« Et verbum caro factum est » (Jean, 1-14).
Nous avons étudié le mystère du Christ d'après les données de la tradition, puis d'après les formules du dogme ; nous voudrions maintenant l'étudier d'après la doctrine des théologiens et rechercher notamment comment les théologiens ont interprété à la lumière du dogme les données traditionnelles. Dans cette étude, évidemment sommaire, nous retiendrons surtout les solutions présentées par les deux grandes écoles de théologie qui se partagent encore aujourd'hui la pensée catholique, l'école de Saint Thomas d'Aquin et l'école du Bienheureux Duns Scot (1). Il est d'ailleurs entendu que les opinions des théologiens ne sont pas articles de foi, mais matière à discussion, qu'elles n'engagent en aucune façon la croyance et demeurent toujours libres dans les limites, toutefois, du cadre imposé par la formule dogmatique.
I La formule dogmatique a presque toujours pour objet de définir contre l'hérésie le véritable sens du donné révélé. Nous avons déjà signalé que, sous des formes diverses, l'hérésie tendait principalement à « diviser Jésus », à séparer en lui l'homme et le Dieu pour ne reconnaître que l'homme ou que le Dieu. Mais gnostiques et docètes avaient été pareillement condamnés par la Grande Église. La question se posait alors de savoir comment la nature humaine et la nature divine sont unies dans la personne du Christ. Les uns, avec Nestorius, enseignèrent qu'il y avait en lui deux personnes, la divine et l'humaine ; le Concile d'Éphèse en 431, prenant à son compte les douze anathématismes de Saint Cyrille, proclama l'unité de personne dans le Christ. Les autres, avec Eutychès, nièrent la dualité des natures pour n'admettre qu'une seule nature, composée de l'humanité et de la divinité ; le Concile de Chalcédoine en 451 maintint énergiquement la dualité des natures dans le Christ. Il restait à montrer comment la dualité des natures est compatible avec l'unité de la personne. Ce sera proprement l'oeuvre de la théologie. Un premier point est unanimement acquis : puisqu'il y a dans le Christ une seule personne et deux natures, l'union en lui de l'humanité et de la divinité ne peut se faire dans la nature, mais seulement dans la personne, c'est-à-dire que l'unique personne du Verbe, qui, de toute éternité, possède la nature divine, a assumé à un certain moment de la durée une nature humaine, et cette assomption s'est opérée de telle sorte que les deux natures n'ont pas cessé dans leur union de demeurer extrinsèques l'une à l'autre. Il fallait bien qu'il en fut ainsi, puisque, si la nature divine avait été modifiée dans son essence par son union avec la nature humaine, ce qui est immuable par définition. aurait subi quelque changement. Mais, pour que la nature humaine du Christ pût être unie à la nature divine dans la personne du Verbe, il fallait aussi que cette nature humaine à son tour, pour concrète et individuelle qu'elle fût, ne subsistât pas déjà dans une personne ; elle devait être « quelque chose », puisque ce n'est pas à une nature abstraite des individus particuliers que le Verbe s'est uni dans son incarnation ; mais elle ne pouvait être « quelqu'un », puisque, si une personne humaine avait déjà subsisté dans la nature que le Verbe a assumée, il y aurait eu, après l'union, deux personnes dans le Verbe incarné. En ce sens, il n'est pas exact de dire que le Christ est « un homme », mais simplement qu'il est « homme ». Mais, d'autre part, une nature humaine ne peut pas subsister sans une personne, puisque c'est la personne précisément qui la fait subsister. C'est donc qu'au moment même de son incarnation le Verbe fait subsister lui-même la nature humaine qu'il assume en l'unissant à son être personnel et en lui communiquant sa propre subsistance. Dans le Verbe incarné il n'y a pas unité de nature, mais il y a unité de personne. L'union des deux natures dans l'unique personne du Verbe est une union « hypostatique ».
II Une seconde conséquence découle des données de la tradition. Parce qu'il a assumé une nature humaine individuelle et concrète, le Verbe n'a pas seulement assume un corps humain, mais à la fois et en même temps un corps humain et une âme humaine, donc un tout humain complet ; c'est-à-dire que, contrairement à l'enseignement des Anciens, la personne du Verbe ne tient pas la place de l'âme dans la nature humaine du Christ. Le Verbe incarné possède une âme humaine et un corps humain ; il est véritablement homme, homme tout entier. Si les deux natures, humaine et divine, ne sont pas conjointes dans une même forme après l'incarnation, puisque chacune de ces deux natures reste extrinsèque à l'autre, il faut dire que les deux substances, corps et âme, qui composent la nature humaine, restent conjointes l'un à l'autre dans la forme que le Verbe unit à sa personne pour lui conférer la subsistance. Dira-t-on que la notion d'une nature humaine sans personnification, c'est-à-dire dépouillée de sa propre subsistance, est inconcevable ? Mais il ne pourrait s'agir ici d'une nature humaine « dépouillée » de sa propre subsistance que si le Verbe avait assumé un homme déjà existant, comme le voulaient les gnostiques, puisque la personne humaine aurait du dans ce cas être anéantie pour faire place à la personne divine. Toute nature humaine, en tant qu'elle est une réalité concrète, est apte de soi à être personnifiée par la subsistance et elle tend d'elle-même à sa propre personnalité. Or, dans l'union hypostatique, la nature humaine du Christ a reçu, par une intervention spéciale de la toute-puissance divine, une hypostase supérieure, la personne même du Verbe ; elle n'a donc pas été dépouillée, mais bien plutôt enrichie. Comment dès lors pourrait-elle tendre désormais à sa propre hypostase ? Il faudrait, pour qu'elle fût mise en possession de sa personnalité humaine, que le Verbe cessât de l'hypostasier et c'est cela qui est inconcevable, puisque la nature humaine du Christ n'a été créée que pour être assumée par la personne du Verbe et qu'elle puise dans cette assomption sa seule raison d'être et toute sa perfection. La nature humaine du Christ n'a pas d'existence propre ; elle n'existe que de l'existence personnelle du Verbe. Indéfectible et permanente, l'union de la nature humaine et de la nature divine dans la personne du Verbe n'est pas une union par accident, mais substantielle. L'accident ne peut jamais que « qualifier » la substance. Si l'union de la nature humaine à la nature divine ou de la nature divine à la nature, humaine dans la personne du Verbe n'était qu'une union accidentelle, on pourrait dire, avec certains, hérétiques, que le Christ est ou bien un Dieu humanisé ou bien un homme divinisé ; mais il ne serait pas permis de dire qu'il est a la fois Dieu et homme, parfaitement Dieu et parfaitement homme ! Pour qu'il en soit ainsi, il faut que l'union hypostatique se fasse, non pas de la substance à l'accident, humain ou divin, mais d'une substance à l'autre, de l'homme à Dieu. De ce fait se trouve écartée la théorie gnostique des avatars qui ne veut voir dans le Christ qu'une des nombreuses et successives incarnations, la dernière en date d'ailleurs, de la Divinité parmi les hommes. Parce que l'union hypostatique est substantielle et indéfectible, elle n'a pu se produire qu'une fois pour toutes : avant le Christ il n'y a pas eu d'incarnation du Verbe et il n'y en aura plus après lui, puisque le Christ, désormais, demeure éternellement. On demandera peut-être pourquoi la nature humaine a été assumée par le Verbe, de préférence à toute autre nature, à la nature angélique, par exemple, supérieure pourtant en essence et en dignité. Ce choix me parait établir, contre les partisans de Duns Scot, que l'un des buts principaux de l'incarnation a bien été la rédemption du genre humain. Seule la nature humaine avait besoin d'être sauvée, puisque le péché des anges fut irrémissible ; et elle ne pouvait l'être qu'à la condition d'être assumée par la personne même du Rédempteur. Si, d'autre part, la personne du Verbe seule a été le terme de cette assomption et non pas la personne du Père ou celle du Saint-Esprit, c'est qu'il y a entre le Verbe et la nature humaine une sorte d'affinité élective, d'accommodation qui a sa raison profonde dans le fait que Dieu a créé toutes choses dans son Verbe et que le Verbe est ainsi l'exemplaire de toute créature. Toute créature porte donc en soi un vestige de son créateur ; mais, seule, la nature humaine offre ce trait particulier d'être marquée de l'image même du Verbe.
III Il est un troisième point que nous voudrions noter avant de conclure, à savoir que la nature humaine du Christ, même après son union à la nature divine dans la personne du Verbe, ne cesse pas d'être une nature simplement humaine. Les contemporains de Jésus avaient peine à découvrir en lui le Dieu ; nous qui ne l'avons pas connu dans la chair, c'est bien plutôt l'humanité que nous avons tendance à nier en lui, pour n'apercevoir que le Dieu. Mais des considérations que nous avons développées il résulte clairement que, si le Verbe communique à la nature humaine du Christ son être personnel pour lui assurer la subsistance, il ne saurait lui communiquer son être de nature, c'est-à-dire sa nature divine ; celle-ci, dans tous les cas, demeure extrinsèque à la nature humaine du Christ. Il ne pourrait, en effet, y avoir entre le Verbe et cette nature humaine unité d'être sous le rapport de la nature, sans que la nature divine du Verbe en fût affectée dans son essence propre. Or, c'est un des caractères de la nature divine d'être immuable. Sans doute faut-il dire qu'à partir de l'incarnation, le Verbe, qui jusque-là n'existait et ne subsistait que dans sa nature divine, existe et subsiste désormais aussi dans et par une nature humaine. Mais dans cette relation nouvelle de la personne du Verbe à la nature humaine du Christ, celle-ci est seule à subir l'action divine qui a pour effet de l'élever à l'existence personnelle du Verbe et, en l'unissant à la nature divine, de lui conférer une sainteté, qui en fait assurément la plus parfaite des créatures, mais une créature tout de même. Parce que toute création exprime une relation, non pas de Dieu à la créature, mais bien de la créature, à Dieu, la nature humaine du Christ, qui est une créature, ne peut pas se transcender elle-même et s'intégrer à la nature divine. De là cette attitude d'adoration du Christ envers son Père, que nous pouvons noter à chaque page de l'Évangile. De ce point de vue nous sera-t-il permis de hasarder une opinion sur le mode d'existence dans l'éternité du Christ Glorieux ? Le Verbe n'avait pas cessé, durant son incarnation surla terre, de demeurer dans le sein du Père avec sa nature divine, puisque celle-ci est par définition en dehors du temps et soustraite à tout changement. Mais la nature humaine que le Verbe avait unie à sa nature divine n'avait pas participé à cette prérogative qui n'appartient qu'à la Divinité ; elle avait été maintenue dans son ordre qui est celui du créé, bien que ce fût au point le plus élevé de cet ordre qu'une créature puisse atteindre. Doit-on supposer qu'après l'Ascension cet état de la nature humaine du Christ ait été modifié et que, par une grâce exceptionnelle, le Christ tout entier, homme et Dieu, ait été admis dans le sein du Père ? Le Fils de l'homme demeure dans le ciel ce qu'il était sur la terre. Cela signifie que le Christ, dans sa nature humaine qui est Jésus, reste toujours, même au ciel, ce qu'il était sur la terre, inférieur au Père, « qui est plus grand que Lui .» (Jean, XIV, 28) et que, par conséquent, il appartient à un ordre de réalité qui n'est pas celui de l'ineffable Trinité. Savons-nous quelque chose sur cet ordre de réalité ? « Père, je veux que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés y soient avec moi » (Jean, XVII, 26). Où donc est-il ? Nous l'apprenons par la promesse faite au bon larron sur la Croix : « en vérité, je te le dis, tu seras aujourd'hui avec moi dans le Paradis ». (Luc, XXIII, 43). Le Paradis ? La cité des élus, le lieu de gloire, de lumière et de paix que le Voyant de l'Apocalypse désigne du nom de « Jérusalem Céleste ». Le Christ en sa nature humaine est le roi de cette Jérusalem Céleste, car « toute puissance lui a été donnée dans le ciel et sur la terre » (Matth., XVIII, 18) ; il y règne en chef suprême de l'humanité, qu'il a rachetée par la vertu de son sang. Assurément l'union hypostatique réalisée pendant l'incarnation du Verbe sur la terre n'a pas été dissoute après l'Ascension ; la nature humaine du Christ ne cesse donc pas d'être unie à la nature divine dans la personne du Verbe, puisque le Christ subsiste éternellement, mais elle ne cesse pas non plus d'appartenir à son ordre qui est celui du créé, Le ciel n'appartient pas moins que la terre à l'ordre du créé et le Christ humain est au ciel comme sur la terre le premier-né de toute créature ; n'est-ce pas précisément parce que le Christ-total, homme et Dieu, réunit en lui les deux ordres du créé et de l'incréé, qu'il est l'universel Médiateur ? C'est Lui notre « témoin fidèle au ciel » (Ps.88) et nous ne pouvons espérer posséder la béatitude de la vie éternelle que par Lui, avec Lui et en Lui.
Gabriel HUAN
(1) Sur la doctrine de Duns Scot, cf. la belle synthèse du P. Deodat de Basly, Scotus Docens, Paris, 1934. |