LA SIGNIFICATION DE L'ART

I
LE PROBLÈME DE L'ART

     Si notre analyse du drame Wagnérien a montré que celui-ci n'est pour ainsi dire que la « mise en scène »de l'esthétique idéaliste exposée par l'auteur du Monde comme Volonté et Représentation, nous venons, d'autre part, à la suite de Nietzsche de découvrir dans l'activité de l'artiste la manifestation de besoins physiologiques qui, par l'ivresse, se transposent en couleurs, en images ou en sons (1).

     Nous voici donc en présence de deux conceptions qui se flattent, chacune suivant ses préoccupations particulières, de fixer à l'art ses origines, ses conditions et sa valeur. La thèse naturaliste ou évolutionniste cherche les sources de l'activité esthétique dans l' « instinct de jeu » qui pousse l'être vivant, affranchi du besoin, à dépenser son excédent d'énergie en actions artificielles ou simulées et à se procurer ainsi des satisfactions « idéales » et désintéressées, d'où dérive finalement le goût de la parure et des belles formes. Par suite, les conditions de l'activité esthétique doivent être purement physiologiques : ce sont les conditions mêmes auxquelles il faut attribuer la production de cet excédent d'énergie, de cette « surabondance de force » qui « déborde dans le monde des désirs et des images » ; et l'art doit être conçu comme une « fonction organique ». S'il est vrai, maintenant, que l'ivresse et la Volupté sont les manifestations essentielles », d'une force « surabondante », due à un « excès de vitalité », il faut voir en elles les plus puissants facteurs d' « idéalisation », et l'art n'aura pas d'autre but que de provoquer à son tour l'ivresse et la volupté. Aussi l'émotion esthétique ne devra-t-elle jamais éveiller que des sentiments de joie, de plénitude, de perfection : elle sera le « grand stimulant de la vie » et sa valeur se mesurera à son utilité biologique. L'art sera, en définitive, un « jeu » créateur de beauté et la beauté « une promesse de bonheur ».

     A cet art qui se propose d'enrichir et d'embellir la vie, la thèse idéaliste, qu'on peut appeler aussi pessimiste, oppose un art qui doit, au contraire, consoler de la vie et montrer le chemin de la rédemption. S'il est vrai que le Monde est, dans son essence, Volonté et que tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation et par conséquent d'une souffrance, l'homme qui réfléchira sur cette universelle condition du Réel sera nécessairement amené à chercher une voie qui l'élève au-dessus de ce monde et l'affranchisse, ne fût-ce que pour un instant, du devenir et de ses lois. Mais si, d'autre part, le sujet connaissant ne peut se soustraire au service de la volonté que dans la mesure où, par un acte de renoncement à soi-même, il fait abstraction de son individualité pour s'absorber dans la contemplation désintéressée de l'objet, de telle sorte que celui-ci lui apparaisse sous les formes générales de la représentation, en dehors des relations particulières de temps, d'espace et de causalité qui conditionnent l'existence phénoménale, c'est seulement par l'unité parfaite du sujet et de l'objet dans la pure contemplation que l'homme réussira à dépasser le devenir.

     Or cette unité ne peut être réalisée que dans l'intuition des Idées ; car les Idées constituent précisément « ce qui dans le monde subsiste indépendamment de toute relation ». C'est le propre du génie artistique de posséder une aptitude éminente et .exceptionnelle à l'intuition des Idées et de fixer dans des oeuvres de beauté les images qui en révèlent l'éternel contenu. L'art a donc pour origine « là connaissance des idées » et il n'a pas d'autre fin que « la communication de cette connaissance », Une pareille communication, telle qu'elle nous est offerte dans le spectacle de l'art tragique ou dans l'audition d'une oeuvre musicale, doit faire naître en nous un sentiment de quiétude et d'apaisement : en nous montrant les êtres et les choses sous un point de vue désintéressé, purement objectif, qui ne sollicite plus notre volonté, elle nous délivre momentanément de la douloureuse tyrannie du désir et nous ravit en un monde nouveau, où nous goûtons en paix la joie de la résignation. Ainsi l'art nous console de la vie et nous enseigne en même temps la nécessité du renoncement, qui est le chemin du salut.

     Le problème qui se pose ici, en face de deux théories de l'art aussi nettement opposées dans leurs tendances et dans leurs buts, ne saurait consister dans la recherche d'un compromis qui tenterait artificiellement de faire à chacune d'elles sa part ; il s'agit bien plutôt d'établir la synthèse, qui ne s'impose pas moins dans l'esthétique que dans les autres domaines de la philosophie, et de construire au-dessus du naturalisme et de l'idéalisme une doctrine nouvelle qui les absorbe tous deux dans une conception supérieure.
Une telle doctrine devra sans doute tenir compte des données fournies par l'une et l'autre des deux thèses que nous venons d'esquisser. Elle admettra que l'art tient de la nature du jeu par la conception et l'exécution des moyens qui lui servent d'expression et qui constituent les éléments formels de l'oeuvre esthétique ; mais elle ne refusera pas d'attribuer à cette oeuvre, considérée dans son essence infinie et profonde, une valeur qui touche à la nature même du réel et réponde, en partie, au besoin métaphysique de l'humanité.

     Elle distinguera par conséquent dans toute oeuvre d'art sa signification intérieure de sa signification extérieure ou formelle. Elle désignera par celle-ci l'ensemble des conditions techniques et morphologiques dont le choix s'offre à l'artiste pour la composition de son thème et qui ont pour objet d'en régler l'ordonnance en vue de l'impression esthétique : vaste domaine où la fantaisie peut s'exercer librement dans la recherche du détail pittoresque ou expressif. Mais elle montrera dans celle-là le sens, véritable de l'oeuvre, le principe immanent qui l'élève au-dessus du particulier, de l'individuel, dit contingent, pour lui conférer un caractère d'éternité et d'universalité, où la pensée intuitive découvre, sous les voiles de la beauté parfaite, l'enseignement des plus hautes vérités.

II
 

LE SYMBOLISME DANS L'ART

     Certes, une oeuvre d'art est avant tout une oeuvre d'imagination ; mais l'imagination chez l'artiste offre ce trait distinctif d'être créatrice de symboles et c'est précisément ce symbolisme qui donne à l'oeuvre d'art son sens profond et sa valeur propre. Sans doute, la création imaginative et sociale ; et l'on peut suivre son développement depuis les époques primitives où se sont formés les mythes populaires jusqu'aux temps modernes où triomphe la mécanique industrielle. Mais, si l'on doit admettre avec la psychologie contemporaine (2) que la fonction essentielle de l'imagination créatrice est de transformer toutes les perceptions en évocations sur la base d'analogies dont le choix est réglé par des facteurs d'ordre émotionnel, il faut reconnaître que cette faculté d'évocation ne trouve nulle part un terrain aussi propice à ses inventions que chez l'artiste.

     Ce n'est pas seulement parce que dans l'âme de l'artiste le rôle joué par le sentiment est prépondérant et dominateur ; c'est surtout parce que chez lui le sentiment est affranchi du besoin, du désir, de tout but égoïste et intéressé : il déborde le cadre de l'étroite individualité humaine pour se mettre en harmonie avec la Nature tout entière. L'âme de l'artiste vibre à l'unisson de tout ce qui vit, pense et souffre dans l'Univers et, ainsi, elle entre en relation immédiate avec l'essence intime et profonde des choses. Aussi les images concrètes qui constituent, les matériaux de l'imagination reproductive se transforment-elles dans le génie créateur de l'artiste, par une sorte de chimie mentale mystérieusement subtile, en des images symboliques, où s'expriment, non plus des sensations affaiblies et des souvenirs, mais des formes nouvelles et originales, représentatives ,de l'Idée et dont la signification acquiert de ce fait une portée universelle. Dans la création esthétique l'Idée se revêt d'images pour devenir symbole.

     Ce symbolisme des images, qui atteint dans l'art sa plus haute puissance, est déjà manifeste dans les mythes des civilisations primitives. Le mythe est le premier essai d'une forme de l'activité spirituelle qui, avec le développement de l'imagination créatrice, engendra les polythéismes et les philosophies. S'il nous apparaît à l'origine, confine un produit spécifiquement indigène, où l'âme populaire expose sans contrôle l'état de ses connaissances et la diversité de ses aspirations, il ne tarde pas à s'enrichir des résultats acquis par le progrès de la culture, et, grâce à une appropriation d'ordre esthétique qui est l'oeuvre de l'imagination créatrice, son réalisme spontané et naïf fait bientôt place à des représentations nouvelles et plus complexes qui tendent à substituer au simple mythe le pur symbole.

     Ce symbolisme, en se rationalisant, donnera naissance aux philosophies où il se revêtira, non plus d'images, mais de concepts, pour s'effacer finalement devant les exigences de l'intelligence abstraite ; mais il gardera dans les religions sa pleine valeur, confine s'il était l'équivalent de la réalité absolue. Aussi les religions restent-elles plus attachées que les philosophies aux formes de l'imagination créatrice. Alors que les philosophies réussiront, avec l'aide du mouvement scientifique, à se dégager de tout symbolisme pour ne plus parler que le langage de la raison pure, les religions continueront à y puiser la sève de leur vitalité. C'est dans ce symbolisme même que réside le principe de leur fécondité spirituelle ; et elles ont décliné, toutes les fois qu'elles ont essayé de s'en passer. Mais n'est-ce pas en même temps reconnaître qu'il y a dans l'essence de la religion un élément esthétique qui a sa source dans une création imaginative ? Et, s'il en est ainsi, ne sommes-nous pas, d'un autre côté, autorisés à chercher dans une inspiration religieuse la, condition première de toutes les grandes productions artistiques ?

     Tolstoï a pu dire sans exagération que la véritable destination de l'art est « de transporter une conception religieuse du domaine de la raison dans le domaine du sentiment, de conduire ainsi les hommes vers le bonheur, vers la vie, vers cette union et cette perfection que leur recommande leur conscience religieuse » (3). Guillaume Dubufe déclare pareillement que « jusqu'à présent et jusqu'à nouvel ordre pas une grandeur artistique n'a pu être isolée d'une idée divine » (4). William James estime à son tour que « la poésie et la musique n'ont d'intérêt et de valeur que si elles nous ouvrent les vagues perspectives d'une vie qui prolonge la nôtre, nous attire et se dérobe sans cesse ». « Cette sensibilité mystique, ajoute-t-il, est la condition nécessaire pour jouir de l'éternelle révélation de l'art ». (5) On peut poser en fait que l'art véritable, s'il ne se met pas lui-même au service d'un idéal religieux déjà établi, renferme dans son essence les éléments d'une religion nouvelle. C'est au mouvement de rénovation catholique inauguré par St François d'Assise qu'il faut rattacher la magnifique floraison de l'art italien à l'époque de la Renaissance. Par contre, le drame Wagnérien, du Vaisseau fantôme à Parsifal, enseigne une théorie de la théorie de la rédemption qui n'est pas moins bouddhiste que chrétienne et, enfin de compte, se suffit à elle-même en dehors de tout dogme et de toute confession religieuse. L'art nous apparaît ainsi dans son principe comme une représentation symbolique, issue d'une inspiration religieuse.

     Déjà Schopenhauer avait noté les multiples affinités qui rapprochent ces deux modes de l'activité humaine ; Richard WAGNER, à son tour, a traité le problème avec l'autorité que confère à son témoignage son labeur d'artiste (6). Selon lui, la religion ne fut pas autre chose, à l'origine, qu'une collection de Mythes par lesquels l'imagination populaire après avoir divinisé les forces redoutables et encore inexpliquées de la Nature, revêtit ces dieux nouveaux de formes humaines et leur inventa une histoire et des destinées. La genèse de la religion est due ainsi, en partie, à une faculté de création artistique que l'on retrouve à l'aurore de toutes les civilisations, alors que la pensée de l'homme ne conçoit rien que par images. Lorsque, dans la suite, le mythe, détaché de sa racine populaire et vivante, eût dégénéré en allégorie abstraite, vide de tout contenu psychologique et inaccessible au pur sentiment, le prêtre s'en empara pour l'imposer comme fondement de la croyance et l'ériger en dogme absolu : le mythe perdait à la fois, de ce fait, sa raison d'être et son sens profond.

     C'est à l'art qu'il devait être réservé, par la logique même des choses, de lui rendre son orientation primitive ; mais en transposant dans l'idéal l'expression originelle du mythe religieux, l'art convertit celui-ci en un symbole dont l'éternelle vérité vaut désormais pour tous les siècles et pour tous les hommes ; et, en même temps, cette idéalisation, alimentée au foyer même de l'imagination populaire, constitue pour l'art un élément nouveau d'invention puissante et féconde. Sous l'inspiration du symbolisme religieux, l'art acquiert une haute signification qui l'élève au-dessus des étroites limites du phénomène et lui ouvre l'accès à un monde supérieur, plus noble et plus pur, où la beauté esthétique reçoit finalement sa suprême consécration. Aussi WAGNER ne craint-il pas d'affirmer que la « faculté de créer l'idéal , qui caractérise l'essence de tout art véritable, a décliné chaque fois que l'artiste s'est éloigné de tout contact avec la religion ; et il conclut qu'un art qui n'est pas directement issu de ce symbolisme ne peut subsister qu'à la condition de valoir par lui-même comme un « acte religieux » et d'exprimer dans une forme immédiatement perceptible à l'intuition l'ardente aspiration de l'humanité à la rédemption libératrice : telle est précisément la musique, qui, dans un langage nouveau et profond, nous apporte plus parfaitement que tout autre oeuvre d'art, une révélation directe de l'essence intime de l'être.
 

III

L'OBJET, LE SENS ET LA VALEUR DE L'ART

     La doctrine dont nous venons d'esquisser le principe soulève à son tour des difficultés qu'elle doit s'appliquer à résoudre ; ces difficultés concernent l'objet, le sens et la valeur de l'art.
Il s'agit tout d'abord de démontrer que ce qui compte dans l'oeuvre d'art, ce n'est pas, à vrai dire, ce qu'elle exprime de son temps et de son milieu, mais bien plutôt ce qu'elle y ajoute de nouveau, d'imprévu, d'original, la somme de sensations et d'idées dont elle enrichit le trésor de l'humanité. Il ne saurait être question assurément de détacher l'oeuvre d'art des circonstances où elle a pris naissance et de l'ériger en « commencement absolu » ; néanmoins, ces circonstances déterminent simplement les conditions extérieures de sa genèse ; elles ne constituent pas, comme le veut Taine, sa « cause primitive ». N'est-ce pas, aussi bien, dans une « sensation originale » qu'il faut chercher, d'après Taine, le fait fondamental qui permette d'expliquer la « manière » d'un artiste ? Il ne paraît pas contestable que le génie d'un Léonard ou celui d'un Rembrandt ait introduit dans la peinture une conception du dessin, du coloris, du clair obscur, dont les seules contingences historiques sont insuffisantes à rendre compte. Le génie n'est pas un « fait en soi », qui puisse être donné en dehors de toute condition de milieu et de moment ; mais ce qui le caractérise, c'est précisément l'originalité féconde de ses inventions et cette originalité est elle-même la vivante expression de sa personnalité créatrice. La personnalité de l'artiste, conçue dans ses facultés d'invention et de, création, reste donc le facteur primordial d'où dérive toute oeuvre d'art véritable.

     Mais, si l'artiste s'élève ainsi par la puissance de son génie au-dessus de son époque et de son milieu, il ne saurait borner son ambition à n'être qu'un miroir fidèle et complaisant de cette époque et de ce milieu ; il devra, au contraire, tendre son effort à fixer au delà du temps et de l'espace l'aspect d'éternité que possèdent toutes choses au sein même du devenir. Considérer le réel sub specie, aeterni de manière à saisir en lui ce qui dépasse le phénomène, le transitoire, le particulier, le contingent, et à créer de la sorte des formes, des images, des symboles qui valent pour tous les siècles et pour tous les hommes, telle est la tâche grandiose qui s'offre à l'artiste : il doit demeurer le contemporain des générations qui se succèdent.
     Ce n'est pas à dire que l'artiste doive se poser en philosophe et traiter avec des sons ou des couleurs les problèmes que le métaphysicien traite avec des concepts et des raisonnements. On ne méconnaîtrait gravement la nature de l'art, si on lui imposait une pareille obligation. Par cela même qu'elle est parente du jeu, l'activité esthétique doit être affranchie de toute considération abstraite, de toute préoccupation intellectuelle ; elle ne doit pas avoir pour objet d'établir une thèse ou de fournir des arguments à l'appui d'une doctrine : sa principale raison d'être est de donner un spectacle de beauté. Une oeuvre d'art qui ne serait pas belle avant tout ne serait pas vraiment une oeuvre d'art.

     Toutefois il faut accorder à Schopenhauer que la contemplation esthétique est d'essence morale, puisqu'elle a pour effet de soustraire l'individu à la domination des sentiments égoïstes, d'épurer la passion, d'agir sur la volonté comme un calmant. Qui donc n'a éprouvé en face de certains chefs-d'œuvre de Raphaël ou de Michel-Ange ce complet repos de l'âme qui se sent pleinement satisfaite, parce qu'elle se trouve en présence de la perfection et n'a plus rien à désirer ? Il semble qu'ici l'histoire soit parvenue à un de ces moments où le devenir lui-même suspend son cours pour fixer en un symbole immortel l'idéal de vérité et de beauté que plusieurs générations d'artistes ont vainement poursuivi pendant des siècles. C'est à la perception de cet idéal sous les voiles du symbole esthétique qu'est due l'action morale exercée sur notre pensée et nos sentiments par les chefs-d'œuvre de l'art.

     Or cette action morale serait incomplète et éphémère si, en même temps qu'elle nous arrache aux misères et aux laideurs de la vie quotidienne, elle n'avait pour résultat de nous introduire en un monde nouveau où s'ouvre pour nous une porte sur le réel en soi, comme si dans l'oeuvre d'art nous possédions maintenant une révélation de l'essence infinie des choses. L'idéal, quel que soit le domaine où il pose ses exigences, n'a pas de sens s'il représente autre chose que l'achèvement, la plénitude, la parfaite réalisation de toutes les possibilités qui sont contenues dans la définition de l'être : par lui s'exprime l'aspiration même de l'être à l'accomplissement total de sa destinée. L'idéal esthétique est soumis à cette règle : l'artiste de génie ne doit pas seulement nous faire sentir la beauté des êtres et des choses ; il doit aussi, par le moyen de cette beauté, nous donner l'intuition de leur nature éternelle et immuable.

     Nous pouvons, dès lors, définir exactement ce qu'il faut entendre par le symbolisme dans l'art. Nietzsche a noté avec profondeur que, si l'art ne nous montre que l'apparence, c'est-à-dire des images, il élève cette apparence à la hauteur d'un symbole (7) .
L'image esthétique offre cette particularité de n'être jamais, comme les images du rêve ou de l'ivresse, la simple copie, l'imitation ou l'évocation d'un modèle donné ; la beauté dont elle rayonne lui confère une signification qui dépasse le niveau de toute réalité phénoménale : par cela même qu'elle est toute illuminée de la splendeur de l'idéal, on peut dire qu'elle n'est pas de ce monde.
     C'est que la magie de la beauté a pour effet de rendre saisissable à l'intuition une Idée.dont le contenu possède une valeur universelle et qui demeure vraie pour tous les temps : c'est une propriété de l'essence intime de l'être, une face de l'Absolu qui nous apparaît par cette voie. Les personnages que Raphaël et le Corrège ont représentés dans leur tableaux de piété n'excitent pas par eux-mêmes notre intérêt ; ils ne sont là que pour concourir à une impression générale à laquelle l'ornementation et le paysage ont aussi leur part ; mais la beauté de leur physionomie, de leur attitude, de leurs gestes suffit à leur imprimer une signification nouvelle, « intérieure », qui donne précisément à l'oeuvre d'art son caractère symbolique. La foi mystique n'a peut-être pas eu de plus profonds interprètes que les grands peintres de la Renaissance italienne ; et les signes par lesquels ils ont présenté cette foi à nos sens et à notre pensée nous semblent vraiment un pur reflet de l'idéal religieux, comme si, cet idéal avait trouvé dans la séduction de l'art le moyen de se manifester plus parfaitement à nous. Par la puissance de la beauté esthétique, l'apparence revêt ainsi la forme d'un symbole où nous puisons l'enseignement des plus hautes vérités.

     Nous avons déjà fait ressortir la leçon pénétrante qui se dégage du Tristan de Richard WAGNER .l'aventure qui se joue sur la scène entre les deux héros du drame se transforme, par l'incomparable magie des sons, en une représentation de la vie humaine où s'agite et se résout le problème de notre propre destinée. C'est en effet la valeur même de la vie que Tristan met en cause dans le long dialogue avec Isolde où il oppose le jour et la nuit ; et la solution que donne cette question la mort des deux amants rappelle la conclusion du 4ème Livre du Monde comme Volonté et Représentation : l'anéantissement ici-bas de ce qui est voué à la destruction n'est que le prélude d'une vie nouvelle, plus profonde et plus riche, où toutes les âmes seront unies par les liens d'un éternel et identique amour.

     La peinture fournit aussi des exemples qui ne sont pas moins probants que ceux de là musique. Citons seulement l'admirable Madone de Saint Sixte par laquelle Raphaël nous présente une si haute conception de la rédemption chrétienne : la vierge, portant dans ses bras l'enfant divin, s'avance dans un rayonnement de gloire vers l'humanité suppliante pour lui offrir, d'un geste où le sublime touche au surnaturel, la victime propitiatoire qui rendra la santé aux infirmes et la vue aux aveugles ; mais ses yeux restent obstinément fixés sur l'horizon, comme si la cruelle vision du Calvaire se déroulait miraculeusement à son regard, et les angoisses de son coeur maternel empreignent son visage d'une gravité douloureuse et résolue qui nous révèle une âme digne de son sacrifice. Ainsi le don total de soi-même dans une absolue soumission à la volonté de Dieu est la condition du salut : nous ne pouvons prétendre à la vie éternelle que si, par un acte de renoncement, nous faisons en ce monde l'abandon de notre moi humain et périssable (8).

     La peinture et la musique sont des arts privilégiés en ce sens que, excellant à exprimer dans leurs plus subtiles nuances les émotions les plus diverses, elles réussissent à actualiser sous une forme sensible à l'oeil ou à l'oreille des états d'âme qui sans elles demeureraient inconscients ou subconscients, parce qu'ils échappent à l'analyse de l'intelligence pure. Aussi ces deux arts nous permettent-ils de pénétrer dans la connaissance de notre être intime et profond plus avant qu'aucune philosophie n'est capable d'y atteindre. Mais en nous faisant descendre au fond de nous-même, ce n'est pas seulement notre moi propre que ces deux arts nous apprennent à mieux connaître ; c'est aussi la relation avec le milieu dans lequel nous vivons et dont l'écho retentit dans notre âme à notre insu, et plus profondément encore, les liens qui nous unissent à l'univers tout entier, s'il est vrai que rien n'est isolé dans la Nature et que « tout est dans tout » ; de sorte qu'en définitive c'est l'essence même de l'être sous son aspect d'éternité qui se manifeste à nous dans les symboles de la musique et de la peinture.

     Schopenhauer a reconnu dans la musique, une espèce de métaphysique, moins abstraite que celle qui est fondée sur des concepts et par cela même plus adéquate au réel. On pourrait également instituer une métaphysique de la peinture : cet art n'a-t-il pas constitué à l'époque de la Renaissance italienne, où la musique restait au second plan, un enseignement d'ordre religieux qui complétait et parfois suppléait celui de l'Église ?

     Si l'artiste ne doit pas, comme nous l'avons reconnu, se poser en philosophe et appliquer son génie à l'étude des problèmes qui sont réservés au pur entendement, les considérations que nous venons de développer nous autorisent cependant à conclure que la leçon de l'art ne peut manquer de porter ses fruits dans le domaine de la pensée. L'activité de l'artiste ne saurait se borner à n'être que l'exercice d'un jeu agréable et sans portée. Le symbolisme qui confère à l'oeuvre d'art véritable son caractère esthétique lui imprime en même temps et nécessairement une signification qui dépasse les limites de la simple expérience

     En ce sens, l'art est à sa manière une philosophie, qui procède, non par concepts, mais par intuitions et qui s'adresse, non plus à la raison, mais au sentiment. Et c'est pourquoi précisément la leçon qui s'en dégage est à la fois si pénétrante et universelle : elle touche notre coeur et parle à tous les hommes. L'artiste ne nous enseigne pas d'autres vérités que le philosophe ; mais il nous les enseigne autrement. Ou pour mieux dire, il ne se propose pas de nous instruire, mais la beauté de son oeuvre est assez éloquente en soi pour que, à la contempler, notre pensée découvre des horizons infinis où l'essence de l'être se communique directement à nous dans le symbole esthétique.

GABRIEL HUAN.

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(1) Voir Nietzsche et le Dionysisrne de la Volonté de Puissance, Psyché, numéro 480.
(2) Cf. notamment RIBOT (Th.). Essai sur l'imagination créatrice, 5ème éd. 1914.
(3) Qu'est-ce que l'art ? trad. franç. p. 63 et sqq. et 196 et sqq.
(4) La Valeur de l'art, p. 22 cf. aussi p. 82.
(5) L'expérience religieuse, trad. franç. P. 326.
(6) Religion und Kunst (ges. Schr., X).
(7) Werke, IX, p. 92
(8) C'est sur cette oeuvre de Raphaël le commentaire de WAGNER dans Religion und Kunst (ges. Werke, X, p. 217-218). Schopenhauer voit dans la Sainte Cécile du Musée de Bologne un symbole de la parfaite quiétude, de la sérénité dont jouit une âme plongée dans la pure « contemplation esthétique » (Monde comme Volonté et Représentation, trad. franç. p. 279).