ART ET MÉTAPHYSIQUE

« L'Idée ne serait rien sans la 
forme ; mais c'est elle qui a créé la 
forme. » (G. Séailles, Essai sur le 
Génie dans l'Art).


     L'art n'est-il qu'un jeu, gracieux ou sublime, par lequel l'animal humain, affranchi de la tyrannie du besoin ou des nécessités de l'action, se donne à lui-même en des heures d'ivresse le spectacle de sa force et de sa beauté ? Ou bien devons-nous reconnaître dans l'art une activité proprement philosophique qui permet à l'homme de s'élever, par la contemplation des idées pures, au-dessus des phénomènes et du devenir et d'acquérir par ce moyen l'intuition du divin ?
Dans les deux hypothèses l'art offre ce trait distinctif d'être, selon la formule de Kant, « dégagé de tout intérêt »; il est situé en dehors des buts égoïstes de l'activité humaine.
Mais la question se pose de savoir s'il n'est vraiment qu'un jeu, sans signification métaphysique et sans portée morale, ou bien si nous devons le considérer comme l'une des voies qui mènent à l'Absolu.
 

I

LA CONTEMPLATION ESTHÉTIQUE

     C'est chez l'auteur du Monde comme Volonté et Représentation que nous trouvons l'exposé le plus profond et le plus complet de l'idéalisme dans l'art.
     Selon Schopenhauer, (1) l'art est né du même « besoin métaphysique » qui a créé les religions et les philosophies. L'homme qui s'élève à la réflexion éprouve en face de la Nature un « étonnement douloureux » : le spectacle sans cesse renouvelé de la souffrance et du mal que lui offre le monde où il vit demeure inexplicable à son entendement et contrarie durement les exigences de sa conscience morale. Aussi cherche-t-il une justification au drame de l'existence. Celle que lui présente la religion est purement « allégorique » et ne saurait le satisfaire pleinement : elle ne porte pas en elle-même sa confirmation et est contrainte de s'appuyer sur des arguments qui échappent par définition au contrôle de la raison. La science, de son côté, si grands que soient ses progrès, ne peut dépasser la connaissance du phénomène ; elle nous montre « l'enveloppe extérieure, non le noyau des choses » ; elle est limitée à la fois et du côté du sujet, dont la pensée demeure insaisissable à ses procédés d'analyse et d'expérimentation, et du côté de l'objet, dont la détermination par des moyens empiriques n'est jamais complète et définitive. Il s'agit ici de « percer l'écorce de la Nature pour en découvrir le Noyau intime » ; or, s'il est vrai que c'est dans la « conscience de nous-mêmes » que réside la solution de l'énigme, le problème est proprement métaphysique et il exige la constitution d'une philosophie « philosophie de l'esprit ».

     Toutefois cette philosophie ne saurait avoir d'autre ambition que de « déposer dans des concepts précis » un savoir tout entier fondé sur l'expérience; car, si l'interprétation du phénomène à la lumière de notre conscience nous permet en un certain sens de « dépasser la Nature et d'atteindre ce qui est caché en elle », elle ne considère cependant cet « élément caché » que « comme apparaissant dans la Nature » ; et, par suite, elle ne cesse en aucun cas d'être « immanente ». La « philosophie de l'esprit » ne nous apporte donc pas « la solution positive et dernière de l'énigme du monde » ; elle ne nous permet d'entrevoir la « chose en soi » qu'à travers le phénomène et dans les relations de temps, d'espace et de causalité que lui imposent les formes de notre raison. Dès lors la question se pose de savoir si nous possédons un autre mode de connaissance, affranchi de ces relations et capable de nous élever au-dessus du devenir, tout au moins à titre exceptionnel et provisoire ; telle est précisément l'intuition esthétique.

     Schopenhauer définit l'art « ce mode de connaissance spéciale qui s'applique à ce qui dans le monde subsiste en dehors et indépendamment de toute relation, à ce qui fait, à proprement parler, l'essence du monde et le substratum véritable des phénomènes, à ce qui est affranchi de tout changement et par suite connu avec une égale vérité pour tous les temps, en un mot aux idées, lesquelles constituent l'objectivité immédiate et adéquate de la chose en soi, de la volonté ». L'origine unique de l'art est « la connaissance des idées » ; son but unique, « la communication de cette connaissance ». (2)

     L'idée est soumise aux lois de la représentation dans la mesure où elle est un objet pour un sujet ; mais elle est indépendante du principe de raison qui divise l'unité du réel en une multiplicité d'individus singuliers et périssables ; et, par suite, les relations de temps, d'espace et de causalité qui conditionnent le phénomène lui demeurent étrangères : elle est une, simple, éternelle et immuable. D'autre part, comme tout ce qui est donné dans la Nature, l'idée est une objectivation de la chose en soi qui est volonté; mais, parce qu'elle est affranchie des formes particulières de la représentation, elle objective la chose en soi d'une façon directe, immédiate et aussi adéquate que possible, de sorte qu'entre la chose en soi et le phénomène elle constitue un intermédiaire et, en un certain sens, opère la transition.

     Nous pouvons dès lors définir l'Idée une « objectivité » de la chose en soi sous les formes générales de la représentation, indépendamment des relations qui déterminent l'existence phénoménale. Son unité n'est pas, comme celle du concept, « extraite de la pluralité au moyen de l'abstraction intellectuelle » ; c'est une unité «essentielle » et concrète d'où dérive, selon la loi du principe de raison, la pluralité des phénomènes divers et changeants. L'Idée ne doit pas, non plus, être prise pour la chose en soi, puisqu'elle est objet de représentation ; mais, parce qu'elle est la « racine commune de toutes les relations phénoménales », elle est « l'expression complète de l'être perçu comme objet » et en manifeste l' « essence propre » - c'est, en un mot, le « pur objet ».

     Le « pur objet » ne peut être connu que par le « pur sujet ». S'il est vrai, en effet, que l'Idée n'est soumise à aucune des formes du principe de raison, la connaissance de l'Idée doit être elle-même affranchie de ces formes. Or l'individu, comme tel, ne peut rien connaître que selon la loi du principe de raison, puisque ce principe est le fondement de toute individualité. Il s'ensuit que la connaissance de l'Idée n'est possible que si le sujet connaissant se dépouille de son individualité par une « transformation » correspondant à celle qui est intervenue dans la nature de l'objet ; et la question se pose de savoir dans quelle mesure l'individu peut, devenir « pur sujet de la connaissance ».
     Originairement et par son essence même, la représentation est « destinée au service de la volonté », dont elle est, comme toutes choses dans la Nature, une objectivation ; et, comme les objets de la représentation n'ont de rapport à la volonté qu'autant qu'ils sont considérés sous les relations du temps, de l'espace et de la causalité, il est évident que toute connaissance, du fait même qu'elle est orientée vers la volonté, est conditionnée par le principe de raison. La connaissance ne peut donc s'affranchir de ce principe que si elle cesse d'être au service de la volonté pour s'absorber dans la pure contemplation de l'objet, abstraction faite de ses relations phénoménales. Mais l'individu ne peut ainsi se soustraire au service de la volonté que par « un acte de renoncement à soi-même » qui doit être regardé comme « exceptionnel », car c'est la négation même de l'individu. Il s'agit dès lors de déterminer les conditions spéciales qui permettront au sujet d'accomplir un tel acte.

      Par cela même qu'elle implique une « élimination » de la volonté, la connaissance pure ne peut dériver de celle-ci ; elle suppose « une prédominance momentanée de l'intellect sur la volonté ». Toutes les conditions qui sont de nature à favoriser le développement et l'activité de l'intellect auront donc pour effet de préparer le sujet à la connaissance pure. D'une part, ce sont, à titre permanent, la « perfection du: cerveau » et en général tout ce qui dans sa constitution physiologique contribue à l'accroissement de ses énergies ; à titre passager, les événements particuliers qui augmentent « la tension et la réceptivité du système nerveux cérébral sans exciter pourtant la moindre passion ».
     D'autre part, notre conscience a deux faces : lorsqu'elle est conscience de notre moi propre, elle est volonté ; lorsqu'elle est conscience des autres choses, elle est connaissance. Notre connaissance sera donc d'autant plus pure ou objective que nous aurons moins conscience de notre moi ; et, par suite, une connaissance absolument pure, c'est-à-dire sans volonté, se produira « lorsque en nous la conscience des autres choses, déterminée par la prédominance de l'activité cérébrale sur la force des passions, s'élèvera à une telle puissance que la conscience du moi propre disparaîtra ».

     Ainsi naît cet état de « pure objectivité » qui constitue la « connaissance intuitive » et dans lequel notre conscience, s'étant détachée de la volonté, « n'est plus que l'intermédiaire qui sert à faire pénétrer l'objet de l'intuition dans le monde de la représentation ». Alors le sujet se remplit tout entier de la contemplation désintéressée de l'objet actuellement présent « de façon à s'y perdre et à oublier son individu et sa volonté ». On ne subsiste plus que comme « sujet pur », comme « clair miroir de l'objet » ; et il n'est plus possible de distinguer le sujet de l'intuition elle-même : « celle-ci et celui-là se confondent en un seul être rempli par une vision unique et intuitive ; l'objet s'affranchit de toute relation avec ce qui n'est pas lui et le sujet de toute relation avec la volonté ; alors ce qui est connu, ce n'est plus la chose particulière, mais l'idée, l'objectité immédiate de la volonté ; et ce qui connaît, ce n'est plus l'individu car l'individu s'est anéanti dans cette contemplation, mais le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté; de la douleur et du temps ». (3)

     Cette unité parfaite du sujet:et de l'objet dans l'intuition de l'idée, qui est à la fois un état de pure objectivité et de félicité absolue, puisqu'elle est fondée sur la négation de la volonté et de l'individu, ne peut être réalisée que par le « génie ». L'essence du « génie » consiste en effet « dans la possession d'une force intellectuelle plus grande que n'en demande le service de la volonté individuelle et dans l'emploi de l'excédent resté libre à la connaissance pure du monde sans souci de la volonté ». Cet « excès anormal d'intelligence », qui donne parfois au génie les apparences de la folie, n'a pas seulement pour conséquence une aptitude éminente et exceptionnelle à la contemplation ; il pousse aussi le sujet à reproduire l'objet de cette contemplation au moyen d'images.

     Une imagination créatrice est ainsi pour le génie la faculté complémentaire qui lui permet de retenir et de fixer dans des oeuvres durables l'idée que son intellect a contemplée dans la pure intuition. Ces oeuvres ne sauraient être considérées comme le fruit d'un caprice ; elles sont bien plutôt le résultat d'une « nécessité instinctive » qui caractérise l' « inspiration » : l'intellect, affranchi du service de la volonté et devenu « le clair miroir du monde », dégage et ordonne dans une vision particulière l'essence propre des choses que lui a révélée l'intuition de l'Idée en dehors de toute relation phénoménale. La reproduction de cette vision dans une « libre création » constitue l'oeuvre d'art, qui n'est ainsi qu' « un moyen destiné à faciliter la connaissance de l'idée ».
 

II

LA JOUISSANCE ESTHÉTIQUE

     Si l'art a pour but de reproduire les « idées éternelles » que le génie a conçues par le moyen de la pure intuition, nous pouvons le définir, par opposition au monde de connaissance qui conduit à l'expérience et à la science, « une contemplation des choses, indépendante du principe de raison » ; et nous appellerons beau tout ce qui produira en nous cet état de « ravissement » ou d'absolue félicité que fait naître la négation de la volonté individuelle. N'est-il pas vrai que « les choses gagnent en beauté à nos yeux, à mesure que la conscience du moi propre s'évanouit » ? Aussi le plaisir esthétique a-t-il pour condition « un exercice de la faculté de connaître indépendant de la volonté ».

     C'est qu'en effet « tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance. Mais vienne une occasion extérieure ou bien une impulsion interne qui nous enlève bien loin de l'infini torrent du vouloir, qui arrache la connaissance à la servitude de la volonté ; désormais notre attention ne se portera plus sur les motifs du vouloir ; elle concevra les choses indépendamment de leur rapport avec la volonté, c'est-à-dire qu'elle les considérera d'une manière désintéressée, non subjective, purement objective ; elle se donnera entièrement, aux choses, en tant qu'elles sont de simples représentations, non en tant qu'elle sont des motifs ; nous aurons alors trouvé le repos qui nous fuyait toujours et nous serons parfaitement heureux ». (4)

     Cette « ataraxie » qu'Épicure proclamait le Souverain Bien et dont il faisait le partage des Dieux, cet « état exempt de douleur » que Schopenhauer célèbre comme « un jour de repos » pour des prisonniers dont la roue a cessé un instant de tourner, sert de mesure à la valeur de l'art. Que ce soit le bonheur de connaître les choses d'une manière pure et désintéressée qui prédomine, que ce soit au contraire la révélation d'un sens profond et riche dans le contenu objectif de l'idée, dans les deux cas la jouissance que nous procure la contemplation esthétique a pour caractère essentiel de nous affranchir de la douloureuse tyrannie du désir et de nous élever à une hauteur où toute individualité s'efface, où toute conscience du moi propre disparaît pour faire place à un sentiment de repos, de quiétude, d'apaisement , comme si nous étions « entrés dans un autre monde où plus rien ne subsiste de tout ce qui sollicite notre Volonté et nous ébranle si violemment ». Il est indifférent que nous soyons alors « un roi puissant ou un misérable mendiant » ; nous avons découvert un « asile » où « ni bonheur ni misère ne nous accompagnent », où, devenus « purs sujets connaissants », nous goûtons en paix la « béatitude », de la pure intuition. En ce sens on peut dire que l'art est « la floraison de la vie » : par lui le monde de la représentation s'épanouit et s'ordonne en un spectacle de beauté où les êtres ne nous apparaissent plus qu'à la lumière sereine des Idées, délivrés du désir, de la souffrance et du temps.

     Mais la « consolation » que l'art nous apporte ainsi dans la douleur de vivre ne saurait être que momentanée et provisoire ; nous ne nous dérobons que pour un instant à la servitude du vouloir. (5)
Celui que captive le spectacle de l'art est lui-même cette volonté qui s'objective dans le monde de la représentation et « qui reste seule avec son éternelle douleur » : comment lui serait-il possible de s'en affranchir définitivement par cette voie ? L'artiste de génie réussit sans doute à fixer en des images d'une idéale beauté « la connaissance pure, profonde et vraie de la nature du monde » mais il ne va pas plus loin : ce monde demeure en son essence volonté, donc besoin, donc souffrance. La jouissance esthétique a « apaisé » en nous le désir ; elle ne l'a pas anéanti.
     La « consolation » qu'elle nous offre n'en a pas moins une valeur inestimable : elle nous enseigne les moyens d'aller plus loin, elle nous indique « le chemin de la résignation ». Telle est notamment la signification de l'art tragique : ce qui donne au tragique, quelle qu'en soit la forme, son élan particulier vers le sublime, c'est la révélation de cette pensée que le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement ; c'est en cela que consiste l'esprit tragique ; il nous amène ainsi à la résignation ». (6)

      Bien qu'elle n'ait pas pour objet, comme la tragédie, de nous montrer le conflit de la volonté avec elle-même, élevant le héros par la souffrance à la connaissance parfaite du monde et au renoncement, la peinture nous dévoile parfois dans ses chefs-d'oeuvre la « signification intérieure » d'une action, d'une attitude ou d'un geste et nous ouvre ainsi sur l'idée de l'humanité, au moyen d'individualités qu'elle dispose dans des circonstances convenables, (les vues originales et profondes où les enseignements de la plus haute sagesse s'enveloppent de symboles.
       Les tableaux d'un; Raphaël ou d'un Corrège ne représentent le plus souvent « que de simples groupes où entrent les Saints et le Sauveur lui-même, celui-ci souvent encore dans l'enfance, accompagné de sa mère ou des anges ». Mais dans leurs physionomies et surtout dans leurs regards nous voyons l'expression et le reflet de la connaissance la plus parfaite, je veux dire de celle qui ne s'applique point aux choses particulières, mais qui conçoit d'une manière parfaite les Idées, c'est-à-dire toute l'essence du monde et de la vie cette connaissance réagit aussi sur leur volonté mais à la différence de la connaissance vulgaire, bien loin de présenter des motifs à cette même volonté, elle répand sur le vouloir tout entier sa vertu apaisante, le quiétif ; de là vient cette résignation parfaite, qui est à la fois l'esprit intime du christianisme et de la sagesse hindoue ; de là procèdent le renoncement à tout désir, la conversion, la suppression de la volonté qui entraîne dans le même anéantissement le monde tout entier : de là résulte en un mot le salut. C'est ici le dernier sommet de l'art ». (7)

     Schopenhauer fait une place à part à la musique. Tandis que les autres arts n'objectivent la volonté que par l'intermédiaire des idées qui sont données dans la contemplation esthétique, la musique est « une objectité aussi immédiate de la volonté que le sont les Idées elles-mêmes » ; elle n'est pas simplement « une reproduction des Idées », comme la peinture ou la tragédie, mais « une reproduction de la volonté au même titre que les Idées ». Le monde de la représentation peut donc être appelé aussi bien « une incarnation de la musique » qu' « une incarnation de la volonté », et nous pouvons définir la musique « la mélodie dont le monde est le texte ». Aussi cet art privilégié, dont l'action est si pénétrante, nous parle-t-il, non plus d'une « ombre », comme les autres arts, mais de l' « être » ou de la chose en soi, qui est volonté ; c'est l'essence même du réel qu'il exprime par des sons, et comme c'est la même volonté qui s'objective dans la musique et dans les Idées, il doit exister entre celles-ci et celle-là, non sans doute une « ressemblance directe », mais un « parallélisme », une « analogie ».

     Dans la base fondamentale, Schopenhauer reconnaît « l'objectivation de la volonté à ses degrés inférieurs » (matière inorganique, masse planétaire) et dans ses harmoniques « tous les corps et tous les organismes, sortis des différents degrés d'évolution de la masse planétaire ». Dans l'ensemble des parties qui forment l'harmonie il retrouve « l'analogue des Idées, disposées en séries graduées » et présentant ainsi la hiérarchie des êtres depuis les corps bruts jusqu'aux végétaux et aux animaux. Dans la mélodie, exécutée par la voix principale qui dirige l'ensemble musical, il découvre « la volonté à son plus haut degré d'objectivation, la vie et les désirs pleinement conscients de l'homme ».

     Toutefois ces analogies ne doivent pas être prises à la lettre ; car la musique n'exprime jamais le phénomène lui-même, mais « le dedans du phénomène », c'est-à-dire la volonté. Ce qu'elle peint, ce n'est pas « telle ou telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur », mais la joie même, l'affliction même, en quelque sorte « abstraitement ». Elle nous montre l'essence du phénomène, non ses motifs particuliers. De là vient que notre imagination, « éveillée par la musique », cherche « à donner une figure à ce monde d'esprits, invisible et pourtant si animé, qui nous parle directement » ; elle s'efforce « de lui donner chair et os, c'est-à-dire de l'incarner dans un paradigme, tiré du monde réel ». Telle est l'origine du chant avec paroles et de l'opéra. Mais si la musique accroît ainsi la puissance de ses effets par l'adjonction de la parole et du geste, elle n'en reste pas moins.« un art indépendant, capable d'atteindre son but par ses propres ressources ». Elle n'a pas besoin, pour s'exprimer, « des paroles d'un poème ou de l'action d'un opéra » ; celles-ci ne sont pour elle qu' « une addition étrangère, d'une valeur secondaire » : « la musique est au texte » et à l'action dans le rapport du général au particulier, de la règle à l'exemple ». 

GABRIEL HUAN.

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(1) cf. le 3e livre du Monde comme Volonté et Représentation ; les extraits des Parerga et Paralipomena traduits par DIETRICH sous ce titre : Métaphysique et Esthétique ; et FAUCONNET, (L'esthétique de Schopenhauer, Paris, 1913).
(2) cf. Le Monde comme Volonté et Représentation, livre III, § 36.
(3) cf. Le Monde comme Volonté et Représentation, livre III, § 34 ; et le chapitre XXX des Suppléments.
(4) cf. Le Monde comme Volonté et Représentation, Livre III, § 38.
(5) cf. Le Monde comme. Volonté et Représentation, Livre.III §§ 38, 52 (in fine), 68 ; cf. FAUCONNET, op. cit. p. 373 : « Philosophe pessimiste, Schopenhauer peut admettre que l'art triomphe, pourvu que ce triomphe ne dure pas, pourvu que la victoire se change en défaite. Ce qui démontre clairement à ses yeux que le monde est bien foncièrement mauvais, la volonté bien essentiellement douloureuse, c'est que le plaisir esthétique est éphémère.... Le triomphe de l'ascète qui nie la volonté est définitif, parce qu'il supprime le temps, parce qu'il éteint l'existence parce que après lui il n'y a plus rien. C'est le néant, le nirvana. Le triomphe de l'artiste est illusoire parce qu'il est soumis à la forme du temps, parce que après lui la vie continue, l'être subsiste. Vaincre dans la durée c'est finalement être vaincu. »
(6) cf. Le Monde comme Volonté et Représentation, Livre III, § 51 et le chapitre XXVII des Suppléments.
(7 ) cf. Le Monde comme Volonté et Représentation. Livre III, § 48.