« N'aimez pas le monde, niIl y a trois choses qui sont dans le monde, dit Saint Jean en sa Première Épître (II, 16) : la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie. En nous, dans notre propre corps, nous portons la concupiscence de la chair ; autour de nous, dans le monde qui s'offre à nos regards, s'étalent les objets qui excitent la concupiscence des yeux ; dans notre âme enfin, lorsque Satan, comme un lion rugissant, rôde en quête de sa proie, germe et grandit, pour nous égarer, l'orgueil de la vie. Ainsi nous avons trois ennemis : notre chair, que le péché originel a corrompue ; le monde extérieur, où domine la Puissance des ténèbres, et le Démon, qui monte à l'assaut de notre âme pour en capturer les facultés et les soumettre à sa loi de mensonge et d'erreur. Et, parce que nous avons trois ennemis, nous sommes exposés à trois espèces de tentations : ce sont celles-là mêmes auxquelles succomba le premier Homme, mais que Jésus repoussa victorieusement, lorsque l'Insidieux s'approcha de lui dans le désert de la quarantaine. Mais, tandis qu'Adam, séduit et vaincu par le Tentateur tendit la main vers le fruit convoité, afin d'en savourer la douceur fallacieuse, désobéissant au commandement qu'il avait reçu, dans l'espoir que sa témérité lui assurerait, avec une vie éternelle, l'égalité avec Yahvé : « vous serez comme des dieux », Jésus repoussa violemment le Malin en lui jetant à la face les paroles mêmes de la Sainte Écriture : « Il est écrit : l'homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Il est écrit : tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. Il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne rendras de culte qu'à lui seul. » C'est parce que le premier Homme s'est laissé fasciner par les mirages de ce monde que Satan put incliner son coeur et sa pensée vers les choses d'en bas ; c'est parce que Jésus, élevant vers le Très-Haut son âme sainte, transposa sur le plan surnaturel le terrain de la lutte engagée par le Démon, qu'il triompha de son adversaire et le mit en déroute. Il n'est pas douteux, en effet, que si l'Antéchrist doit entraîner les foules par l'ascendant de sa puissance et le rayonnement de sa souveraineté sur toute la terre, il séduira les élites intellectuelles par la subtilité et la profondeur de sa science dans tous les domaines de la connaissance humaine. Il sera grand, aux yeux de ses contemporains, par la force et par l'intelligence (1). Contre Celui qui se présentera ainsi comme le Maître de la terre, le Chrétien se gardera bien, pour se défendre, de faire appel aux ressources et aux appuis de ce monde : il serait le plus faible. Les armes dont il a besoin et avec lesquelles il est assuré de vaincre, c'est dans sa propre vie spirituelle qu'il les trouvera, dans la ferveur tout intime de son âme sanctifiée par le Christ qui demeure en lui, dans la plénitude des grâces que lui vaut le mérite de ses oeuvres de piété et de charité, dans l'amour de Dieu et du prochain qui anime toutes ses intentions et inspire tous ses actes. « Prenez toutes les armes de Dieu, dit Saint Paul, afin que vous puissiez résister dans le mauvais jour et qu'ayant tout surmonté vous demeuriez fermes, ayant la vérité pour ceinture de vos reins et étant revêtus de la cuirasse de la justice ; ayant pour chaussures les bonnes dispositions que donne l'Évangile de paix ; prenant par dessus tout le bouclier de la foi par le moyen duquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Malin ; prenant aussi le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui est la parole de Dieu. » (Ephes, VI, 13-17). La conduite que le chrétien doit tenir dans le combat spirituel est dès lors tout indiquée : préparé par l'humilité, la pénitence et la prière aux luttes suprêmes, c'est dans la Foi, dans l'Espérance et dans la Charité qu'il marchera à la victoire. Si la charité est l'antidote le plus efficace contre les poisons de la chair, l'espérance, en tant que vertu théologale, est le rempart le plus solide contre les assauts du monde qui vient à tout instant battre l'âme du flot sans cesse renouvelé de ses tentations et de ses promesses mensongères. Cette vertu, dit encore Saint Jean de la Croix, « lorsqu'elle est vive en Dieu, donne à l'âme une telle vigueur, un tel essor vers les choses de la vie éternelle que l'univers lui paraît ce qu'il est en réalité, sec, vide, mort et de nulle valeur en comparaison des biens qu'elle espère. » (3). Enfin, selon le grand mystique espagnol, « quand l'âme marche revêtue de foi, le démon est incapable de la voir et de l'attaquer ; car avec la foi, l'âme marche en pleine sécurité. » (4). C'est qu'en effet « Dieu est lumière et il n'est point en lui de ténèbres ». (1ère de Jean, 1. 5.) ; or, il n'y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres ; aussi, lorsque la lumière est venue en ce monde, les ténèbres ne l'ont pas reçue. Celui donc qui s'avance par la foi dans la lumière de Dieu ne craint point de s'égarer dans sa route et toutes les tentatives des ténèbres pour le détourner de sa voie seront vaines. Si parfois le démon peut réussir à le blesser douloureusement, la grâce du Seigneur est assez puissante pour le relever, le guérir et le conduire au but. N'est-ce point, en définitive, dans la pratique spirituelle des conseils évangéliques, tels qu'ils sont résumés dans les trois voeux de chasteté, de pauvreté, et d'obéissance que réside le fondement inébranlable de toute notre résistance aux attaques des forces infernales ? Certes, il ne s'agit point ici d'inviter tous les chrétiens à se cloîtrer dans les monastères mais il est hors de doute que tout chrétien, pour être vraiment chrétien, doit posséder l'esprit des conseils évangéliques, alors même que sa condition sociale ne lui permet pas de les observer selon la lettre. Toute la vie intérieure et proprement spirituelle exige, en effet, la pureté du coeur, le détachement de tous les biens temporels et l'abandon total à la Providence de Dieu. Or « la pureté du coeur, qui libère l'intelligence et la volonté de l'empreinte des choses créées, est comme une chasteté spirituelle. Le détachement, qui nous fait user des choses et de nous-mêmes « comme n'en usant pas », sans prétendre rien retenir pour nous, est comme une pauvreté spirituelle. L'abandon à la Providence, qui nous fait jeter en Dieu toute notre sollicitude et qui nous livre à son bon plaisir, est comme une obéissance spirituelle, laquelle pénètre jusqu'au fond le plus intime de l'âme et, tout en nous rendant libres à l'égard de tout le créé, nous fait dépendre en tout de la conduite du Saint-Esprit » (5). Mais n'avons-nous pas déjà montré que la Charité, parce qu'elle nous libère des désirs de la chair, est conseillère de chasteté ? que l'Espérance, parce qu'elle détourne nos aspirations des biens de ce monde vers la possession des biens éternels, est la meilleure éducatrice en pauvreté ? Que la Foi, enfin, parce qu'elle assujettit la raison humaine aux exigences de la révélation divine, tient notre pensée en une sainte obéissance qui nous garde de toutes les erreurs et de tous les mensonges où le Démon.voudrait nous égarer ? Ainsi, par la chasteté dans la Charité, par la pauvreté dans l'Espérance, par l'obéissance dans la Foi, le chrétien s'élève à un plan surnaturel de vie intérieure et spirituelle, où, dominant toutes les séductions de la chair, du monde et de Satan, il échappe à l'attrait des choses d'en bas, et, comme emporté vers le Ciel par le désir des choses éternelles, monte dans la lumière de Dieu, où nul ennemi ne saurait désormais l'atteindre. « Vous aurez des tribulations dans le monde, mais prenez confiance : j'ai vaincu le monde. » (Jean,, XVI, 33).
Gabriel HUAN.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- (1) ch. DENSON, Le Maître de la terre ; et SOLOVIEV, Courte relation sur l'Antéchrist, dans : Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion. (2) La nuit obscure, Liv. II, chap. XXI. (3) La nuit obscure, Liv. II, chap. XXI. (4) La nuit obscure, Liv. II, chap. XXI. (5) De la vie d'oraison, par un anonyme, Paris, 1924 (P. 51-52). |