui furent révélés les secrets célestes » (8e Leçon au 3e Nocturne de Matines pour la fête de Saint Jean), ce ne peut être qu'en souvenir de la confidence que le Seigneur lui fit à la Cène à propos de Judas. Il n'y a pas de tradition johannique (2) ; disons mieux : il n'y a pas de « christianisme ésotérique »(3).

    Sans doute, l'Esprit-Saint devait à la Pentecôte apporter aux disciples une compréhension plus parfaite de la pensée du Maître disparu ; mais cette action de l'Esprit a consisté « moins dans la révélation de vérités tout-à-fait nouvelles que dans une entente plus large, plus profonde, plus complète de l'enseignement que Jésus lui-même avait donné » (4). De sorte que, non seulement la tradition orale aux premiers temps de l'Eglise se confond avec la tradition apostolique, mais que la tradition apostolique elle-même ne représente pas un apport supplémentaire de vérités au contenu essentiel de la doctrine, mais doit être conçue comme un éclaircissement, une explication et, en un certain sens, si l'on veut, un développement de la prédication qui a constitué le fonds authentique du message évangélique.

    S'il en est ainsi, c'est dans la catéchèse primitive que nous devons retrouver les traces de cette tradition apostolique. Mais les Evangiles sont-ils autre chose au fond que la reproduction de catéchèses (5) ?

    Tant qu'on n'eût pas mis par écrit la vie et les enseignements du Sauveur, les Apôtres ne pouvaient évidemment offrir aux catéchumènes qu'un enseignement oral ; et l'on a précisément rédigé les Evangiles que pour donner à la catéchèse une fixité et une diffusion que l'enseignement oral était impuissant à lui assurer. Cette catéchèse primitive, à laquelle il est fait allusion dans le Nouveau Testament sous le nom de « doctrine des Apôtres » et dont Saint Paul fait mention dans son Epître à Tite (I. 9 et II, 1), quand il lui rappelle l'obligation de conformer sa prédication à la « doctrine », cet enseignement oral apostolique nous a été conservé dans deux documents : la Didachè, qui en expose l'élément moral, disciplinaire et liturgique, et le Symbole, qui en présente la partie doctrinale et dont les traits essentiels ont été conservés dans le Credo romain. Et dans ces deux documents, nous retrouvons la pure inspiration de l'Evangile, l'authentique doctrine du Maître de Nazareth.

    Avec l'expansion du Christianisme à travers le monde gréco-romain, la nécessité s'imposa de constituer, pour assurer l'exercice de l'instruction catéchétique, des écoles où l'on enseignât aux multitudes qui affluaient vers l'Eglise les rudiments de la doctrine chrétienne : telles furent les écoles de Saint Cyrille à Jérusalem, de Saint Jean Chrysostome à Antioche, de Saint Augustin à Hippone. Des manuels furent rédigés, dont le plus complet est celui de Saint Cyrille de Jérusalem. A côté du catéchisme, la liturgie formait « le principal instrument de la tradition » (6), puisque la formule de la prière liturgique est pleine de sens dogmatique. Et ainsi s'est maintenue à travers les siècles la grande tradition évangélique qui, prêchée par les apôtres au premier siècle de notre ère, fixée dans les livres du Nouveau Testament, enseignée aux générations successives par le double organe de la catéchèse et de la liturgie, se retrouve aujourd'hui dans l'Eglise catholique... devons-nous dire toute entière, sans amoindrissement comme sans superfétation ?

    Ecoutons quelques témoignages récents :
    « Tous ceux, dit l'occultiste BARLET, qui ont l'occasion de scruter les grands mystères, s'accorderont à reconnaître que c'est dans le catholicisme qu'on les trouve résolus de la façon la plus profonde, la plus élevée, la plus large, la plus harmonieuse ». (Préface au livre de Madame S. BERNARD, La Révélation, Etude sur les religions comparées et l'ésotérisme féminin dans les traditions anciennes. Paris, 1923).
    « Ce que l'Eglise a été au moyen-âge, pour la chrétienté, dit le poète De Milosz, elle le sera demain pour la planète toute entière. Mais il serait sacrilège de feindre la prescience de son heure et de son action, car lorsqu'elle élèvera sa voix, c'est l'Esprit-Saint qui parlera par sa bouche ». (Les Arcanes, p. 41, Paris, 1927).
    « Il est bien certain dit le métaphysicien René GUENON, que c'est dans le catholicisme seul que s'est maintenu ce qui subsiste encore, malgré tout, d'esprit traditionnel en Occident : est-ce à dire que là, du moins, on puisse parler d'une conservation intégrale de la tradition à l'abri de toute atteinte de l'esprit moderne ? Malheureusement il ne semble pas qu'il en soit ainsi, ou, pour parler plus exactement, si le dépôt de la tradition est demeuré intact, ce qui est déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l'existence se manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en fait, nous ne constatons nulle part ». (a crise du monde moderne, p. 137, Paris, 1927).
    Est-il vrai que les ténèbres aient envahi l'âme de tous les fidèles du Christ, que la foi ne soit plus que l'acceptation servile de dogmes absurdes et de rites incompris, que cette communauté de la Lumière, dont parlait d'ECKARTSHAUSEN et qui constitue l'Eglise intérieure, se soit dissoute dans l'ignorance et dans l'oubli ? Non, l'Eglise intérieure est toujours vivante et elle conserve dans son coeur le dépôt sacré.

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(1)  « Abraham sortit de Babylone et Moïse d'Egypte, tout Israël est entre ces deux exodes... Babylone et l'Egypte sont deux nuages orageux et Israël est l'éclair qui jaillit entre eux » MEREJKOVSKI ; Les mystères de l'Orient (P. 384)
(2)  « Il est incontestable que le 4e Evangile, dans la majeure partie, sinon dans la totalité de son contenu, se fonde uniquement sur les Evangiles antérieurs, dont les données sont élaborées en vue d'une doctrine, dans un intérêt théologique et apologétique, non sur une tradition particulière où l'on devrait reconnaître les souvenirs personnels d'un compagnon de Jésus ». (LOISY, Le 4e Evangile, Paris 1903, p. 61).
(3)  Pas plus qu'il n'y a un « bouddhisme ésotérique » et cette terminologie de la théosophie suffit à établir son parfait dédain de toute vérité historique.
(4)  LOISY, op. Cit. , p. 782
(5)  Cf. HUBY, L'Evangile et les Evangiles, Paris 1929.
(6) BOSSUET, Etats d'oraison (ch. VI).
 


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