Le Témoignage des Saints

« Vous aussi, vous rendrez témoi-
gnage de moi. » (Jean, XV, 27).

I

     Que de fois ai-je entendu dire à des incroyants, qui étaient pourtant sincères, et sans Parti pris : Jésus ? Un pauvre homme, qui s'est cru le Fils de Dieu et qui a réussi à faire partager sa folie à quelques pêcheurs ignorants et naïfs, mais dont la téméraire entreprise s'est effondrée, lorsque, sur la croix, supplice réservé aux malfaiteurs, il eût payé de sa vie une prétention à la royauté d'Israël que le pouvoir romain ne pouvait tolérer. - Mais n'est-il pas ressuscité ? Certes ses fidèles, que la peur des représailles juives tenait enfermés dans une chambre haute à Jérusalem, crurent l'apercevoir parmi eux, un soir que la tempête soufflait à travers la ville et que leurs propres ombres sur les murs de la salle leur faisaient sauter le coeur dans la poitrine. Mais la plupart d'entre eux n'ajoutaient qu'une foi médiocre à ces apparitions fantomatiques et ils se disaient mutuellement : « nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël. » (Luc, XXIV, 21).

     L'oeuvre de restauration qui devait affranchir Israël du joug des Romains était bien manquée. Mais ceux qui avaient connu le Maître et qui avaient gardé pour lui au fond de leur âme une affection, que son supplice et sa mort avaient encore rendue plus vivace et plus profonde, avaient continué à se réunir, le soir, dans cette chambre où il avait célébré avec eux sa dernière pâque ; et ils s'entretenaient de lui, de ses gestes et de ses paroles, et ainsi se perpétuait dans une petite communauté, séparée du judaïsme officiel, mais encore attachée au culte du Temple, le souvenir de ce qu'avait été parmi les hommes, au cours de sa brève existence, celui qui se nommait Jésus de Nazareth.

     Et lorsque ce souvenir avec le temps, et surtout avec la disparition de ceux qui l'avaient fréquenté de son vivant, commença à s'estomper dans les brumes du passé, quelques-uns de ceux qui portaient désormais le nom de chrétiens résolurent de fixer par écrit ce qu'ils avaient pu recueillir de renseignements sur sa vie et sa doctrine ; et dans ces oeuvres tardives, qu'on appelle les Évangiles et dont le texte fut d'ailleurs au cours des âges largement interpolé, nous ne retrouvons de celui qui n'était déjà plus qu'une ombre pour ses fidèles, qu'une ombre même de cette ombre.

     L'ombre d'une ombre : est-ce vraiment tout ce qui nous reste de Celui qu'aujourd'hui encore des millions de croyants adorent comme leur Sauveur et leur Dieu ? Non, il y a son Église et il y a ses Saints ; et le témoignage de l'une comme le témoignage des autres, nous sont un sûr garant que notre foi n'est pas vaine, car ils nous apportent la certitude que le Christ est toujours vivant au milieu de nous, non seulement par son esprit, mais par sa personne tout entière, à la fois dans sa nature divine et dans sa nature humaine, de sorte que ceux en qui il demeure possèdent, dès ici-bas, la vie éternelle. Dans les pages qui suivent, nous bornerons notre enquête au témoignage des Saints.

II

     « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. » (Galat. 11, 20) : dans cette formule de Saint Paul est contenue toute l'essence du christianisme. Ce n'est pas, en effet, dans l'adhésion à une doctrine métaphysique ou morale que consiste proprement la foi chrétienne, ni même dans l'initiation à un mystère dont le Maître aurait apporté aux hommes la révélation demeurée jusque là réservée, mais bien avant tout dans l'obéissance à des préceptes et à des commandements, dans une pratique de vie qui se modèle sur l'image de Celui qui, le premier, en a donné l'exemple, donc, au total, dans la soumission filiale et confiante à la volonté d'une Personne, qui s'est manifestée au monde comme le Fils de Dieu venu dans la chair pour la rédemption de l'humanité coupable et qui, à ce titre, a le droit d'exiger qu'on l'écoute et de commander.

     Parce qu'elle est action et vie, la foi chrétienne est réalisation. Si elle n'est pas étrangère, par principe, à toute spéculation, en ce sens que sous certains aspects elle est aussi une vérité, toutefois la vérité qu'elle porte en elle n'est pas purement abstraite et indifférente à tout accomplissement : elle est, bien au contraire, une vérité qui délivre et affranchit, une vérité qui pose des actes et brise des chaînes, donc une vérité qui s'affirme comme productrice de vie spirituelle et source de fécondité morale. Est-ce à dire que nous devions y chercher simplement la vérité d'une connaissance, d'une connaissance qui, sans doute, se transpose nécessairement en action, mais qui, en soi, ne cesse pas d'appartenir à l'ordre intellectuel, donc doit être définie comme une gnose, conférant à celui qui la possède la maîtrise de l'action ?

     Ce point de vue, qui a pénétré dans certaines sectes chrétiennes aux deuxième et troisième siècles de l'histoire de l'Église, est proprement celui de l'Hindouisme, pour qui on ne parvient à l'Arbre de vie qu'après avoir cueilli les fruits de l'Arbre de science. Ce n'est pas seulement des grands docteurs du Vedânta et en particulier de Çankara, qu'on a pu dire que leur spéculation est une « métaphysique de la magie » ; cela est vrai aussi des Upanishads : « Les Upanishads, dit Edgerton, cherchent à connaître la vérité réelle sur l'univers, non pour elle-même, non pas pour la pure joie de connaître, non pas à titre de spéculation abstraite, mais simplement parce qu'ils considèrent une telle connaissance comme un raccourci pour acquérir la maîtrise de la toute puissance cosmique. Le possesseur d'une telle connaissance sera en mesure de satisfaire n'importe lequel de ses désirs. Il sera exempt de la vieillesse et de la mort, du danger et de la douleur, de tous les maux dont la chair a le partage. Par la connaissance de l'Un qui est Tout, et par l'identification mystique de son propre soi-même avec cet Un qui est Tout, il a, comme cet Un, le Tout sous son contrôle. » (1).

     Combien l'âme chrétienne est pure de pareilles prétentions ! Bien loin qu'il s'agisse pour elle de posséder le monde, tous ses efforts tendent à se séparer de lui, non point pour le dominer, mais pour échapper à son emprise et acquérir la vie éternelle.
Et le chemin qui mène à cette vie, elle n'a pas besoin d'en demander le secret à une connaissance, qui est toujours inspiratrice d'orgueil, et par conséquent ouvrière d'iniquité ; quelqu'un est déjà venu pour marcher devant elle et la conduire au but : elle n'a donc qu'à le suivre en toute confiance et, de la sorte, elle est assurée de ne point s'égarer.
Les Saints n'ont pas fait autre chose.

III

     « Dieu, dit Saint Paul, veut que nous soyons saints » (I Thess., IV, 3) ; et notre sainteté consiste à être « conformes à l'image de son Fils » (Rom., VIII, 29). Mais il y a des degrés dans cette conformité, et notre sainteté est d'autant plus élevée que nous réalisons plus parfaitement en nous l'idéal qui nous est proposé. Tout chrétien doit être un « autre christ » et, dans la mesure où revit en notre âme Celui qui fut ici-bas le Fils de l'Homme, nous pouvons dire que nous lui appartenons et que nous sommes ses cohéritiers dans l'adoption divine. Oserions-nous cependant nous égaler à ces âmes héroïques et splendides qui ont poussé jusqu'au renoncement total l'abandon de leur personnalité et de leur volonté propre, afin d'ouvrir à la plénitude des grâces surnaturelles le vide de tout leur moi égoïste et trop humain ? De même qu'il y a plusieurs demeures dans la maison du Père, il y a une hiérarchie dans la sainteté, qui marque les degrés de l'amour divin dans les âmes où vit l'Esprit du Christ.

     Je ne connais pas de lecture plus attachante que celle des oeuvres, relations ou confessions, dans lesquelles les Saints nous ont laissé l'émouvant témoignage d'une vie intérieure où toutes les pensée, les sentiments, les désirs sont réglés par la volonté de Dieu, où plus rien d'humain ne se révèle qui ne soit pénétré d'une onction surnaturelle, où l'âme, désappropriée, est tout entière revêtue du Christ et modelé à son image, comme si du vieil homme plus rien ne subsistait en elle, parce que, s'étant dépouillée de tout ce qui la rattachait aux choses de ce monde, elle s'est offerte toute nue au souffle de l'esprit qui l'envahit jusqu'au plus profond d'elle-même pour la faire renaître à une vie supérieure et proprement divine.

     Faut-il citer les Lettres de Saint Ignace d'Antioche, les Confessions de Saint Augustin, le Livre de l'ami et de l'aîné de Raymond Lulle, les Révélations de Sainte Gertrude, le Livre de Sainte Angèle de Foligno, les Dialogues de Sainte Catherine de Gênes, la Vie de Sainte Thérèse d'Avila, les Relations de Marie de l'Incarnation, l'Histoire d'une âme de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, et tant d'autres oeuvres si pleines de la pensée et de l'amour du Christ que l'on sent revivre en elles le Maître de Nazareth, comme s'il était toujours présent parmi nous, enseignant les pauvres et guérissant les malades !

     Et à côté des Saints et des Saintes qui ont fixé par écrit le souvenir de leurs expériences mystiques, combien d'âmes choisies ont vécu pour le Christ et dans le Christ, simplement, sans extases ni ravissements, dans le silence virginal du cloître ou dans le recueillement d'une obscure retraite, où leurs jours se sont écoulés au rythme harmonieux d'une paix toujours égale à elle-même, sans que la perfection de leur vie spirituelle soit apparue à ceux-là mêmes qui en furent à tout instant les témoins inconscients !

     Mais au-dessus des uns et des autres, peut-être faut-il placer ces grands coeurs qui, en face de la misère du siècle et de l'emprise croissante du mal, prirent hardiment la résolution de se jeter dans la bataille et d'affronter la puissance des ténèbres. Que ce soit par l'éloquence de la parole ou par la vigueur de l'action directe, ces apôtres des nouveaux temps ont répandu à travers le monde la semence du Christ ; et si, parmi eux, quelques-uns ont subi la mort du martyre, c'est afin que le grain, enfoui dans la terre, renaisse à une vie plus féconde et plus belle.

IV

     Parmi ces âmes d'élite il faut réserver une place de choix au Saint qui fut ici-bas la vivante image du crucifié, au stigmatisé de l'Alverne, le petit pauvre d'Assise, qui disait à ses frères mineurs : « je connais le Christ pauvre et crucifié ; je n'ai pas besoin d'autre chose. »

     Celui, en effet, qui donna le baiser au lépreux et qui fut digne d'entendre, dans la chapelle de Saint-Damien, l'image du Christ en croix lui parler de ses lèvres peintes ; celui qui, brûlé par le feu de l'amour divin, abandonna tout ce qui lui était cher, sa famille et ses biens, pour s'en aller seul et nu, à travers la campagne, suivre les traces de son Sauveur ; celui qui portait déjà dans son âme, avant le miracle de l'Alverne, les blessures du Crucifié ; celui qui, emporté vers les réalités invisibles par le torrent des grâces surnaturelles, ne savait plus qu'une chose : Jésus et Jésus souffrant, méprisé, anéanti, voilà l'homme prédestiné auquel il nous appartient de demander la révélation de la sainteté, car il fut vraiment sur la terre un autre Christ et il n'est pas, dans toute l'histoire humaine, de créature qui puisse lui discuter cette gloire.

     Comme il nous serait doux de retracer ici la séraphique beauté de cette âme ardente, qui était si consumée par la vive flamme d'amour qu'elle ne s'appartenait plus et qu'à quarante ans d'âge et après vingt années de rigoureuses pénitences, le Saint émigrait vers le Seigneur dont il portait sur son corps les stigmates sacrés ! Celui qui fut l'amant de Dame pauvreté ne posséda jamais rien en propre et c'est dans la privation de tout ce qui est, non seulement utile, mais nécessaire à la vie commune qu'il plaçait la joie parfaite. On connaît l'admirable chapitre des Fioretti où François enseigne à frère Léon les conditions de cette joie parfaite. Il poussait si loin le souci de la pauvreté la plus absolue qu'il rougissait parfois des aumônes qu'il avait reçues et qu'il trouvait trop abondantes « O frère Massée, disait-il un jour qu'on lui avait donné dans la rue quelques morceaux de pain moins durs qu'à l'ordinaire, nous ne sommes pas dignes d'un si grand trésor. » Parce qu'elle s'est dépouillée en Dieu de tout ce qui n'est pas Dieu, l'âme reçoit en lui la totalité des biens qui ne mentent pas et que les voleurs ne sauraient dérober. Le monde ne la possède plus ; c'est elle, maintenant, dans sa nudité, qui le possède en Dieu et par Dieu ; car dans la richesse de la plénitude divine elle n'a plus rien qui lui manque et qu'elle puisse désirer.

     De là chez Saint François cette joie, qui n'est si pleine et si parfaite que parce qu'elle a pour fondement un total abandon à la Providence divine : que lui importent les conseils de la prudence humaine et les lumières de la sagesse de ce monde ! On n'est véritablement pauvre qu'à la condition de se laisser guider entièrement par la volonté de Dieu, même dans les nécessités les plus pressantes, de renoncer par conséquent à son sens propre et de placer toute sa confiance en Celui qui ne laisse jamais ses enfants dans le besoin. Au milieu même des épreuves les plus douloureuses, une suave mélodie chantait dans son coeur et parfois il était impuissant à retenir les élans de son âme. « Alors, dit son biographe, Thomas de Celano, il ramassait à terre un morceau de bois, le plaçait sur son bras gauche, puis, prenant dans sa main droite une baguette qu'un fil maintenait courbée, il la promenait sur le bois comme sur une viole. Par ces gestes il semblait s'accompagner lui-même, pendant qu'il chantait en français les louanges de Dieu. » (2).

     Mais il faudrait un livre pour raconter toute la vie du petit pauvre d'Assise. Disons seulement, pour terminer, que sa mort fut digne de sa vie. « Quand il approcha du terme où là lumière éternelle allait remplacer pour lui la lumière périssable, il montra par l'exemple de ses vertus qu'il n'avait rien de commun avec le monde. Vaincu par la maladie qui devait mettre fin à ses maux, il se fit étendre sur la terre nue. Sans trembler, il attendait le triomphe et, dans ses mains jointes, il serrait la couronne de justice. Couché à même sur la terre, dépouillé de son habit de bure, il tournait comme à l'ordinaire son visage vers le Ciel ; alors que de tout son être il attendait la gloire éternelle, il couvrait encore de sa main gauche la plaie de son côté pour qu'on ne la, vît point. Et il dit aux frères .: « j'ai accompli ma tâche ; que le Christ vous enseigne à accomplir la vôtre. » Les frères à ce spectacle répandaient des torrents de larmes et, poussant de profonds soupirs, ils succombaient à leur trop grande douleur et compassion. Pendant ce temps, refoulant ses sanglots, son gardien, connaissant par une inspiration divine le désir du Père, se leva soudain et, prenant des chausses, une tunique et un capuchon de bure, il dit au Père : « Sache que je te prête, au nom de la sainte obéissance, ces chausses, cette tunique et ce capuchon. Mais, pour t'empêcher de t'en croire le propriétaire, je t'enlève tout pouvoir de les donner à qui que ce soit. » Le Saint se réjouit et tressaillit d'allégresse dans son coeur en voyant qu'il était resté jusqu'au bout fidèle à sa dame la Pauvreté. Par zèle de la pauvreté il avait fait en sorte de n'avoir pas, même au moment de la mort, un habit à lui, mais celui qu'un autre lui aurait prêté. Ensuite, le Saint, élevant les mains vers le Ciel, rendit grâce au Christ de ce qu'il lui permettait de s'en aller vers Lui, libre de toute entrave. » (3).
Puis il bénit les frères, et, lorsqu'il sentit venir la fin, il s'écria : « Sois la bienvenue, ma soeur, la mort ! »

     N'y eût-il pas d'autre saint sur la terre que Saint François d'Assise, cela suffirait pour établir que le Christ est toujours vivant parmi les siens.

 Gabriel HUAN.

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(1) The Upanishads : What do they seek and Why ? dans le journal of the american oriental society, 1929 (cité par M. LEDRUS, L'absolu brahmanique, dans Gregorianum, 1932, p. 273)
(2) Vita secunda, ch. XC.
(3) THOMAS DE CELANO, Vita secunda, eh. CLXII.