La grande pitié des mourants


« De profundis ad te clamavi, Domine; Domine, exaudi vocem meam. » (Ps. 1.29).

I

     Il n'y a peut-être dans toute la vie d'un homme qu'un seul instant qui importe et qui compte : celui de sa mort, puisque c'est l'instant où il tombe dans l'éternité de Dieu. Est-il, en effet, pour chacun de nous, une heure plus grave, plus émouvante, plus redoutable que celle où va s'accomplir et se fixer d'une façon définitive, irrévocable le destin de notre âme ? C'est bien l'heure dernière, celle qui n'aura jamais une seconde fois sa pareille, parce qu'il n'y a pas de retour en arrière, celle qu'il n'est pas possible d'éluder ou de reculer et qui pourtant n'est pas un terme, un achèvement, puisqu'elle a un lendemain. Oh ! ce lendemain de la mort ! Quelles visions de cauchemar ne fait-il pas surgir dans l'imagination des vivants qui tentent de s'en faire une idée !. La seule pensée de notre fin sue cette terre suffit à remplir notre coeur d'une telle angoisse que pour en écarter l'horreur, nous nous jetons dans les « divertissements » les plus insensés et, parfois, les plus coupables.

     Pascal a bien marqué cette poursuite effrénée du divertissement » chez les hommes pour qui « la mort est plus aisée à supporter sans y penser » ; car« les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser ». Comme si le « divertissement » qui devait leur apporter le ;bonheur et la joie, n'était pas bien plutôt la cause de « mille accidents qui font les afflictions inévitables » ! « La seule chose, continue Pascal, qui nous console de nos misères, est le divertissement et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l'ennui et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort ». Sans doute « c'est une chose horrible de sentir s'écrouler tout ce qu'on possède ; mais n'est-ce pas aussi s'abuser dangereusement soi-même que de fermer les yeux à la. vérité? Entre nous et l'Enfer et le Ciel, il n'y a que la vie, qui est la chose du monde la plus fragile », et « le dernier acte est sanglant, quelle que belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. » N'oublions point que « misérables comme nous, impuissants comme nous, nos semblables ne nous aideront pas : on mourra seul. » (Pensées, passim).

     Solitude amère et sombre de ceux qui meurent loin de toute présence amie ou secourable, dans un abandon d'autant plus douloureux qu'à ce moment tout s'effondre, autour de Soi, que la nuit devient plus épaisse et que l'âme agonisante a perdu toute raison d'espérer ! Détresse morne et muette de ceux qui s'éteignent lentement sur un lit d'hôpital, dans l'indifférence de toute une salle, où chacun, obsédé par le sentiment de sa propre misère, n'a plus le courage. de compatir aux souffrances des autres : lorsque le corps s'est raidi dans un dernier spasme, une infirmière arrive et relève le drap sur la tête ; c'est fini ! Destin cruel de ceux qui s'acheminent doucement vers la mort, avec la fausse espérance qu'ils vont guérir, parce que les parents qui les entourent se refusent, pour ne pas troubler leur quiétude, à leur dire la vérité et les entretiennent dans la mensongère assurance qu'aucun événement grave ne les menace ! Comme si, à l'heure où un être humain va quitter la terre, où, par conséquent, il a besoin de savoir si ses derniers moments sont venus, afin de préparer son âme à subir, avec courage et dans la paix, la plus terrible des épreuves, ce n'était pas, sous le fallacieux prétexte de l'affection et de la tendresse, commettre la plus coupable des actions que de le laisser dans l'ignorance de son état et de le priver ainsi des secours auxquels il a droit en cet instant tragique ! Qu'elle est dangereuse et condamnable cette vaine sollicitude des parents ou des amis qui ne s'empressent autour du malade que pour le tromper ! Il n'est pourtant plus, entre leurs mains, qu'un enfant docile et confiant, sans défense et sans volonté, dont ils disposent à leur guise, puisqu'il ne peut plus rien par lui-même.

Oh ! la grande pitié des mourants !
II

     Combien, dans cette perspective, les enseignements de l'Évangile prennent pour nous de relief et de signification ! Puisque, selon le mot de Pascal, « on mourra seul », il importe que nous soyons toujours prêts, quelles que soient les circonstances, à affronter sans désespoir, avec confiance et peut-être même avec joie, ce suprême péril qu'est la mort. « Veillez, a dit le divin Maître, car vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir. Sachez-le bien, si le père de famille savait à quelle heure de la nuit le voleur viendra, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison. Vous donc aussi, tenez-vous prêts ; car le Fils de l'homme viendra à l'heure que vous ne pensez pas... Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure » (Matth., XXIV, 42-44 ; XXV, 13). Et, pour que chacun de nous sache bien que ces paroles s'adressent à lui comme à tous les autres : « Ce que je vous dis, je le dis à tous ! » (Marc, XIII, 36).

     Ne faisons donc point comme ces hommes qui, « dans les jours qui précédèrent le déluge, mangeaient et buvaient et se mariaient ou donnaient en mariage jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche, et les hommes ne s'avisèrent de rien jusqu'au moment où, vint le déluge qui les emporta tous » (Matth.,XXIV, 37-39). Gardons-nous aussi d'imiter les « vierges folles », qui, « en prenant leurs lampes, n'avaient pas pris d'huile avec elles ». « Comme l'époux tardait à venir, elles s'assoupirent toutes et s'endormirent. Au milieu de la nuit un cri se fit entendre : Voici l'époux, sortez à sa rencontre ! Alors les vierges se levèrent toutes et préparèrent leurs lampes. Et les folles dirent aux sages : Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent. Mais les sages répondirent : Non, car il n'y en aurait pas assez pour nous et pour vous. Allez plutôt chez ceux qui en vendent et achetez-en pour vous. Mais pendant qu'elles allaient en acheter, l'époux vint ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces et la porte fut fermée. Plus tard, les autres vinrent aussi et dirent Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous ! Mais il répondit : en vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas ». (Matth., XXV, 1-13). Folie de tous ceux qui se préoccupent davantage des choses de ce monde que du salut de leur âme ou qui remettent sans cesse au lendemain le soin de se préparer à la mort, comme si le temps leur appartenait : « Insensé, cette nuit même, ton âme te sera redemandée ; et ce que tu as amassé, pour qui cela sera-t-il ? Tel est celui qui entasse des trésors pour lui-même et qui n'est pas riche en Dieu » (Luc, XII, 20-21).

     Soyons donc dociles et fidèles à l'appel de Celui qui, étant le Maître de la vie et de la mort, nous exhorte à la vigilance : « Que vos reins soient ceints et vos lampes allumées. Soyez semblables à des hommes qui attendent le moment où leur maître reviendra des noces, afin de lui ouvrir dès qu'il arrivera et qu'il frappera. Heureux ces serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera veillant ! En vérité, je vous le dis, il se ceindra, il les fera mettre à sa. table et viendra les servir ; qu'il arrive à la seconde ou à la troisième veille, s'il les trouve dans cet état, heureux ces serviteurs ! Vous aussi, tenez-vous prêts ; car le Fils de l'homme viendra à l'heure où vous n'y penserez pas » (Luc, XII, 35-40).

     Quelle est douce et apaisante et lumineuse la mort de ceux « qui meurent dans le Seigneur » ! (Apoc., XIV, 13). Le Maître est venu et il a dit . .« Me voici ; je me tiens à la porte et je frappe. Si tu entends ma voix et que tu m'ouvres la porte, j'entrerai chez toi ,je souperai avec toi et toi avec moi » (Apoc., III, 20). Et la réponse a été toute de confiance et d'amour : « Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains ». (Psaume 31, 6). Comme elle est profonde et véridique cette parole de saint Paul « Le Christ est ma vie et la mort m'est un gain » (Phil., I, 21). Le chrétien n'est-il pas assuré « que ni la mort ni la vie, ni les anges, ni les dominations, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni les puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour que Dieu nous a témoigné en Jésus-Christ, notre Seigneur ? » (Rom., VIII, 38-30). « En effet, dit encore l'Apôtre, aucun de nous ne vit par lui-même, car, si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et, si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur.. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. Car c'est pour être le Seigneur des morts et des vivants que le Christ est mort et qu'il a repris vie » (Rom., XIV, 7-9).

     Chrétiens ! ne nous affligeons point « comme les autres hommes qui n'ont pas d'espérance,» (Thés.,. IV, 13). « Si nous n'avions d'espérance dans le Christ que pour cette vie seulement, nous serions les plus misérables de tous les hommes. Mais maintenant nous savons que le Christ est, ressuscité et qu'il est les prémices de ceux qui se sont endormis » (I, Cor., XV, 20). Si donc, « nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera à lui ceux qui sont morts par Jésus » (I, Thés., IV, 14).
 


III


 


     Est-ce à dire que le chrétien qui va mourir n'ait besoin d'aucun secours et que, fort de sa bonne. conscience, il peut se présenter devant son juge le visage découvert ? «Quoique je ne me sente coupable de rien, dit saint Paul, je ne suis pas pour cela justifié (I, Cor., IV,.4). Sans doute, le Chrétien a « revêtu Jésus-Christ » (Rom., XIII, 14) ; et Jésus-Christ « intercède » pour lui auprès du Père (Rom.,VIII, 34). Mais, cette « intercession », il faut la demander, car nul n'est dispensé de la prière. Et si le mourant ne peut plus prier lui-même, c'est à ses, frères qu'il appartient de prier pour lui. De là cette admirable et émouvante « recommandation de l'âme » qui tient une place si importante dans le Rituel romain et par laquelle l'Église fait appel à toutes les puissances du Ciel en faveur de l'âme qui va quitter la terre.

     « Quittez ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout-puissant, qui vous a créée, au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui pour vous a souffert ; au nom du Saint-Esprit, qui a été répandu en vous ; au nom des Anges, et des Archanges, au nom des Trônes et des Dominations, au nom des Principautés et des Puissances, au nom des Chérubins et des Séraphins ; au nom des Patriarches et des Prophètes ; au nom des saints Évangélistes et des Apôtres ; an nom des saints Martyrs et des Confesseurs ; au nom des saints Moines et des Ermites ; au nom des saintes Vierges et de tous les saints et saintes de Dieu. Qu'aujourd'hui, votre place soit dans la paix et que votre séjour soit fixé dans la sainte Sion. Par Jésus-Christ Notre Seigneur, Amen ».

     Et cette autre prière :

« je te recommande au Dieu tout-puissant, frère très cher, je te remets entre les mains de Celui dont tu es la créature, afin qu'après avoir payé par la mort le tribut de l'humanité, tu retournes à ton auteur qui t'avait formé du limon de la terre. Lorsque ton âme sortira de ton corps, que la glorieuse cohorte des Anges aille au devant de toi ; que le sénat des Apôtres, chargés de juger, accoure ; que la blanche armée triomphante des Martyrs se réunisse ; que la troupe des Confesseurs, portant des lis éclatants, t'entoure ; que le choeur des Vierges te reçoive avec des chants ; jouis du repos bienheureux, rivé au sein des Patriarches. Que le Christ-Jésus revête pour toi un aspect doux et joyeux et te donne de rester pour toujours avec ceux qui l'assistent... Puisses-tu voir ton Rédempteur face à face, et, toujours près de lui, contempler la vérité qui se manifeste aux yeux des Bienheureux. Ainsi placé au milieu des milices saintes, puisses-tu, jouir éternellement de la douceur de la contemplation divine., Amen ».

     Et ces litanies, toutes pénétrées de souvenirs bibliques, et qui appartiennent aux premiers siècles de l'Église :

« Recevez, Seigneur, l'âme de votre serviteur dans le port du salut, comme il l'a espéré de votre miséricorde. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur de tous les périls de l'enfer, de toutes les chaînes de la douleur et de tous les maux. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré Énoch et Élie, de la mort commune à tous les hommes. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez sauvé Noé du déluge. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez tiré Abraham d'Ur en Chaldée. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré job de ses souffrances. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme, de votre serviteur, comme vous avez délivré Isaac du bûcher et de la main de son père Abraham. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré Loth du feu qui consuma la ville de Sodome. Ainsi soit-il
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré Moïse de la main de Pharaon, roi d'Égypte. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré, Daniel de la fosse aux lions. Ainsi soit-il ! 
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré les trois enfants de la fournaise ardente et de la main d'un roi injuste. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme. de votre serviteur, comme vous avez délivré Suzanne du crime dont elle était faussement accusée. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré David de la main du roi Saül et de la fureur de Goliath. Ainsi soit-il !
« Seigneur, délivrez l'âme de votre serviteur, comme vous avez délivré des prisons vos saints Apôtres Pierre et Paul. Ainsi soit-il !
« Et comme vous avez délivré votre bienheureuse vierge et martyre sainte Thècle de trois horribles tourments, délivrez ainsi, s'il vous plaît, l'âme de votre serviteur et mettez-la dans la possession de tous les biens de votre Paradis. Ainsi soit-il !

     Enfin, parmi d'autres encore, cette dernière oraison :

« Nous vous recommandons, Seigneur, l'âme de votre serviteur, afin qu'étant mort au monde, il vive en vous, et que toutes les offenses qu'il a commises par la fragilité de cette vie misérable lui soient remises et effacées par l'Indulgence de votre bonté et de votre miséricorde infinie. Par Jésus-Christ. notre Seigneur. Ainsi soit-il ! »
 


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« Très doux Jésus, qui aimez si ardemment les âmes, je vous conjure, par l'agonie de votre Coeur divin et par les douleurs de votre Mère immaculée, purifiez dans votre sang les pécheurs du monde entier qui sont en ce moment à l'agonie et qui vont mourir. »

« Coeur de Jésus réduit à l'agonie, ayez pitié des mourants » (Missel romain).
 

Gabriel HUAN.