LA SUBSTANCE HUMAINE

« Tout ce qui est eu vous !
l'esprit, l'âme et le corps. »
(l Thess. V, 23)

I

     Tout ce qui est est en soi ou en autre chose. Ce qui est en soi, nous l'appelons substance ; ce qui est en autre chose, mode, accident, phénomène. Telle qu'elle est en soi, la substance n'est définissable que par les attributs qui constituent son essence et déterminent si manière propre d'être et d'agir. C'est donc seulement par son essence qu'on peut qualifier la nature d'une substance ; les modalités sous lesquelles la substance nous apparaît dans l'espace et dans le temps n'expriment que les relations de sa nature essentielle avec les circonstances du milieu où elle est placée et avec les événements qui conditionnent les formes particulières de son existence dans la durée. Tout être substantiel a ainsi une essence par laquelle il est ce qu'il est en soi et des modalités d'existence selon lesquelles son essence agit et se manifeste sur le plan de son comportement. La distinction de la substance et du phénomène équivaut, de la sorte, à celle de l'essence et de l'existence, de l'être et de sa manifestation.

     Parce qu'il est distinct en soi de sa manifestation, l'être substantiel n'est pas lié dans son essence à la diversité des formes qu'il revêt au cours de cette manifestation ; ce ne sont pour lui que des « accidents » qui marquent son passage dans l'existence. Aussi, ne cesse-t-il de demeurer identique et toujours semblable à lui-même à travers la multiplicité des phénomènes par lesquels se traduisent les actions et réactions qui naissent de son insertion dans la chaîne du devenir. Les modes sous lesquels il apparaît évoluent et se transforment selon la variété et le succession de ses conditions d'existence, mais la simplicité et la permanence de son essence n'en sont nullement affectées.

     Il s'ensuit que l'être substantiel est en soi, métaphysiquement séparable de ses « accidents ». Parce qu'il n'est pas lié, dans son essence, à l'ordre particulier des existences dans lequel il est introduit et qui ne représente qu'un état déterminé du devenir en relation avec un montent précis de la durée, l'être substantiel peut aussi bien, si les circonstances de sa manifestation viennent à être changées, revêtir des modalités différentes et prendre une figure, un aspect que nous ne lui connaissions pas auparavant.

     C'est ainsi qu'une même substance matérielle peut se présenter successivement sous les trois états gazeux, liquide et solide sans cesser de demeurer essentiellement la même substance.

     Mais, de ce que l'être substantiel est distinct en soi et séparable des états divers et multiples sous lesquels son essence est manifestée dans les processus de l'universel devenir, il s'ensuit que nous n'avons pas le droit de déduire, par un procédé purement logique, de la nature. de la substance la forme nécessaire de sa manifestation, ni davantage celui de nous référer aux modalités de sa manifestation pour déterminer à priori la nature de la substance. Parce que l'être substantiel n'est pas contenu tout. entier et comme épuisé dans sa manifestation, que celle-ci ne représente en fait qu'un aspect relatif et conditionné de ses formes d'existence, il ne nous est pas permis d'établir entre la nature de la substance et ce qui nous apparaît d'elle dans la manifestation, un rapport métaphysique qui nous autorise à conclure du phénomène à la substance ou de la substance au phénomène.

     C'est précisément parce que la science ne procède jamais que suivant la voie expérimentale qu'elle ne peut en aucun cas s'élever à des vérités absolues, qui ne sont accessibles que par la voie métaphysique ; elle est impuissante à se hausser au dessus des plans du relatif et du conditionné ; elle est la connaissance de ce qui devient, non de ce qui est. Mais, s'il en est ainsi, n'avons-nous pas creusé entre la science et la métaphysique un abîme qui exclut sans doute le savant du domaine de la substance pour le cantonner dans celui des phénomènes, qui seuls tombent dans le champ de son observation et de son expérience, mais aussi interdit au métaphysicien de sortir de sa tour d'ivoire et de jeter le pont qui mènerait de l'intelligible au sensible, de ce qui demeure à ce qui passe, de la chose en soi au phénomène ??

     Le problème serait insoluble s'il n'y avait dans le monde que des objets ; mais il y a aussi des sujets, c'est-à-dire non seulement des choses qui sont en soi, mais des êtres qui sont pour soi, doués de conscience et capables de réflexion sur soi. Le sujet conscient qui peut dire : « je pense, donc je suis » a effectué le passage de la pensée à l'être et relié la substance à sa manifestation. Entre le savant et le métaphysicien, le psychologue qui scrute les profondeurs de l'âme humaine remonte par les voies de l'introspection jusqu'au principe même de la manifestation. En nous-même en effet, nous saisissons le réel tel qu'il est en soi, par une sorte d'appréhension directe et immédiate.

     Et la question qui dès lors se pose est de savoir quelle est la nature de ce qui est ainsi directement saisi en nous,

II

     L'être pensant a, avant tout et d'une façon permanente, intime, profonde, irréfragable, le sentiment de sa personnalité ; il sent, il sait qu'il est un moi, un « ego », qui a son existence propre, sa vie propre, son destin propre, qui possède une autonomie en vertu de laquelle il est « un tel », celui-ci et non celui-là. Et cette personnalité qui le distingue de tous les autres êtres et où il découvre la source première et le fondement de tout ce qu'il y a en lui d'original et de durable, il ne la confond ni avec son corps, ni même avec son âme ! il dit « mon âme », comme il dit « mon corps ». Si son âme lui est plus proche et plus précieuse que son corps, l'une et l'autre ne sont toutefois pour lui que des instruments dont il a la jouissance et la disposition pour agir et se manifester dans un monde qui lui est extrinsèque et avec lequel précisément il ne peut entrer en relation que par leur moyen. Il semble, en un mot, que son essence, dans sa nature foncière, soit constituée, au delà du corps et de l'âme même, par une réalité d'un ordre supérieur, qui appartient à un autre plan que celui de la manifestation et qui plonge ses racines dans l'absolu lui-même. Cette réalité, St-Paul nous l'apprend, c'est l'Esprit : la substance humaine est une substance spirituelle, car seuls les esprits peuvent être des personnes.

     Il ne faut pas confondre ici personnalité et individualité. L'individualité d'un être est ce qui marque ses limitations de créature dans l'ordre des existences, ses localisations phénoménales, son devenir temporel. La personnalité, par contre, est ce qui confère à l'être sa physionomie essentielle et sa valeur d'éternité ; c'est elle qui dessine le rôle particulier qu'il aura à jouer dans l'économie du plan providentiel où il est appelé à faire, à la place qui lui est fixée, l'apprentissage de la vie surnaturelle en vue du salut de son âme. Dieu, parce qu'il est l'Incréé, ne peut pas être un individu, mais seulement une Personne ; l'animal, parce qu'il n'a pas de mission surnaturelle à remplir dans le monde, peut bien être un individu, mais non une personne. Seul, parmi les êtres qui appartiennent à notre univers, l'homme peut être à la fois un individu, parce qu'il est une créature, et une personne, parce qu'il est une créature spirituelle, née pour l'éternité.

     N'est-il pas remarquable qu'à l'origine des temps, selon le récit de la Genèse, Dieu ait créé, non pas l'espèce humaine, mais une âme humaine par l'insufflation de son esprit dans le corps adamique fait de la poussière de la terre, alors qu'il créa tous les animaux selon leur espèce, de manière que chaque espèce portât en elle-même sa propre semence de vie ? Les animaux sont des âmes de vie dans le cadre de leur espèce, mais le premier homme a reçu de Dieu un esprit de vie qui ne fut donné qu'à lui. Aussi, tandis que les âmes animales, créées pour ainsi dire en série, appartiennent à l'espèce autant qu'à l'individu vivant, chaque âme humaine est une sorte d'absolu qui ne peut venir à l'existence que par une intervention spéciale et toute puissante de la Divinité qui pose son acte créateur dans la durée.

     Chaque âme humaine possède de la sorte un privilège qu'elle ne partage avec aucune âme animale, celui d'avoir sa naissance propre qui fait qu'elle ne tient que du Créateur lui-même toute son essence ; et, parce que la création qui lui donne naissance est désignée par l'Écriture comme une « insufflation » et que, d'autre part, le souffle divin est l'esprit même de Dieu, pneuma, il s'ensuit que l'âme humaine est, de par son origine, une essence spirituelle. Mais, si son essence est spirituelle, ses opérations sont liées à la vie organique du corps qu'elle a pour fonction d'animer. L'âme humaine a donc à la fois quelque chose de l'esprit et quelque chose du corps ; elle est esprit, mais esprit de vie ; elle est, au total, la forme que prend, en pénétrant dans le corps humain, le souffle divin de l'Esprit.

III

     Mais, si l'âme humaine a ainsi deux visages, l'un tourné vers l'Esprit, l'autre tourné vers le corps, n'est-il pas possible de dissocier ces deux aspects de sa constitution, séparer en elle l'essence et les puissances, l'essence qui est esprit et les puissances qui composent son dynamisme vital ? Cette dissociation est précisément le but qu'ont poursuivi tous les mystiques, le terme même de la vie surnaturelle ici-bas. Réduire l'âme à son essence nue en plongeant ses puissances dans un sommeil qui la met en. état de pure passivité ; c'est là le moyen prochain de notre union avec le Dieu qui est esprit. Ce qui vit ne vit que par ses opérations. Si ses puissances sont mises en sommeil, l'âme, qui est esprit de vie, cesse de vivre par ses opérations, de sorte que, désormais, ce n'est plus elle qui vit, mais l'Esprit de Dieu qui vit en elle ; elle ne connaît plus rien que dans la lumière de Dieu, elle ne veut plus rien que ce qui est voulu par Dieu ; à vrai dire, c'est Dieu seul qui, maintenant, connaît et veut en elle et l'amour même dont elle aime Dieu, c'est l'amour par lequel Dieu s'aime lui-même dans l'âme qui, séparée de ses puissances et devenue toute passivité, est tout entière unie à Dieu et possédée par Lui.

     « Si l'homme, dit très bien TAULER, doit recevoir la forme supérieure de l'essence transcendante, il faut nécessairement que s'en aillent toutes les formes qu'on a jamais reçues dans toutes les facultés : connaissance, science, sentiment de la personnalité... Il ne reste plus alors dans cet évanouissement total qu'un fond qui se soutient essentiellement par soi-même, une essence, une vie, une transcendance. Dans cet état on peut bien dire qu'on y devient sans connaissance, sans amour, sans activité et sans esprit. Cela ne se fait pas en vertu d'une propriété naturelle, mais en conséquence de la surinformation que l'Esprit de Dieu a donnée à l'esprit créé, par un acte de bonté toute gratuite, répondant cependant aussi à l'insondable dépouillement et à l'abandon de l'esprit créé. De ces hommes on peut bien dire que Dieu se connaît, s'aime et jouit de lui-même en eux ». (Sermon sur saint Mathieu).

IV

     C'est ici le mystère de l'abîme divin, où l'homme spirituel, remontant à son origine, retrouve au delà de tous les mondes de manifestation « l'état d'incréé dans lequel il était de toute éternité avant d'être créé » ; le mystère du Principe dans lequel, écrit saint Jean, « erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum » (Saint Jean, 1, 1). Écoutons Tauler : « C'est un abîme insondable, reposant en lui-même, sans fond on dirait des eaux qui bouillonnent et s'agitent tantôt elles s'engouffrent dans un abîme et il semble qu'il n'y ait absolument plus d'eau ; un instant après, elles surgissent de nouveau en tumulte comme si elles allaient tout engloutir. On s'engouffre dans un abîme et dans cet abîme est l'habitation propre de Dieu, beaucoup plus que dans le Ciel et dans toute créature. Celui qui pourrait y parvenir trouverait vraiment Dieu et se trouverait en Dieu simplement, car Dieu ne quitte jamais ce fond. Dieu lui serait présent et c'est ici qu'on prend conscience de l'éternité et qu'on la sent ; et il n'y a là ni passé ni futur. Dans ce fond aucune lumière créée ne peut pénétrer ni briller, car c'est exclusivement l'habitation et la place de Dieu... Non, non, de toutes les spéculations que l'homme a trouvées au sujet de la Sainte Trinité et dont certains sont si; occupés, aucune ne peut entrer ici. Non, non, car ceci est si intérieur et si distant, si distant, puisqu'il n'y a ni espace ni temps . C'est simple et sans distinction ; et celui à qui il arrive d'entrer vraiment ici a l'impression d'y avoir été éternellement et de n'être qu'un avec Dieu, bien que cette impression ne dure que de courts instants, mais ces rapides coups d'oeil se sentent et apparaissent comme une éternité ; et cela projette une clarté au dehors et nous est un témoignage que l'homme, avant d'être né, était de toute éternité en Dieu. Et lorsqu'il était en Dieu, l'homme était Dieu en Dieu. Saint Jean écrit : « tout ce qui a été fait était vie en Lui. Ce que l'homme est maintenant dans son être créé, il l'a été éternellement dans son état d'incréé en Dieu, où il était avec Lui un être subsistant en soi». ( 2° Sermon pour la Nativité de Saint Jean-Baptiste)

     L'homme spirituel qui, descendu dans les profondeurs de l'abîme divin par la voie du parfait abandon et d'un total anéantissement de soi-même, y a retrouvé l'état de pureté absolue qui était le sien lorsqu'il sortit de son origine pour passer à l'état de créature, est rentré en Dieu ; et, parce que « en Dieu toutes les choses dans lesquelles se trouve ce fond sont Dieu », l'homme spirituel, ainsi réintégré dans son principe, ne peut manquer « de se reconnaître Dieu en Dieu » ( Tauler, 4° Sermon pour l'exaltation de la Croix ). Sans doute, il s'y reconnaît aussi « comme étant en lui-même créature et créé » ; mais le sentiment qu'il a alors de ne faire en Dieu qu'un être avec Lui, dans une union si intime qu'elle abolit tout multiplicité et toute distinction, ne serait-il pas une touche par laquelle Dieu lui découvre son moi supérieur et incréé, ce moi qui est l'idée que Dieu a de chacun de nous de toute éternité dans la pensée de son Verbe et qu'il il n'a fait passer par un acte de sa toute puissance à l'état de créé qu'afin de l'investir d'une mission surnaturelle dont l'accomplissement fidèle lui vaudra de recevoir à la fin des temps le nom caché que nul ne connaît que celui qui en a été jugé digne et qui n'est autre que le nom même de notre personnalité propre ?

     Ainsi l'âme humaine, qui. est née dans le temps pour servir à la manifestation de l'être idéal que nous possédons éternellement en Dieu, ne peut pas perdre son état de créature, même lorsqu'elle rejoint en Dieu son archétype. Mais, si au terme de son existence temporelle elle a bien rempli son rôle selon les desseins de la Providence, elle est assurée d'être revêtue dans la gloire éternelle de cet être idéal qui n'a pas cessé, même au cours de sa vie terrestre, de constituer le fond dernier de son essence. Alors, il n'y a plus d'écart entre l'être incréé que nous sommes éternellement en Dieu et l'être créé que nous avons été dans le monde de manifestation où notre personne a joué son rôle ; et, désormais unifiée dans la simplicité de la substance divine, notre substance humaine est elle-même, en un certain sens, divinisée : elle ne veut plus rien être que ce que Dieu veut qu'elle soit, c'est-à-dire Lui-même, qui est Tout en tous. Et c'est cela qu'on appelle le salut.

Gabriel HUAN