LE CHRIST ET L'ÉGLISE

 

V  

L'INCORPORATION DU CHRIST DANS L'ÉGLISE


     Avant de remonter vers son Père, le Christ avait promis à ses disciples qu'il ne. les laisserait pas orphelins et qu'il continuerait à les assister en ce monde jusqu'à la consommation des siècles. Comment cela est-il possible ? Il faut que le Christ soit assis à la droite de son Père et qu'en même temps il demeure au milieu de ses fidèles, d'une façon effective et, en quelque sorte, visible, corporelle. Puisque le Christ a dépouillé au tombeau son corps de mort, il ne peut plus désormais résider parmi les siens que dans son corps de vie ou dans son corps de gloire. En fait, il s'offre dans l'Église sous ces deux aspects. L'Église est elle-même le corps de vie du Christ, non plus individualisé, sous les traits qu'il appris dans l'histoire, mais élargi, agrandi en de telles proportions qu'il peut embrasser dans son ampleur toute l'assemblée des croyants, des vivants et des .morts, de l'Église militante à l'Église triomphante ; corps magnifié, mais dont la croissance est loin d'être terminée, car elle doit atteindre la stature même du corps de gloire ; corps mystique, à la fois humain et divin, puisque par les pieds il foule le sol où s'agitent dans la poussière les pauvres humains en quête du salut et que par la tête il pénètre dans le Royaume de Dieu.

     Si l'on a justement comparé l'incarnation du Verbe dans l'humanité de Jésus à la formation d'un nouvel Adam, il ne faut pas oublier que le premier Adam ne représentait pas une existence simplement individuelle, niais que dans sa personne étaient enfermées toutes les générations appelées à naître de lui au cours des siècles. De même le nouvel Adam ne désigne pas une existence simplement individuelle ; en lui aussi est contenue toute l'humanité, mais régénérée par la grâce et appelée à la possession de la vie éternelle. Ce qu'Adam a été dans le Paradis pour l'humanité primitive en son état d'innocence et de pureté, le Christ, nouvel Adam, l'a été au milieu des temps pour l'humanité qu'il a rachetée au prix de son sang et à qui il a apporté, avec le salut, la promesse de la résurrection. Et, de même que du côté d'Adam, endormi dans la paix du soir, YAHVÉ fit sortir l'Eve du jardin de vie, de même du côté du Christ ouvert par la lance du soldat romain, alors que le Sauveur venait de s'endormir dans la paix du dernier jour, est sortie la nouvelle Eve, l'Épouse immaculée, l'Église. C'est donc bien du corps de vie du nouvel Adam qu'est née son Église, comme Eve est née du corps de vie du premier Adam. Et ainsi l'Église est à la fois le corps de vie du Christ et le centre spirituel de l'humanité contenue dans ce corps.

     « L'Église de la vie, disait déjà la Secunda Clementis, est le corps du Christ ». « L'union de la divinité et de la nature dans la personne de Jésus-Christ en sa qualité de centre spirituel et de chef de l'humanité, remarque Soloviev (1), doit être réalisée par l'humanité tout entière considérée comme le corps du Christ. Unie à son principe divin par l'entremise de Jésus-Christ, l'humanité est Église et si, .dans le monde de l'éternité et des principes, l'humanité idéale est le corps du Verbe divin, dans le monde de la nature l'Église apparaît comme étant le corps de ce même Verbe, mais déjà incarné, c'est-à-dire ayant trouvé son individualité historique dans Ia personne divine et humaine de Jésus-Christ » - « Aussi, continue le philosophe russe, quand nous concevons l'Église comme étant le corps du Christ (et ce n'est pas là une métaphore, mais une formule métaphysique), il faut se rappeler que ce corps grandit nécessairement, se développe et par suite change et se perfectionne. L'Église est le corps du Christ, mais elle n'est pas encore son corps glorieux et entièrement divinisé ».

     Ce corps glorieux du Christ n'est pas seulement un idéal vers lequel l'Église est en marche dans son ascension vers le Royaume : il est déjà pour chacun de nous, dans une forme qui est accessible à toutes les âmes de bonne volonté, une réalité actuelle et quotidienne. En effet le corps eucharistique, qui est le pain de la résurrection, est le corps même du Christ glorieux, mystérieusement présent sous les espèces sacramentelles et devenu nourriture de breuvage, afin que tous ceux qui ont faim et soif de la vie éternelle puissent s'en rassasier et s'y désaltérer. Car c'est seulement par la communion au corps eucharistique que le fidèle, dont le corps de mort a été régénéré par le baptême en corps de vie, recevra le germe incorruptible dit corps de gloire et qu'à la fin des Temps, lorsque sera venue l'heure du jugement, il pourra, transfiguré, s'asseoir aux côtés de son. Seigneur.

     On sait la place prééminente qu'occupait chez les premiers chrétiens la « fraction du pain » et l'on a pu dire selon la pleine vérité de l'histoire que toute la liturgie de l'Église est issue de la synaxe eucharistique : « la messe est comme le grain de sénevé d'où est sortie toute la liturgie catholique » (2). L'office divin, dans ses éléments et dans son ordonnance, la semaine et l'année chrétienne, « ne sont en un sens qu'une consécration du service eucharistique et du dimanche (3). En effet « la cène eucharistique qui a créé le dimanche et sanctifié la semaine, créa aussi en un certain sens la solennité pascale et projeta ses rayons sur toute l'année : elle fut le noyau autour duquel se forma toute l'année liturgique (4). Celle-ci n'est donc autre chose que la révolution de l'année ecclésiastique autour du Christ glorieux, qui demeure ainsi le centre de toute la vie liturgique de l'Église.

     Ce n'est pas seulement l'office liturgique qui est tout entier « misso-centrique ». Les formules primitives de l'anaphore contenaient une profession de foi ; et, puisque le credo est encore chanté aujourd'hui. aux messes solennelles, ou peut affirmer que le symbole de foi fait partie intégrante de la synaxe liturgique et se rattache directement par celle-ci au service eucharistique. Toute la liturgie est d'ailleurs chargée de sens dogmatique et un pape a pu légitimement déclarer que la lex orandi est lex crecendi. .Ajoutons que les sacrements sont administrés, tout au moins dans l'Église des premiers siècles, au cours de la synaxe eucharistique : c'est dans la nuit pascale que l'on conférait aux catéchumènes le baptême, la confirmation et la communion et que l'on remettait leurs fautes aux pénitents. Remarquons enfin que si, dans l'Église, le pouvoir de juridiction (gouvernement de l'Église et du peuple chrétien) se réfère au corps mystique, le pouvoir d'ordre se réfère principalement au corps eucharistique, puisqu'il a pour ,objet la confection et la dispensation des sacrements et que le sacrement de l'Eucharistie prime et résume tous les autres.

     Mais ne savons-nous pas déjà qu'à la règle de foi est ordonnée toute la méditation du croyant, à la liturgie son oraison, aux sacrements sa contemplation ? Les trois degrés de la vie spirituelle reçoivent ainsi, dans l'Église, leur plus parfaite expression et leur .accomplissement. D'autre part, nous venons d'établir que l'Église, corps mystique ou corps de vie du Christ, naît, grandit, se développe et rayonne autour du corps eucharistique, fondement de sa foi, objet de .son adoration, source de ses grâces. Nous sommes donc autorisés à conclure que le corps de vie, dans l'Église, est au service du corps eucharistique et que celui-ci demeure pour le chrétien, quelles que soient .les modalités personnelles de sa piété, le centre et le foyer de toute la vie spirituelle.

GABRIEL HUAN.

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(1) Leçons sur l'Humanité-Dieu, trad. Sévérac.
(2) DOM CABROL, Le Livre de, la Prière antique,, 7" édit. p. 84.
(3) ibid. P. 261.
(4) ibid. p. 236.