Les Voies de l'Amour Rédempteur



« Je ne suis pas venu juger 

le monde, mais pour le sauver. » 
(Jean, XII, 47).

I

     « Regarde bien : trouves-tu en moi quelque chose qui ne soit pas amour ? » Et mon âme comprit avec évidence qu'il n'y a rien en Lui qui ne soit pas Amour (1).

     Ce fut bien, en effet, une oeuvre d'amour que la rédemption de l'homme par le Verbe incarné ; et le Golgotha, qui marque le point culminant de cette oeuvre, est vraiment « le Mont des Amants ». Combien il a fallu que Dieu aimât le monde pour qu'il lui ait donné son Fils unique ! Et combien il a fallu que le Fils aimât les hommes pour que, afin d'opérer leur salut, il se fît notre frère en la chair, notre rédempteur sur la croix, notre nourriture par l'esprit ! Se représente-t-on les abaissements successifs et de plus en plus profonds du Christ qui ne descend des cieux, où il partage la gloire du Père, que pour revêtir une chair souffrante et humiliée ; mieux que cela, pour offrir cette chair en sacrifice à la justice divine, qui punit par la condamnation de l'Innocent la faute des coupables ; mieux que cela encore, pour se faire, Lui, le tout-puissant et souverain Maître de l'Univers, la nourriture quotidienne, sous les espèces du pain et du vin, des hommes qu'il a délivrés de la servitude du péché en les régénérant dans le baptême de son sang ?
Ainsi l'Infini est devenu fini et passible ! L'Éternel a connu les affres de l'agonie Le Créateur s'est donné en aliment à ses créatures Devant un pareil mystère notre intelligence demeure frappée d'étonnement ; mais notre coeur, s'il n'est point corrompu par les séductions de la terre, s'ouvre avec une joie pieuse et reconnaissante aux effluves de l'Amour rédempteur : il saisit, d'une intuition spontanée et véridique, combien le don du Fils dans l'Incarnation est, de la part du Père, un don gratuit, un don d'une valeur infinie, un don désintéressé.

     Nous ne le méritions pas, puisque, par la faute originelle, nous nous étions détournés de Dieu pour suivre à notre guise une voie qui devait nous conduire finalement à la perdition ; nous nous étions séparés volontairement de notre Créateur, dans la folle assurance que nous pouvions nous passer de Lui : quel droit avions-nous désormais de l'appeler à notre secours et de réclamer son aide ? Et, cependant,. Dieu ne veut pas la perte du pécheur, et, lorsqu'il nous voit au bord de l'abîme, il étend son bras pour nous retenir. Sa miséricorde l'emporte sur sa justice et, pour nous sauver d'une chute certaine, il nous envoie un rédempteur.

     Et quel rédempteur ! Un Prophète ? Un Saint ? Un Ange ou un Archange ?non pas, son propre Fils, son Fils unique, Dieu comme Lui, son égal en substance et l'objet de toutes ses complaisances ! Et Il nous l'envoie, non pas dans la splendeur de sa gloire, dans toute la majesté de sa Personne divine, mais revêtu d'une chair humaine, comme l'un quelconque d'entre nous, afin qu'il fût vraiment notre frère et qu'il pût compatir à nos infirmités et à nos misères.

     Au moins, Dieu ne devait-il pas retirer de ce don sublime un surcroît de puissance ou de béatitude ? Celui qui est l'Absolu, l'Unique, l'Éternel, l'Infini se suffit à lui-même; car il possède à jamais toute. Grandeur, toute Beauté, toute jouissance, toute Perfection ; et l'Univers, tout entier, avec>l'innombrable multitude de ses constellations, est comme une poussière devant Lui. Mais « l'Amour dit Saint. Bernard, a triomphé de Dieu » (1), l'amour de sa créature, l'amour de l'homme, pauvre et misérable, errant sur la terre à la recherche de ce Paradis qu'autrefois il a perdu par sa faute, à l'origine des Temps, et dont le regret nostalgique ne cesse d'obséder son imagination, comme un rêve* merveilleux dont les mirages l'éblouissent encore.... Et le Dieu miséricordieux a abaissé sur sa créature, malheureuse et désemparée, un regard compatissant.......Et le Verbe s'est incarné.

II

     « 11 a été fait, dit l'Épître aux Hébreux (11, 17), semblable en tout à ses frères. » Pesons bien ces mots et cherchons à comprendre tout ce qu'ils impliquent, pour nous, de réconfort et d'espérance, mais, pour le Verbe d'humiliations et de souffrances.

     Celui qui règne dans les Cieux et qui porte tous les mondes dans sa main, le voici dans, l'étable de Bethléem enveloppé de langes et couché sur le fumier des bêtes qui le regardent curieusement de leurs gros yeux luisants. Puis il grandit à Nazareth, où il joue devant la petite maison de joseph le charpentier, avec les enfants de son âge, qui s'étonnent de sa gravité précoce et admirent son intelligence, si prompte déjà à percer le mystère des âmes. Bientôt il est apte à rendre quelques services dans le ménage et les voisins l'aperçoivent qui aide sa mère à porter l'eau du puits. Enfin ses forces lui permettent de travailler à l'atelier et c'est là désormais qu'il va employer son activité, car les ressources de Joseph sont médiocres et il n'est pas trop de Jésus pour aider ses parents à faire face aux besoins de chaque jour.

     Peut-être cette existence de Jésus à Nazareth vous semble-t-elle idyllique. Avez-vous donc oublié de qui il s'agit ici ? Ne savez-vous plus que cet ouvrier charpentier, si humble, si obscur, qui gagne son pain à la sueur de son front, est la seconde Personne de la Sainte Trinité, le Verbe de Dieu, Celui qui donne à toute chose sa subsistance et sa forme, en qui toute chose a l'être, le mouvement et la vie ? Et lorsque, tout à coup, il se révélera à ses contemporains comme un prophète et un thaumaturge, lorsqu'il enseignera avec autorité aux foules accourues autour de lui les paraboles du Royaume, lorsqu'il nourrira cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, lorsqu'il rendra la vue aux aveugles et ressuscitera les morts, ne va-t-il pas enfin connaître les faveurs de la renommée et recevoir la juste récompense des bienfaits qu'il sème sur sa route, avec une prodigalité et une puissance qu'on n'avait jamais vues en Israël ? Mais il refuse cette gloire humaine, il échappe à la foule qui veut le faire roi et il poursuit de bourgade en bourgade sa mission rédemptrice, n'ayant pas une pierre où reposer sa tête fatiguée, n'ayant pas de quoi nourrir ses propres disciples qui doivent, un jour de sabbat, broyer quelques épis dans les champs pour apaiser leur faim.

     C'est qu'il est venu, non pas pour faire sa volonté, mais pour faire la volonté de son Père ; et la volonté de son Père est qu'il donne sa vie pour ceux qu'il est venu racheter : il obéira donc à son Père jusqu'à la mort et à la mort de la Croix. Aussi l'heure où il doit offrir sur le Calvaire le sacrifice de sa propre chair est-elle soit heure à lui : « je dois être baptisé d'un baptême et combien je suis pressé jusqu'à ce qu'il s'accomplisse » (Luc., XII, 50). L'ombre de la Croix, qui devait un jour être plantée sur le Golgotha n'a cessé de planer sur l'âme de Jésus pendant toute sa carrière terrestre ; et, depuis l'instant où il s'incarna dans le sein de la Vierge, c'est vers cette Croix que ses yeux se sont constamment dirigés et que ses pas l'ont conduit inlassablement. Essayez de concevoir ce qu'à dû être la vie ,d'un homme qui, quoique Dieu par sa Personne, possédait une pensée et un coeur d'homme, ce qu'a dû être la vie de cet homme qui n'est venu au monde que pour être crucifié à 33 ans, et qui le savait dès le premier jour de son existence humaine, et qui, d'une volonté ardente et résolue, a voulu cet horrible destin.

     Et son amour pour les hommes qu'il va sauver ne lui inspire pas seulement un intense désir de sa mort sur la Croix ; l'excès même de cet amour lui fait aspirer à des humiliations, à des ignominies, à des souffrances que n'exigeait point notre rédemption. « Pour nous sauver, dit Saint Thomas, il suffisait que Jésus-Christ endurât la plus petite souffrance possible, parce que la plus légère et la plus courte souffrance empruntait une valeur infinie à l'infinie dignité de la Personne divine » (2). Mais ce qui suffisait à notre rédemption ne suffit pas à son amour pour nous. « Il pousse, dit Saint Bernard, la souffrance jusqu'à sa dernière limite pour nous .imposer la plus grande obligation possible de lui donner, à notre tour, tout l'amour dont nous sommes capables » (3). Et voici l'agonie au jardin de Gethsémani, la flagellation, le couronnement d'épines, le portement de la Croix sur la route du Calvaire et enfin cette crucifixion dont les détails horrifiants n'ont été révélés, dans les visions de l'extase, qu'à quelques serviteurs de Dieu : et ceux-ci en conçurent Une telle douleur qu'ils devinrent désormais incapables d'éprouver aucun sentiment de joie dans leur vie.

     Et cela ne suffit pas encore à son amour. Le Très-Haut s'est abaissé jusqu'à la chair, usque ad carnem, puis jusqu'à la croix, usque ad crucem ; il va maintenant s'abaisser jusqu'au pain, usque ad panem. Il sait que l'heure est venue de son passage à son Père et il ne veut pas laisser ses disciples orphelins : il demeurera avec eux jusqu'à la consommation des siècles. Comment cela est-il possible ? « Celui, dit-il, qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui » (Jean VI, 57). C'est pourquoi, à la dernière Cène, à la veille de sa. Passion, il prit du pain dans ses mains saintes et vénérables et, ayant levé les yeux au ciel vers Dieu, son père tout puissant, et lui rendant grâces, il bénit le pain, le rompit et le donna à ses disciples en disant : Prenez et mangez-en tous, Car CECI EST MON CORPS. De même, après la Cène, prenant le calice entre ses mains saintes et vénérables et rendant pareillement grâces à son Père tout puissant, il le bénit et le donna à ses disciples, en disant : Prenez et buvez-en tous, car CECI EST LE CALICE DE MON SANG, le sang du nouveau, et éternel testament qui sera répandu pour vous et pour la multitude en rémission des péchés.

     C'est donc désormais sous les espèces du pain et du vin consacrés en sa chair et en son sang que le Seigneur demeurera avec les siens jusqu'au dernier jour. Et quiconque s'abreuvera du calice d'immortalité et nourrira son âme et son corps du pain de vie ne mourra pas, car il aura en lui la vie éternelle, Cette présence réelle et indéfectible du Christ toujours vivant sous les apparences du pain et du vin dans le Sacrement de l'Eucharistie est le triomphe suprême de l'amour. « Après la sainte communion, dit Sainte Marie-Madeleine de Pazzi, il ne reste aux âmes qu'à s'écrier : consummatem est. Oui, tout est consommé, puisque Dieu lui-même vient de se donner à moi, et qu'il ne peut me donner rien de plus précieux ». Celui qui a été vu et touché par les apôtres est encore aujourd'hui présent au milieu de nous, non seulement par son esprit, mais par son corps.

III

     « Père, s'écrie Jésus dans la prière sacerdotale, ceux que vous m'avez donnés, je veux que là où je suis, ils y soient avec moi ». (Jean, XVII, 24). Qu'aurions-nous dès lors à redouter du monde ou de Satan ? Celui qui nous a aimés jusqu'à se faire pour nous aliment et breuvage, Celui-là est avec nous jusqu'à la fin des siècles et il est plus grand que celui qui est dans le monde. C'est en lui seul que nous trouverons désormais protection et sécurité. Ayons donc confiance en son amour : Judas, qui l'avait trahi, n'a pas eu foi en cet amour et il est allé à l'abîme de perdition ; Pierre, qui l'avait renié, a pleuré à son seul regard et il a été pardonné. Ne pas avoir confiance dans l'amour compatissant du bon Pasteur qui a donné sa vie pour ses brebis, voilà le péché contre l'Esprit, le péché pour lequel il n'y a pas de rémission. Si le Christ a vaincu le monde, c'est pour que nous soyons élevés en lui et par lui à la liberté et à la joie des enfants de Dieu ; et si, pour vaincre le monde, il a dû souffrir et livrer son corps au douloureux supplice de la Croix, c'est que son amour qui l'avait fait descendre des cieux pour notre salut, ne pouvait être satisfait que par le don total de sa chair et de son sang, de son âme et de sa divinité.

« Je suis l'Amour divin qui ravit le coeur, le remplit de grâce et l'enflamme d'amour...

« Je suis l'Amour puissant, qui fait défaillir l'âme et l'attire auprès de son Créateur....

« Je.suis l'Amour pieux qui réclame pour lui l'amour, qui réclame pour lui l'esprit, en embrasant le coeur...

« Je suis l'Amour rayonnant qui éclaire la pensée et lui infuse la vraie lumière selon le sentiment, la mémoire et la volonté....

« Je suis l'Amour ardent qui donne à l'âme en un instant la foi vivante et la ferme espérance....

« Je suis l'Amour qui toujours cherche l'amour et qui crie à haute voix : vous qui avez soif, venez boire ; voici mon coeur ouvert afin que tous vous puissiez vous y désaltérer. »(4)

Gabriel HUAN.

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(1) Sainte Angèle de Foligno, trad. Hello, p. 70.
(1) In Cantic., Sermo 64.
(2) Quodlibeta, Il, Art. 2.
(3) In Cantic. Sermo XI.
(4) Sainte Françoise romaine, Visions (Florence, 1923, passim).