LE DIVIN EXEMPLAIRE
« Ce qui est devenu était vie en Lui et cette vie était la lumière des hommes ». (Jean, 1. 3-4).
Nous avons vu, dans une précédente étude, que la divine Ténèbre est l'Essence, superessentielle à toute créature, d'où découle toute l'opération de Dieu, le sein obscur et immobile dans lequel le Père engendre éternellement son Fils dans l'effusion de l'Esprit. Mais par cette éternelle génération du Fils tout ce qui vit secret et caché dans le Père se manifeste à la lumière, de sorte qu'en cette clarté qui jaillit de lui au sein de la Ténèbre, Dieu se voit lui-même à découvert et, avec lui, tout ce qui vit en lui. Tout ce qui vit en le Père, dans le secret de l'Unité sans distinction et sans nom, vit donc en le Fils dans le plein jour de la manifestation selon les modes de l'opération divine. « Par cela même, dit, Ruysbroeck, que le Père tout-puissant, dans l'abîme de sa fécondité, se connaît et se comprend totalement lui-même, son Verbe, le Fils éternel du Père, est engendré, seconde Personne, dans la Divinité. Et par cette génération éternelle toutes les créatures sont nées éternellement avant d'avoir été créées dans le temps. Aussi Dieu les a-t-il vues et connues en lui-même, distinctement, selon les idées qui sont en Lui, et comme autres que Lui, non pas autres, néanmoins, de toutes façons, car tout ce qui est en Dieu est Dieu. Cette origine et cette vie éternelle que nous possédons en Dieu et que nous sommes, en dehors de nous-mêmes, c'est le principe de notre être créé dans le temps ; et notre être créé est attaché à notre être éternel et ne fait qu'un avec lui; selon l'existence essentielle. Or cet être ou cette vie, que nous possédons éternellement et que nous sommes dans la Sagesse éternelle de Dieu, est identique à Dieu ; car il demeure éternellement sans distinction dans l'essence Divine. Et, d'autre part, il s'écoule éternellement en la génération du Fils et il est autre et distinct selon l'idée éternelle ». (1). « De toute éternité, dit la Vérité de Dieu à l'esprit, je t'ai vu, avant toute création, en moi et un avec moi, et comme je me vois moi-même. Là, dans cette prescience divine, je t'ai connu, aimé, appelé et choisi. Je t'ai créé à mon image et à ma ressemblance. J'ai pris une nature semblable à la tienne et en elle imprimé mon image, afin que tu sois un avec moi sans intermédiaire, dans la gloire de mon Père. » (2). Nous lisons déjà dans Isaïe cette parole de l'Éternel. « Je t'ai appelé par ton nom quand tu ne me connaissais pas ». (45, 4). « Dieu, dira saint Paul, nous a élus dans le Christ dès avant la création du monde ». (Ephés, 1, 4). Ainsi nous possédons une vie éternelle dans l'exemplaire divin qui est la Sagesse de Dieu, son Verbe éternel et infini. « Comment les créatures ont-elles éternellement existé en Dieu ? demande Suso. Elles étaient là comme dans leur exemplaire éternel. Qu'est-ce que l'exemplaire ? - C'est l'Essence éternelle de Dieu, prise en tant qu'elle permet à la créature de l'atteindre d'une manière participée. Éternellement, toutes les créatures sont Dieu en Dieu, elles sont la même vie, la même essence, la même puissance, elles sont le même Un et rien moins. Mais, lorsqu'elles sortent de Dieu par la création, quand elles prennent leur être propre, alors chacune a son être particulier avec sa force propre qui lui donne son essence naturelle. Car la forme donne un être particulier, distinct de l'être divin et de tous les autres » (3). Le Fils, parce qu'il est image et ressemblance du Père, est donc pour nous le divin Exemplaire. En cette Image divine toutes les créatures possèdent une vie éternelle, en dehors d'elles-mêmes, dans leur superessence. C'est aussi à la ressemblance de cette Image divine que nous devons nous efforcer d'atteindre, parce que Dieu nous a destinés à être conformes à l'image de son Fils. Aussi veut-il que nous sortions en quelque sorte de nous-mêmes et que, nous haussant surnaturellement au-dessus, de notre être créé, nous retrouvions en Lui cette image qui est notre vie éternelle, afin de la posséder avec lui et par lui dans la suprême jouissance de sa Béatitude infinie. « Les hommes intimement contemplatifs, dit Ruysbroeck, sous l'action de la lumière qui naît en eux, sont transformés et deviennent un avec cette lumière même qui leur permet de voir ce qu'ils contemplent. Aussi les contemplatifs atteignent-ils leur exemplaire éternel à l'image duquel ils ont été créés ». (4). Atteindre par la contemplation, dès la vie présente, son image éternelle, de façon que, en paix, l'être créé ne vive plus que dans cette image et que cette image vive à son tour dans l'être créé, c'est là vraiment goûter à la vie éternelle, avant que nos yeux se soient fermés à la lumière de ce monde. Mais chez ceux-là mêmes qui ne se possèdent pas encore consciemment selon l'essence de leur être idéal et incréé, l'opération de Dieu ne laisse pas d'agir et de se renouveler sans cesse. Car, selon le grand mystique flamand, « notre génération dans le Fils dure toujours et, sans cesse, nous sommes engendrés avec lui ; comme aussi nous demeurons éternellement non engendrés dans le Père. » (5). Ainsi, dans l'Unité superessentielle de la divine Ténèbre l'âme atteint le terme de sa destinée surnaturelle ; elle fait retour à son Principe, à ce centre incréé où tout ce qui doit devenir a éternellement sa source de lumière et de vie. C'est aussi dans le retour à son point d'origine que l'âme, qui ne fait plus qu'Un avec l'Esprit de Dieu prend vraiment conscience de son éternité. « C'est ici, dira Tauler, qu'on prend conscience de l'éternité et qu'on la sent... Il n'y a là ni espace ni temps ; c'est simple et sans distinction et celui à qui il arrive d'entrer vraiment ici a l'impression d'y avoir été éternellement et de n'être qu'un avec Dieu... et cela nous est un témoignage que l'homme, avant d'être créé, était de toute éternité en Dieu. » (6). Suso ne parle pas autrement : « les hommes reçus en Dieu, à cause de, l'union excellente et immanente, se comprennent eux-mêmes et toutes choses comme éternels. » (7). C'est de la sorte, sous le signe de l'éternité, que se clôt pour l'âme chrétienne parvenue au terme de son progrès surnaturel, le cycle de son évolution spirituelle : ce que certains mystiques ont justement appelé « la boucle d'amour ». Car de cette uvre de la grâce divine en nous l'amour demeure l'unique et sublime artisan, l'amour de Celui qui nous a tant aimés qu'il a pris notre chair pour souffrir, comme les meilleurs d'entre nous peuvent souffrir, mais aussi pour mourir comme aucun d'entre nous ne peut mourir, afin que par Lui, avec Lui et en Lui nous soyons tous sauvés.
GABRIEL HUAN.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ (1) Ornement des noces spirituelles. Liv. III, ch. V. (2) Ruysbroeck, Le Livre des XII béguines. Ch. IX. (3) Le Livre de la vérité , ch.III. (4) Ornement des Noces Spirituelles. Liv. Ill, ch. V. (5) Le Livre des sept Clôtures. Ch. XV. (6) 2° Sermon pour la Nativité de saint Jean-Baptiste. (7) Le Livre de la Vérité, Ch. V.
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