« Heureux ceux qui ont le coeur pur,
I Saint François nous est encore ici un exemplaire incomparable. Quoiqu'il fût le fils d'un marchand, il avait l'âme d'un chevalier : l'élévation de son esprit, la courtoisie de ses manières, la politesse de son langage avaient frappé ses contemporains, lorsque, jeune homme riche et généreux, il parcourait les rues d'Assise à la tête d'un cortège somptueux d'amis qui le fêtaient comme un roi. Bien qu'au sein même des plaisirs mondains sa conduite ait été exempte de toute souillure, il s'accusa plus tard d'avoir vécu dans le feu du péché jusqu'au jour où une maladie grave lui apprit à se mépriser lui-même et tourna son cur vers la seule chose qui importe : la poursuite du salut dans l'imitation du Christ pauvre et crucifié. Et, lorsqu'il eut définitivement renoncé aux jouissances de ce monde et qu'il se fut fiancé à Dame Pauvreté, il redoubla de vigilance et de zèle pour garder en lui contre toute atteinte cette pureté native de l'âme et du corps dont les traits se reflétaient même sur son visage. Est-ce à dire que du jour de sa « conversion » il ait été garanti contre toute tentation ? A ceux qui vantaient sa sainteté, il répondait : « je puis encore avoir des fils et des filles, ne me louez donc pas comme si j'étais en sécurité. Ne glorifions personne, car on ne sait ce que sera la fin » (2). Aussi recommandait-il une extrême prudence dans la fréquentation des femmes. « Éviter le mal en fréquentant assidûment les femmes est aussi difficile, disait-il, que de marcher dans le feu, comme parle l'Écriture, sans se brûler les pieds ». Un jour il confia à son compagnon : « En toute vérité, mon cher frère, je ne pourrais reconnaître le visage d'aucune femme, à l'exception de deux. je connais les traits d'une telle, mais je n'en connais pas d'autres. » (3). Aussi était-il dur contre lui-même au moindre souffle, ne disons pas de l'impureté, mais de la sensualité. Quand il sentait monter en lui le trouble de sa chair, il lui arriva, en plein hiver, de se jeter dans un fossé plein d'eau glacée et d'y demeurer tant que la tentation le tourmentait (4). Une fois, « voyant qu'en dépit de la discipline, la tentation ne s'éloignait pas, bien que tous ses membres portassent la marque des coups, il sortit dans le jardin et se plongea tout nu dans un tas de neige. Puis, la prenant à pleines mains, il en façonna sept bonshommes qu'il plaça devant lui. Alors, s'adressant à son corps : « Vois, dit-il, le plus grand, c'est la femme ; ces quatre autres, ce sont tes deux fils et tes deux filles ; et les deux derniers, ton serviteur et ta servante, nécessaires à ta maison ; il faut te hâter de les vêtir, car ils meurent de froid ; s'il te répugne d'avoir à prendre soin de tant de personnes, que ton seul souci soit de servir uniquement le Seigneur. » Aussitôt le diable s'éloigna plein de confusion et le saint revint dans sa cellule, en glorifiant le Seigneur. » (5). II Depuis son entrée en religion jusqu'à sa mort, il eut à son usage uniquement sa tunique, sa corde et ses chausses. On lui demanda un jour comment il pouvait, avec un habit si léger, se garantir des rigueurs de l'hiver. il répondit : « Si le feu des désirs de la patrie céleste nous enveloppait intérieurement, nous supporterions sans peine ce froid du dehors » (6). Il ne consentit plus à s'étendre la nuit sur un matelas ou à poser sa tête sur un oreiller de plumes ; il ne voulait pour lit que la terre nue, parfois recouverte d'un peu de paille ou de haillons. « Il advint que dans la solitude de Greccio, souffrant plus qu'à l'ordinaire de sa maladie d'yeux, il fut obligé, bien que malgré lui, d'user d'un petit oreiller. A l'issue de la première nuit, le saint appela son compagnon et lui dit : «Mon frère, cette nuit, je n'ai pu dormir ni rester debout pour prier. Ma tête tremblait, mes genoux fléchissaient, tout l'édifice de mon corps était ébranlé, comme si j'avais mangé du pain d'ivraie. je crois que le diable se tient dans l'oreiller qui est sous ma tête. Ôte-le, car je ne veux pas plus longtemps du diable à mon chevet. » Le frère compatit aux souffrances du Père et prit pour l'emporter l'oreiller que lui jeta le saint » (7). Il mangeait à peine de quoi nourrir son corps ; il disait qu'il est impossible de satisfaire à la nécessité sans obéir à la volupté. Il ne consentait jamais ou presque jamais à faire usage d'aliments cuits, ou bien il les saupoudrait de cendres et les nettoyait dans l'eau froide pour leur enlever le goût de l'assaisonnement. « Un jour, affaibli par la maladie, il lui arriva de manger un peu de poulet et, ayant ainsi repris quelques forces, il entra dans la cité d'Assise. Arrivé à la porte de la ville, il ordonna au frère qui l'accompagnait de lui passer une corde au cou et de le traiter ainsi comme un voleur à travers les rues en criant : « Venez, venez voir ce glouton qui, à votre insu, s'engraisse de volaille ». Le peuple accourut pour contempler cet étonnant spectacle. Et tous alors de gémir. » (8). Il appelait son corps « Frère âne » et le traitait comme une bête de somme qui ne marche dans le droit chemin qu'à coups de verge.
III Cet esprit de pénitence, que saint François ne pratiquait avec un tel héroïsme que parce qu'il y discernait justement le fondement et la sauvegarde de l'esprit de chasteté, ne l'empêchait pas de recommander aux frères qui voulaient l'imiter une discrétion dans les mortifications et les austérités qui témoigne de l'ardente charité dont son cur était rempli. Il frappait durement son corps, parce qu'il se jugeait plus mauvais que les autres ; mais il proscrivait résolument tout excès dans les pénitences. On raconte de lui des traits d'un charme exquis : « Une nuit que les autres dormaient, un frère épuisé par les jeûnes se mit à crier : « je meurs, frères, je meurs de faim ! » Sur le champ, l'excellent pasteur se lève et se hâte d'administrer à la petite brebis malade, le remède qui lui convenait. Il fait dresser une table chargée de mets appétissants, mais rustiques, et sur laquelle, comme presque toujours, l'eau remplaçait le vin, il se met lui-même à manger le premier et, dans la crainte que le frère n'éprouvât de la honte, il invita les autres à ces agapes de charité. On prit ce repas dans la crainte de Dieu et, pour que rien ne manquât à cette oeuvre charitable, le Père proposa à ses fils une longue parabole sur la vertu de discrétion. » (9). Il avait surtout compassion des malades ; une fois, « comme il savait qu'un malade avait envie de raisin, il le conduisit dans une vigne et, s'asseyant au pied d'un cep, il se mit à grappiller lui-même pour donner de l'assurance à son compagnon » (10). Celui qui avait lu si souvent dans l'âme de ses frères n'ignorait point qu'un défaut de prudence et de retenue dans l'exercice de la pénitence peut soulever en nous « la tempête de la mélancolie » et devenir ainsi une entrave au progrès spirituel. « Il faut donner à notre frère le corps un picotin suffisant, mais alors, s'il grogne, sachez. qu'il faut faire sentir l'éperon à cette bête paresseuse, et que cet âne nonchalant a besoin de l'aiguillon. » (11).
Gabriel HUAN
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- (1) L'« instruction des novices » en usage dans les ordres religieux me paraît le meilleur code de cette discipline ascétique. Je signale plus particulièrement l'« Instruction des novices » du P. Jean, de Jésus-Marie, C. D. (1607), édition du P. Théodore de Saint-Joseph, 1925. (2) Thomas de Célano, Vita secunda, ch. XCVI. (3) Ibid. ch. LXXVIII. (4) Thomas de Célano, Vita prima, ch. XVI. (5) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. LXXXIL (6) Saint-Bonaventure, Legenda major. ch. V. (7) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. XXXIV (8) Ibid. Vita prima, ch. XIX. (9) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. XV. (10) Ibid. ch. XXXIII. (11) Ibid. ch. XCIL |