LÂME HUMAINE
Dieu, qui est substance, crée des substances ; Dieu, qui est esprit, crée des esprits (1). Nous connaissons deux types de substances spirituelles créées par Dieu : l'angélique et l'humaine. La première est esprit de lumière, la seconde esprit de vie ; et, de même que la lumière a pour fonction d'éclairer et de procurer la vision, la vie a pour fonction d'animer et de rendre vivant ainsi l'ange est une pure intelligence, l'homme une âme vivante ; l'un reçoit lillumination, l'autre donne la vie. Mais, tandis que lillumination vient en quelque sorte du dehors, comme émanée d'un foyer qui projette sur le sujet la splendeur de son rayonnement ; la vie ne se communique que du dedans, par le sujet à un objet qui lui soit attaché selon des liens naturels. C'est pourquoi l'esprit angélique se suffit à lui-même, en tant que forme substantielle, en présence de Dieu qui l'éclaire directement de sa lumière incréée ; l'esprit humain, au contraire, a besoin, pour accomplir sa fonction propre d'esprit de vie ou dâme, d'être uni à une matière qui serve de support à sa forme, donc de posséder un corps qui lui soit intimement attaché et dont il ne puisse être séparé que par un acte qui fait violence à sa destinée. Il s'ensuit que dans la nature humaine, le corps est antérieur à l'âme et non pas l'âme au corps c'est dans un corps, qu'il a préalablement formé du limon de la terre, que le Dieu de la Genèse a insufflé l'esprit de vie (2). Nous n'examinerons pas ici. le problème de l'union de l'âme et du corps ; nous limiterons notre enquête à l'étude de l'âme prise en soi, comme substance spirituelle. II Saint Paul distinguait dans l'être humain l'esprit, l'âme et le corps (l Thep., V. 23), comme si l'esprit était différent de l'âme. La plupart des grands mystiques, une Sainte Thérèse, un Saint François de Sales, par exemple, sans séparer l'esprit de l'âme, font de l'esprit,en quelque sorte, le sommet culminant de l'âme. « La suprême pointe de l'esprit, dit l'auteur du Traité de lamour de Dieu, est au-dessus de tout le reste de l'âme et indépendant de toute complexion naturelle >,. (Livre XII, ch. 1). « Il y a, dit-il encore, une certaine éminence et suprême pointe de la raison et faculté spirituelle, qui n'est point conduite par la lumière du discours, ni de la raison, mais par une simple vue de l'entendement et un simple sentiment de la volonté, par lesquels l'esprit acquiesce et se soumet à la vérité et à la volonté de Dieu... En cette pointe de l'âme, le discours n'a point d'accès, mais seulement le grand universel et souverain sentiment que la volonté divine doit être souverainement aimée, approuvée et embrassée, non seulement en particulier pour quelque chose, mais en général pour toutes choses, et non seulement en général pour toutes choses, mais en particulier pour chaque chose.... En cette suprême pointe de l'esprit .se trouvent : 1° la lumière de la foi, par laquelle nous acquiesçons à la vérité des mystères que nous n'entendons pas ; 2° Futilité de l'espérance, par laquelle nous acquiesçons aux promesses des biens que nous ne voyons pas ; 3° la suavité de la très sainte charité, par laquelle nous acquiesçons à l'union de notre esprit avec celui de Dieu, laquelle nous ne sentons presque pas. » (Ibid. Liv. 1, ch. XII). Nous poursuivrons ailleurs l'étude de l'esprit en tant qu'image dans notre âme du Dieu qui est esprit, donc comme faculté intuitive du divin en nous et moyen prochain de notre union avec l'essence divine. Dans ces pages nous poserons la question sur le terrain strictement métaphysique ; et, de ce point de vue, il nous paraît établi que l'esprit, en nous, ne peut pas être considéré comme une fonction, une puissance ou une opération de l'âme, mais comme la qualité propre de sa nature intime, comme sa forme substantielle. Une substance n'est définissable que par ses attributs, dans sa manifestation objective, puisque c'est seulement par ses attributs qu'elle se détermine comme telle. Or il n'y a dans toute la création, selon la mesure où elle s'offre à notre observation, à notre expérience ou à notre raisonnement, que deux manières d'être : la spirituelle et la matérielle. Sans doute, cette dernière peut revêtir une variété et une complexité d'aspects presque infinies, qui de l'état grossier l'élèvent par une série de gradations imperceptibles jusqu'à un état tellement subtil, que certains philosophes ont cessé de la reconnaître sous cette apparence et l'ont prise pour quelque chose de spirituel. Comme si un passage était possible de la matière à l'esprit ! Mais, si l'opposition de l'esprit à la matière est absolue, à tel point que leur hétérogénéité est originelle et radicale, l'âme, ne pouvant appartenir à l'ordre de la substance matérielle, puisque dans ce cas elle s'identifierait à son propre corps et cesserait d'être elle-même, doit nécessairement appartenir à l'ordre de la substance spirituelle et être ainsi de la nature de l'esprit. III Un second point qui ne parait pas moins évident, C'est que, tout ce qui vit vivant par ses opérations, lâme qui n'est pas seulement esprit, mais esprit de vie et par là se distingue essentiellement de la substance spirituelle angélique, doit manifester le caractère spécifique de sa nature par un ensemble d'opérations où se révèle le dynamisme interne de sa vitalité. Quelles sont ces opérations ? Si la substance de l'âme est d'ordre spirituel, ses opérations appartiennent à ce domaine du psychique qui constitue l'objet fondamental de la psychologie, non point de cette psychologie qui se limite arbitrairement à l'observation et à l'expérimentation des phénomènes, comme s'il s'agissait simplement ici d'une, science conçue sur le type des sciences physico-chimiques, mais dune psychologie qui prétend pénétrer jusqu'au coeur même des phénomènes, pour en découvrir les principes et les fins, et rejoint ainsi, à son terme, la métaphysique elle-même. Tout lordre psychique nous apparaît dès lors comme le plan sur lequel opère, selon la norme de sa nature, la substance humaine ; de même que l'ordre intelligible est le plan sur lequel est illuminée, selon la norme de sa nature, la substance angélique. Lordre physique sera le plan sur lequel la substance spirituelle humaine déroule, pour le temps fixé à la durée de son épreuve, la série de ses opérations en fonction des conditions particulières qu'imposent à son action les lois de l'universel déterminisme. L'âme, en tant que forme substantielle, est, de la sorte, au centre d'une double activité : d'une activité extérieure au physique, en tant qu'elle est la forme substantielle d'un corps organisé et vivant d'une activité intérieure au psychique, en tant quelle est dans son essence propre une substance spirituelle. Réalité vivante et dynamique, l'âme, pour assurer lexercice de ses opérations, sera dotée de puissances ou de facultés qui vont lui permettre, d'une part, de jouer son rôle dans le milieu, physique où, par son corps, elle est localisée, et, d'autre part, de se posséder, pour ainsi dire, elle-même par la réflexion sur son propre centre des opérations où s'exprime sa vitalité intérieure et immanente. Les premières, qui appartiennent à la sphère du sensible et composent le domaine de l'affectivité, ne nous intéressent pas directement ici, puisqu'elles s'appliquent aux seules relations de l'âme avec son corps. Nous ne parlerons donc que des secondes, que certains auteurs qualifient de supérieures, par opposition aux autres qui sont dites inférieures. IV Considérée du point de vue de ses puissances supérieures, l'âme humaine apparaît comme polarisée en deux fonctions principales : l'intelligence et la volonté, ou, selon une terminologie moins précise, la pensée et le coeur, dont les opérations respectives sont la connaissance et l'amour. Nous avons étudié, dans un précédent article, la connaissance et l'amour ; nous nous bornerons ici à examiner une question qui a son importance, celle de savoir dans quelle catégorie du psychique il faut situer cette fonction de lâme quon appelle le coeur. Le fait que nous la rattachons à la volonté, marque tout de suite notre position (3). La substance spirituelle qui constitue l'essence de l'âme est, avons-nous dit, une réalité vivante et dynamique, dont l'activité incessante se manifeste par des opérations où se révèle l'exercice de fonctions polarisées : l'une de ces fonctions est centripète, c'est l'intelligence ; l'autre est centrifuge, c'est la volonté. Par la première nous nous représentons toutes choses, notre corps et nous-mêmes, en nous, c'est-à-dire dans notre conscience subjective, suivant un procédé d'accommodation qui fait que si, dans le contenu de notre représentation, nous saisissons bien du réel objectif, ce n'est jamais que dans les limites et selon les modes de cette représentation. Aussi toute conception de notre intelligence est-elle entachée d'une relativité radicale, dans tous les cas au moins où une illumination surnaturelle ne vient pas lui infuser des notions qui dépassent sa faculté naturelle de connaître. La volonté, au contraire, déborde les frontières de l'individualité pour se porter, d'un élan spontané ou réfléchi, vers l'objet de son désir ou de son amour. Sans doute il y a un amour affectif ou sensible, issu d'un mouvement de l'appétit qu'on appelle concupiscible : tel l'amour de complaisance, qui jouit de sa propre satisfaction. Il y a aussi un amour spéculatif ou intellectuel, fondé sur des raisons abstraites par lesquelles l'entendement se persuade à lui-même de la vérité de son adhésion : tel cet « amour intellectuel de Dieu » par lequel Spinoza achève la série de ses théorèmes dans l'Éthique. Mais le seul amour qui soit véritablement le «pur amour » est lamour spirituel, né de ce centre de l'âme que les mystiques musulmans appellent le «.coeur » et qui, de son vrai nom, est le « vouloir foncier » (4). Si, en effet, l'amour n'était pas un acte de la volonté, comment pourrait-il faire l'objet d'un commandement ? Or il est écrit : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces ». (Deut., VI, 5). « Qu'on le sache bien, dit Sainte Thérèse, le véritable amour de Dieu ne consiste pas à répandre des larmes, ni dans ces douceurs et cette tendresse que nous désirons d'ordinaire parce qu'elles nous consolent, mais à servir le Seigneur dans la justice, avec un mâle courage et avec humilité. » (Vie, ch. XI). « Si la volonté, note pareillement Saint Jean de la Croix, peut en quelque manière saisir Dieu et s'unir à Lui, ce n'est pas par aucun autre acte de l'appétit que par l'amour. Rien de ces goûts, de ces douceurs et de ces délices que peut sentir la volonté n'est l'amour : il suit de là qu'aucun de ces sentiments pleins de saveur ne peut être pour elle un moyen suffisant pour s'unir à Dieu et que seule l'opération de la volonté peut y parvenir. C'est par cette opération, parfaitement distincte du sentiment et qui n'est autre chose que lamour, que la volonté s'unit à Dieu et s'arrête en Lui, et non pas par le sentiment et laction de l'appétit qui réside en l'âme comme la. fin et le terme de cette opération » . (Lettre X). C'est seulement lorsqu'il est commandé, que lamour prend une valeur spirituelle, parce que de la sorte, il est dépouillé de toute appropriation égocentrique et, par conséquent, de toute jouissance sensible ou intellectuelle. L'amour n'est sanctifiant que s'il est pratiqué dans la pauvreté, disons mieux, dans la nudité de l'esprit. Ne craignons point que ce « pur amour » se dissolve dans un quiétisme dangereux : le quiétisme implique passivité de l'âme ; ce pur amour, au contraire, est un acte de la volonté, conforme à l'obéissance et dirigé par la foi dans l'adhésion à un commandement divin. Et, parce qu'il est un acte, cet amour est au-dessus de toute jouissance personnelle, de toute affection sensible, au-dessus même de tout idéal intellectuel ; il est action et vie ; il absorbe toute l'âme et pénètre jusque dans les profondeurs de la vie éternelle. V C'est qu'en effet, dit encore le grand Docteur mystique, «l'âme vit beaucoup plus dans l'objet qu'elle aime que dans le corps qu'elle anime, parce qu'elle ne tient pas sa vie du corps, auquel au contraire elle la communique, tandis que par son amour elle vit réellement dans ce qu'elle aime ». (Cantique spirituel, Str. VIII). L'âme qui aime Dieu vit en Lui, comme aspirée hors d'elle-même par le souffle du Saint-Esprit. Sans doute, suffit-il du moindre degré d'amour pour être déjà en Dieu par la grâce ; mais aussi, plus l'âme franchira de degrés dans l'amour, plus profondément elle entrera en Dieu, si bien qu'au terme de cette ascension son centre, pour ainsi dire, se sera déplacé. Identifiée avec Dieu dans une union qui est la vie éternelle de la gloire, l'âme n'est plus dans l'âme ; elle est toute perdue en Celui, de qui seul elle tient « son être, son mouvement et sa vie ». Notons, pour conclure, qu'en cette « montée du Carmel » réside. tout le progrès de la vie spirituelle : « le nombre des degrés accessibles à l'âme représente divers centres, l'un plus intérieur que l'autre, qu'elle peut occuper en Dieu , car plus l'amour grandit, plus il devient unitif. C'est ainsi nous pouvons nous expliquer la parole du Fils de Dieu, disant : «il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père » (Jean, XIV, 2). Ainsi donc, pour que l'âme soit dans son centre qui est Dieu, il suffit qu'elle ait cet amour, le premier degré étant suffisant pour s'unir à Lui par la grâce. Au deuxième et troisième degrés, son union et rapprochement en Dieu aura atteint des centres plus avancés, et, si elle parvient au plus élevé, l'amour divin l'aura blessée dans son centre le plus profond, et ce sera pour l'âme la transformation, l'illumination de tout son être, selon la puissance et l'appétit dont elle est capable, et à ce point qu'elle paraîtra Dieu » (5). GABRIEL HUAN. |