LA  SUBSTANCE  HUMAINE  DANS  LE  CHRIST


« Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ » (Rom., XIII, 14).
 
I

     Dans une précédente étude nous avons défini les caractères de la substance et montré quelle est la nature du lien qui l'unit aux formes diverses et multiples de sa manifestation dans la durée. Nous avons notamment établi que la substance n'est pas seulement distincte en soi, mais encore séparable des « accidents » qui composent l'espèce propre de cette manifestation, de telle sorte qu'il peut arriver qu'elle se présente parfois à nous sous un aspect que nous ne lui connaissons pas habituellement. Nous avons enfin, en ce qui concerne la substance humaine, essayé de distinguer avec précision son essence des modes dans lesquels elle apparaît et agit dans le monde phénoménal et nous avons reconnu dans cette essence une réalité spirituelle servie, pour ainsi dire, par deux organes, l'âme et le corps, au moyen desquels elle joue sur le plan existentiel le rôle que lui a fixé de toute éternité la Providence divine et qui constitue sa personnalité.

     Mais entre toutes les substances humaines créées par Dieu, il en est une qui s'offre à nous sous des traits si particuliers que nous sommes obligés de la qualifier d'exceptionnelle et d'unique : c'est la substance humaine du Christ. La personne, chez elle, n'est pas simplement une idée du Verbe, mais le Verbe lui-même dans sa nature divine ; et cette personne divine dispose pour son incarnation d'une âme humaine en possession dès sa naissance de la vision béatifique et d'un corps humain glorifié dès la vie présente. Le Christ, Verbe incarné, est proprement la manifestation du Fils unique du Père « dans la substance de notre mortalité » (Préface pour l'Épiphanie), Aussi la substance humaine du Christ est-elle parmi toutes les créatures, celle qui est la plus élevée en dignité et en perfection ; on peut dire qu'elle est si proche de la Divinité elle-même qu'elle est sainte de la sainteté qui appartient à Dieu. En elle réside « toute plénitude » (Coloss.I, 20).
 


II

     C'est un des aspects de cette « plénitude » que l'harmonie essentielle réalisée dans la personne du Christ entre les deux éléments qui composent sa substance humaine, l'âme et le corps, harmonie si complète qu'elle détermine entre ces deux éléments une union intime et profonde dont la mort même n'a pu desserrer l'étreinte que pendant quelques heures. Si, pour les êtres humains en général, la mort consiste proprement en une disjonction de l'âme et du corps qui fait que l'âme, désormais privée de son corps, mène une vie séparée jusqu'à ce qu'elle recouvre à la fin des temps son corps, mais alors transfiguré par la résurrection et revêtu des attributs de la gloire, le Christ, parce que son âme était dès le premier instant de sa création en possession de la vision béatifique, ne devait pas attendre la fin des temps pour qu'elle fût unie à un corps glorieux. La gloire qui transfigure le corps des élus est un rayonnement de la gloire qui illumine leur âme admise à la vision de Dieu. Le Christ, dont l'âme jouissait dès la vie présente de cette vision, ne pouvait assumer qu'un corps qui fût glorieux.

     Parce que son corps était ainsi, à sa naissance même, revêtu des attributs qui servent à définir la nature des corps glorieux, tels que l'incorruptibilité, la clarté, la subtilité ( I Cor. XV, 35-55), comment les juifs ont-ils pu crucifier le Seigneur de Gloire ? En vérité le Christ n'est mort sur la Croix que parce qu'il a remis volontairement son âme entre les mains du Père ; de sorte que son corps, privé par cet abandon de l'âme qui, en lui donnant la vie, l'enveloppait d'un rayonnement de gloire, n'était plus maintenant qu'un cadavre qui demeura soumis aux lois de la mort pendant les quarante heures de son ensevelissement au tombeau. « Personne ne m'ôte la vie, avait-il dit, mais je la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner et j'ai le pouvoir de la reprendre : j'ai reçu cet ordre de mon Père » (Jean, X, 18). Car « il ne vit que par le Père » (Jean,VII, 57).

     Et lorsque, le temps de la quarantaine étant révolu, le Père eût rendu son âme à son Fils bien-aimé, celui-ci reprenait en même temps possession de son corps, à nouveau vivifié et glorifié, afin que son humanité fût encore manifestée aux siens, non plus désormais dans la « forme d'esclave » (Phil. II, 7), qui convenait à ses abaissements, mais dans les clartés qui avaient déjà resplendi sur son visage lors de la transfiguration au Thabor. La résurrection du Christ au matin de Pâques ne conféra donc au corps qui avait été suspendu à la Croix, aucun attribut qu'il ne possédât déjà ; elle signifie simplement la reprise par le Christ de sa substance humaine dans sa nature véritable, révélée cette fois telle que le Père en avait fait don à son Fils pour l'accomplissement de sa mission rédemptrice sur la terre.
 


III

     Un autre aspect de la « plénitude qui habite corporellement dans le Christ » (Coloss, II, 9), c'est le mystère du corps eucharistique. Certes, la raison humaine sera toujours impuissante à renfermer dans ses concepts tout le contenu d'un pareil mystère ; mais il ne lui est pas interdit d'en rechercher le sens profond, afin d'en déterminer la valeur pour notre vie spirituelle.
     Les Évangiles nous ont appris à connaître quelques-unes des propriétés du corps glorieux du Christ par les actes de sa vie publique. Or, c'est la substance même de ce corps glorieux qui constitue le corps eucharistique. Remarquons en effet que la présence du Christ dans le pain et le vin consacrés ne tombe pas sous l'emprise de nos facultés sensorielles : elle nous demeure cachée, invisible, c'est-à-dire qu'elle ne se révèle pas à nous sur le plan des manifestations phénoménales ; nos sens n'aperçoivent ici que du pain et du vin qui ne se distinguent par aucun signe extérieur du pain et du vin livrés couramment à notre consommation. Devons-nous en conclure que la présence du Christ dans l'Eucharistie est purement spirituelle et que sous le voile des apparences que forment le pain et le vin, il n'y aurait rien d'autre que l'Esprit du Christ ? S'il en était ainsi, la communion eucharistique n'apporterait au chrétien aucune grâce particulière qu'il ne reçoive déjà par le canal des voies intérieures, car l'Esprit du Christ n'a pas besoin d'un véhicule matériel pour se communiquer à l'âme chrétienne : il suffit que cette âme soit sanctifiée pour qu'il demeure en elle. Mais, si la présence du Christ dans l'Eucharistie n'est pas purement spirituelle, si, d'autre part, elle, n'appartient pas à l'ordre physique des phénomènes,, ne faut-il pas admettre qu'elle est proprement d'ordre métaphysique et se rapporte à la Substance du corps du Christ ?

     « Ceci est mon corps », avait dit le Christ en tenant dans ses mains le pain qu'il avait béni après avoir rendu grâces à Dieu son Père. La substance qui est contenue dans les espèces sacramentelles, c'est donc la substance même du corps du Christ. Il est évident qu'en disant du pain qu'il tient dans ses mains : « ceci est mon corps », le Christ n'entend pas affirmer que son corps soit du pain, pas plus qu'en déclarant aux juifs qu'il donnerait sa chair à manger, il n'entendait leur offrir en nourriture sa chair composée de muscles et de sang. Ses paroles sont « esprit et vie » (Jean, VI, 64). Le corps dont il s'agit ici est un corps « spirituel » selon la formule de St Paul (I Cor. XV, 64) ; et ce corps n'est pas moins vivant que le corps « animal ». La parole prononcée par le Christ à la Cène s'applique donc, non à ce qui apparaît, mais à ce qui est non, à ce qui est manifesté et tombe sous nos sens, mais à ce qui subsiste derrière la manifestation ; non au phénomène, mais à la substance.

     Le fait que l'apparence soit ici du pain et du vin ,et la substance le corps du Christ, ne doit pas nous surprendre, puisque nous savons que la substance est en soi séparable de ses accidents. Et le fait que la même substance du corps du Christ nous est donnée à la fois sous les espèces du pain et sous celles du vin ne doit pas davantage nous surprendre, puisque la substance, étant en soi séparable de ses accidents, n'est liée à aucune forme particulière de manifestation. Et non seulement le même corps du Christ est présent tout entier dans le pain et le vin ,consacrés, mais il est encore le même et tout entier dans chaque parcelle de pain comme dans chaque goutte de vin. Cela signifie que le pain et le vin n'ont pas ici d'autre fin que de servir de véhicule à la substance humaine du Christ, qui demeure en soi indivisible et toujours identique à elle-même, quelle que soit sa localisation phénoménale. S'ils ont été choisis par le Christ de préférence à toute autre matière, c'est sans doute parce qu'ils sont l'objet de consommation courante, mais peut-être aussi en conformité d'une tradition dont la Bible nous apporte l'écho. Melchisedek offrait déjà au patriarche Abraham le pain et le vin, en attendant que vienne Celui qui donnera son corps et son sang en aliment de vie à ses fidèles (Genèse, XIV, 18).
 


IV

      « Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage » (Jean, VI, 55). Il nous reste, pour finir, à montrer comment le Christ, en incorporant, dans la communion eucharistique, à sa propre substance notre substance humaine, élève celle-ci à un niveau de vie qui la soustrait définitivement aux atteintes de la mort et l'engage sur la voie de sa glorification : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour » (Jean, VI, 54).

     Nous avons dit qu'entre les deux éléments qui composent la Substance humaine du Christ, l'âme et le corps, règne un accord si parfait, une union si étroite qu'il a fallu un acte particulier de la volonté du Christ sur la Croix pour que la mort pût exercer contre lui son empire, et pour quelques heures seulement. Entre la substance humaine du Christ et la substance divine l'union est encore plus intime et plus adéquate, puisqu'elle s'effectue dans la Personne même du Verbe, de sorte que partout où le Christ est présent, le Verbe, dans sa nature divine, est présent avec lui, en lui. Or, par sa présence personnelle dans le Christ, le Verbe ne confère pas seulement à l'humanité du Christ sa substance ; il lui donne aussi d'avoir la vie en lui, une vie toute pénétrée des clartés divines, puisqu'elle est la vie même de Dieu dans la Trinité Sainte : « Comme le Père a la vit en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même » (Jean, VI, 26). C'est dans le Verbe qu'est la vie et cette vie est la lumière des hommes (Jean, 1, 4).

      Aussi, le Christ, qui est le Verbe fait homme, peut-il dire en toute vérité qu'il donne aux siens, « non la nourriture qui périt, mais celle qui subsiste jusque dans la vie éternelle » (Jean, VI, 27). Et cette nourriture qu'il donne pour la vie du monde c'est sa propre chair : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'Homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même que le Père qui m'a envoyé est vivant et que moi, je vis par le Père, de même aussi celui qui me mange vivra par moi » (Jean,VI, 54-58).

      C'est parce que toute l'humanité du Christ est imprégnée de vie divine par le Verbe, que le corps du Christ est pour ceux qui s'en nourrissent « le pain de vie descendu du Ciel » (Jean, VI, 51). En nous donnant la substance de son corps en nourriture dans la communion eucharistique, le Christ ne nous incorpore pas simplement à sa substance humaine, mais encore et en même temps à la substance divine qui est unie indissolublement à sa substance humaine ; de sorte que la communion au corps et au sang Au Christ nous fait participer à la fois à sa nature humaine et à sa nature divine de Verbe incarné. Mais elle nous fait aussi et nécessairement participer à la vie que le Christ porte en Lui et qui, imprégnant à son tour toute notre substance humaine, ne confère pas seulement à notre âme des grâces particulières, mais fait circuler dans notre corps une sève nouvelle qui subsiste pour la vie éternelle et qui est pour notre corps la condition et le commencement de sa glorification.

     « Celui, dit le Christ, qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruits » (Jean, XV, 5). Nous savons qu'à côté des voies intérieures de la grâce, un moyen nous est offert de demeurer en lui pour qu'il demeure aussi en nous ; c'est de communier à son corps et à son sang dans le sacrement de l'Eucharistie. Le Christ a dit aussi : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurez dans, mon amour » (Jean, XV, 10). Or ce fut son suprême commandement que nous communiions à son corps et à son sang : « Pendant qu'ils mangeaient, Jésus prit du pain et, après avoir rendu grâces, il le rompit, le leur donna et dit : prenez, ceci est mon corps. Ayant pris aussi la coupe et rendu grâces, il la leur donna et ils en burent tous. Puis il leur dit : ceci est mon sang ». (Marc, XIV, 22-24). Si dès lors nous voulons demeurer dans son amour, afin que nous ne fassions qu'un avec lui, comme son Père et lui ne font qu'un, nous devons prendre son corps et boire à la coupe de son sang.

     « Revêtons-nous donc du Seigneur Jésus-Christ » (Rom. XIII, 14) et nous serons assurés de posséder par lui, dès à présent, la vie qui ne finit point.

GABRIEL HUAN.