III LES ÉTAPES DU PLAN SPIRITUEL
Dans nos Thèses pour une conception de la vie de l'esprit (1) nous avons essayé de montrer comment, dans les étroites limitations du plan intellectuel, la connaissance humaine peut dépasser le niveau de la vie sensible et s'élever par la seule voie spéculative jusqu'à, une union avec Dieu qui, pour demeurer en dehors de la grâce, n'en annonce pas moins une vie supérieure et purement intuitive. Nous réservons à un prochain volume l'étude du plan mystique (2). C'est donc uniquement du plan spirituel que nous nous occuperons ici. Nous laisserons de côté l'examen des exercices préparatoires à la vie spirituelle, tels que les défini et les propose l'ascèse chrétienne : ces exercices se rapportent à la voie purgative et ont pour objet propre d'arracher l'âme fervente à la séduction des biens purement sensibles, de la détacher de tous les liens de la chair et du monde. L'ascèse n'est en vérité qu'une méthode pour nous élever du plan de chute au plan créatif originel et nous ouvrir ainsi l'accès du plan spirituel. Ajoutons que ce passage d'un plan à l'autre s'effectue généralement par ce que les mystiques appellent une nuit : nuits actives des sens et de l'esprit, qu'a décrites Saint Jean de la Croix. D'autre part, si tous les Chrétiens sont appelés à, la vie mystique (Math. XI, 28. ; Jean, VII, 37), ils ne le sont que d'un appel éloigné, non prochain, de sorte que personne, quelque soit l'idéal de sa vie spirituelle, n'est tenu à cette espèce de contemplation que les théologiens qualifient d'infuse, pas même ceux qui par leur état ou leur libre choix doivent tendre à la perfection. Nous sommes donc autorisés à affirmer que la contemplation infuse se place au delà des conditions normales de la vie spirituelle, telle que celle-ci est nécessaire pour le salut, et appartient au plan divin. Mais, de même que l'ascèse nous élevait par l'épreuve de nuits douloureuses, du plan de chute au plan spirituel, la contemplation infuse, pareillement, opère le passage du plan spirituel au plan divin par des nuits, non plus actives, mais passives, non plus voulues et recherchées ou acceptées par le Chrétien, mais imposées par Dieu à l'âme qui souvent en ignore la provenance et le motif et ne goûtera les joies de l'union transformante qu'à travers la ténèbre divine. Entre l'ascèse ou voie purgative et la contemplation infuse ou voie unitive s'étend tout le champ de la vie spirituelle ; entre deux nuits, la voie qu'on a justement nommée illuminative. Mais il y a des degrés dans cette illumination : tout d'abord la recherche de la lumière dans la foi, puis l'attente de la lumière dans la prière, enfin la possession de la lumière dans la connaissance et dans l'amour ; ce sont ces trois degrés que les plus vieux Traités de vie spirituelle ont appelés : méditation, oraison, contemplation (non plus infuse, mais acquise) (3). Il nous suffira de citer ce passage particulièrement significatif de Guigues le Chartreux : « la lecture est le fondement de la méditation, elle lui fournit la matière. La méditation recherche avec soin ce qu'il faut désirer ; elle creuse et montre un trésor, mais, ne pouvant l'obtenir par elle-même, elle nous renvoie à l'oraison. L'oraison s'élance de toutes ses forces vers le Seigneur et sollicite ce trésor désirable, qui est la suavité de la contemplation. » Le Sauveur dit : « cherchez et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert. » (Matth. VII, 7). Cherchez en lisant et vous trouverez en méditant ; .frappez en priant et il vous sera ouvert en contemplant. La lecture, c'est l'examen attentif des Écritures en fixant l'esprit. La méditation, c'est l'action studieuse de l'âme scrutant la connaissance de la vérité cachée par l'effort de sa raison propre. L'oraison, c'est la concentration dévote de l'esprit en Dieu, afin d'écarter le mal et d'acquérir le bien. La contemplation, c'est l'élévation de l'âme suspendue en Dieu et goûtant les joies de l'éternelle douceur. La lecture met en bouche une nourriture solide ; la méditation la mâche et la réduit en petits morceaux ; l'oraison lui donne la saveur ; la contemplation est la douceur elle-même, qui réjouit et nourrit. » (4). Saint Bernard (5) comparait la méditation et l'oraison aux disciples d'Emmaüs. La méditation de la passion examine les ouvertures béantes des plaies, les blessures causées par les clous, la lance, le vinaigre, la cruauté des persécuteurs, la fuite des apôtres, la mort ignominieuse, l'ensevelissement du corps. L'oraison provoque des soupirs, distille les parfums d'une dévotion pieuse, éclate en gémissements : elle n'est plus simplement une vision des douloureux événements du Calvaire, elle est une participation intime et en quelque sorte immédiate à ces événements. La vision se fait vie dans le coeur du méditatif. Et, tandis que les disciples s'entretiennent et que le coeur s'enflamme, Jésus s'approche d'eux, les accompagne et les quitte, absorbés dans la contemplation. Oeuvre progressive de l'Esprit-Saint dans l'âme chrétienne, la vie spirituelle, à chacun de ses degrés : méditation, oraison, contemplation, a pour caractère, essentiel d'être une élévation de l'âme vers Dieu ; mais, discursive dans la méditation, elle est affective dans l'oraison et proprement illuminative dans la contemplation. Ajoutons toutefois que ces traits sont, dans une certaine mesure, interchangeables ; car la méditation doit être savoureuse, l'oraison doit être éclairée et la contemplation doit unir la lumière à la joie dans la paix du Christ. C'est, en effet, dans la connaissance et l'amour du Christ que réside, en dernière analyse, tout le sens de la vie spirituelle : le plan spirituel est ordonné tout entier au Christ, à la fois dans son humanité et dans sa divinité. N'est-ce point dans une participation aux états et aux mystères du Christ, dans une imitation du Christ, que la vie intérieure du croyant a son terme et son achèvement ? De ce point de vue la vie spirituelle se décompose en trois moments : a) la connaissance et la méditation des états du Christ : c'est dans les Évangiles que le fidèle puise cette connaissance, qu'il fonde sa méditation, la nourrit et l'échauffe. b) la participation aux états du Christ dans l'oraison liturgique : « par le choix de citations des livres saints et des auteurs sacrés, dit Dom Marmion, par les aspirations qu'elle nous suggère, par son symbolisme et ses rites », la liturgie « fait prendre à nos âmes l'attitude que réclame le sens des mystères, elle fait naître dans nos coeurs les dispositions requises pour que nous nous assimilions, dans la plus large mesure, le fruit spirituel de chacun d'eux » (6). c) l'intelligence, dans la foi et dans l'amour, des mystères du Christ, par une union intime et immédiate aux états du Christ glorieux, dont la vertu subsiste dans les divers sacrements qui nous dispensent sa grâce. Le baptême n'était-il pas désigné chez les premiers Chrétiens comme une illumination ? et n'est-ce point le fruit particulier de la communion eucharistique de nous donner une compréhension plus pleine et plus parfaite de la vertu propre à chacun des mystères du Christ, de façon que tout notre être dans son âme et dans son corps, en soit transfiguré et,divinisé ? Les mystères du Christ, dans la mesure même où ils sont pour nous des sujets de contemplation, nous sont aussi des sources de grâces.
GABRIEL HUAN.
(2) Les plans mystiques dans la vie spirituelle. (3) Tous les grands mystiques ont distingué ces deux espèces de contemplation. cf. pour l'école bénédictine : BERLIÈRE, l'Ascèse bénédictine (Paris, 1927) ; pour l'école dominicaine : JORET, La contemplation mystique, d'après Saint Thomas d'Aquin (Bruges 1927) ; pour l'école carmélitaine, THÉODORE DE SAINT JOSEPH, L'Oraison d'après l'école carmélitaine. (Bruges, 1929) ; pour l'école franciscaine : P. Jean de Dieu. Introduction à Saint Bonaventure, Les trois voies de la vie spirituelle, Paris, 1929. (4) L'échelle du Paradis, trad. franç. Saint Maximin,. 1922, (5) Serm. de duobus discipulis, 2 (P. L., 184, col. 965) (6) Le Christ dans ses mystères, p. 23. (7) In Cant., Serm. LXXV, 6. |