Le Christ dans la Tradition Patristique
 


I

     On peut, d'une façon générale, déclarer que de saint Ignace d'Antioche à saint Jean Damascène tout l'effort des Pères de l'Église a tendu à établir, contre l'hérésie qui, selon la parole de l'Apôtre Jean, cherchait à « diviser Jésus » (II, Ep., IV, 1-3), l'unité de l'Homme-Dieu, par l'union indéfectible et permanente de sa nature humaine et de sa nature divine dans la personne du Verbe.

     Non pas deux personnes, mais une seule personne, celle du Verbe. Par contre, deux natures, distinctes mais non séparées, unies mais non confondues, conservant chacune leur caractère propre et leurs attributs spécifiques. Donc une nature humaine, non pas apparente mais réelle, avec son corps vivant et son
âme spirituelle, comme chez tous les hommes ; et une nature divine, celle même du Verbe qui a assumé en lui la nature humaine..Par suite, un homme vraiment homme, issu de la race d'Adam, né de la femme et consubstantiel à l'un quelconque d'entre nous ; Et, en même temps, un Dieu vraiment Dieu, dans la plénitude et la perfection de l'essence divine, consubstantiel au Père dont il est le Fils engendré avant tous les siècles.

     Au total, l'Homme-Dieu, dans l'unité de la Personne incréée du Verbe qui, sans se mélanger à la nature humaine ni se convertir en elle, l'a « assumée » de façon que les deux natures restent distinctes en elle, tout en étant unies l'une à l'autre d'une union qui est et demeure « personnelle ». Par suite, dans cet Homme-Dieu qu'est le Christ, deux volontés qui, sans jamais s'opposer l'une à l'autre, se distinguent néanmoins par leurs opérations qui sont divines, d'une part, humaines de l'autre. De là aussi, toutes les qualités inhérentes au Christ : Fils de Dieu, non par adoption, mais par nature, il possède la plénitude de la sainteté et de la connaissance. Non souillé par la faute originelle, il est exempt de toute culpabilité et totalement sans péché. Mais il est sujet à certaines infirmités humaines ; car il est passible dans sa chair et il peut souffrir et même mourir, librement toutefois et pour obéir au commandement de son Père. Enfin, parce qu'il est « théandrique », il est sur la terre, pendant toute la durée de son incarnation, à la fois « voyageur » et « compréhenseur »; c'est-à-dire qu'il est le seul être humain qui ait possédé ici-bas, dans la vie présente, la vision béatifique ; car le Fils de Dieu n'a pas cessé, lorsqu'il est venu dans la chair parmi nous, de demeurer dans le sein du Père.

     Telle est, schématiquement résumée, la conception traditionnelle du Christ dans la grande Église ; essayons maintenant, à l'aide des textes, de préciser quelques-uns des points que nous venons d'indiquer.
 


II


 


     Si Jésus n'est pas le Fils de Dieu fait homme, le Verbe ne s'est pas vraiment incarné et l'oeuvre du salut n'a pas été réellement accomplie ; c'est l'unité personnelle de l'Homme-Dieu en Jésus qui conditionne la valeur rédemptrice de tous ses états, de tous ses actes, de toute sa vie, et le rachat de l'humanité coupable n'a pu être véritablement effectué si le sang qui a été versé sur la croix n'est pas le sang d'un homme qui fût Dieu en même temps. On ne peut donc diviser Jésus, séparer en lui l'homme et le Dieu sans compromettre toute l'oeuvre de la Rédemption, sans lui enlever sa signification et sa portée, sans rendre proprement inefficace toute la mission du Sauveur.

     Aussi n'est-il pas surprenant que les premiers Pères de l'Église, se soient surtout efforcés d'établir contre le docétisme l'humanité véritable, et non pas seulement apparente, de celui qui avait été crucifié. « Issu de la race de David, dit saint Ignace dans son Épître aux Tralliens, fils de Marie, c'est en vérité que Jésus-Christ est né, qu'il a mangé et qu'il a bu ; c'est en vérité qu'il a souffert sous. Ponce Pilate ; c'est en vérité qu'il a été crucifié et qu'il est mort ; c'est en vérité qu'il est ressuscité des morts. » Et, dans l'Épître aux Smyrniens : « Tout cela il l'a souffert, afin que nous obtenions le salut ; et c'est vraiment qu'il a souffert, comme c'est vraiment aussi qu'il s'est ressuscité lui-même, et non point, comme le disent certains infidèles, en apparence seulement. »

     Saint Irénée, dont le principal ouvrage est écrit Adversus hoereses, combat les gnostiques « qui séparent Jésus du Christ, disant que le Christ est demeuré impassible, pendant que Jésus souffrait » (L. III., ch. XI, N°7). En effet « dire que l'un a souffert, tandis que l'autre demeurait impassible, dire que l'un est né, tandis que l'autre est descendu en celui qui est né, puis l'a abandonné sur la croix, c'est dire qu'ils ne sont pas un, mais deux... Ne vous y trompez pas : il n'y a qu'un seul et même Christ Jésus, Fils de Dieu, qui par sa passion nous a réconciliés avec Dieu, est ressuscité des morts, est à la droite du Père, et parfait en toutes choses... C'est lui, en effet, qui nous a vraiment sauvés, c'est lui qui est le Verbe de Dieu, c'est lui qui est le Fils unique du Père, Jésus-Christ, Notre Seigneur. » (L, III, ch. XVI, N°9).

     « Il n'a pas du tout souffert, dit à son tour Tertullien contre Marcion, celui qui n'a pas vraiment souffert, et ce qui n'est qu'apparent ne peut pas vraiment souffrir...Le Christ n'était-il donc pas ce qu'il semblait être et cachait-il ce qu'il était : chair et pas chair, homme et pas homme, donc aussi, je suppose, Dieu et pas Dieu ?Pourquoi en effet n'aurait-il pas pris l'apparence de Dieu ? Mais comment croire à ce qu'il est dans sa substance intérieure, alors que au dehors il n'est ainsi que mensonge ? Peut-on tenir pour véridique clans ce qu'il a de caché celui qui, à découvert, est convaincu de tromperie ? Ainsi toute l'oeuvre de Dieu est renversée. » (Adversus Marcionem, liv. III, N°8). Et, soulevant contre Praxéas l'argument de la prescription, le grand polémiste fait observer que la règle de foi, qui reconnaît en Jésus à la fois le Fils de l'homme et le Fils de Dieu, est antérieure à toutes les hérésies : « or, cela est vrai qui est primitif, tandis que ce qui est altéré est postérieur. » (Adversus Praxean, 2).

     Mais, si l'on ne doit pas séparer en Jésus l'homme et le Dieu, il y a pareil danger à confondre en lui les deux natures. « Il faut tout d'abord, dit Origène, que nous sachions bien qu'autre dans le Christ est la nature de sa divinité, comme Fils unique du Père, autre la nature humaine qu'il a revêtue dans les derniers temps pour l'oeuvre du salut. » (Principes, liv. I, ch. II, N°1). « Il n'est pas douteux, dit-il plus loin, que la nature de son âme fut celle de toutes les âmes, autrement l'on ne pourrait pas dire qu'elle fût vraiment une âme. Il y eut donc dans le Christ une âme humaine et raisonnable... Mais cette âme, comme le fer dans le feu, a toujours été à ce point plongée clans le Verbe, dans la Sagesse, en Dieu que tout ce qu'elle fait, tout ce qu'elle sent, tout ce qu'elle comprend est divin... A tous les saints est parvenue quelque chaleur du Verbe de Dieu ; dans l'âme du Christ c'est le feu divin lui-même qui a reposé substantiellement pour rayonner de là sa chaleur sur le monde. » (Ibid., liv. II, ch. VI, N° 5).

     Sans doute, cette union en Jésus de deux natures qui demeurent « inconvertibles » l'une à l'autre ne manque pas d'être mystérieuse. Mais, réplique saint Grégoire de Nysse, « si tu te demandes comment la divinité peut être unie à l'humanité, recherche donc d'abord ce que c'est que l'union de l'âme avec la chair. Et, si tu ignores comment ton âme est unie à ton corps, ne pense pas que tout cela doive être compris de toi. Mais de même que nous croyons que l'âme est quelque chose d'autre que le corps, parce que la chair séparée de l'âme meurt et ne peut plus agir, bien que nous ignorions le mode de leur union, avouons de même que la nature divine diffère en majesté de la nature qui est sujette à la décomposition et à la mort, sans que nous puissions toutefois apercevoir le mode d'union de la divinité avec l'humanité. » (Discours catéchétique, II).
 


III


 


     La théologie, cependant, devait s'efforcer de jeter quelque lumière sur ce problème dont l'interprétation donna bientôt naissance à de multiples hérésies. Déjà saint Athanase avait défendit contre les Ariens et contre Apollinaire la thèse traditionnelle de la « communication des idiomes » : le Christ Jésus, dit-il, est « vraiment Dieu dans la chair et vraiment chair dans le Verbe ;.c'est pourquoi il s'est montré par ses oeuvres le Fils de Dieu et a révélé son Père, mais aussi il a prouvé par les affections de la chair qu'il possédait en propre un corps véritable. » (Discours contre les Ariens, III, N° 41). Saint Hilaire dira à son tour que le Christ, médiateur entre Dieu et les hommes « n'a pas cessé d'être Dieu en naissant homme et que le même Christ est Dieu, « non pas simplement en ce sens que le Verbe ait habité dans l'homme, mais bien que le Verbe lui-même et tout entier s'est fait homme, assumant en lui-même et d'une manière parfaite toute la nature humaine. » (Adversus haereses Panarium, 77, ch. 29).

     Comment expliquer cette unité en Jésus-Christ de deux natures qui, sans se confondre ni se mêler, se communiquent cependant leurs attributs propres, de sorte qu'il est légitime d'affirmer que « le Seigneur de gloire a été crucifié », non certes, remarque saint Ambroise,, « qu'il ait été crucifié dans sa gloire, mais parce que le même est Dieu et le même est homme, Dieu par sa divinité, homme par l'assomption de la chair, à savoir Jésus-Christ. » (De fide, ad Gratianum, liv. II, ch. VII, N° 56). Cette unité, répond saint Augustin, « n'est pas de nature, mais de personne » (Sermon 186, I, 1), c'est-à-dire « que, la nature humaine a été unie au Verbe de Dieu dans le sein de la Vierge de façon à ne former avec lui qu'une seule personne. » (De Trinitate, liv. XV, ch. XXVI, N° 46). Donc « une seule et même personne qui est à la fois Verbe et homme » (In Joannis Evangelium tractatus 108, N° 5).

     La dualité des natures ne pouvait en effet mettre en péril l'unité de l'Homme-Dieu, puisque l'homme lui-même, sans se dédoubler, possède à la fois une nature spirituelle par son âme et une nature matérielle par son corps. Mais concevoir en Jésus deux personnes, voilà qui introduirait en lui la dualité, puisque nous aurions d'une part la personne du Fils de l'homme et d'autre part la personne du Fils de Dieu, et qu'entre ces deux personnes aucune union n'est évidemment possible dans le même individu. C'est parce qu'elles se rapportent à une seule et même personne que les deux natures, humaine et divine peuvent s'unir dans le Christ, sans d'ailleurs se confondre, mais aussi sans le diviser : « Lorsque le Fils de Dieu dit saint Cyrille d'Alexandrie, en prenant une chair, non pas inanimée, mais douée d'une âme intelligente, s'est fait homme d'une femme, il ne s'est pas divisé en deux personnes, en deux fils ; mais il est demeuré un, et non pas seulement en dehors de son corps, mais possédant en propre dans la même unité chacune de ses deux natures. » (Ep. 46, ad Succensum, N° 2).

     « Dans la Sainte-Trinité, conclut saint Jean Damascène qui synthétise sur cette question toute la théologie patristique, nous reconnaissons une seule nature, une seule volonté, une seule action, une seule puissance et force et domination, parce qu'il y a une seule Déité, mais trois hypostases ou trois personnes, chaque personne conservant ce qui lui est propre. Mais dans l'économie de l'Incarnation par laquelle l'une des personnes de la sainte Trinité s'est faite chair, à savoir Notre Seigneur Jésus-Christ, nous reconnaissons deux natures, à savoir la divine et l'humaine et pareillement deux volontés et actions, mais une seule hypostase ou une seule personne, parce que c'est un seul et même qui a été engendré avant tous les siècles et qui, dans les derniers temps, a été conçu de la Sainte Vierge, ineffablement et sans souillure : le même qui est tout entier homme et Dieu, qui dans une seule et même personne est déclaré impassible par sa divinité et passible par la nature qu'il a assumée. » (De Sancta Trinitate, 1).

      Est-ce à dire que tout le problème de la Christologie soit désormais éclairci et qu'il ne subsiste aucun mystère dans l'Incarnation du Fils de Dieu ? Ce sera la tâche de la Scolastique de poursuivre plus avant et de systématiser l'oeuvre théologique des Pères de l'Église. Mais, si loin qu'on aille dans cette voie, il demeurera toujours quelque chose d'obscur à la pensée humaine dans la conception du Verbe fait chair . « Admirable et au-dessus de toute pensée et de tout discours, s'écrie saint Cyrille d'Alexandrie est le mode de l'Incarnation : grand et auguste mystère. » (Contra julianum imperatorem, liv. VIII). A ceux qui demandent qu'on leur explique comment Dieu a pu se mêler à l'homme de façon à former l'unique personne du Christ, saint Augustin demande à son tour qu'ils lui expliquent « Comment l'âme humaine est mêlée au corps de façon à former l'unique personne de l'homme » (Ep. 137, ch. III, N° 11). Mais n'est-ce pas, en d'autres termes, avouer l'incapacité de la raison à rendre compte d'un événement qui dépasse sa portée et dont la vérité profonde lui échappe finalement ? « L'Incarnation du Fils de Dieu, Verbe de la Sainte Trinité, conclut encore sur ce point saint Jean Damascène, est un arcane divin ; elle ne tombe pas sous les prises de notre entendement. » (De fide orthodoxa, liv. III, ch. V).

     Tant il est vrai qu'il y a dans la personne du Christ, à la fois Dieu et homme, plus de choses que notre raison humaine, toujours limitée dans son aperception, n'est capable de saisir : comment d'ailleurs serait-il possible à la créature de comprendre dans sa vérité infinie et absolue le Créateur et par conséquent cette oeuvre sublime de la miséricorde divine qu'est l'Incarnation ? Mais, si nous ne pouvons pas comprendre, nous devons nous incliner dans la foi, dans l'espérance et dans l'adoration devant l'ineffable amour de Celui qui, de Dieu qu'il était, « s'est anéanti lui-même pour prendre la forme de serviteur en devenant semblable aux hommes, et s'est humilié lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, à la mort de la croix..» (Phil., II, 7-8).
 

Il était toute Puissance et le voici cloué au bois, comme réduit à néant et sans force.

Il était toute beauté et la souffrance l'a tellement défiguré qu'il n'a plus visage d'homme.

Il était infiniment bienheureux dans sa gloire et il a pris notre chair pour être le premier des martyrs.

Il était toute sagesse et il a accepté d'être traité par tout un peuple comme un insensé.

Il était toute justice et il s'est soumis aux tortures et aux humiliations, comme le plus coupable des hommes.

Il était dans le sein du Père toute richesse et toute opulence et il s'est fait pauvre, le plus pauvre d'entre nous, n'ayant pas une pierre où reposer sa tête.,

Il était la souveraine bonté et il a supporté les injures et les mauvais traitements, comme un être méprisable et vil.

Il était la grandeur suprême, celui qui tient les mondes dans sa main et l'abjection est devenue son partage, lorsqu'il passa au milieu de ses frères.

Il était l'éternel et il est mort sur la Croix...

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« Reviens, ô mon âme, s'écrie saint Augustin, reviens vers le Christ qui t'attend sur la Croix, la tête inclinée pour te baiser, les bras étendus pour t'embrasser, les mains ouvertes pour te récompenser, le corps étendu pour te couvrir tout entier, les pieds attachés pour demeurer avec toi ; le côté ouvert pour t'introduire dans son coeur. » (Sermo ad fratres in eremo).
 


Gabriel HUAN.