L'ETERNEL REPOS
« Requiem aeternam dona eis, Domine. »
(IV Esdras, 2).
Qui donc pourrait définir en sa signification réelle et profonde de ce que l'Écriture appelle la vie éternelle !
Une vie qui N'aura point de fin et dont le temps ne peut plus mesurer la continuité, parce qu'elle est stabilisée dans l'instant ; une vie qui est soustraite aux vicissitudes du devenir, parce qu'elle transcende la loi même du changement ; une vie qui ne s'écoule plus dans les contradictions du non-être, parce que, à jamais fixée en sa vérité, elle se possède totalement dans l'immutabilité de l'être ; une vie qui n'a plus de désirs qu'elle ne puisse satisfaire, parce qu'elle n'a plus de besoins qui ne soient légitimes, étant toujours égale à elle-même dans la plénitude d'une jouissance indéfectible ; une vie... Mais à quoi bon multiplier les points de vue ! Ce qu'est en soi la vie éternelle nous demeurera toujours ici-bas ineffable et mystérieux. Toutefois la Liturgie nous apprend que la vie éternelle est le lieu du rafraîchissement, de la lumière et de la paix. Un lieu, sans doute de rafraîchissement pour les âmes qui auront été « salées par le feu » dans le Purgatoire : lorsque les scories qu'elles ont amassées au cours de leur existence terrestre auront été consumées dans l'ardeur des flammes purificatrices, il est certain que ces âmes éprouveront au sortir de leur lieu d'expiation, par l'apaisement de leurs souffrances, un sentiment comparable à celui du voyageur qui, fatigué de la route, au soir d'une accablante journée d'été, fait ruisseler sur son front l'eau froide du torrent. Un lieu, aussi, de lumière : car le feu du Purgatoire est un feu ténébreux et on y sent plus la main de Dieu qu'on n'y aperçoit sa face. Un lieu, enfin, de paix : parce qu'il n'y a de repos véritable et définitif que dans le sein de Dieu. C'est sous ce dernier aspect que nous voudrions envisager ici la vie éternelle.
I
Qui d'entre-nous n'a ressenti, à certaines heures de sa vie, cette pesante lassitude qui naît de l'impuissance de tout effort humain et qui pousse à la lâcheté des renoncements et des abandons définitifs ? Ce qui devient témoigne par cela même qu'il n'est qu'un être relatif et caduc, sans vérité propre et sans consistance ; et peut-être n'y a-t-il pas pour l'homme d'amertume plus insupportable à son âme que le sentiment de ce devenir qui toujours s'écoule, imprégnant toutes choses ici-bas d'une absolue vanité. A quoi bon entreprendre la poursuite de fins qui se dérobent sans cesse à nos prises ! A quoi bon fixer nos regards sur des buts qui nous échappent au moment même où nous croyons les atteindre ! A quoi bon attacher nos espoirs à des réalités fallacieuses qui, dès que nous les avons saisies, s'évanouissent dans nos mains comme des fantômes de rêve ! Nous sommes entourés de mirages et de mensonges, où tout ce qui s'offre à nos yeux et à notre toucher veut se faire passer pour de l'être véritable et se dissipe comme une vapeur subtile à la moindre tentative que nous faisons pour l'enfermer dans notre étreinte. A quoi bon ! Tel est le mot de la grande lassitude, de la lassitude que provoque dans le cur de l'homme le spectacle décevant des choses de ce monde. Et ce n'est pas seulement l'univers des choses sensibles qui révèle de la sorte son anomalie foncière, son inanité substantielle, son instabilité totale. L'âme humaine est à elle-même une énigme d'autant plus douloureuse que, si elle n'a pas réussi à en dévoiler le secret, elle peut engager sa destinée sur des voies où elle risque de s'égarer à jamais. Quel effrayant kaléidoscope que la vie intérieure, telle qu'elle se révèle à l'analyse de l'introspection ! c'est une succession indéfinie et parfois incohérente de sensations, d'images, d'idées, de souvenirs, de représentations que n'interrompent ni le sommeil ni l'activité extérieure, où l'erreur et la vérité se mêlent à doses variables, où le clair et l'obscur colorent tour à tour de teintes changeantes les divers aspects du dedans, où le centre conscient apparaît comme entouré de zones plus ou moins étendues qui constituent les domaines du subconscient et de l'inconscient, où trop souvent le moi personnel et vivant se manifeste bien plutôt comme une résultante que comme une unité synthétique et directive, où parfois l'on cherche vainement la présence de cette puissance spirituelle qui est comme un rayon du Soleil divin dans le Ciel de notre âme. Comment, dès lors, notre intelligence, notre volonté, notre coeur pourraient-ils se repaître, dans la plénitude de leurs exigences naturelles, des seules jouissances que leur offre le monde tant de la vie intérieure que de la vie extérieure ? Ni en dehors d'elle ni en elle-même, notre âme ne découvre le trésor caché où elle puisse, en toute sécurité et sans regret, puiser à pleines mains toutes les richesses nécessaires à sa subsistance et à son bonheur. Derrière la façade illuminée elle n'aperçoit dans le monument que la nuit morne et froide où toutes choses ont perdu leur saveur et leur éclat, comme si la porte d'or ne devait jamais s'ouvrir que pour permettre à tout ce qui vit ici-bas d'aller se jeter dans le gouffre insondable d'un néant mystérieux. Et devant le spectacle de cette course à l'abîme, où toutes choses qui passent ne brillent qu'un très court instant pour se perdre aussitôt dans la nuit d'où rien jamais ne revient, combien cruel doit paraître à notre âme le sort qui l'a jeté sur cette terre, où elle ne naît que pour mourir sans avoir rencontré, si ce n'est par hasard, des heures de joie qui ne fussent pas mêlées de tristesse ou d'amertume. Pourquoi donc désirer, chercher, vouloir, agir ? Ne vaut-il pas mieux s'abstenir, se raidir dans son for intérieur afin d'offrir le moins de prise possible à l'adversité ou aux contingences extérieures ? Et comme l'on comprend alors l'aspiration des races orientales au nirvana, à cet anéantissement total de l'être humain dans le Tout cosmique où se dissout toute personnalité, où plus rien ne subsiste de ce qui constituait notre moi individuel et conscient, où toute distinction s'efface dans l'uniformité métaphysique de l'Être absolu et indifférencié. Et voilà pourquoi tant d'âmes fatiguées ou meurtries, s'écrient avec Kundry : «Sommeil ! lourd sommeil mort ! paix de la tombe ! quand l'obtiendrai-je ? » Et, pourtant, cet appel tragique de la désespérance à un sommeil sans rêve dans la nuit du tombeau ne doit-il susciter dans notre âme qu'un écho funèbre ? Et faut-il que nous renoncions désormais à entendre une parole de salut, ? Notre nature même, lorsqu'elle n'est pas pervertit, répugnera ce pessimisme outrancier ; car « toute chose, disait déjà Spinoza, tend à sa propre conservation » (Éthique, III, 6) et un être n'a véritablement accompli son destin que lorsque son effort de conservation est heureusement parvenu à son terme, c'est-à-dire à la réalisation complète de son essence sub specie aeterni. Mais la question est de savoir à quel signe l'être reconnaîtra que son effort de conservation est parvenu à ce terme où il n'y a plus rien qu'il puisse désirer, parce que sa jouissance est totale et définitive. Si l'essence de toute chose est constituée, dans son actualité, par son effort pour persévérer dans l'être, l'homme, en particulier, est nécessairement déterminé à accomplir tous les actes qui favorisent cet effort. Mais aussi, parce que l'homme, en vertu de sa localisation dans le devenir cosmique, est engagé dans les liens du déterminisme qui règle le cours des phénomènes, son effort est toujours assujetti à la puissance des causes extérieures qui le dominent, il éprouvera donc des affections qui auront pour effet soit d'accroître soit de diminuer la puissance propre et la perfection de son être, c'est-à-dire qu'il éprouvera soit de la joie soit de la tristesse. Son effort de conservation le déterminera évidemment à rechercher les affections de joie et à repousser les affections de tristesse ; et, comme cet effort n'enveloppe par lui-même aucune durée définie, l'homme désirera naturellement une joie pure et continue, le désir n'étant pas autre chose que la conscience même de l'effort. Le désir d'une joie pure et continue dérive ainsi de l'essence même de la nature humaine. Par quels biens ce désir peut-il être complètement satisfait ? Honneurs, volupté, richesses, voilà pour la plupart des hommes le Souverain Bien. Mais ce Souverain Bien, qui devait leur apporter la félicité, n'est-il pas en définitive la source de tous leurs maux, la cause de leurs tristesses et de leurs haines, le principe même de leur mort ? Ils y cherchaient la conservation de leur être, ils n'y trouvent que la désolation et la ruine . Il faut donc à tout prix échapper à la dangereuse magie de ces faux biens. L'homme ne doit poursuivre que la réalisation d'idéaux qui lui assurent une joie pure et continue car celle-ci est pour son âme l'unique condition d'un bonheur stable et définitif. Or toute félicité dépend de la qualité de l'objet auquel nous nous unissons dans l'amour. Toute jouissance terrestre est finie et périssable, parce qu'elle est relative à des objets finis et périssables. La joie pure et continue que l'homme désire en vertu de l'essence même de sa nature, ne peut donc naître de l'amour des choses qui sont soumises aux vicissitudes de la durée et aux limitations de l'espace. Elle ne doit causer à l'âme aucun sentiment mêlé de tristesse et de crainte, elle ne peut donc être liée à aucune condition de durée : il faut que son objet soit une essence éternelle. Elle ne doit causer à l'âme qui l'éprouve aucun sentiment mêlé de haine ni d'envie ; elle doit donc pouvoir être possédée par tous les hommes : il faut que son objet soit une essence infinie. La joie pure et continue ne peut donc résider que dans l'amour d'une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire que le désir de conservation, qui constitue l'essence de l'âme humaine dans son actualité, ne peut être satisfait que par l'amour même de Dieu. C'est seulement dans l'amour de Dieu que l'âme jouira de la Béatitude ; c'est seulement par l'amour de Dieu qu'elle atteindra ses fins et opérera son salut. L'amour de Dieu est l'unique objet, le terme ultime de toute pensée humaine et clé toute action humaine.
III
Mais notre amour de Dieu, en cette vie, bien qu'il doive être sans mesure, est toujours si imparfait, si pauvre en mérite, si dénué de vertu que c'est à peine si la flamme de cet amour réussit à réchauffer nos curs glacés et foncièrement misérables. Nous passons sur cette terre comme des voyageurs étrangers et, à aucune étape de notre course, nous ne nous sentons chez nous ; nous avons la nostalgie d'une patrie lointaine et nous aspirons avec passion au repos bienfaisant dans un gîte que des mains compatissantes et pieuses aient spécialement aménagé à notre intention, afin que nous puissions y goûter après la lassitude du chemin, la douceur d'une intimité recueillie et apaisante. Entraînés par le courant du devenir phénoménal où chaque chose n'apparaît que pour s'effacer aussitôt, dans un écoulement sans fin, nous ne trouvons nulle part en ce monde le point fixe où nous puissions accrocher notre destin ; et dans le tourbillon qui nous emporte nous sentons bien qu'il n'y a pour nous de salut qu'en une vie surnaturelle, qui, nous élevant au-dessus de tout ce qui change et passe, nous introduise en une sorte de transcendance d'où le temps soit exclut et où tout être demeure égal et semblable à lui-même, dans une pleine possession intérieure qui ne connaisse pas de fin. Cette vie surnaturelle, qui est déjà, dès ici-bas, dans l'illumination des dons du Saint-Esprit, le commencement de la vie éternelle, est un don de Dieu, qui réserve à ses élus et leur prépare dans son Royaume des grâces plus splendides encore, où ils goûteront définitivement en une jouissance ineffable l'éternel, repos : Seigneur, s'écriait le Psalmiste, faites luire votre face sur votre serviteur et je confesserai votre nom ; j'exulterai et je serai rassasié : EXULTABO ET SATIABOR (1). C'est seulement, en effet, par une exaltation de toutes les puissances de notre âme dans une participation à la gloire divine que chacune de nos facultés atteindra le terme parfait, l'accomplissement total de ses désirs et de ses aspirations : et notre intelligence connaîtra toutes choses dans la lumière du Verbe et notre coeur aimera toutes choses dans l'onction du Saint-Esprit et notre volonté voudra toutes choses dans la volonté du Père. Il n'y aura plus dans notre âme de besoins qui ne soient satisfaits, parce que tous nos désirs seront conformes aux lois éternelles du Créateur, en un amour réciproque où, si Dieu nous a aimés le premier, c'est que déjà il s'aimait lui-même en nous. N'étions nous pas, dès avant la Création, les fils bien-aimés de sa dilection et point pour que nous puissions participer à sa béatitude infinie qu'il a donné l'être à cette idée qu'il se faisait de chacun de nous, en particulier, dans sa pensée créatrice ? Et parce que nous sommes, de toute éternité, les enfants de son amour, il veut que nous demeurions conformes à son image, afin qu'au dernier jour il puisse nous recevoir, comme des familiers de sa maison, au banquet mystérieux où il nous rassasiera à jamais de sa chair et de son sang.
Que le Seigneur nous donne la paix, SA PAIX.
GABRIEL HUAN.
(1) Psaumes 30, 53, 62, 16
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