LES VOIES INTERIEURES

     « Les Cieux, s'écriait le Psalmiste, les Cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l'oeuvre de ses mains ». (Psaume 18). A ce chant d'enthousiasme St-Paul, qui avait approfondi le mystère du péché originel, met justement une sourdine. « La création, dit-il, attend avec un ardent désir la manifestation des enfants de Dieu. La création, en effet, a été assujettie à la vanité non de son gré, mais par la volonté de celui qui l'y a soumise avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu'à ce jour, la Création tout entière gémit et souffre des douleurs de l'enfantement ». (Rom. VIII, 19-22).


I

     La Nature, parce qu'elle est soumise, elle aussi, à la corruption du péché par la faute du premier homme et qu'elle attend, comme toute l'humanité, sa propre délivrance, ne saurait être un guide auquel nous puissions nous confier en toute sûreté pour nous diriger sur les chemins qui montent vers Dieu. Sans doute, le spectacle de l'Univers suffit à établir démonstrativement l'existence d'un Être Suprême, mais jamais la considération du créé ne pourra nous ouvrir sur le Créateur des vues qui soient certaines et adéquates, pour le simple motif qu'il y a entre le Créateur et la créature la distance qui sépare l'Être qui est de l'être qui n'est pas et devient, l'Être en qui l'essence et l'existence sont identiques de l'être en qui l'essence n'implique pas l'existence.

     Ajoutons que l'Être Suprême, ainsi déduit par la logique du raisonnement humain, n'est qu'un Dieu abstrait et métaphysique, le Dieu des philosophes, qui ne vit pas dans l'âme de ses fidèles et dont la Providence n'exige pas cette oeuvre d'amour qu'est l'Incarnation du Verbe pour le rachat de l'humanité coupable. Le Dieu vivant de la Révélation, le Dieu trinitaire a un tout autre aspect que l'Absolu des métaphysiciens. Mais en dehors de la Révélation, il ne se manifeste à l'esprit du croyant que par les voies surnaturelles de la grâce, dans une expérience toute intérieure où le Père céleste découvre à ses enfants d'adoption les lumières de sa sagesse infinie et les trésors de sa bonté miséricordieuse.

     Disons donc que le spectacle des choses de ce monde, s'il nous permet de fixer quelques-uns des attributs de Dieu, est insuffisant à lui seul à nous procurer de Celui qui demeure au delà de tous les mondes, une notion qui soit adéquate à sa pure essence. Déjà Pascal avait marqué, avec son habituelle profondeur, l'abîme qui sépare les uns des autres chacun des ordres dont se compose le Réel : « de tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et de tous les esprits On n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité: cela est impossible et d'un autre ordre, surnaturel » (1). C'est qu'en effet, le Cosmos est constitué, dans sa totalité, par un ensemble de réalités hiérarchisées dont chacune, à son rang, possède sa valeur propre et forme un ordre particulier, ayant sa loi spécifique.

II

     « Au-dessus de tous les cieux est la gloire de Dieu ». (Psaume 112). Sur ce sommet, qui est celui de l'Absolu, ou de l'En soi qui est par soi, siègent dans une transcendance inaccessible toute Éternité et toute Grandeur, toute Sagesse et toute Puissance, toute Vérité et toute Perfection et le Surnaturel lui-même n'en est pas moins distant que la Nature toute entière. Si la grâce sanctifiante nous confère, selon les théologiens, une participation à la nature divine, telle qu'elle est en soi, cette participation ne saurait, en. aucun cas, nous élever à une identité substantielle avec l'Être Suprême, parce que celui-ci, dans sa qualité d'Être Suprême, demeure incommunicable à toute créature quelle qu'elle soit, angélique ou humaine.

     Il reste à la créature deux ordres de réalités dans le cadre desquels elle est appelée, par sa destination, à accomplir la tâche qui lui est assignée ; l'ordre de la Nature et l'ordre du Surnaturel. Dieu est le « Créateur des choses visibles et des choses invisibles ». Si nous appelons Terre le domaine des premières, c'est-à-dire la totalité du monde, sensible, tel qu'il s'offre aux prises de notre observation ou de notre expérience, sous son aspect psychologique aussi bien que sous son aspect physique, nous dirons que les Cieux constituent le domaine des secondes, c'est-à-dire la totalité du monde intelligible, tel qu'il se manifeste aux regards de l'esprit pur et que ni les sens ni la raison abstractive de l'homme ne peuvent enfermer dans le cadre d'une expérience phénoménale ou le schématisme des concepts intellectuels. Les Cieux et la Terre forment ainsi l'ensemble de la création, le Cosmos, tel que Dieu l'a façonné dès l'origine des temps par la toute-puissance de son Verbe.

     Mais à côté de ce monde, presque infini, de la pure Nature s'étend tout l'horizon du Monde surnaturel. A vrai dire, ni les Anges qui ont reçu le Ciel pour demeure, ni l'Homme à qui la Terre a été fixée en partage, n'ont été créés dans l'état de pure nature. C'est parce que Dieu les a placés, dès le principe, sur le double plan de la Nature et du Surnaturel que les Anges, et l'Homme, à son tour, ont pu, par un mauvais usage de leur liberté, se détourner des voies par lesquelles le Créateur les appelait à jouir de sa propre béatitude dans la gloire et perdre ainsi, avec les grâces dont ils avaient été comblés par le don de Dieu, cet état de justice et d'innocence dans lequel ils avaient été créés.

     Si pour l'Ange qui a péché il n'y a pas de rémission, l'Homme a conservé dans sa chute quelques unes des faveurs dont Dieu avait orné son âme, lorsqu'il l'éveille à la vie et à la conscience dans les jardins de l'Éden. Malgré le péché, notre personnalité profonde est demeurée, dans sa sphère microcosmique, l'exacte image du macrocosme.

     Notre âme, en effet, a un double visage : en tant qu'elle est la forme d'un corps vivant, elle est tournée vers les choses sensibles qui composent le monde physique dans lequel elle est appelée, en vertu de sa localisation organique, à agir et à évoluer ; mais, en tant qu'elle est substance spirituelle, elle appartient au monde des choses invisibles où domine l'esprit, cette manifestation de vie et d'action qui est comme un reflet, une image de la nature divine dans le miroir de la Création.

     Et, s'il en est ainsi, n'est-il pas vrai de dire que le Ciel est, d'une certaine façon, dans notre âme, de même que la Terre y possède ses attaches par les liens qui unissent cette âme à un corps ? Dès lors, la question se pose de savoir comment dans une âme ainsi partagée entre le Ciel et la Terre s'établira l'équilibre qui doit donner une juste satisfaction aux exigences de sa double nature ; et, parce que cette nature est, en outre, attirée par la grâce divine vers les splendeurs et les béatitudes de la vie surnaturelle, sa condition normale et spirituelle va déterminer tout le sens de sa destinée et l'engager sur la voie du salut ou sur celle de la damnation. L'option qui fût présentée à Adam dans le Paradis s'offre, encore une fois, à tout homme qui vient en ce monde.

     Il y a, en effet, deux voies qui s'ouvrent devant la créature humaine en marche vers l'accomplissement de ses fins dernières. Parce qu'elle est créature corporelle, elle est douée d'une nature dont les tendances l'entraînent de préférence vers les choses de ce monde où elle subit la séduction de tous les mirages de la vie sensible ; mais, parce qu'elle est aussi une créature privilégiée, à laquelle Dieu a fait dans son amour le don d'une liberté que lui-même ne peut enchaîner, elle n'est pas attachée nécessairement à la roue du devenir phénoménal, et, si elle répond à l'attrait des choses divines en elle, elle peut se libérer de tous les liens qui tentent de l'asservir à la loi du péché, et, désormais affranchie de toute entrave sensible et même intellectuelle, monter peu à peu par le chemin de l'esprit vers Celui qui est Esprit. Elle n'a pas cessé en effet d'appartenir, par sa création même, à l'ordre surnaturel ; mais cet ordre demeure caché en elle : il suffit qu'elle le découvre de nouveau dans son âme, avec l'aide de la grâce divine, pour en prendre possession dès la vie présente, en attendant que la lumière de gloire dans la vie future en manifeste toutes les splendeurs et en féconde toutes les richesses.

III

     Pour réaliser cette tâche, qui doit être le seul but de tout effort vraiment humain et qui mesurera le progrès dans l'âme de la vie surnaturelle, il n'y a pas d'autre moyen que de rentrer en soi-même, par un recueillement toujours plus profond, de façon à pénétrer jusqu'au centre même de notre personnalité, à ce noyau simple et indivisible où réside, dans une intimité toute spirituelle, le Dieu secret et trop souvent méconnu ou ignoré : aller de tout ce qui est extérieur vers ce qui est intérieur, de tout ce qui est périphérique vers ce qui. est central, de tout ce qui est superficiel vers ce qui est de plus en plus profond, de tout ce qui est visible vers ce qui est invisible, de tout ce qui est sensible et même intellectuel vers ce qui est purement spirituel, afin qu'au terme de cette démarche l'âme se trouve directement en contact avec Celui qui est Esprit et veut être adoré en esprit et en vérité. Pour entrer au Ciel l'âme n'a donc pas besoin de sortir d'elle-même, puisqu'elle porte déjà le Ciel dans son propre sein ; mais elle doit, par un effort constant d'intériorisation, prendre une conscience toujours plus vivante et plus claire de l'oeuvre de Dieu en elle.

     L'âme qui suit de la sorte les voies intérieures de la grâce est assurée d'accomplir dès la vie présente toute sa destinée surnaturelle, puisque ces voies ne peuvent manquer de la conduire au Créateur qui réside en elle et la remplit, non seulement de sa présence métaphysique, mais encore de tout son amour et de ses bénédictions. Tous les mystiques se sont livrés avec une ardeur passionnée à cette poursuite de Dieu dans l'âme qui éprouve sa présence ineffable et aspire à contempler sa face : « je vous cherche, bien que je sache que vous êtes en moi, s'écriait la bienheureuse Marie de l'Incarnation, mais vous y avez une demeure qui m'est inconnue ». (2) Qui donc mieux que St-Jean de la Croix a décrit cette odyssée de l'âme qui marche vers Dieu en descendant toujours plus profondément en elle-même ?

     « L'âme qui veut trouver Dieu doit sortir de tout le créé par l'affection et la volonté de rentrer en elle-même, dans un recueillement si profond que toutes les créatures soient pour elle comme si elles n'étaient pas.
     « Dieu est caché dans l'âme ; c'est dans cette mystérieuse retraite qu'il faut le chercher avec la foi et avec l'amour sans vouloir trouver ni satisfaction ni jouissance en aucune chose créée et sans vouloir comprendre plus que vous n'en devez savoir. La foi et l'amour seront vos conducteurs ; ils vous guideront par des sentiers inconnus, jusqu'à la retraite que Dieu habite.
     « Mais, répondrez-vous, si Celui que j'aime est au dedans de moi, comment se fait-il que je ne puisse ni le trouver ni le sentir ? Là raison en est bien simple, il y est caché et vous ne vous cachez pas comme Lui pour le trouver et le sentir. Celui qui veut découvrir une chose très profondément cachée doit pénétrer jusqu'à sa plus mystérieuse retraite et, lorsqu'il l'atteint, il est aussi caché qu'elle l'est elle-même. Votre Bien-aimé est le trésor enfoui dans le champ de votre âme, ce trésor pour l'acquisition duquel le sage marchand a sacrifié tous ses biens, Il faudra donc, pour le trouver, vous oublier entièrement vous-même, vous éloigner de toutes les créatures et vous cacher dans la retraite intérieure de votre esprit. Puis, fermant la porte derrière vous, c'est-à-dire renonçant volontairement à tout, priez votre Père dans le secret. Alors restant caché avec Lui, vous le sentirez, vous l'aimerez, vous le goûterez en secret et en secret vous prendrez en Lui vos délices d'une manière que la langue ne peut exprimer et que les sens ne sauraient apprécier. » .

GABRIEL HUAN.

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(1) Pensées, édit. Havet, p. 269.
(2)Le témoignage de Marie de l'Incarnation - Paris , 1932 P. 71.