Les voies du Salut
« Jésus, dit Pascal, sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (1). Contre Pascal, j'enseigne non pas le Christ crucifié, mais le Christ ressuscité. Léon Bloy (2) adjurait les Juifs de se convertir pour qu'enfin le Christ puisse être détaché de la Croix où ils l'ont cloué jusqu'à la fin des siècles. Non, le Christ est descendu de la Croix et ses disciples l'ont pieusement enseveli dans un tombeau où aucun homme n'avait encore reposé. Mais Dieu l'a ressuscité et il est monté s'asseoir à la droite du Père, d'où il reviendra pour juger sur la terre les Vivants et les Morts. Est-ce à dire que le Christ sur la Croix ne doive plus avoir pour nous de signification religieuse ? Un homme vécut parmi les hommes qui aima le Christ d'un tel amour qu'il vendit tous ses biens, car il était riche, pour en distribuer le prix aux pauvres et s'en alla, seul, nu, à travers la campagne à la recherche d'un lieu où il pût prier Dieu face à face. Mais un jour, au déclin de sa vie, comme il était perdu dans la contemplation des mystères, il tomba le visage contre terre, accablé sous le poids de l'extase. Et quand il releva la tête, voici : l'archange qu'il avait aperçu dans sa vision n'était plus là ; mais il sentit sur son corps exténué comme une coulée chaude de sang qui s'échappait de son flanc ouvert. Il regarda ses mains : elles étaient percées comme par des clous et du sang aussi s'écoulait de leurs plaies. Il voulut se lever tout droit ; mais une douleur profonde jaillit de la plante de ses pieds et il ne put se tenir debout. Il comprit qu'à son tour il avait été crucifié par son amour pour le Christ, et qu'il portait dans sa chair les stigmates de son Dieu ; et il tomba à la renverse, les bras étendus. Il s'appelait FRANÇOIS D'ASSISE. La mode est passée d'expliquer les états mystiques par des tares névropathiques ; d'autre part, les psychologues ne réussiront jamais à faire sortir de la seule nature humaine toute la floraison des vertus surnaturelles. Un effort beaucoup plus intéressant et tout à fait remarquable a été tenté récemment (3) pour découvrir dans la structure même de l'âme, mais déjà sanctifiée par la grâce, la fissure par où s'introduira l'action divine, le point sur lequel Dieu s'appuiera pour développer chez le Chrétien la série des états passifs, depuis l'oraison de quiétude jusqu'à l'union transformante. Sans doute, les grands théoriciens de la vie contemplative avaient déjà aperçu les principaux éléments du problème, mais ils ne semblent pas être parvenus à en opérer la synthèse complète. Un Ruysbroeck l'admirable a fort bien montré le lien étroit qui rattache, aux dons du Saint-Esprit (notamment aux dons de science, d'intelligence et de sagesse) chacun des états mystiques. Saint Jean de la Croix s'est avant tout préoccupé de fonder sur les trois vertus théologales de la foi, de l'espérance et de la charité l'évolution de la vie spirituelle dans l'âme chrétienne. Mais n'y aurait-il pas entre la vie mystique chrétienne, les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit un accord fondamental sans lequel aucune de ces formes de la spiritualité n'est pleinement intelligible? C'est le mérite du P. Gardeil d'avoir défini cet accord et d'avoir ainsi donné à la vie mystique, dans la structure même de l'âme humaine régénérée par la grâce sanctifiante, le fondement théologique sur lequel elle demeure solidement établie. Quel est le terme auquel conduit cette vie spirituelle ? Les mystiques ne craignent pas de le dire : à une divinisation de l'âme humaine dès la vie présente, non sans doute par une fusion de l'âme avec Dieu, comme l'ont soutenu les mystiques panthéistes que combattait Ruysbroeck, mais en ce sens que « l'âme sanctifiée trouve dans la déité l'objet qui est la raison d'être totale de sa vie et, d'une manière finie, se voit spécifiée et rendue déiforme, dans l'ordre intelligible et non pas ontologique, par la déité même » (4). Par cette vision de Dieu, devenu l'objet de sa contemplation, l'âme chrétienne participe en quelque façon à la vie divine elle-même. Tous les enfants du Ciel n'ont-ils pas été invités à manger et à boire à la table commune du Père de Famille ? (St. Luc, XXII, 30). C'est donc à la nourriture même de Dieu qu'ils auront part, que ce soit dans la grâce ou dans la gloire, et ils s'y nourriront en Dieu. « Ce que Dieu prétend, dit St. Jean de la Croix, c'est nous transformer en dieux et nous donner par participation ce qu'il est lui-même par nature : il ressemble au feu qui convertit toute chose en feu » (5). Mais comment Dieu peut-il nous transformer en dieux, s'il ne fait pas de nous des êtres surnaturels comme les Anges ? En effet, « quand l'homme, dit encore St Jean de la Croix, est vraiment spiritualisé et pénétrable à l'amour divin qui le brûle et le purifie, il reçoit avec suavité, à la manière des Anges, l'union d'amour et les clartés de l'illumination divine» (6). Le mystique posséderait-il donc dès la vie présente la vision béatitique de Dieu qui caractérise le règne de la Gloire ? Certes, la vision divine participée ne saurait être substantiellement différente de la vision divine en soi, puisque tous les actes qui atteindront Dieu lui-même ne peuvent le faire qu'en vertu de la seule nature divine. Mais la vision de Dieu tel qu'il est en soi et non plus en tant qu'il est participé par l'âme humaine, qui reste toujours finie dans son essence, est un acte proprement réservé à la vie même de Dieu. La grâce signifie la présence de Dieu en nous, dans la mesure où nous sommes capables de le recevoir. La gloire signifie la présence de l'âme en Dieu lui-même, par la transfiguration de la nature humaine de cette âme en une nature angélique. Au dessus de la participation qui est accordée à l'âme mystique dès la vie présente par l'effet dé la grâce sanctifiante, efficacement ordonnée à la vision divine, il faut donc placer la ressemblance, aussi parfaite que possible, des enfants à leur Père par la consommation de la grâce dans la lumière de gloire . Dans le premier cas c'est Dieu, en quelque sorte, qui nous possède et c'est pourquoi tous les états vraiment mystiques sont des états passifs ; dans le second cas, nous possédons Dieu par un amour de fruition qui naît incessamment de la vision béatifique. Et alors nous ne ferons plus qu'un avec lui, comme le Père et le Fils sont un (St. Jean,I, 12-13 et XVII, 20-23). La voie mystique est, selon l'expression de St. Paul, la voie des Parfaits (7). Pour les âmes qui ne peuvent supporter cette forte nourriture et que pourtant la grâce a visitées, il est une autre voie du salut : plus accessible, elle n'en comporte pas moins son lot d'épreuves ou, comme le dit St. Jean de la Croix, de nuits : nuit des sens, nuit de l'intelligence, nuit du coeur. Il ne s'agit plus ici de contemplation, mais d'action. Nul mieux que SÉDIR n'a décrit les aspects et les phases de l'action chrétienne (8) mais un seul mot suffit à en exprimer l'essence profonde charité. On connaît l'admirable éloge qu'en a fait St. Paul dans la Première Epître aux Corinthiens. Même si l'on devait admettre que toutes les philosophies, tous les ésotérismes, toutes les religions ne soient en définitive que des constructions de la raison, de l'imagination ou de la sensibilité de l'homme, parti à la recherche du Dieu inconnu, une chose subsistera dans tous les lieux et à travers tous les siècles, immuable et toujours vivante, la charité : la charité en pensée, en paroles et en actions ; la charité envers nos proches, envers nos semblables, envers tout ce qui vit dans la Nature, depuis l'étoile qui nous envoie dans la nuit la clarté de ses feux millénaires jusqu'au brin d'herbe qui dans la prairie se couvre tous les matins d'une rosée étincelante ; la charité surtout envers ceux qui nous haïssent et nous veulent et nous font du mal ; car la charité véritable, la charité inspirée par la grâce divine est, à la bien entendre, un sacrifice de soi. On ne peut vraiment rien donner aux autres sans le prendre à soi-même ; tout don qui n'est pas un don de soi n'est qu'un vol ou tout au moins un emprunt qui lèse la communauté. Et ce don de soi, s'il est le don de la charité, ne connaît point de limite ni de réserve ; il doit aller, s'il le faut, jusqu'au don total, au don suprême : le sacrifice de sa propre vie. Car celui qui a la charité possédera la vie éternelle. Pour atteindre ce degré de la vie spirituelle qui approche de la sainteté, on se doute bien que des conditions préalables sont nécessaires. J'en indiquerai deux qui sont essentielles : l'humilité et la prière. L'humilité en ce sens où Jésus a dit que le Royaume des Cieux n'appartiendra qu'à ceux qui seront pareils à des enfants. La prière, parce que, en manifestant le complet abandon de l'âme aux volontés du Père, elle marque mieux que tout autre acte de la vie chrétienne, la filiation intime de l'homme à Dieu. Si, pour la plupart, nous ne savons plus prier aujourd'hui, c'est que la source de la vie spirituelle est tarie en nous et, pour la faire jaillir de nouveau dans nos âmes altérées, nous n'avons qu'un moyen : il nous faut redire avec le Christ cette admirable Oraison qui exprime si complètement tous nos besoins ici-bas et résume toutes nos espérances dans le Ciel (9). Elle fera descendre en nous la paix, cette paix que le Christ est venu apporter sur la terre aux hommes de bonne volonté et qui est sa Paix. (1) Pensées, édition Brunschvicg, p. 575. |