La Contemplation dans la Foi

     Il n'y a, pour l'âme humaine, que deux manières de participer à la vie divine : dans la lumière de la gloire ou dans l'obscurité de la foi. La première constitue la vision béatifique, la connaissance faciale des élus ; la seconde appartient à ceux qui sont encore dans la voie, c'est l'état de grâce sanctifiante. La vie spirituelle, et en particulier la contemplation, ne peuvent donc s'exercer ici-bas que dans l'obscurité de la foi ; et, parce que la foi est la substance des choses que nous espérons recevoir dans la vie éternelle, la grâce peut être dite « germe de la gloire » et « commencement de la vie éternelle ». Notons tout de suite qu'il ne saurait être ici question d'une foi quelconque, mais de la foi vive, c'est-à-dire informée par la charité et illustrée par les dons du Saint-Esprit.

     Dieu, parce qu'il est l'Être absolument infini, est évidemment insaisissable aux prises de notre entendement humain, et, dans la mesure même où nous essayons, avec les seules lumières de notre raison, d'approfondir sa nature, nous comprenons qu'il nous est incompréhensible. Aussi toutes les définitions que nous donnons de son essence et de ses attributs, prennent-elles la forme négative ; mais la voie d'exclusion ne peut jamais conduire qu'à une idée de Dieu qui, si elle n'est pas fausse, reste néanmoins, toujours abstraite et générale. Il s'ensuit que, pour avoir de Dieu une représentation qui ne soit pas trop inadéquate, nous devons précisément renoncer à l'atteindre par l'opération de notre entendement, qui s'approchera d'autant plus de la vérité qu'il comprendra qu'il ne comprend pas.

     « Moins l'esprit fait acte d'entendement, dit Saint Jean de la Croix, plus l'entendement progresse et s'élève au Souverain Bien surnaturel. Vous me direz : cela est impossible ; si on ne comprend rien distinctement, où est le progrès ? Je réponds en renversant la proposition aussi longtemps qu'on comprend distinctement, le progrès est impossible. En voici le motif : Dieu, étant incompréhensible, dépasse infiniment l'entendement humain qui veut le comprendre ; donc, si l'esprit s'y applique, il s'éloigne de Dieu au lieu de s'en approcher. Et pour cette raison l'entendement doit se détacher de lui-même, renoncer à sa pénétration pour atteindre Dieu par la foi : il doit croire et non comprendre. C'est ainsi que l'entendement atteint la perfection ; car rien ne peut remplacer la foi pour arriver à Dieu, et l'âme s'en rapproche plus en ne comprenant pas qu'en comprenant... C'est pourquoi la connaissance propre à la contemplation, d'après Saint Denys, est un rayon de ténèbres pour l'entendement. » (1).

     S'il est vrai que l'entendement de l'homme ne peut, dans la vie présente, s'élever à Dieu que dans l'obscurité de la foi, c'est que, par la vertu de foi, l'activité intellectuelle de l'esprit est transposée sur le plan surnaturel et divin. L'état de grâce que suppose la foi vive est, en effet, de l'ordre de la charité ; de sorte que, ici, c'est sur l'intelligence même, et non plus seulement sur la volonté, que la vertu de charité exerce sa motion et détermine l'assentiment de l'esprit à la vérité révélée. La charité pénètre donc, par l'acte de foi vive, au sein même de la contemplation que les mystiques ont, dès lors, très justement. définie : « une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines » (2) ou encore« une connaissance générale et amoureuse » (3). La contemplation est une « science d'amour » et celui qui n'aime pas ne peut, parce qu'il ne possède pas en lui le Dieu qui est charité, recevoir dans son âme la lumière de l'Esprit de Dieu.

     Est-ce à dire que l'âme, où brûle la flamme de l'amour divin, va posséder en pleine clarté l'objet de sa foi ? En cette vie, la foi s'appuie toujours sur un témoignage ; elle ne peut passer outre et bondir jusqu'à la vision de son objet (4). Il n'en est pas moins vrai qu'à la différence de la connaissance rationnelle, qui est discursive, la contemplation est une véritable intuition et que c'est précisément « l'effort d'intuition sur la vérité divine, qui met peu à peu l'intelligence en état de recevoir la contemplation mystique. » (5). Il y a, par suite, dans la connaissance contemplative, une immédiateté qui en fait une sorte d'expérience, par laquelle l'objet est saisi directement, sans l'intermédiaire d'aucune forme ni d'aucun raisonnement. Non, sans doute, que cet objet soit saisi dans la plénitude de la vision, puisque, s'exerçant dans la foi, la contemplation ne cesse de demeurer obscure ; mais c'est bien son objet qu'elle saisit et elle possède l'intime conviction ,de ne point s'égarer et d'être unie à celui qu'elle aime.

     C'est d'union, en effet, qu'il faut parler ici et c'est tout particulièrement ce fait de l'union, qui donne à la connaissance contemplative son caractère spécifique, original. Dans toute autre connaissance, qu'elle soit d'ordre sensible, intellectuel ou rationnel, le sujet et l'objet demeurent étrangers, extérieurs l'un à l'autre. Sans doute, l'objet est toujours d'une certaine manière dans le sujet, autrement il n'y aurait pas connaissance ; mais l'objet n'est dans le sujet que sous forme d'idée, de présentation, d'image, il n'y est pas dans son essence propre, par une participation de sa nature. Les choses se passent tout différemment dans la contemplation : parce que la contemplation est science d'amour et que l'amour tend nécessairement à l'union avec l'être même de son objet, l'amour est inapaisé et la contemplation imparfaite, tant que l'union n'est pas. consommée. Contemplation, amour, union, voilà les trois termes connexes de la trilogie mystique, le triptyque de la vie surnaturelle ; et l'amour est au centre, parce que c'est lui qui est la source et le principe de toute la vie surnaturelle, et qui conduit la vie contemplative à son achèvement et à sa perfection dans la vie unitive.

     Mais, parce que la contemplation ne s'exerce que sous le signe de la foi et, à ce titre, est nuit obscure pour l'entendement de l'homme, l'amour pareillement ne se consomme dans l'union que sous le signe de la foi. « Je t'épouserai dans la foi », dit le Seigneur (OSÉE, II, 20) ; « le juste vit de la foi », dit à son tour Saint Paul (Rom, I, 17). « Pour être disposé à l'union divine, note le Docteur mystique, il faut que l'entendement soit purifié, vide de tout ce qui lui vient des sens, de tout ce qui peut se présenter à lui avec clarté, et qu'il soit intimement apaisé, recueilli et abandonné dans la foi. Cette foi seule est le moyen prochain et proportionné qui peut unir l'âme à Dieu ; car la foi est en si intime connexion avec Dieu, que croire par la foi et voir par la vision béatifique ont le même objet... Par ce seul moyen, Dieu se manifeste à l'âme en une lumière, divine qui excède toute intelligence ; d'où il résulte que plus la foi est grande, plus l'union est profonde... sous les ténèbres de la foi, l'entendement s'unit à Dieu, parce que sous cette mystérieuse obscurité Dieu est caché. » (6).

     Parce que la vie éternelle consiste précisément à connaître Dieu, « le seul vrai Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus Christ » (Jean, XVII, 3), notre partage dans l'état de voie, c'est la foi simple et nue, « non pas, dit l'auteur des Institutions, qu'elle soit dénuée de bonnes oeuvres, mais parce qu'elle ne désire point de savoir quoi que soit, ni d'être remplie d'aucune consolation sensible. » (7). Saint Jean de la Croix a tout particulièrement insisté sur l'aridité de la foi nue : ni les consolations sensibles ou même spirituelles, ni les visions ni les révélations, ne font proprement partie de la vie contemplative. La nuit obscure de la foi est en même temps une nuit purificatrice, qui dépouille l'âme de toute attache, non seulement au monde, mais à elle-même, à sa volonté propre, à son esprit propre et la livre, toute passive, aux influences d'en haut. C'est seulement lorsque l'âme s'est vidée de tout ce qui, en elle, n'est pas Dieu ou de Dieu, que l'Esprit de Dieu vient la remplir, pour la mener aux sommets de la contemplation ; ce n'est pas l'âme qui se place d'elle-même dans cet état surnaturel, c'est Dieu qui l'y introduit par l'onction toute spirituelle de sa grâce.

     « Quand Dieu met l'âme dans cet état de contemplation, dit Saint Jean de la Croix, c'est qu'il veut qu'elle sorte de la voie du raisonnement pour entrer dans une autre plus avancée, où il opère lui-même en elle. Il semble alors lier ses puissances intérieures, ôter à l'entendement tout appui, soustraire à la volonté toute douceur et interdire tout raisonnement à la mémoire. L'âme se trouve dans l'impossibilité de faire usage de la faculté de l'imagination, pour s'exciter à discourir et à méditer comme auparavant. Le Seigneur ne se manifeste plus à l'âme par la voie des sens, ainsi qu'il le faisait autrefois à l'aide du raisonnement qui compose et divise les matières. Les communications divines suivent maintenant la voie du pur esprit, d'où le discours successif est banni et fait place à l'acte simple de la contemplation inaccessible au concours des sens extérieurs ou intérieurs. » (8).

     Jusqu'alors, l'âme n'avait reçu de Dieu que ses dons ; maintenant, Dieu se donne lui-même à elle, afin qu'elle participe, dans la substance même de l'esprit, à sa nature divine. Sans doute, dit excellemment un théologien, « Dieu, en tant que Dieu ne saurait s'unir à la substance de l'âme pour la qualifier dans son être ontologique ; à la manière dont il la qualifie par la grâce l'âme serait Dieu. Mais Dieu en tant que Dieu peut la qualifier objectivement ; car la relation objective, si intimement qu'elle unisse l'âme à Dieu, la transformant en lui, n'a rien d'une fusion de deux êtres, dans leurs éléments constituants. Dieu reste ce qu'il est et l'âme demeure l'âme. Mais l'âme sanctifiée trouve dans la Déité l'objet qui est la raison d'être totale de sa vie et, d'une manière finie, se voit spécifiée et rendue déiforme, dans l'ordre intelligible et non plus ontologique, par la Déité même. » (9). Par cette possession objective de Dieu dans notre âme, c'est donc bien à la nature divine elle-même que nous participons, et non point seulement à son idée ou à sa grâce : Dieu demeure en nous, en tant que Père et Fils et Saint-Esprit.

     Si la contemplation, ici-bas, ne s'accomplit véritablement que dans l'union, par l'amour, il faut dire inversement que l'union ne se consomme effectivement au Ciel que dans la contemplation parfaite ; car la participation à la nature divine appelle et postule la vision de Dieu, qui est l'acte propre de la vie éternelle. Rien ne peut s'unir à Dieu, dans son essence, que ce qui sort de Dieu et jaillit de la nature divine. « La vision de Dieu par Dieu, dit encore le théologien que nous venons de citer, c'est du surnaturel et du divin substantiels. Or, nous savons par la foi que cette vision est communiquée par Dieu à la créature raisonnable. Ce ne peut être évidemment que par le don d'une participation à la nature divine, principe de la vision de Dieu. La loi de la vision divine participée, ne saurait être différente de la loi de la vision divine en soi. Tous les actes qui toucheront et atteindront Dieu en lui-même, dans cette vie divine participée, ne pourront donc le faire que purement et simplement, en vertu de la nature divine, participée par la lumière de gloire ou par la grâce sanctifiante. » (10). Si, pour celui qui n'est pas encore parvenu à la patrie, la contemplation de Dieu demeure obscure, enveloppée dans la nuit de la foi, c'est cependant Dieu lui-même qu'elle atteint par cette voie, Dieu tel qu'il est en soi, dans sa nature divine, parce que l'âme qui le contemple participe à cette nature et est déjà, en quelque manière, le Dieu qui demeure en elle par sa substance.

     « Ce que Dieu veut, conclut Saint Jean de la Croix, c'est nous transformer en dieux et nous donner par participation ce qu'il est lui-même par essence. » 
 Gabriel HUAN.
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(1) Vive flamme d'amour, Strophe, 3° vers.
(2) SAINT FRANÇOIS DE SALES, Traité de l'amour de Dieu, Liv. VI, ch. III.
(3) SAINT JEAN DE LA CROIX, Montée du Carmel, Liv.II, ch. XIV.
(4) Le R. P. NOBLE définit la foi « une connaissance crépusculaire, qui, même en nous révélant quelque chose de Dieu, s'enveloppe toujours de mystère. » (L'amitié avec Dieu, nouvelle édition, Paris, 1932, P. 448).
(5) P. JORET, La contemplation mystique d'après Saint Thomas d'Aquin, Paris, 1927, p. 80.
(6) Montée du Carmel, Liv. II, ch. VIII.
(7) Institutions du pseudo-Tauler, ch. VIII.
(8) Nuit obscure. Liv. I, ch. IX.
(9) GARDEIL, La Structure de l'âme et l'expérience mystique, Tome II, p. 136 (Paris, 1927).
(10) Op. cit., tome I, p. 311.