LA PERSONNE HUMAINE

     C'est un problème qui a été de tous temps soulevé par les philosophes et qui a reçu autant de solutions qu'il y a de systèmes, de savoir comment l'âme humaine est unie à son corps.

     Les uns font du corps un simple vêtement de l'âme : de même qu'on rejette un habit que l'usage a fripé ou rendu inutilisable, l'âme, à la mort, se dépouille de son corps, et, si de nouveau elle doit s'incarner, elle se revêtira d'un autre corps, à l'exemple du civilisé qui, au cours de sa vie, endosse l'un après l'autre une série de vêtements. Mais, s'il en était ainsi, on ne comprendrait plus l'attachement égoïste et passionné que, d'instinct, l'âme porte à son corps, comme si de la conservation de ce corps, dépendait la continuité de sa propre existence,

     D'autres définissent l'âme « la forme substantielle d'un corps organisé » et il y a certainement dans cette conception de l'âme, comme forme substantielle, un élément de vérité qui a pour contrepartie la notion d'une matière venant remplir cette forme. Mais pourquoi veut-on que cette matière soit précisément et avant tout le corps auquel l'âme est unie ? Sans doute, parce que l'âme humaine est liée à un corps, elle recevra de ce corps une partie des conditions qui règlent le cours de son existence et déterminent le champ de son activité. Mais, parce que, en soi, elle est une forme, l'âme a déjà besoin, en tant qu'âme, d'une matière qui offre immédiatement une prise à ses opérations et serve de terrain à sa manifestation : l'âme possède donc, indépendamment de la matière qu'elle trouve dans son union avec le corps, une matière qui lui est propre, une matière psychique, ou elle puise les éléments de sa vie intérieure et prend conscience d'elle-même.

     En présence de ces difficultés, quelques-uns ont tenté d'établir entre l'âme et le corps une sorte d'équilibre, de correspondance ou de parallélisme :. l'âme, disent-ils, est dans l'ordre psychique ce qu'est le corps dans l'ordre matériel et tout ce qui se passe dans l'âme comme état de conscience, se passe dans le corps comme mouvement physique. Cette doctrine, qui repose sur un postulat métaphysique qui fait de l'étendue un attribut de Dieu, possédant sous des qualifications différentes la même essence que l'attribut de la Pensée, implique entre l'âme et le corps une identité de substance, dont les modalités ne se distinguent les unes des autres que dans la manifestation phénoménale. Mais, s'il en est ainsi, la destinée de l'âme doit se confondre avec la destinée du corps ; or celui-ci se dissout à la mort ; dès lors, qu'advient-il de l'âme ? On répond qu'il y a de chaque corps en Dieu une idée qui demeure de toute éternité, et, puisque l'âme n'est pas autre chose en fin de compte que l'idée d'un corps, son immortalité est assurée du seul fait que l'idée du corps demeure en Dieu de toute éternité. Si la destinée de l'âme après la mort est ainsi garantie, il ne semble pas qu'on puisse en dire autant de la destinée du corps, et l'immortalité de l'âme n'est sauvegardée qu'au détriment du parallélisme.

     Certains ont bien compris que, ni l'âme ne renferme en elle-même la raison de son union avec le corps, ni le corps en lui-même la raison de son union avec l'âme, et ils ont cherché à introduire entre l'âme et le corps un intermédiaire qui opérât cette union. Mais, parce qu'ils ont conçu cet intermédiaire comme un « lien substantiel », ils se sont fermé la seule route qui conduisît à la solution du problème. Si, en effet, ce qui doit unir l'âme et le corps de manière à en faire un tout organique et vivant est une substance, de deux choses l'une : ou cette substance est absolument différente de l'une et de l'autre des deux substances, spirituelle et matérielle, dont elle doit assurer la liaison, ou bien elle tient quelque chose de l'une et de l'autre. Mais la nature, dans la mesure où elle est accessible à notre observation et à notre expérience, ne nous présente que deux espèces de substances : la spirituelle et la matérielle, et c'est pure imagination que de supposer l'existence d'une troisième espèce de substance, dont nous ne constatons nulle part la présence. Il faut donc se rabattre sur la deuxième hypothèse et dire que le « lien substantiel », qui fait l'union de l'âme et du corps, est quelque chose à la fois de spirituel et de matériel, à la manière de ces corps subtils ou fluidiques, dont les occultistes ne savent pas bien s'ils appartiennent encore au monde de la matière, ou s'ils sont déjà une manifestation de l'esprit ; et on parle finalement de « corps spirituel », comme si ce concept hybride n'impliquait pas une contradiction dans les termes.

     Si donc nous devons chercher en dehors de l'âme et du corps la raison métaphysique qui permet d'expliquer leur union, ce n'est assurément pas dans le domaine des substances naturelles que nous la trouverons. Mais en dehors du monde de la nature, il n'y a que Dieu : tournons-nous du côté de Dieu.
 

II

     De toutes choses il y a une idée dans l'entendement divin, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas, et aucune chose ne vient à l'être, dans le monde de la nature, qu'elle n'ait tout d'abord été conçue par Dieu dans sa pensée éternelle et infinie, dans son Verbe. La création est précisément l'acte par lequel Dieu opère, selon les décisions de sa volonté toute-puissante et libre, ce passage de l'idée à l'être. Puisque toute chose qui est possède ainsi une double réalité : d'abord une réalité idéale en Dieu, puis une réalité existentielle dans le monde de la nature, il ne peut en être autrement de l'âme humaine. Avant qu'une âme soit posée dans l'être par l'acte créateur de Dieu, elle a déjà en Lui une existence idéale et la question est de savoir en quoi consiste cette existence idéale.

     Parce que Dieu est toute Sagesse en même temps qu'il est toute Puissance, il ne saurait rien y avoir dans la nature qui ne possède sa raison d'être et ne reçoive sa finalité. Le Cosmos est un organisme vivant, dont l'évolution est régie par une Intelligence qui ne peut pas se tromper et qui met chaque chose à sa place, de façon que chaque chose, par le rôle qu'elle joue dans l'ensemble, coopère à l'harmonie totale et aide l'univers à remplir sa destinée.

     L'âme humaine a sa part dans ce concert, et sans doute la part la plus belle et la plus importante, puisqu'il a suffi de sa défaillance à l'origine des temps, pour entraîner dans sa chute toute la nature et qu'il a fallu l'intervention d'un Dieu rédempteur pour rétablir la création dans sa pureté et sa beauté primitives.

     Et chaque âme humaine a son rôle propre à jouer sur cette scène de l'Univers où elle ne fera que passer et où sa manière de le remplir décidera de son sort éternel. C'est l'objet particulier du rôle que Dieu confie à une âme qui constitue sa personnalité, sa « persona », et qui est marqué du nom secret que nul homme ne connaît, si ce n'est celui qui le recevra à la fin des temps, en témoignage de sa fidélité à la mission dont il fut investi. La « personne » est, dans l'être humain, l'idée divine qui poursuit à travers l'espace et le temps sa réalisation au moyen de deux agents qui sont précisément l'âme et le corps (1).

     Nous pouvons donc considérer comme établi que la personne humaine est l'idée en Dieu d'une âme qui a dans le monde un rôle à remplir : elle est une puissance d'être qui tend à s'actualiser, mais qui ne peut passer à l'acte que si la volonté toute-puissante du Dieu qui l'a conçue la pose dans l'être. C'est par le moyen d'un corps approprié à cette fin, c'est-à-dire organisé et vivant, que s'opère ce passage de la puissance à l'acte qui fait de l'âme humaine, non plus simplement une idée dans la pensée divine, mais un « esprit de vie », une réalité concrète et agissante, insérée comme un anneau dans la chaîne du déterminisme universel, où elle jouera à sa place le rôle pour lequel elle a été appelée à l'existence. 

     Il y a ici, en effet, un appel de Dieu, une sorte de préférence ou de choix par lequel Dieu discerne parmi toutes les âmes dont il a l'idée, qui ne sont pas, mais qui pourraient être, celles qu'il affectionne d'un amour particulier. Le Créateur a lancé dans la nature le grand courant de vie qui, de corps. en corps, poursuit à travers les millénaires son évolution et finalement atteint dans le corps humain sa plus belle réussite. Tout corps humain qui, désormais, naît à la vie, selon la loi des enchaînements organiques, devient en quelque sorte pour Dieu l'occasion de jeter dans le monde l'une de ces personnes dont il a, de toute éternité, conçu l'idée ; et, dès l'instant où un corps humain est formé, il lui insuffle un « esprit de vie », une âme, qu'il appelle à l'existence en la désignant par son nom propre.
 

III

     De ces considérations il découle évidemment que l'âme n'est pas l'idée d'un corps : elle n'est pas du tout une idée. Sans doute, une idée divine demeure en elle, qui constitue sa personnalité, son approbation au rôle qu'elle doit jouer sur la scène de l'univers mais, en soi, elle est une puissance d'être et de vie que Dieu a actualisée en l'unissant à un corps organisé et vivant.

     Par suite, l'âme n'est pas unie à son corps comme une idée à son objet, mais bien plutôt comme une force à son instrument, étant entendu que, dans le cas présent, celle union n'est ni artificielle ni provisoire, mais organique et constitutive. Ce qu'il y a d'humain dans cette « symbiose », ce n'est proprement ni l'âme ni le corps pris séparément, mais seulement l'être qu'ils composent par leur rapprochement et leur liaison et dont ils font de la sorte une réalité, où s"actualise dans un espace et un temps déterminés l'idée divine de la personne. L'âme ne peut donc pas plus s'affranchir des liens du corps où elle prend chair, que le corps ne peut subsister sans l'esprit de vie qui l'anime. Et leur union est, en définitive, si étroite et si nécessaire que tout acte qui les disjoint fait violence à leur nature.

     Sans doute, il serait faux de dire que le corps appartient à la substance de l'âme et il ne serait pas moins faux de dire que l'âme appartient à la substance du corps. Le corps est une substance matérielle formée, selon les lois de sa nature, à l'aide d'éléments empruntés à une matière vivante et déjà organisée. L'âme est une substance spirituelle qui n'est pas formée, mais créée de toutes pièces, sans matière préexistante, par un acte libre et tout-puissant de la volonté de Dieu qui, par ce moyen, pose dans l'être existentiel une idée qu'il a conçue de toute éternité dans sa pensée infinie. Et cette idée, à son tour, nous le savons, est celle d'une personne humaine, c'est-à-dire d'un rôle à jouer par un être qui n'est encore qu'en puissance dans l'entendement divin et qui, pour être actualisé, devra faire l'objet d'une préférence qui suppose en Dieu un choix, une prédilection, donc un acte d'amour particulier (2)

     Mais, si l'âme et le corps conservent chacun leur propre substantialité, sans qu'aucun mélange soit possible de l'un à l'autre ; l'idée. divine qui a présidé, en vue de l'actualisation de la personne humaine, à leur union, exige que. cette union soit stable et, autant que possible, définitive. Voilà pourquoi l'âme s'attache à son corps d'un tel amour, que parfois elle ne se distingue qu'avec peine de lui. Cet amour est conforme à la nature des choses et il est voulu de Dieu. Nous savons que sans la faute d'Adam, l'union eût été indissoluble, le corps de l'homme suivant la destinée de l'âme dans son ascension vers le divin. Voilà pourquoi aussi la pensée de la mort est pour l'âme si douloureuse et lourde d'angoisse : la mort, en effet, est un événement qui brise, en séparant l'âme de son corps, un lien naturel et nécessaire à sa vie et à son progrès. Voilà pourquoi, enfin, l'âme séparée de son corps est impuissante désormais à se manifester dans le monde où elle agissait comme réalité vivante. et concrète : privée. de son partenaire, elle ne peut plus jouer son rôle, sur la scène de l'univers ; mais, parce que, substance spirituelle, elle n'est pas sujette à la dissolution, elle demeure, après la mort, en Dieu, où elle rejoint son archétype ; toutefois, elle ne peut plus progresser et son état est devenu définitif.

     Ajoutons que son bonheur, dans cet état de séparation, si élevé ou profond qu'il soit, n'est pas complet ; car l'amour de son corps est toujours vivace, en elle et, tant qu'elle n'aura pas retrouvé ce compagnon de lutte et d'épreuve, elle ne cessera d'éprouver le sentiment pénible que provoque la perte d'un être cher. N'est-ce point pour cela que le symbole des Apôtres, fidèle à la tradition juive, professe la croyance à la « résurrection de la chair » ? Certes, il ne saurait être question pour l'âme glorifiée de revivre une seconde fois sur la terre la vie physique qu'elle y a menée au cours de son incarnation. Le corps, dont tous les chrétiens attendent la résurrection, pour être identique en substance à celui qu'ils ont possédé ici-bas, sera un corps revêtu d'attributs nouveaux ou de dons qui en feront le digne acolyte de l'âme glorifiée, et lui-même un corps glorieux, revêtu de clarté, d'impassibilité, de subtilité et d'agilité : « Semé dans la corruption, le corps ressuscite incorruptible ; semé dans l'ignominie, il ressuscite glorieux semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force semé corps d'une âme, il ressuscite corps d'un esprit (1. Cor. XV, 42-44).
 
GABRIEL HUAN.
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(1) On l'a aussi appelée le « Moi ontologique » ou l'« Ego ».
(2) Notons ici qu'en Dieu la nature est ce qui subsisté en soi, et les Personnes ce qui se rapporte à cette nature par une appropriation qui est éternelle ; tandis que dans l'homme c'est la personne qui porte la marque de la subsistance et la nature qui se rapporte à cette subsistance par une appropriation qui a son commencement dans le temps.